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Usages, stratégies et réceptions des
technologies numériques en éducation.
Regards français
et québécois.
Editorial
Philippe COTTIER (CREN, Nantes), Stéphane ALLAIRE (Université du
Québec, Chicoutimi)
Nul ne songerait réfuter l’idée que notre monde est
fortement imprégné par les technologies numériques. Dans
nos pratiques quotidiennes, professionnelles, familiales ou personnelles, nous
sommes tous, peu ou prou, affectés par la propagation, à un rythme
élevé, de technologies d’information et de communication.
L’éducation et la formation n’échappent bien
évidemment pas à ce mouvement.
Dans un contexte où les enjeux sociaux, économiques,
politiques, éducatifs, sont fortement entremêlés, le besoin
de retours sur les pratiques issues des nombreux programmes mis en œuvre
est important : besoins exprimés par les financeurs qui cherchent
à comprendre ce qu’il advient des dotations pour mieux envisager
les besoins futurs ; besoins exprimés par les institutions
éducatives qui tentent de comprendre en quoi ces outils peuvent
transformer, voire favoriser (ou non et dans quelles conditions) les pratiques
des enseignants et l’apprentissage des apprenants ; besoins des
éditeurs de mieux appréhender les pratiques pédagogiques
instrumentées pour mieux penser la conception de ressources
adaptées à ces nouvelles situations ; enfin, demande sociale de
mieux comprendre comment les jeunes composent entre pression scolaire et
pratiques numériques individuelles. Les financements de terminaux
(ordinateurs, tablettes tactiles, etc.), de réseaux (Wifi, locaux,
internet, etc.), d’applications et de systèmes d’information
(ENT, exerciseurs, serious games, etc.), de manuels numériques, sont
conséquents et s’accompagnent d’usages qui
s’élaborent dans une médiation entre technique,
prescriptions institutionnelles et politiques et stratégies individuelles
ou collectives. En ce sens, les usages sont composites et, s’ils doivent
nécessairement être étudiés pour eux-mêmes,
situés, ne peuvent échapper à une « lecture »
plus élargie révélant leur nature organisationnelle,
culturelle, sociale, économique, etc.
Nul n’imaginerait non plus nier le caractère planétaire
de ces innovations. Incarné bien évidemment par Internet et ses
multiples applications informationnelles et communicationnelles mais aussi par
les terminaux comme les tablettes tactiles ou les smartphones qui font
désormais l’objet de « lancements mondiaux ». De
là à penser le monde à l’image d’un village
planétaire (Mc Luhan et Fiore, 1967) il n’y a qu’un pas que bon nombre d’augures, qu’ils
soient enthousiastes ou critiques, n’ont pas hésité à
franchir. Mais ces utopies (et ces dystopies) anciennes pour les technologies
nouvelles n’ont pas attendu les inventions numériques pour
émerger puisqu’en son temps déjà, comme l’ont
souligné A. Mattelart (Mattelart, 1994) et P. Flichy (Flichy, 1997),
le télégraphe semblait doté du pouvoir d’abolir les
distances et les lieux. Le mythe cybernétique a réactualisé
cette utopie indissociablement liée à la communication (Breton et Proulx, 1989) ; (Mattelart et Mattelart, 2004),
utopie d’une société de l’information qui, en imposant
homogénéité et disparition des territoires, en accroissant
les performances, en rationalisant nos échanges, fonderait l’espoir
d’une émancipation des individus engagés dans de nouvelles
formes de convivialité, d’une nouvelle démocratie culturelle
et politique. Un mythe battu en brèche depuis les années 1970 car
il ne résiste par à la réalité des situations
étudiées, « à l’épaisseur et la
viscosité des territoires concrets et aux stratégies
d’acteurs, multiples et souvent contradictoires, qui s’y
développent » (Lefebvre et Tremblay, 1999).
Mais ce mythe semble pourtant résister, investi notamment dans les
discours promotionnels. Les recherches présentées dans ce
numéro spécial de la revue STICEF, qui ne s’inscrivent
pourtant pas dans un projet critique, fournissent, du fait de leur
contextualisation et de leur inscription dans des cultures nationales, certains
éléments de distanciation. Elles montrent pour le moins le
rôle, sinon déterminant, du moins fondamental, des contextes locaux
et des dimensions culturelles dans la formation des pratiques.
