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Numéro spécial
Les ontologies pour les EIAH
Editorial
L’ingénierie
ontologique est devenue depuis peu une composante incontournable
des sciences cognitives. Dans un tel contexte, la communauté
EIAH dont l’objet final est le partage et la transmission
de la connaissance ne pouvait être en reste. Ainsi, l’ontologie
et l’ingénierie ontologique sont des termes qui commencent
à apparaître régulièrement dans les communications
scientifiques de notre communauté [Crampes00]
[RanwezCrampes01]
[Psyché03]
[Hibou03].
L’intérêt est croissant chez les chercheurs au
niveau international comme en témoignent la tenue régulière
de workshops ou tutorials sur le sujet dans les grandes conférences
du domaine (ITS, AIED)
et la sortie d'un numéro thématique "Ontologies
and the Semantic Web for E-learning" de la revue Journal
of Educational Technology and Society (2004, Vol. 7, Issue 4).
Ce numéro spécial de la revue STICEF
a pour but de faire un point sur cette nouvelle orientation dans
la recherche et les pratiques des EIAH.
Les chercheurs et les praticiens des EIAH,
tout comme les chercheurs en sciences cognitives, n’ont pas
attendu l’approche ontologique pour s’intéresser
à la 'spécification explicite
d’une conceptualisation' (voir la définition
de [Gruber93]
ci-dessous), ainsi qu’au partage et à la transmission
des connaissances portés par cette conceptualisation. Par
exemple, le standard LOM [DeLaPassardièreGrandbastien03]
publié par l'IEEE qui permet
de décrire des ressources pédagogiques pour les partager
pourrait être considéré comme une forme d’ontologie
de ressources pédagogiques. Il en est de même des thesaurus
spécifiques à chaque domaine pour les sciences cognitives.
C’est pour cette raison qu’il nous a paru nécessaire
de poser la relation entre ontologie et EIAH
non seulement en termes techniques, mais aussi en terme de débat
sur l’intérêt et sur la substance même
du concept d’ontologie. Le questionnement s’articule
autour de trois axes :
-
qu’est-ce concrètement qu’une
ontologie, et en quoi cela diffère-t-il d’une représentation
des connaissances plus 'traditionnelle',
en particulier dans le contexte des EIAH ?
-
en quoi une approche ontologique peut-elle apporter
quelque chose de nouveau aux EIAH ?
-
y a-t-il une spécificité de l’approche
de la conception des EIAH selon
une approche ontologique (rapport entre l’ingénierie
ontologique et l’ingénierie des EIAH) ?
Les contributeurs à ce numéro spécial ont
été invités à débattre, ou à
faire part de leurs travaux en réponse à ces questions.
Dans un premier temps, nous donnons quelques points de repère
sur le concept d’ontologie et son apport dans l’ingénierie
des connaissances et les EIAH. Puis
nous présentons les différentes contributions en relevant
l’idée centrale qui concourt à éclairer
le thème. Nous concluons que l’ontologie est déjà
une réalité dans la recherche en EIAH,
ce qui justifie sa prise en compte non seulement aux niveaux scientifique
et technique, mais aussi au niveau du débat philosophique
puisque, issu de la philosophie, un tel concept ne peut s’en
démarquer sans perdre toute sa richesse.
1. Contexte : nature de l’ontologie
L’Ontologie, dans son acception étymologique, se présente
comme la science de l’être, ou bien encore, selon Le
Petit Larousse, une ‘spéculation sur l’être
en tant qu’être, sur l’être en soi’.
L’ontologie est donc à l’origine une spécialité
de la philosophie. Récemment, ce terme est rentré
dans le vocabulaire des sciences cognitives en se démarquant
avec force de cette définition [Psyché03].
La définition la plus citée est celle de [Gruber93]
‘une spécification explicite
d’une conceptualisation’. Le lecteur trouvera
un approfondissement du concept d’ontologie en ingénierie
des connaissances dans l’entrevue donnée par
Riichiro Mizoguchipour
ce numéro spécial.
Alors que la philosophie voit dans l’ontologie matière
à spéculation dans son sens le plus noble, les sciences
cognitives ne cachent pas leur visée plus pragmatique en
s’appropriant le concept. Il s’agit de modéliser
la connaissance d’un domaine afin de la rendre partageable
et transmissible entre plusieurs agents (personnes et/ou machines).
