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Volume 11, 2004
Editorial



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Numéro spécial
Les ontologies pour les EIAH

Editorial

L’ingénierie ontologique est devenue depuis peu une composante incontournable des sciences cognitives. Dans un tel contexte, la communauté EIAH dont l’objet final est le partage et la transmission de la connaissance ne pouvait être en reste. Ainsi, l’ontologie et l’ingénierie ontologique sont des termes qui commencent à apparaître régulièrement dans les communications scientifiques de notre communauté [Crampes00] [RanwezCrampes01] [Psyché03] [Hibou03]. L’intérêt est croissant chez les chercheurs au niveau international comme en témoignent la tenue régulière de workshops ou tutorials sur le sujet dans les grandes conférences du domaine (ITS, AIED) et la sortie d'un numéro thématique "Ontologies and the Semantic Web for E-learning" de la revue Journal of Educational Technology and Society (2004, Vol. 7, Issue 4).

Ce numéro spécial de la revue STICEF a pour but de faire un point sur cette nouvelle orientation dans la recherche et les pratiques des EIAH.

Les chercheurs et les praticiens des EIAH, tout comme les chercheurs en sciences cognitives, n’ont pas attendu l’approche ontologique pour s’intéresser à la 'spécification explicite d’une conceptualisation' (voir la définition de [Gruber93] ci-dessous), ainsi qu’au partage et à la transmission des connaissances portés par cette conceptualisation. Par exemple, le standard LOM [DeLaPassardièreGrandbastien03] publié par l'IEEE qui permet de décrire des ressources pédagogiques pour les partager pourrait être considéré comme une forme d’ontologie de ressources pédagogiques. Il en est de même des thesaurus spécifiques à chaque domaine pour les sciences cognitives. C’est pour cette raison qu’il nous a paru nécessaire de poser la relation entre ontologie et EIAH non seulement en termes techniques, mais aussi en terme de débat sur l’intérêt et sur la substance même du concept d’ontologie. Le questionnement s’articule autour de trois axes :

  • qu’est-ce concrètement qu’une ontologie, et en quoi cela diffère-t-il d’une représentation des connaissances plus 'traditionnelle', en particulier dans le contexte des EIAH ?
  • en quoi une approche ontologique peut-elle apporter quelque chose de nouveau aux EIAH ?
  • y a-t-il une spécificité de l’approche de la conception des EIAH selon une approche ontologique (rapport entre l’ingénierie ontologique et l’ingénierie des EIAH) ?

Les contributeurs à ce numéro spécial ont été invités à débattre, ou à faire part de leurs travaux en réponse à ces questions. Dans un premier temps, nous donnons quelques points de repère sur le concept d’ontologie et son apport dans l’ingénierie des connaissances et les EIAH. Puis nous présentons les différentes contributions en relevant l’idée centrale qui concourt à éclairer le thème. Nous concluons que l’ontologie est déjà une réalité dans la recherche en EIAH, ce qui justifie sa prise en compte non seulement aux niveaux scientifique et technique, mais aussi au niveau du débat philosophique puisque, issu de la philosophie, un tel concept ne peut s’en démarquer sans perdre toute sa richesse.

1. Contexte : nature de l’ontologie

L’Ontologie, dans son acception étymologique, se présente comme la science de l’être, ou bien encore, selon Le Petit Larousse, une ‘spéculation sur l’être en tant qu’être, sur l’être en soi’. L’ontologie est donc à l’origine une spécialité de la philosophie. Récemment, ce terme est rentré dans le vocabulaire des sciences cognitives en se démarquant avec force de cette définition [Psyché03]. La définition la plus citée est celle de [Gruber93]une spécification explicite d’une conceptualisation’. Le lecteur trouvera un approfondissement du concept d’ontologie en ingénierie des connaissances dans l’entrevue donnée par Riichiro Mizoguchipour ce numéro spécial.