Les six textes présentés ont fait l’objet
d’échanges entre chercheurs français et
québécois lors d’un symposium organisé dans le cadre
du colloque international du CREN (Centre de Recherche en Éducation de
Nantes) : « Les questions vives en éducation et formation : regards
croisés France-Canada » (Nantes du 5 au 7 juin 2013). Le
principal objectif de ce colloque, organisé conjointement avec plusieurs
universités canadiennes (Québec, Ontario, Colombie britannique),
était de débattre dans un cadre pluridisciplinaire (sciences de
l'éducation, de l’information et de la communication, psychologie,
sociologie, philosophie) de questions vives en matière
d'éducation, d'ergonomie, d'enseignement et de formation. Le symposium
centré sur les pratiques numériques en éducation
s’est articulé autour de propositions mettant en lumière
certains des enjeux de l’instrumentation de technologies numériques
dans le cadre de l’enseignement et décrivant les pratiques et
stratégies que les acteurs développent dans ces situations.
Tentant de s’écarter d’une lecture technocentrée, les
participants à ce symposium se sont efforcés de montrer et
comprendre ce que les acteurs de l’éducation produisent au contact
des technologies numériques et des politiques qui les accompagnent.
Dans cet esprit, les six contributions présentées dans ce
numéro ne s’intéressent pas uniquement aux usages
développés par les utilisateurs que sont les enseignants et les
élèves. Elles interrogent aussi ce que produit, en matière
d’accompagnement et de réception, le déploiement de
technologies numériques dans l’éducation. Elles
évoquent, dans chaque situation décrite, le jeu complexe entre les
acteurs et les instruments de leur activité.
François Burban et Xavière Lanéelle ont ainsi
étudié la réception et les stratégies
d’adoption d’un ENT (Environnement Numérique de Travail) dans
plusieurs lycées français. Les entretiens qu’ils ont
menés auprès des enseignants et des chefs
d’établissements montrent des situations contrastées dans
lesquelles se développe un ordre négocié qui vise une forme
de paix sociale. Chefs d’établissements et enseignants
développent ainsi des stratégies qui oscillent entre adoptions et
contournements des services numériques imposés.
Christine Hamel, Thérèse Laferrière, Sandrine Turcotte
et Stéphane Allaire portent un regard rétrospectif sur le
développement professionnel qui a eu lieu dans le cadre d’une
initiative longitudinale, l’École éloignée en
réseau, visant à enrichir l’environnement
d’apprentissage de petites écoles rurales du Québec. Plus
spécifiquement, ce sont des données colligées sur une
période de huit ans qui sont réinterprétées afin
d’apprécier l’incidence des modalités de
développement professionnel en regard des réactions des
enseignants, leurs apprentissages, le soutien organisationnel,
l’utilisation des savoirs nouvellement acquis ainsi que les
résultats des élèves.
Le texte de Patrick Giroux, Sandra Coulombe, Nadia Cody et Suzie Gaudreault rend compte d’une recherche qui a documenté
l’intégration de tablettes numériques dans des classes
d’élèves du secondaire. La collecte de données
s’est déroulée auprès d’élèves,
d’enseignants et de parents et a porté sur divers aspects, comme
l’usage qui en a été fait, son appréciation, les
avantages et inconvénients, la gestion du temps, le rendement obtenu
ainsi que le développement professionnel.
Séverine Ferrière, Philippe Cottier, Aurélie
Lainé, Florence Lacroix et Loïc Pulido décryptent le discours
de 19 enseignants français sur la réception d’un programme
de diffusion massif de tablettes tactiles dans des écoles primaires en
France. Leur analyse montre combien, dans un contexte où la concertation
entre acteurs institutionnels et enseignants a été faible,
c’est un discours de rejet qui prédomine. Malgré cette
tendance de fond, que les enseignants soient ou non formés, des
expérimentations se sont développées qui
s’accompagnent de discours moins tranchés.
Stéphane Allaire, Pascale Thériault, Vincent Gagnon,
Thérèse Laferrière, Christine Hamel, Pier-Ann Boutin et
Godelieve Debeurme rendent compte quant à eux de la façon dont on
peut orchestrer des interventions enseignantes en face à face et
l’usage d’un forum électronique pour soutenir les
élèves dans le développement d’une écriture
qui soit transformative.
Enfin, l’enquête menée par François Burban,
Philippe Cottier et Christophe Michaut auprès de 1608 lycéens se
penche sur la place qu’occupent les activités numériques des
jeunes dans leur temps de travail personnel scolaire. Si certaines de ces
activités affectent peu ou prou ce temps de travail, il apparaît
que d’autres caractéristiques, notamment
sociodémographiques, semblent être corrélées bien
plus fortement encore.
Ces contributions s’articulent ainsi tantôt autour de questions
éducatives et pédagogiques, didactiques, de formation,
tantôt de questions liées aux stratégies collectives ou
individuelles d’acteurs (professeurs, élèves, chefs
d’établissements) confrontés à de nouvelles
technologies qu’ils ont intégrées dans leurs pratiques ou
qu’ils tentent de s’approprier.
