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de l´Information et
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l´Éducation et la Formation
 

Volume 20, 2013
Editorial

Numéro Spécial CREN



Contact : infos@sticef.org

Usages, stratégies et réceptions des technologies numériques en éducation.
Regards français et québécois.

 

Editorial

 

Philippe COTTIER (CREN, Nantes), Stéphane ALLAIRE (Université du Québec, Chicoutimi)

Nul ne songerait réfuter l’idée que notre monde est fortement imprégné par les technologies numériques. Dans nos pratiques quotidiennes, professionnelles, familiales ou personnelles, nous sommes tous, peu ou prou, affectés par la propagation, à un rythme élevé, de technologies d’information et de communication. L’éducation et la formation n’échappent bien évidemment pas à ce mouvement.

Dans un contexte où les enjeux sociaux, économiques, politiques, éducatifs, sont fortement entremêlés, le besoin de retours sur les pratiques issues des nombreux programmes mis en œuvre est important : besoins exprimés par les financeurs qui cherchent à comprendre ce qu’il advient des dotations pour mieux envisager les besoins futurs ; besoins exprimés par les institutions éducatives qui tentent de comprendre en quoi ces outils peuvent transformer, voire favoriser (ou non et dans quelles conditions) les pratiques des enseignants et l’apprentissage des apprenants ; besoins des éditeurs de mieux appréhender les pratiques pédagogiques instrumentées pour mieux penser la conception de ressources adaptées à ces nouvelles situations ; enfin, demande sociale de mieux comprendre comment les jeunes composent entre pression scolaire et pratiques numériques individuelles. Les financements de terminaux (ordinateurs, tablettes tactiles, etc.), de réseaux (Wifi, locaux, internet, etc.), d’applications et de systèmes d’information (ENT, exerciseurs, serious games, etc.), de manuels numériques, sont conséquents et s’accompagnent d’usages qui s’élaborent dans une médiation entre technique, prescriptions institutionnelles et politiques et stratégies individuelles ou collectives. En ce sens, les usages sont composites et, s’ils doivent nécessairement être étudiés pour eux-mêmes, situés, ne peuvent échapper à une « lecture » plus élargie révélant leur nature organisationnelle, culturelle, sociale, économique, etc.

Nul n’imaginerait non plus nier le caractère planétaire de ces innovations. Incarné bien évidemment par Internet et ses multiples applications informationnelles et communicationnelles mais aussi par les terminaux comme les tablettes tactiles ou les smartphones qui font désormais l’objet de « lancements mondiaux ». De là à penser le monde à l’image d’un village planétaire (Mc Luhan et Fiore, 1967) il n’y a qu’un pas que bon nombre d’augures, qu’ils soient enthousiastes ou critiques, n’ont pas hésité à franchir. Mais ces utopies (et ces dystopies) anciennes pour les technologies nouvelles n’ont pas attendu les inventions numériques pour émerger puisqu’en son temps déjà, comme l’ont souligné A. Mattelart (Mattelart, 1994) et P. Flichy (Flichy, 1997), le télégraphe semblait doté du pouvoir d’abolir les distances et les lieux. Le mythe cybernétique a réactualisé cette utopie indissociablement liée à la communication (Breton et Proulx, 1989) ; (Mattelart et Mattelart, 2004), utopie d’une société de l’information qui, en imposant homogénéité et disparition des territoires, en accroissant les performances, en rationalisant nos échanges, fonderait l’espoir d’une émancipation des individus engagés dans de nouvelles formes de convivialité, d’une nouvelle démocratie culturelle et politique. Un mythe battu en brèche depuis les années 1970 car il ne résiste par à la réalité des situations étudiées, « à l’épaisseur et la viscosité des territoires concrets et aux stratégies d’acteurs, multiples et souvent contradictoires, qui s’y développent » (Lefebvre et Tremblay, 1999). Mais ce mythe semble pourtant résister, investi notamment dans les discours promotionnels. Les recherches présentées dans ce numéro spécial de la revue STICEF, qui ne s’inscrivent pourtant pas dans un projet critique, fournissent, du fait de leur contextualisation et de leur inscription dans des cultures nationales, certains éléments de distanciation. Elles montrent pour le moins le rôle, sinon déterminant, du moins fondamental, des contextes locaux et des dimensions culturelles dans la formation des pratiques.

