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Ontologies : antinomies, contradictions
et autres difficultés épistémologiques du concept
Jean ROBILLARDTélé-université,
Université du Québec
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RÉSUMÉ : Cet
article a pour objet d’étude le concept d’ontologie
usité en sciences cognitives (SC). La logique du concept
et sa portée méthodologique sont ce qui retiendra
notre attention. Notre thèse est que le concept SC
d’ontologie, à part le fait qu’il heurte
la sensibilité philosophique, et en plus d’être
un concept dont les visées épistémologiques
sont ambitieuses, est un concept autocontradictoire.
MOTS
CLÉS : Ontologie, engagement ontologique(critère
quinien), sciences cognitives, ingénierie cognitive,
épistémologie, catégorisation (théorie
de la), théorie poppérienne des trois mondes
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ABSTRACT : This
article studies the concept of ontology used in cognitive
science (CS). The logic of the subject and its methodological
significance will be given the most attention. The thesis
is that apart from having high epistemological aims and running
counter to philosophic sensibility, the concept of ontology
used in CS contradicts itself.
KEYWORDS : ontology,
ontological commitment (quinian criterion of), cognitive science,
cognitive engeneering, epistemology, categorization (theory
of), three worlds theory (popperian)
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1. Introduction
Qu’est-ce qu’une ontologie ? Au-delà de
la querelle classique entre les tenants du réalisme et ceux
du nominalisme, en philosophie contemporaine cette question commande
généralement une réponse assez nette, que signale
d’ailleurs l’étymologie du mot : une
ontologie est fondamentalement un discours (un logos) portant
sur ce qui est ou sur ce qui existe (ontos). Remarquons immédiatement
que cela qui est ou cela qui existe, est ou existe à proportion
de sa disposition à être l’objet d’un discours
– que l’on présumera rationnellement
structuré. On voit donc que pour le philosophe l’être
se dévoile par et dans le dire1.
Or, pour le chercheur en sciences cognitives –
au sens générique du terme – la
réponse est fort différente. Il existe bien sûr
des définitions assez bien acceptées du concept d’ontologie
et nous en examinerons une en raison de son exemplarité.
Mais les liens qu’elles entretiennent avec le concept philosophique
sont plutôt lâches et doivent être réévalués.
L’objet de cet article consiste en une analyse du concept
d’ontologie tel qu’il apparaît en sciences cognitives.
Il faut toutefois noter que mon ambition n’est pas de proposer
une analyse détaillée de tous les usages dont il est
fait en ce domaine, cela dépassant mes capacités et
compétences. Je ferai dans un premier temps le rappel d’une
thèse, celle de J. Sowa, et la critiquerai du point de vue
de sa cohérence et de sa portée épistémologique.
Dans un deuxième temps, je résumerai les thèses
ontologiques de Karl Popper et ferai de même avec certaines
critiques qui lui ont été adressées. Nous verrons
que ces thèses, réunies par Popper en une théorie
dite des trois mondes, et dont le destin a voulu qu’elles
soient rejetées puis quasiment oubliées, ont plusieurs
points en commun avec celles qui prennent la défense de ce
que l’on appelle "ontologie" dans
les sciences cognitives. À cet égard, je soutiendrai
que les critiques qui furent adressées à la théorie
de Popper peuvent être transposées, pour l’essentiel,
à une critique de ce dernier concept d’ontologie. Ce
recours à une analyse comparative me permettra, en dernier
lieu, de mettre en relief les principales difficultés de
cette théorie de l’ontologie des sciences cognitives,
du double point de vue épistémologique et méthodologique,
en indiquant en quoi les erreurs inscrites dans le cœur même
de la logique de ce même concept d’ontologie, sont de
nature à discréditer les objectifs propres qui lui
sont assignés. La thèse que je veux ici soutenir est
que ce concept d’ontologie est autocontradictoire. Ce qui
entraîne que toute théorie misant sur ce dernier est
au mieux indécidable, au pire, fausse.