Alors que la philosophie voit dans l’ontologie matière à spéculation dans son sens le plus noble, les sciences cognitives ne cachent pas leur visée plus pragmatique en s’appropriant le concept. Il s’agit de modéliser la connaissance d’un domaine afin de la rendre partageable et transmissible entre plusieurs agents (personnes et/ou machines). Avec un tel dessein, l’ingénierie ontologique pourrait bien exercer une contrainte forte et bénéfique sur la conception des environnements d’ingénierie de la connaissance, puisque selon la définition de Gruber, elle requiert, dans le processus de conceptualisation, une spécification et une explicitation conduisant à une base de connaissances déclaratives. L’exigence même d’expliciter, de déclarer, donc d’exposer à la critique renforce la réfutabilité du travail, et par voie de conséquence son caractère scientifique. Dans le même sens, la re-conceptualisation en profondeur nous engage dans une réflexion philosophique plus poussée, même si le concept de profondeur est relatif, comme le souligne Mizoguchi. Pourquoi se rapprocher des philosophes ? Parce que le monde des concepts leur appartient, et que les ingénieurs ontologiques veulent se doter de fondements de représentation des connaissances. Il est intéressant de constater que cette démarche suscite chez certains philosophes, tel Jean Robillard dans sa contribution à ce numéro spécial, une réaction de déni. L’ontologie a en effet connu une histoire mouvementée, dont le dernier épisode avec le philosophe Heidegger a certainement terni sa réputation. Ce débat est-il fécond pour notre domaine ? Sans doute, puisqu’il nous amène d’une part à réfléchir sur les visions du développement des connaissances, comme celle de Popper, et son intérêt pour les environnements d’apprentissage [LamontagneBourdeau92], et d’autre part sur les théories des classifications comme celle de [Sowa00] essentielles dans la construction d’ontologies.

Les deux premières contributions résumées ci-dessous prolongent et approfondissent les éléments de débat sur la nature et l’apport de l’ontologie dans l’ingénierie de la connaissance appliquée aux EIAH. Les autres articles sont autant de témoignages d’une approche ontologique et de ce qu’elle peut apporter lors de la conception d’EIAH.

2. Les contributions sur la nature et le rôle de l’ontologie

Riichiro Mizoguchi donne des éléments de réponse aux différentes questions ci-dessus sous forme d’un entretien conduit et traduit par Jacqueline Bourdeau. En ce qui concerne la nature d’une ontologie, une distinction nette est faite entre ontologie de surface (vocabulaire) et ontologie de concepts, entre ontologie et base de connaissances, entre ingénierie ontologique et ingénierie des connaissances, entre ontologie et hiérarchie de classes. La finalité (partage, transmission, capacité à justifier des raisonnements) est au cœur de la raison d’être de l’ontologie. En particulier, en ce qui concerne l’intérêt pour les EIAH, "l'ordinateur peut être un médiateur pour la dissémination de la connaissance entre les personnes travaillant dans des domaines variés". Ce dernier point distingue l’approche ontologique de l’ingénieur de l’approche spéculative du philosophe : "j'essaie d'être patient et d'apprendre la façon de penser des philosophes tout en gardant le point de vue d'un ingénieur, c'est-à-dire produire quelque chose d'utile"

Comme un écho à cette répartition des rôles, Jean Robillarddonne l’éclairage critique du philosophe sur la nature même de l’existence d’une ontologie en discutant les travaux de John Sowa et Karl Popper. Le concept d’ontologie est-il lui-même ontologiquement fondé ? L’auteur s’applique à démontrer que "ce concept d’ontologie est autocontradictoire. Ce qui entraîne que toute théorie misant sur ce dernier est au mieux indécidable, au pire, fausse". La réflexion est ici philosophique et le lecteur qui n’est pas habitué à ce type de texte éprouvera peut-être quelque difficulté à se repérer. Aussi nous a-t-il semblé intéressant de l’accompagner des rapports des lecteurs qui l’éclairent de manière fortement contrastée, l’un pour, l’autre contre.

3. Contributions sur les apports de l’ontologie dans les EIAH

A côté du débat philosophique, une autre manière de considérer l’intérêt d’une vision ontologique de l’ingénierie des connaissances est de considérer les expériences qui sont menées par certains chercheurs des EIAH et d’observer ce qu’elles apportent de nouveau ou de mieux ? Ou, pour reprendre les termes de Mizoguchi, l’approche ontologique permet-elle de mieux produire quelque chose d'utile ?