Avec un tel dessein, l’ingénierie ontologique pourrait
bien exercer une contrainte forte et bénéfique sur
la conception des environnements d’ingénierie de la
connaissance, puisque selon la définition de Gruber, elle
requiert, dans le processus de conceptualisation, une spécification
et une explicitation conduisant à une base de connaissances
déclaratives. L’exigence même d’expliciter,
de déclarer, donc d’exposer à la critique renforce
la réfutabilité du travail, et par voie de conséquence
son caractère scientifique. Dans le même sens, la re-conceptualisation
en profondeur nous engage dans une réflexion philosophique
plus poussée, même si le concept de profondeur est
relatif, comme le souligne Mizoguchi. Pourquoi se rapprocher des
philosophes ? Parce que le monde des concepts leur appartient,
et que les ingénieurs ontologiques veulent se doter de fondements
de représentation des connaissances. Il est intéressant
de constater que cette démarche suscite chez certains philosophes,
tel Jean Robillard
dans sa contribution à ce numéro spécial, une
réaction de déni. L’ontologie a en effet connu
une histoire mouvementée, dont le dernier épisode
avec le philosophe Heidegger a certainement terni sa réputation.
Ce débat est-il fécond pour notre domaine ? Sans
doute, puisqu’il nous amène d’une part à
réfléchir sur les visions du développement
des connaissances, comme celle de Popper, et son intérêt
pour les environnements d’apprentissage [LamontagneBourdeau92],
et d’autre part sur les théories des classifications
comme celle de [Sowa00]
essentielles dans la construction d’ontologies.
Les deux premières contributions résumées
ci-dessous prolongent et approfondissent les éléments
de débat sur la nature et l’apport de l’ontologie
dans l’ingénierie de la connaissance appliquée
aux EIAH. Les autres articles sont
autant de témoignages d’une approche ontologique et
de ce qu’elle peut apporter lors de la conception d’EIAH.
2. Les contributions sur la nature et
le rôle de l’ontologie
Riichiro Mizoguchi
donne des éléments de réponse aux différentes
questions ci-dessus sous forme d’un entretien conduit et traduit
par Jacqueline Bourdeau. En ce qui concerne la nature d’une
ontologie, une distinction nette est faite entre ontologie de surface
(vocabulaire) et ontologie de concepts, entre ontologie et base
de connaissances, entre ingénierie ontologique et ingénierie
des connaissances, entre ontologie et hiérarchie de classes.
La finalité (partage, transmission, capacité à
justifier des raisonnements) est au cœur de la raison d’être
de l’ontologie. En particulier, en ce qui concerne l’intérêt
pour les EIAH, "l'ordinateur peut être
un médiateur pour la dissémination de la connaissance
entre les personnes travaillant dans des domaines variés".
Ce dernier point distingue l’approche ontologique de l’ingénieur
de l’approche spéculative du philosophe : "j'essaie
d'être patient et d'apprendre la façon de penser des
philosophes tout en gardant le point de vue d'un ingénieur,
c'est-à-dire produire quelque chose d'utile"
Comme un écho à cette répartition des rôles,
Jean Robillarddonne
l’éclairage critique du philosophe sur la nature même
de l’existence d’une ontologie en discutant les travaux
de John Sowa et Karl Popper. Le concept d’ontologie est-il
lui-même ontologiquement fondé ? L’auteur
s’applique à démontrer que "ce
concept d’ontologie est autocontradictoire. Ce qui entraîne
que toute théorie misant sur ce dernier est au mieux indécidable,
au pire, fausse". La réflexion est ici philosophique
et le lecteur qui n’est pas habitué à ce type
de texte éprouvera peut-être quelque difficulté
à se repérer. Aussi nous a-t-il semblé intéressant
de l’accompagner des rapports des lecteurs qui l’éclairent
de manière fortement contrastée, l’un pour,
l’autre contre.
3. Contributions sur les apports de l’ontologie
dans les EIAH
A côté du débat philosophique, une autre manière
de considérer l’intérêt d’une vision
ontologique de l’ingénierie des connaissances est de
considérer les expériences qui sont menées
par certains chercheurs des EIAH et
d’observer ce qu’elles apportent de nouveau ou de mieux
? Ou, pour reprendre les termes de Mizoguchi, l’approche ontologique
permet-elle de mieux produire quelque
chose d'utile ?