2. Ontologie : de quoi parle-t-on ?
Il arrive souvent que les auteurs en sciences cognitives (SC)
rappellent succinctement une définition possible, du point
de vue philosophique, du concept d’ontologie, puis s’en
servent comme d’un paradigme pour asseoir la définition
du concept usité en SC. La définition
que j’en ai moi-même donnée en ouvrant ce texte
en est un exemple – un peu atypique en SC, il
est toutefois vrai – . Mais les rappels qu’ils
font de l’histoire de la pensée philosophique pèchent
généralement par quelques lacunes importantes. En
particulier, celle-ci que pour les philosophes, de quelque obédience
qu’ils soient, toute ontologie n’a de sens qu’en
rapport avec une théorie de la connaissance, c’est-à-dire,
comme déjà le savait Aristote, un rapport établissant
la différence entre la nature physique des objets
sur lesquels s’exerce la science et la connaissance, et leur
être métaphysique – distinguo
qui a depuis été souvent réaffirmé,
au demeurant, afin de soustraire la métaphysique de la réflexion
philosophique valable – . Car si connaître
consiste en une activité permettant la production de nouvelles
connaissances ou encore l’amélioration (par exemple
en augmentant la précision des concepts) de la représentation
que l’on se fait de la réalité (ses parties
observables comme non directement observables, etc.), alors les
objets de la connaissance sont des construits qui représentent
le monde tel qu’il est possible de le connaître ;
"représentation" étant
ici un concept sémantiquement lié à la modalité
du possible2. Entre les
deux existe donc une relation telle qu’à tout élément
x de la classe X des objets du réel correspond au
moins un élément y de la classe Y de toutes
les représentations possibles de X : ∀x
⊂ X, ∃y ⊂ Y t.q. F(x) = y
donné par <x, y> ⊂ F(x). Notons
que ces classes ne sont pas limitées ni en nombre, mais elles
sont dénombrables (si x ⊂ X, alors x
+ 1 ⊂ X), ni en termes de nombre d’éléments
qu’elles contiennent (X = {x1, x
2, ..., x n}, Y= {y1,
y2, ..., yn}), ni ne sont restreintes
quant à leur développement dans le temps, car elles
peuvent être transformées grâce aux avancées
de la connaissance scientifique, par exemple. Le rapport entre théorie
de la connaissance (appelée classiquement épistémologie)
et théorie du monde (ou ontologie) est alors évident :
il serait en effet absurde de parler de la connaissance ne serait-ce
que comme possibilité du connaître si cela ne
signifiait pas parler de la connaissance de ce qui peut être
connu (et peu importe comment3).
Pour les philosophes des sciences, en majorité, une ontologie
est ainsi une dimension implicite, ou rarement explicitée,
de l’épistémologie. Mieux : à toute
science correspond une ontologie qui lui est propre et qui la distingue
des autres. Quand, par exemple, une science caractérise l’objet
de son investigation en définissant une certain nombre de
propriétés (empiriques, logiques, etc.), elle construit
certes de cet objet une représentation, mais elle désigne
aussi et littéralement les conditions de l’existence
de cet objet du point de vue jugé le plus utile à
la poursuite de son objectif particulier à ce moment-là.
Pour tout x, F(x) est vrai si et seulement si sont
satisfaits les critères permettant l’identification,
dans l’objet, des propriétés retenues aux fins
de l’analyse au temps t. Voilà d’ailleurs,
et vite fait pour l’instant, une interprétation de
la thèse de Quine [Quine53]
sur le critère d’engagement ontologique des théories,
thèse selon laquelle "être,
c’est être une variable liée"4,
ce qui peut être interprété en disant que l’existence,
en tant que propriété méta-physique,
est une construction théorique nécessaire à
la science, du point de vue de la pragmatique (i.e. les valeurs
attribuées aux probabilités d’application des
théories) autant que de celui de la logique et de la sémantique
des théories5.
Il n’est par contre pas certain que les chercheurs en SC
aient du concept d’ontologie une représentation identique,
ni même compatible, et ce, même si le précédent
paragraphe faisait appel à ces notions couramment utilisées
en "analyse ontologique" comme, par exemple,
la dimension de la représentationnalité des connaissances,
cruciale en SC, ou la formalisation (au moyen surtout de la logique
du premier ordre). Or, il faut rappeler que les chercheurs en SC
sont intéressés par le concept dans la mesure où
leur but est exclusivement le développement de systèmes
informatiques de gestion des connaissances, ou de concevoir des
systèmes à base de connaissances de plus en plus puissants.