Sander et al. montrent comment une modélisation ontologique permet de faciliter la transmission de la connaissance grâce à un modèle conceptuel. L’hypothèse de ces auteurs est forte. L’acquisition d’un domaine de connaissance passe par la construction chez l’apprenant d’un modèle conceptuel qui relève d’une ontologie. "De notre point de vue, il paraît plus approprié de développer des méthodes d'analyse de la matière de façon à expliciter la structuration des concepts qu'on cherche à enseigner et d'utiliser les ontologies ainsi construites pour faciliter l'exploration de la matière par l'étudiant". Le lecteur pourra discuter cette proposition et la défense qu’en font les auteurs à la lumière des articles précédents.

Richard Faerber reste plus proche de la finalité d’une ontologie en s’intéressant dans un premier temps au partage et à la réutilisation d’un domaine de connaissance spécifique aux EIAH. Il s’agit ici en l’occurrence de modèles de dispositifs d’enseignement de groupe. "La construction d'une ontologie (...) des situations d'apprentissage en groupe devra faciliter l'analyse des situations d'apprentissage libellées dans diverses formations et leurs caractérisations pour les indexer. C'est une première étape pour permettre ensuite, d'une part la réutilisation (...) des énoncés de situations d'apprentissage et d'autre part la création d'un outil d'évaluation pour leurs auteurs". On note dans cette citation que l’auteur ne s’en tient pas seulement à la réutilisation. Il évoque aussi une démarche plus proche des sciences cognitives ici appliquées à la description et à l’évaluation des situations d’apprentissage collaboratif. "Il s'agit en particulier de pouvoir reconnaître les facteurs constitutifs d'une situation d'apprentissage collaboratif, d'en varier les ingrédients et les composantes. En plus du caractère informatif d'un tel outil on vise aussi des possibilités comparatives pour donner aux auteurs l'opportunité de situer leurs pratiques par rapport à celles de pairs". Il apparaît ainsi que l’ontologie prétend aller au delà d’un simple usage socio-économique (le partage et la réutilisation) pour prétendre à un statut de représentation et de dévoilement du réel. Un dernier point qui mérite d’être souligné est que l’auteur s’inscrit dans la continuité des travaux sur le partage de ressources pédagogiques en resituant son modèle ontologique à l’intérieur du standard LOM.

Falquet et al. nous entraînent dans un univers où l’ontologie du domaine et la construction d’un dispositif d’enseignement dynamique et interactif se croisent, se rencontrent et collaborent pour à la fois mieux structurer la connaissance à transmettre et créer un document (virtuel) d’acquisition de connaissances riche de sens et de possibilités. Le résultat, un hyperlivre, est évalué en situation d’apprentissage. Et les auteurs de conclure que "Nos expériences montrent que les ontologies peuvent être utilisées selon deux axes : premièrement, en tant que support pour la création de documents virtuels, l’inférence de liens et l’entrée dans un hypertexte (...) ; deuxièmement, en tant qu’objet dont la création force l’enseignant (ou le créateur d’EIAH) à conceptualiser son domaine". Cette démonstration s’accompagne d’ouvertures possibles en matière de points de vue multiples, de personnalisation et d’extension documentaire d’hyperlivres. L’ingénierie des EIAH repose ici sur l’ingénierie ontologique et cette intégration réussie ressemble à un modèle à suivre.

4. Conclusion

L’ingénierie ontologique est déjà une composante majeure pour la conception de certains environnements d’EIAH. Sa capacité opérationnelle dans les systèmes d’enseignement est donc réelle. Son intérêt peut à l’inverse être débattu. Nous avons vu que la justification se situe à différents niveaux selon les auteurs. Pour les uns, un modèle ontologique de la connaissance favorise la transmission des concepts. Pour d’autres, c’est la réutilisabilité qui est recherchée, donc l’économie. Pour d’autres enfin, c’est la flexibilité et la richesse d’expression de l’EIAH qui sont les avantages d’une base ontologique, offrant en cela des possibilités non seulement de réutilisation, mais aussi de personnalisation, ce dernier point pouvant laisser espérer une meilleure efficacité pédagogique. On note aussi chez ces derniers auteurs l’intérêt d’une approche ontologique pour une meilleure formalisation de la connaissance, renvoyant en cela au débat philosophique.