L’hétérogénéité des
méthodologies de recherche mises en œuvre, des technologies
concernées, des disciplines convoquées (sciences de
l’information et de la communication, sociologie des usages, sciences de
l’éducation, etc.), des observations, des interprétations,
des résultats qui en découlent, n’autorise guère un
comparatisme systématique. Telle n’était d’ailleurs
pas l’intention initiale. Pour autant, les thématiques
abordées sont révélatrices, en creux, de logiques
culturelles et territoriales qui façonnent les manières
d’investir les technologies et les réseaux. Le caractère
binational (français ou québécois) des contributions offre
ainsi la possibilité d’une lecture qui, sans être
comparatiste, montre certaines différences et similitudes qui
révèlent le poids des dimensions culturelles, des logiques locales
des institutions et des acteurs dans la construction des usages des technologies
de l’information et de la communication dans l’éducation. Si
ces recherches montrent combien les cultures institutionnelles et
organisationnelles des deux pays structurent profondément les pratiques
et les stratégies que développent les acteurs, elles montrent
aussi a contrario combien le caractère transnational, pour ne pas dire
« mondialisé », de certaines innovations techniques pose aux
acteurs de l’éducation, aux institutions, mais aussi à la
recherche, des questions similaires quel que soit le contexte national.
François Burban et Xavière Lanéelle montrent ainsi
comment la logique nationale de déploiement d’Environnements
Numériques de Travail dans l’enseignement secondaire sur le
territoire français - toujours empruntée d’un certain «
colbertisme hightech » (Cohen, 1992) bien
que relayée par les collectivités territoriales, portée par
un schéma directeur national des ENT, assorti de certaines contraintes
à l’utilisation d’outils comme le cahier de texte
numérique (Cf. circulaire n° 2010-136 du 6-9-2010) -
génère une activité de médiation des chefs
d’établissement qui vise à amortir le processus de diffusion
verticale qui prédomine. Les résultats des travaux de
François Burban, Philippe Cottier et Christophe Michaut laissent penser
que ce processus de diffusion porte ses effets jusque dans la structuration des
pratiques des élèves qui, à leur tour, n’utilisent la
plupart du temps ces ENT que sous l’injonction ou la sollicitation de
leurs enseignants. Séverine Ferrière et al. montrent quant
à eux combien la même logique, à un échelon plus
local, conduit les enseignants à produire des discours majoritairement
critiques en regard de la diffusion massive et
« vectorisée » de tablettes tactiles en école
primaire.
L’École éloignée en réseau au
Québec, vaste projet systémique d’innovation sociale, qui
fait l’objet de deux contributions, s’inscrit dans une politique
territoriale nationale qui vise à garantir un environnement
d’apprentissage de qualité à des écoles rurales par
la mise en œuvre d’un réseau d’écoles qui misent
sur la télécollaboration. Un déploiement qui relève
d’une logique d’organisation nationale où les technologies
apparaissent comme des moyens de parer les difficultés liées
à la distance sur un territoire vaste et peu peuplé. Christine
Hamel et al. et Stéphane Allaire et al. montrent comment
certaines pratiques émergent, se consolident et pointent des
bénéfices pluriels de ce contexte dans le développement
professionnel des enseignants. De façon spécifique à la
classe, les apports mis en exergue par l’approche de coélaboration
de connaissances, appliquée au développement de
l’écriture, illustrent comment des classes, même de milieux
socio-économiquement défavorisés, peuvent s’inscrire
dans des orientations d’apprentissage contemporaines.
Les contributions de Ferrière et al. et de Giroux et al. montrent a contrario combien la diffusion simultanée auprès du
grand public de nouveautés technologiques, en l’occurrence les
tablettes tactiles, posent dans les deux pays des questions liées aux
pratiques, à la connaissance des usages émergents, aux
potentialités de ces nouveaux instruments et à leur pertinence
dans le cadre de l’enseignement.
Bibliographie
BRETON P., PROULX S. (1989). L’explosion de la communication : la naissance d’une
nouvelle idéologie. Boréal. Paris : La Dé-couverte.
COHEN E. (1992). Le colbertisme high-tech.
Économie du grand projet, Paris, Hachette Pluriel.
FLICHY P. (1997). Une histoire de la communication
moderne: espace public et vie privée. Paris. La Découverte.
LEFEBVRE A., TREMBLAY G. (1999). Autoroutes de
l’information et dynamiques territoriales. Québec; Toulouse :
Presses de l’Université du Québec : Presses
universitaires du Mirail.
MATTELART A. (1994). L'invention de la
communication. Paris. La Découverte.
MATTERLART A., MATTELART, M. (2004). Histoire des
théories de la communication. Paris. La Découverte.
McLUHAN M., FIORE Q., ([1967], 2008). The medium is the massage: an inventory of effects. London: Penguin.
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