En bref, ce qui est visé, c’est une ingénierie
des connaissances. Et un tel projet repose fondamentalement sur
le niveau d’abstraction et de formalisation qu’il serait
souhaitable de fixer à l’analyse des connaissances
et il n’est pas sûr que les niveaux les plus élevés
(top-level ontology, par exemple ; v. [Floridi99])
soient les plus prometteurs. Quoi qu’il en soit, ce qui est
d’un intérêt philosophique et épistémologique
plus certain, c’est comment sont articulées et structurées
les théories de la connaissance adoptées et mises
en œuvre dans ce domaine de la recherche.
Prenons à titre d’exemple, parmi de nombreux autres
possibles, la proposition avancée par J. Sowa6
(http ://www.jfsowa.com/ontology/index.htm).
Son intérêt réside dans l’effort de synthèse
dont elle fait preuve.
The subject of ontology is the study of the
categories of things that exist or may exist in some domain. The
product of such a study, called an ontology, is a catalog of the
types of things that are assumed to exist in a domain of interest
D from the perspective of a person who uses a language L
for the purpose of talking about D. The types in the ontology represent
the predicates, word senses, or concept and relation types of the
language L when used to discuss topics in the domain D.
An uninterpreted logic, such as predicate calculus, conceptual graphs,
or KIF, is ontologically neutral. It imposes no constraints on the
subject matter or the way the subject may be characterized. By itself,
logic says nothing about anything, but the combination of logic
with an ontology provides a language that can express relationships
about the entities in the domain of interest.
An informal ontology may be specified by a catalog of types that
are either undefined or defined only by statements in a natural
language. A formal ontology is specified by a collection of names
for concept and relation types organized in a partial ordering by
the type-subtype relation. [...].
Voyons que pour Sowa une ontologie est ni plus ni moins qu’une
taxinomie7, qu’une
classification de "choses"
d’un domaine de connaissances quelconque D (empirique
ou formel), dont la critériologie implicite est en réalité
une pragmatique linguistique fondée sur l’unique
règle visant à garantir l’adéquation
de ces choses au langage L utilisé afin de
fournir de ce domaine une représentation conceptuelle effectuée
sur la base : 1) du sémantisme des termes8
– bien que ce ne soit pas clair de prime abord
– servant à nommer des classes catégorielles
disjointes ; 2) du système de relations formelles
que ces classes entretiennent entre elles ; et 3) de l’usage,
par un locuteur qu’on imagine être compétent,
de ces termes dans un effort de description du domaine9.
Or, ce qui est frappant, ici, également, c’est que
ce que j’appellerais le postulat de représentationnalité
des termes catégoriels qui les place, ces termes, dans un
rapport ontique et non pas ontologique aux objets
réunis en classes disjointes, dans la mesure où, d’une
part, ils sont littéralement pris en charge par le système
formel dont ils héritent la syntaxe, et que, d’autre
part, ils ont pour fonction de signifier le contenu épistémique
des classes catégorielles composé des prédicats,
du sens des mots, des types de concepts et des relations repérables
au sein du langage L10.
S’inscrit alors, au sein même du système de relations
formelles, une relation langage/métalangage déterminant
ainsi le caractère analytique du métalangage descriptif.
L’exigence de la correspondance des choses aux termes décrivant
leurs classes d’appartenance est en ce sens davantage qu’une
platitude : c’est une impossibilité logique
dans la mesure où cette partie de la thèse ne vise
qu’à établir la référentialité
des termes descriptifs, c’est-à-dire à leur
assurer un lien de correspondance aux choses auxquelles ils se rapportent
par le biais d’un langage servant à discuter des thèmes
du domaine D : or ces termes servent à
nommer des classes de choses, à la manière,
oserait-on dire, des noms propres, ils se situent, sur le plan sémantique,
à un niveau qui n’est déjà plus celui
de l’observation des choses. Il ne sert de rien, dans un tel
contexte, d’insister sur le fait que les termes catégoriels
représentent ou identifient des "choses"
qui existent ou dont on pourrait dire qu’elles existent, puisque
ce n’est pas de l’existence de celles-ci dont il s’agit
mais de la justesse de la description qu’en offrent
leurs noms. De cela découle que la véritable théorie
qui est ici proposée est une théorie de la description,
bien qu’elle soit éminemment incomplète, pas
une ontologie (sur les problèmes logiques et sémantiques
de la description, voir entre autres : [Carnap56],
[Quine60],
[Davidson84]
et [Neale93]).