Les six textes présentés ont fait l’objet d’échanges entre chercheurs français et québécois lors d’un symposium organisé dans le cadre du colloque international du CREN (Centre de Recherche en Éducation de Nantes) : « Les questions vives en éducation et formation : regards croisés France-Canada » (Nantes du 5 au 7 juin 2013). Le principal objectif de ce colloque, organisé conjointement avec plusieurs universités canadiennes (Québec, Ontario, Colombie britannique), était de débattre dans un cadre pluridisciplinaire (sciences de l'éducation, de l’information et de la communication, psychologie, sociologie, philosophie) de questions vives en matière d'éducation, d'ergonomie, d'enseignement et de formation. Le symposium centré sur les pratiques numériques en éducation s’est articulé autour de propositions mettant en lumière certains des enjeux de l’instrumentation de technologies numériques dans le cadre de l’enseignement et décrivant les pratiques et stratégies que les acteurs développent dans ces situations. Tentant de s’écarter d’une lecture technocentrée, les participants à ce symposium se sont efforcés de montrer et comprendre ce que les acteurs de l’éducation produisent au contact des technologies numériques et des politiques qui les accompagnent.

Dans cet esprit, les six contributions présentées dans ce numéro ne s’intéressent pas uniquement aux usages développés par les utilisateurs que sont les enseignants et les élèves. Elles interrogent aussi ce que produit, en matière d’accompagnement et de réception, le déploiement de technologies numériques dans l’éducation. Elles évoquent, dans chaque situation décrite, le jeu complexe entre les acteurs et les instruments de leur activité.

François Burban et Xavière Lanéelle ont ainsi étudié la réception et les stratégies d’adoption d’un ENT (Environnement Numérique de Travail) dans plusieurs lycées français. Les entretiens qu’ils ont menés auprès des enseignants et des chefs d’établissements montrent des situations contrastées dans lesquelles se développe un ordre négocié qui vise une forme de paix sociale. Chefs d’établissements et enseignants développent ainsi des stratégies qui oscillent entre adoptions et contournements des services numériques imposés.

Christine Hamel, Thérèse Laferrière, Sandrine Turcotte et Stéphane Allaire portent un regard rétrospectif sur le développement professionnel qui a eu lieu dans le cadre d’une initiative longitudinale, l’École éloignée en réseau, visant à enrichir l’environnement d’apprentissage de petites écoles rurales du Québec. Plus spécifiquement, ce sont des données colligées sur une période de huit ans qui sont réinterprétées afin d’apprécier l’incidence des modalités de développement professionnel en regard des réactions des enseignants, leurs apprentissages, le soutien organisationnel, l’utilisation des savoirs nouvellement acquis ainsi que les résultats des élèves.

Le texte de Patrick Giroux, Sandra Coulombe, Nadia Cody et Suzie Gaudreault rend compte d’une recherche qui a documenté l’intégration de tablettes numériques dans des classes d’élèves du secondaire. La collecte de données s’est déroulée auprès d’élèves, d’enseignants et de parents et a porté sur divers aspects, comme l’usage qui en a été fait, son appréciation, les avantages et inconvénients, la gestion du temps, le rendement obtenu ainsi que le développement professionnel.

Séverine Ferrière, Philippe Cottier, Aurélie Lainé, Florence Lacroix et Loïc Pulido décryptent le discours de 19 enseignants français sur la réception d’un programme de diffusion massif de tablettes tactiles dans des écoles primaires en France. Leur analyse montre combien, dans un contexte où la concertation entre acteurs institutionnels et enseignants a été faible, c’est un discours de rejet qui prédomine. Malgré cette tendance de fond, que les enseignants soient ou non formés, des expérimentations se sont développées qui s’accompagnent de discours moins tranchés.

Stéphane Allaire, Pascale Thériault, Vincent Gagnon, Thérèse Laferrière, Christine Hamel, Pier-Ann Boutin et Godelieve Debeurme rendent compte quant à eux de la façon dont on peut orchestrer des interventions enseignantes en face à face et l’usage d’un forum électronique pour soutenir les élèves dans le développement d’une écriture qui soit transformative.

Enfin, l’enquête menée par François Burban, Philippe Cottier et Christophe Michaut auprès de 1608 lycéens se penche sur la place qu’occupent les activités numériques des jeunes dans leur temps de travail personnel scolaire. Si certaines de ces activités affectent peu ou prou ce temps de travail, il apparaît que d’autres caractéristiques, notamment sociodémographiques, semblent être corrélées bien plus fortement encore.