Sander et al.
montrent comment une modélisation ontologique permet de faciliter
la transmission de la connaissance grâce à un modèle
conceptuel. L’hypothèse de ces auteurs est forte. L’acquisition
d’un domaine de connaissance passe par la construction chez
l’apprenant d’un modèle conceptuel qui relève
d’une ontologie. "De notre point
de vue, il paraît plus approprié de développer
des méthodes d'analyse de la matière de façon
à expliciter la structuration des concepts qu'on cherche
à enseigner et d'utiliser les ontologies ainsi construites
pour faciliter l'exploration de la matière par l'étudiant".
Le lecteur pourra discuter cette proposition et la défense
qu’en font les auteurs à la lumière des articles
précédents.
Richard Faerber
reste plus proche de la finalité d’une ontologie en
s’intéressant dans un premier temps au partage et à
la réutilisation d’un domaine de connaissance spécifique
aux EIAH. Il s’agit ici en l’occurrence
de modèles de dispositifs d’enseignement de groupe.
"La construction d'une ontologie (...)
des situations d'apprentissage en groupe devra faciliter l'analyse
des situations d'apprentissage libellées dans diverses formations
et leurs caractérisations pour les indexer. C'est une première
étape pour permettre ensuite, d'une part la réutilisation
(...) des énoncés de situations d'apprentissage et
d'autre part la création d'un outil d'évaluation pour
leurs auteurs". On note dans cette citation que l’auteur
ne s’en tient pas seulement à la réutilisation.
Il évoque aussi une démarche plus proche des sciences
cognitives ici appliquées à la description et à
l’évaluation des situations d’apprentissage collaboratif.
"Il s'agit en particulier de pouvoir
reconnaître les facteurs constitutifs d'une situation d'apprentissage
collaboratif, d'en varier les ingrédients et les composantes.
En plus du caractère informatif d'un tel outil on vise aussi
des possibilités comparatives pour donner aux auteurs l'opportunité
de situer leurs pratiques par rapport à celles de pairs".
Il apparaît ainsi que l’ontologie prétend aller
au delà d’un simple usage socio-économique (le
partage et la réutilisation) pour prétendre à
un statut de représentation et de dévoilement du réel.
Un dernier point qui mérite d’être souligné
est que l’auteur s’inscrit dans la continuité
des travaux sur le partage de ressources pédagogiques en
resituant son modèle ontologique à l’intérieur
du standard LOM.
Falquet et al. nous
entraînent dans un univers où l’ontologie du
domaine et la construction d’un dispositif d’enseignement
dynamique et interactif se croisent, se rencontrent et collaborent
pour à la fois mieux structurer la connaissance à
transmettre et créer un document (virtuel) d’acquisition
de connaissances riche de sens et de possibilités. Le résultat,
un hyperlivre, est évalué en situation d’apprentissage.
Et les auteurs de conclure que "Nos
expériences montrent que les ontologies peuvent être
utilisées selon deux axes : premièrement, en tant
que support pour la création de documents virtuels, l’inférence
de liens et l’entrée dans un hypertexte (...) ; deuxièmement,
en tant qu’objet dont la création force l’enseignant
(ou le créateur d’EIAH)
à conceptualiser son domaine". Cette démonstration
s’accompagne d’ouvertures possibles en matière
de points de vue multiples, de personnalisation et d’extension
documentaire d’hyperlivres. L’ingénierie des
EIAH repose ici sur l’ingénierie
ontologique et cette intégration réussie ressemble
à un modèle à suivre.
4. Conclusion
L’ingénierie ontologique est déjà une
composante majeure pour la conception de certains environnements
d’EIAH. Sa capacité opérationnelle
dans les systèmes d’enseignement est donc réelle.
Son intérêt peut à l’inverse être
débattu. Nous avons vu que la justification se situe à
différents niveaux selon les auteurs. Pour les uns, un modèle
ontologique de la connaissance favorise la transmission des concepts.
Pour d’autres, c’est la réutilisabilité
qui est recherchée, donc l’économie. Pour d’autres
enfin, c’est la flexibilité et la richesse d’expression
de l’EIAH qui sont les avantages
d’une base ontologique, offrant en cela des possibilités
non seulement de réutilisation, mais aussi de personnalisation,
ce dernier point pouvant laisser espérer une meilleure efficacité
pédagogique. On note aussi chez ces derniers auteurs l’intérêt
d’une approche ontologique pour une meilleure formalisation
de la connaissance, renvoyant en cela au débat philosophique.