Mais faute d’en avoir réalisé pleinement la
nature, Sowa, comme d’autres, reproduit des erreurs conceptuelles
que, pourtant, les philosophes ont depuis longtemps corrigées.
D’autre part, la relation que Sowa établit entre le
domaine D, le langage L et la logique,
n’est ni claire, ni, surtout, assurée. En effet, dans
un premier temps, la thèse selon laquelle la logique serait
ontologiquement neutre est une thèse difficile à soutenir
sans risquer de subir un croc-en-jambe de la part de l’épistémologue
en service. Car en tant que le critère quinien d’engagement
ontologique est vrai, et Church [Church58]
en a en outre démontré la portée générale
d’un point de vue logique, c’est que, comme ce dernier
le rappelait, une variable liée ne peut être vide
et cela est tel en fonction des règles de quantification
(universelle ou existentielle, il n’importe). Or, la logique
utilise abondamment des variables et les quantificateurs. Il faut
alors conclure que le théoricien qui se sert de la logique
se doit d’en respecter les engagements ontologiques. Quels
peuvent-ils être ?
Contrairement à la thèse naïve critiquée
ici, ils ne concernent pas le monde objectif ou empirique (à
moins d’une décision prise à cet effet par le
théoricien et établissant a priori une convention11),
mais plutôt le "monde" des vérités
logiques et autres "êtres" abstraits
et règles de toutes sortes qui peuplent la théorie
de la logique. Écrire par exemple : ∀p,
∀q, ((p → q) & ~ p) → ~ q, c’est nécessairement
admettre que les variables propositionnelles p et q sont applicables
à toute proposition de quelque langage que ce soit, formel
ou naturel, et que la règle du raisonnement par modus
tollens sera toujours vraie ; c’est, de plus, et
sans pour autant devoir faire un acte de foi réaliste au
sens médiéval du terme, respecter l’engagement
suivant lequel il existe des propositions au sens de la logique.
Or, si la logique n’est pas ontologiquement neutre –
comment, d’ailleurs, pourrait-on définir un concept
de neutralité ontologique d’une théorie depuis
Quine ? – , elle ne peut jouer le rôle
de simple matrice formelle à la représentation des
connaissances, tel que le propose aussi Sowa. Car c’est sur
cet argument du caractère de neutralité ontologique
de la logique que repose ses thèses de la représentativité
des ontologies et du sémantisme catégoriel développées
grâce à une syntaxe "pure"
que fournirait la logique.
Une autre dimension importante de la théorie de Sowa, et
de plusieurs autres, est son platonisme inavoué. Rappelons
que Platon croyait en l’existence d’un monde peuplé
de formes idéelles, les seules dont on pouvait dire qu’elles
existaient réellement ; elles étaient les seules
à partir desquelles l’on pouvait donc vérifier
la vérité de nos connaissances. Les autres formes,
particulièrement celles de la nature, en étaient pour
lui que de simples copies, d’où leur statut inférieur
par rapport aux idées qu’elles reproduisaient sans
précision. Cette thèse avait vocation à résoudre
un problème épistémologique important, celui
de concilier le fait que les choses qui se ressemblent n’ont
pas toutes et exactement les mêmes caractéristiques
observables et pourtant peuvent être reconnues comme participant
de la même "espèce" :
tous les sapins se ressemblent, mais ils ne sont pas tous parfaitement
identiques. Les œuvres d’art, y compris la poésie,
quant à elles n’étaient pas en reste, elles
qui n’étaient que pâles copies de copies. L’ordre
logique de l’existence posait donc le principe de la primauté
des idées sur les autres niveaux de l’existence. Plus
on s’éloignait du monde des idées, plus on s’éloignait
de la vérité ; plus la connaissance perdait de
sa précision et de son acuité. (Il vaut maintenant
la peine de rappeler que, pour la philosophie médiévale,
le réalisme des idées est platonicien et que le nominalisme
ne l’est pas, celui-ci refusant d’attribuer une quelconque
existence autonome aux idées ou aux concepts en tant qu’êtres
abstraits).