Pour autant, l’approche ontologique des EIAH va-t-elle connaître le même impact limité que l’approche 'systèmes experts' des environnements d’enseignement assisté par ordinateur en leur temps, malgré l’intérêt qu’ils ont pu présenter ? N’en sommes-nous qu’au début, ou bien n’est-ce là qu’une expérience nouvelle sans grand lendemain ? Il nous paraît au vu de ce premier bilan que plusieurs éléments plaident en faveur d’une extension de l’approche. Nous en voyons trois raisons déterminantes. La première tient compte du fait qu’un modèle ontologique de la connaissance permet effectivement de retrouver l’idée de système d’enseignement flexible et personnalisable et donc à plus forte valeur pédagogique. La seconde est liée à la prise en compte d’un modèle économique au travers de l’objectif souvent affiché de réutilisabilité des bases de connaissance construites sur des ontologies. La contrainte économique, si souvent castratrice, plaiderait cette fois pour notre cause. Enfin, on peut noter que l’intérêt marqué récent pour l’ingénierie ontologique est lié à l’extension de l’Internet, en particulier dans sa forme 'Web Sémantique' [Berners-Lee01]. Or l’usage de l’Internet pour l’enseignement à distance est une tendance qui se renforce. L’approche ontologique dans les EIAH trouverait ainsi un vecteur de diffusion privilégié.

Dotée d’une infrastructure socio-économique et technologique bien établie, l’ingénierie ontologique peut ainsi espérer revenir sur son rôle premier : renforcer les outils d’ingénierie de la connaissance pour mieux en faire profiter les applications d’EIAH, rejoignant en cela son origine philosophique d’outil de questionnement et de transmission du savoir.

Michel CRAMPES et Jacqueline BOURDEAU
Rédacteurs du numéro spécial

Références

[Berners-Lee01]

Berners-Lee, T., Hendler, J., Lassila, O., (2001) The semantic web. Scientific American,

[Crampes00]

Crampes, M., Ranwez, S., Plantier, M. (2000) Ontology-Supported and Ontology-Driven Conceptual Navigation on the World Wide Web. Proceedings of HyperText 2000, ACM HT2000, San Antonio, Texas USA, ACM Press, pp 191-199.

[DeLaPassardièreGrandbastien03]

De La Passardière B., Grandbastien M., (2003) Présentation de LOM v1.0, standard IEEE, Revue "Sciences et Techniques Educatives", Hors série 2003 " Ressources numériques, XML et éducation, éditions Hermès.

[Gruber93]

Gruber T. (1993), A Translation Approach to Portable Ontology Specifications, Knowledge Acquisition 5(2): 199-220.

[Hibou03]

Hibou, M. Labat, J-M. Spagnol J-P., (2004), Génération d'une feuille d'exercices de géométrie à l'aide d'énoncés indexés automatiquement, actes EIAH, pp. 247-258, http://archiveseiah.univ-lemans.fr/EIAH2003/Pdf/n024b-82.pdf

[LamontagneBourdeau92]

Lamontagne et Bourdeau, (1992). Toward an Epistemology for guided discovery learning: The Popperian Connection, in Frasson, C., Gauthier, G. et McCalla, G., éd., Intelligent Tutoring Systems, 92-103. Berlin: Springer Verlag.

[Psyché03]

Psyché V., Mendes O. et Bourdeau J. (2004). Apport de l’ingénierie ontologique aux environnements de formation à distance, in Sciences et Technologies de l'Information et de la Communication pour l'Éducation et la Formation (STICEF), volume 11, Numéro Spécial Formation à distance, 89-126, http://sticef.org

[RanwezCrampes01]

Ranwez, S., Crampes, M. (2002) Instanciation d'Ontologies Pondérées pour le Calcul de Rôles Pédagogiques. Principe et mise en œuvre. Sciences et Techniques Educatives,Volume 9-n° 3-4, pp. 341-370.

[Sowa00]

Sowa, J. F. (2000). Knowledge Representation. Logical, Philosophical and Computational Foundations. Brooks/Cole, Paci_c Grove, CA.


Référence de l'article :
Michel CRAMPES et Jacqueline BOURDEAU, Éditorial, Revue STICEF, Volume 11, 2004, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 30/12/2004, http://sticef.org
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Mise à jour du 24/05/05