Ces contributions s’articulent ainsi tantôt autour de questions éducatives et pédagogiques, didactiques, de formation, tantôt de questions liées aux stratégies collectives ou individuelles d’acteurs (professeurs, élèves, chefs d’établissements) confrontés à de nouvelles technologies qu’ils ont intégrées dans leurs pratiques ou qu’ils tentent de s’approprier. L’hétérogénéité des méthodologies de recherche mises en œuvre, des technologies concernées, des disciplines convoquées (sciences de l’information et de la communication, sociologie des usages, sciences de l’éducation, etc.), des observations, des interprétations, des résultats qui en découlent, n’autorise guère un comparatisme systématique. Telle n’était d’ailleurs pas l’intention initiale. Pour autant, les thématiques abordées sont révélatrices, en creux, de logiques culturelles et territoriales qui façonnent les manières d’investir les technologies et les réseaux. Le caractère binational (français ou québécois) des contributions offre ainsi la possibilité d’une lecture qui, sans être comparatiste, montre certaines différences et similitudes qui révèlent le poids des dimensions culturelles, des logiques locales des institutions et des acteurs dans la construction des usages des technologies de l’information et de la communication dans l’éducation. Si ces recherches montrent combien les cultures institutionnelles et organisationnelles des deux pays structurent profondément les pratiques et les stratégies que développent les acteurs, elles montrent aussi a contrario combien le caractère transnational, pour ne pas dire « mondialisé », de certaines innovations techniques pose aux acteurs de l’éducation, aux institutions, mais aussi à la recherche, des questions similaires quel que soit le contexte national.

François Burban et Xavière Lanéelle montrent ainsi comment la logique nationale de déploiement d’Environnements Numériques de Travail dans l’enseignement secondaire sur le territoire français - toujours empruntée d’un certain « colbertisme hightech » (Cohen, 1992) bien que relayée par les collectivités territoriales, portée par un schéma directeur national des ENT, assorti de certaines contraintes à l’utilisation d’outils comme le cahier de texte numérique (Cf. circulaire n° 2010-136 du 6-9-2010) - génère une activité de médiation des chefs d’établissement qui vise à amortir le processus de diffusion verticale qui prédomine. Les résultats des travaux de François Burban, Philippe Cottier et Christophe Michaut laissent penser que ce processus de diffusion porte ses effets jusque dans la structuration des pratiques des élèves qui, à leur tour, n’utilisent la plupart du temps ces ENT que sous l’injonction ou la sollicitation de leurs enseignants. Séverine Ferrière et al. montrent quant à eux combien la même logique, à un échelon plus local, conduit les enseignants à produire des discours majoritairement critiques en regard de la diffusion massive et « vectorisée » de tablettes tactiles en école primaire.

L’École éloignée en réseau au Québec, vaste projet systémique d’innovation sociale, qui fait l’objet de deux contributions, s’inscrit dans une politique territoriale nationale qui vise à garantir un environnement d’apprentissage de qualité à des écoles rurales par la mise en œuvre d’un réseau d’écoles qui misent sur la télécollaboration. Un déploiement qui relève d’une logique d’organisation nationale où les technologies apparaissent comme des moyens de parer les difficultés liées à la distance sur un territoire vaste et peu peuplé. Christine Hamel et al. et Stéphane Allaire et al. montrent comment certaines pratiques émergent, se consolident et pointent des bénéfices pluriels de ce contexte dans le développement professionnel des enseignants. De façon spécifique à la classe, les apports mis en exergue par l’approche de coélaboration de connaissances, appliquée au développement de l’écriture, illustrent comment des classes, même de milieux socio-économiquement défavorisés, peuvent s’inscrire dans des orientations d’apprentissage contemporaines.

Les contributions de Ferrière et al. et de Giroux et al. montrent a contrario combien la diffusion simultanée auprès du grand public de nouveautés technologiques, en l’occurrence les tablettes tactiles, posent dans les deux pays des questions liées aux pratiques, à la connaissance des usages émergents, aux potentialités de ces nouveaux instruments et à leur pertinence dans le cadre de l’enseignement.

Bibliographie

BRETON P., PROULX S. (1989). L’explosion de la communication : la naissance d’une nouvelle idéologie. Boréal. Paris : La Dé-couverte.

COHEN E. (1992). Le colbertisme high-tech. Économie du grand projet, Paris, Hachette Pluriel.

FLICHY P. (1997). Une histoire de la communication moderne: espace public et vie privée. Paris. La Découverte.

LEFEBVRE A., TREMBLAY G. (1999). Autoroutes de l’information et dynamiques territoriales. Québec; Toulouse : Presses de l’Université du Québec : Presses universitaires du Mirail.

MATTELART A. (1994). L'invention de la communication. Paris. La Découverte.

MATTERLART A., MATTELART, M. (2004). Histoire des théories de la communication. Paris. La Découverte.

McLUHAN M., FIORE Q., ([1967], 2008). The medium is the massage: an inventory of effects. London: Penguin.

 
Référence de l'article :
Philippe COTTIER, Stéphane ALLAIRE, Editorial du Numéro Spécial CREN "Usages des technologies éducatives - regards croisés, France Canada" , Revue STICEF, Volume 20, 2013, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 02/09/2014, http://sticef.org
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Mise à jour du 5/09/14