Or, quand je dis que la thèse de Sowa est platonicienne,
je ne prétends pas que l’auteur lui-même défend
jusqu’au bout l’ontologie platonicienne. Ce que je peux
dire, par contre, c’est que l’idée de Sowa selon
laquelle une ontologie SC peut représenter toutes les choses
d’un domaine D descriptible dans un langage L,
est une idée qui exprime très précisément
une conception idéelle de l’organisation des connaissances :
en effet, penser qu’un langage quelconque puisse décrire
toute réalité quelle qu’elle soit est non seulement
attribuer à ce langage une puissance inconnue à ce
jour, mais c’est surtout présupposer que pour ce faire
il suffira de classer les choses adéquatement (i.e.
conformément aux ressources logiques et sémantiques
du langage, ce que l’on sait être insuffisant, voire
incorrect, depuis A. Tarski [Tarski72])
et de nommer ces classes de choses de telle manière que ces
noms exprimeront des concepts suffisamment généraux
pour pouvoir signifier les choses ainsi classées malgré
leur individualité et leurs différences. La typologie
linguistique, définie par Sowa comme étant donnée
par les "predicates, word senses, or concept
and relation types of the language L" n’est donc en
ce sens qu’une autre façon de dire que les ressources
logiques et sémantiques d’un langage quelconque suffisent
mimétiquement à la tâche de la représentation
formelle du monde – d’où on peut
par ailleurs conclure que le recours à la logique comme de
n’importe quel autre technique de formalisation n’est
pas supplémentairement très utile. De plus, cette
typologie est incertaine dans la mesure où lui fait défaut
une règle interprétative permettant à
l’usager du langage visé par la thèse de déterminer
la portée sémantique des contenus intensionnels des
classes – que cette typologie mentionne explicitement.
Et parce que ce qui compte, en bout de piste, c’est cette
représentation à base de description, on est devant
une théorie de la connaissance qui prône la primauté
de la représentation idéelle des objets de connaissance
et le mimétisme comme méthode d’accès
aux réalités non idéelles. Or, comme l’objectif
manifeste de Sowa est de proposer une méthode de classification,
cela en fait un platonisme méthodologique. Ce qui est son
droit le plus strict. On retrouve cette même approche chez
Floridi ([Floridi99],
pp. 112-115), un philosophe.
Mais le malheur avec cette dernière, c’est qu’elle
repose sur une double difficulté majeure :
- à partir de quoi décide-t-on d’inclure ou
d’exclure une "chose" d’une
classe, c’est-à-dire quels critères utiliser
afin de réunir en une même classe des objets quelconques ?
Et subsidiairement, que classe-t-on, réellement :
des objets ou des descriptions d’objets énoncées
dans quel type de langage et iveau ?
- et à partir d’une collection de combien d’exemplaires
de la "même" chose peut-on parler
de l’existence d’une telle classe12 ?
Et ceci n’a pas pour but de ramener sur le devant de la
scène la querelle millénaire entre le réalisme
et le nominalisme. Il s’agit plutôt d’un problème
épistémologique et méthodologique d’une
très grande importance mais que, malheureusement, je devrai
laisser en suspens, faute d’espace pour en traiter.
3. La théorie des trois mondes
de Popper
Je vais maintenant procéder à une synthèse
de la théorie des trois mondes de Popper en en faisant ressortir
les principales caractéristiques. Cela me permettra ensuite
d’en comparer les principaux arguments aux arguments de ses
détracteurs et d’expliquer pourquoi ceux-ci ont eu
raison. Car, en effet, à la suite de ces critiques, la théorie
des trois mondes de Popper est presque tombée dans l’oubli,
ou du moins n’est-elle guère plus qu’un objet
académique qui intéressera surtout l’étudiant
attiré par la totalité de la philosophie poppérienne
des sciences. Pour les fins de mon analyse, je m’appuierai
uniquement sur son ouvrage La connaissance objective [Popper91].