Pour autant, l’approche ontologique des EIAH
va-t-elle connaître le même impact limité que
l’approche 'systèmes experts'
des environnements d’enseignement assisté par ordinateur
en leur temps, malgré l’intérêt qu’ils
ont pu présenter ? N’en sommes-nous qu’au
début, ou bien n’est-ce là qu’une expérience
nouvelle sans grand lendemain ? Il nous paraît au vu de ce
premier bilan que plusieurs éléments plaident en faveur
d’une extension de l’approche. Nous en voyons trois
raisons déterminantes. La première tient compte du
fait qu’un modèle ontologique de la connaissance permet
effectivement de retrouver l’idée de système
d’enseignement flexible et personnalisable et donc à
plus forte valeur pédagogique. La seconde est liée
à la prise en compte d’un modèle économique
au travers de l’objectif souvent affiché de réutilisabilité
des bases de connaissance construites sur des ontologies. La contrainte
économique, si souvent castratrice, plaiderait cette fois
pour notre cause. Enfin, on peut noter que l’intérêt
marqué récent pour l’ingénierie ontologique
est lié à l’extension de l’Internet, en
particulier dans sa forme 'Web Sémantique'
[Berners-Lee01].
Or l’usage de l’Internet pour l’enseignement à
distance est une tendance qui se renforce. L’approche ontologique
dans les EIAH trouverait ainsi un vecteur
de diffusion privilégié.
Dotée d’une infrastructure socio-économique
et technologique bien établie, l’ingénierie
ontologique peut ainsi espérer revenir sur son rôle
premier : renforcer les outils d’ingénierie de
la connaissance pour mieux en faire profiter les applications d’EIAH,
rejoignant en cela son origine philosophique d’outil de questionnement
et de transmission du savoir.
Michel CRAMPES et Jacqueline BOURDEAU
Rédacteurs du numéro spécial
Références
[Berners-Lee01]
Berners-Lee, T., Hendler, J., Lassila, O., (2001)
The semantic web. Scientific American,
[Crampes00]
Crampes, M., Ranwez, S., Plantier, M. (2000)
Ontology-Supported and Ontology-Driven Conceptual Navigation
on the World Wide Web. Proceedings of HyperText 2000, ACM HT2000,
San Antonio, Texas USA, ACM Press, pp 191-199.
[DeLaPassardièreGrandbastien03]
De La Passardière B., Grandbastien M.,
(2003) Présentation de LOM v1.0, standard IEEE, Revue
"Sciences et Techniques Educatives", Hors série 2003 " Ressources
numériques, XML et éducation, éditions Hermès.
[Gruber93]
Gruber T. (1993), A Translation Approach to
Portable Ontology Specifications, Knowledge Acquisition 5(2): 199-220.
[Hibou03]
Hibou, M. Labat, J-M. Spagnol J-P., (2004),
Génération d'une feuille d'exercices de géométrie
à l'aide d'énoncés indexés automatiquement,
actes EIAH, pp. 247-258, http://archiveseiah.univ-lemans.fr/EIAH2003/Pdf/n024b-82.pdf
[LamontagneBourdeau92]
Lamontagne et Bourdeau, (1992). Toward an
Epistemology for guided discovery learning: The Popperian Connection,
in Frasson, C., Gauthier, G. et McCalla, G., éd., Intelligent
Tutoring Systems, 92-103. Berlin: Springer Verlag.
[Psyché03]
Psyché V., Mendes O. et Bourdeau J.
(2004). Apport de l’ingénierie ontologique aux environnements
de formation à distance, in Sciences et Technologies
de l'Information et de la Communication pour l'Éducation
et la Formation (STICEF), volume 11, Numéro Spécial
Formation à distance, 89-126, http://sticef.org
[RanwezCrampes01]
Ranwez, S., Crampes, M. (2002) Instanciation
d'Ontologies Pondérées pour le Calcul de Rôles
Pédagogiques. Principe et mise en œuvre. Sciences
et Techniques Educatives,Volume 9-n° 3-4, pp. 341-370.
[Sowa00]
Sowa, J. F. (2000). Knowledge Representation. Logical, Philosophical
and Computational Foundations. Brooks/Cole, Paci_c Grove, CA.
Référence de l'article :
Michel CRAMPES et Jacqueline BOURDEAU, Éditorial, Revue STICEF,
Volume 11, 2004, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 30/12/2004,
http://sticef.org |