Le but de la théorie poppérienne des trois mondes
est essentiellement de démontrer l’objectivité
des connaissances et d’en expliquer le progrès –
ce qui a pour corollaire normatif que seule la connaissance objective
peut être jugée comme possédant quelque valeur
– : "la
connaissance objective, ou connaissance au sens objectif, (...)
consiste dans le contenu logique de nos théories, conjectures,
hypothèses [...]" ([Popper91],
p. 136). Cette théorie s’oppose à celle
que Popper identifie comme étant la théorie de la
connaissance subjective, c’est-à-dire celle qui repose
sur les dispositions subjectives à intégrer psychologiquement
et passivement des contenus à partir d’expériences
sensorielles et identifiées comme des contenus de croyances.
La connaissance objective suppose donc l’absence du sujet
connaissant. Et cela, pour deux principales raisons. La première,
c’est que la connaissance objective est par définition
liée à la présence d’un langage à
partir duquel peuvent être décrits les contenus logiques
de la connaissance objective ; ce langage, au niveau inférieur,
permet la communication et cette fonction est nécessaire
mais non suffisante à l’existence ou à l’avènement
de la connaissance objective. Du point de vue de la communication,
en effet, le langage est accessoire à l’objectivité
de la connaissance en ce sens que les mots du langage et leur signification
ne sont que des conventions utiles à l’établissement
de la communication, c’est-à-dire de l’intersubjectivité
nécessaire à la discussion critique en tant que médium
de l’objectivité de la connaissance. La seconde, c’est
que ces contenus théoriques ne sont pas vrais en soi. En
effet, et sans entrer dans l’analyse du problème de
la vérité dans l’épistémologie
poppérienne, disons que pour Popper la vérité
n’est jamais atteinte (il a d’ailleurs introduit le
concept de "vérisimilitude" défini
à partir de la probabilité qu’un énoncé
théorique a d’être plus ou moins vrai) :
seulement, grâce à la critique rationnelle, une théorie
ne peut que comporter moins d’erreurs logiques que celles
qui l’ont précédée. Car pour Popper,
la seule manière de rendre compte justement du progrès
ou du développement de la connaissance scientifique (ou ordinaire),
c’est de considérer que ce développement procède
par élimination des erreurs contenues dans les théories13,
et lorsque ces erreurs sont corrigées les théories
sont alors de facto améliorées ou remplacées :
seule la plus apte "survivra" au processus.
Cette procédure de falsification des théories
assure le progrès de la connaissance scientifique et garantit
les conditions de son objectivité. Or, pour ce faire, les
théories doivent être critiquées du point
de vue de leurs contenus logiques – ce qui
veut dire que la critique porte sur les contenus objectifs des théories
puisque les contenus logiques sont reconnus pour leur objectivité,
et Popper ne fait aucun mystère à cet égard
de son appréciation des thèses de Frege et de Bolzano
à propos de l’existence de tels contenus et de leur
statut ontologique – et lorsque leurs erreurs
sont débusquées grâce à la critique rationnelle,
lorsque leurs thèses sont falsifiées puis remplacées
par d’autres plus précises, le processus recommence.
La connaissance objective a ce caractère d’être
le fruit de conjectures réfutables. Mais jamais une
théorie scientifique n’atteint le stade de la pleine
vérité de son contenu14.
Retenons alors que la théorie poppérienne des trois
mondes est liée à
- une théorie de l’objectivité de la connaissance
scientifique opposée aux théories subjectivistes
des connaissances comme contenu de croyances ;
- à une théorie réaliste (au sens médiéval)
du langage dans l’organisation des connaissances dans la
mesure où celles-ci sont ontologiquement des entités
abstraites que dévoile la discussion critique ;
- et à une théorie du développement de la
connaissance au moyen d’une procédure de falsification.
Or, la théorie des trois mondes est à strictement
parler une ontologie de la connaissance objective. Chacun des trois
mondes est pour ainsi dire peuplé d’ "êtres"
propres. Le premier monde, ou "monde physique",
est constitué de ce que Popper appelle les "états
physiques" ([Popper91],
p. 247), c’est-à-dire autant des actions humaines que
de tout ce qui est matériellement organisé, comme
les roches et les cathédrales. Le deuxième monde,
ou "monde mental", est celui qui comprend
les "états mentaux", c’est-à-dire
les différents états liés à la psychologie
subjective. Enfin, le troisième monde est "le
monde des intelligibles, ou des idées au sens objectif ;
c’est le monde des objets de pensée possibles :
le monde des théories en elles-mêmes ; des argumentations
en elles-mêmes ; et des situations de problèmes
en elles-mêmes" (ibid.). Or, ce troisième
monde contient aussi, bien que Popper se soit récusé
plus tard à ce sujet, les documents écrits tels les
livres, les revues, et les œuvres d’art, bref toutes
les productions culturelles fixées sur un support matériel
quelconque.
Ce qu’il faut maintenant remarquer c’est la fonction
médiatrice du deuxième monde qui sert à lier
entre eux le premier et le troisième monde. Ce rôle
est extrêmement important, étant donné qu’il
est directement impliqué dans l’objectivation des connaissances
scientifiques.
Ce que l’on peut appeler le deuxième
monde – le monde de l’esprit –
s’affirme de plus en plus, [...], comme le lien entre le premier
et le troisième monde : toutes nos actions dans
le premier monde sont influencées par la saisie que notre
deuxième monde a du troisième. C’est pourquoi
il est impossible de comprendre l’esprit humain et le moi
humain sans comprendre le troisième monde [...] ; c’est
pourquoi il est impossible d’interpréter le troisième
monde comme la simple expression du second, ou le second comme le
simple reflet du troisième. (Op. cit., p. 236)
La suppression du sujet épistémique –
et l’élimination de la théorie classique de
la connaissance en tant que contenu d’une croyance –
passe donc par la capacité de l’esprit humain à
faire se correspondre les contenus objectifs de la connaissance
logés dans le troisième monde et les manifestations
physiques du monde physique apparaissant dans le premier. (Ce qui
déjà pose un premier problème de cohérence
interne à l’argument poppérien.) Et si cela
est tel, c’est que le deuxième monde rend possible
l’utilisation du langage dans sa forme supérieure15
et donc que les théories qui traitent des objets du premier
monde peuvent être mises à l’épreuve de
la critique rationnelle au moyen de la falsification. Car le langage
est le "médium de l’argumentation,
de la discussion critique" (op. cit., p. 221)
et en ce sens, le troisième monde "est
un sous-produit du langage" (ibid.). Mais voilà
que le processus d’objectivation des connaissances, une activité
humaine ([Popper91],
p. 252), confirmera pour Popper l’autonomie du troisième
monde par rapport aux deux autres ; et, du coup, cela confirmera
la thèse selon laquelle les idées, théories
et argumentations qui peuplent le troisième monde possèdent
une vie autonome et indépendante des deux autres. L’argument
servi par Popper à cet effet est celui du sens de la notion
de découverte en tant que découvrir une nouvelle connaissance
objective cela présuppose que celle-ci préexistait
à l’activité humaine ayant mené à
sa découverte. Contrairement à Platon, l’ordre
logique de l’existence proposé par Popper ne laisse
aucunement entendre que les idées préexistent à
la réalité physique et matérielle des objets
du premier monde, mais qu’elles préexistent à
la saisie humaine de leur existence au moyen de la découverte
effectuée grâce à une méthode d’élimination
des erreurs contenues dans les théories. L’autonomie
des contenus objectifs de la connaissance se mesure essentiellement
à leur potentiel d’être découverts puis
critiqués.
Les critiques adressées à Popper ont été
nombreuses et sans merci (v. entre autres [Carr77],
[Church84],
[Cohen80],
[Gilroy85],
[Keuth74],
[Klemke79],
[Krausz74]).
Elles ont, selon divers points de vue, débattu des antinomies
de sa théorie des trois mondes et des contradictions auxquelles
elle menait.
L. J. Cohen [Cohen80]
l’a attaquée sur plusieurs fronts. Son article présente
une série de problèmes qui lui sont immanents, qu’il
gradue selon leur niveau croissant de difficulté. L’un
des plus difficiles concerne la thèse avancée par
Popper selon laquelle le troisième monde contient toutes
les conséquences de n’importe laquelle théorie
scientifique (puisque toutes ces conséquences préexistent
à la découverte qu’en font les êtres humains
au moyen de la critique) et que leur découverte équivaut
à l’augmentation du volume de connaissances désormais
disponibles. Cette thèse est certainement le socle sur lequel
Popper fait en grande partie reposer l’autonomie du troisième
monde. Or, nous dit Cohen, le fait que ces conséquences n’aient
pas été toutes découvertes ne veut rien dire
d’autre que ce progrès des connaissances n’est
pas un processus propre au troisième monde, mais qu’il
s’agit bien davantage d’une question liée à
la subjectivité des chercheurs dans la mesure où il
n’est pas possible de dire autre chose que si les connaissances
qui restent à découvrir ne sont pas encore découvertes,
c’est uniquement parce que l’activité cognitive
des chercheurs n’y est pas encore parvenu, ou, en d’autres
termes, que les problèmes irrésolus le sont uniquement
dans l’esprit ("mind") des chercheurs
qu’ils se trouvent être traités ([Krausz74]
se sert du même argument). La critique de Cohen porte donc
ici sur le caractère immatériel des entités
composant le troisième monde de Popper et sur le fait qu’il
est logiquement impossible de déduire de l’absence
de nouvelles conclusions qu’il y en aura, sinon qu’en
faisant un raisonnement ex ante ou antérograde a
posteriori ; sa critique porte non sur leur caractère
d’être des entités abstraites. C’est
le réalisme (au sens médiéval) de Popper qui
est remis en cause par cet argument. La thèse affirmant l’autonomie
du troisième monde est ainsi remise en question, son ontologie
l’est par conséquent.
Cet argument est renforcé sur le plan de sa logique lorsque,
avec Cohen (ibid.), l’on considère une situation
où, à propos d’un domaine de recherche quelconque,
une théorie T est, en vertu des critères poppériens,
la meilleure à ce jour. Supposons de plus qu’un seul
chercheur se soit penché sur la théorie T et
que sa théorie (T’) dit que T
n’est pas la meilleure théorie à ce jour. Alors,
It seems undeniable then that T’ deserves
a place in the third world, alongside T, and indeed that T’
is itself the best theory so far proposed. No doubt T’ is
false, but T may well be false also, so there is nothing to choose
between T and T’ on this score. Accordingly it looks as though
the third world declarations of theory merit are potentially incoherent.
([Cohen80],
p. 179)
Cette incohérence pourrait être renversée,
poursuit Cohen, par l’ajout d’un postulat particulier
à la thèse poppérienne, stipulant que les théories
de second niveau comme T’ doivent être bannies
du troisième monde en vertu de considérations liées
par exemple à l’autonomie des théories de premier
niveau. Mais comment alors concilier le fait que ces théories
de second niveau contribuent également au progrès
des connaissances, même si elles sont fausses, et le fait
que la thèse de Popper dans son pluralisme même ne
pose aucune interdiction de ce genre ? Sans doute en postulant
l’existence d’un quatrième monde qui accueillerait
les théories de second niveau. Mais alors s’ensuit
nécessairement une régression ad infinitum
dans la mesure où pour chacun des niveaux, un niveau d’ordre
immédiatement supérieur devra être postulé
afin de toujours éliminer l’incohérence en question.
It follows that the third world can hardly
be supposed uniformly capable of including, whenever a new theory
is fed into it, the fact that it is consistent or inconsistent,
as the case may be ; or we should be attributing to the third
world a capacity that is demonstrably impossible. ([Cohen80],
p. 178)
Ces quelques critiques atteignent le cœur même de la
théorie des trois mondes de Popper et la réduisent
à l’état de curiosité philosophique.
Popper souhaitait fournir une ontologie des connaissances à
ce point forte qu’elle eût permis d’embrasser
éventuellement l’ensemble de la culture. Mais il a
échoué. Et ce n’est pas faute de n’avoir
pas essayé.
4. Ontologie poppérienne et ontologie
SC
En quoi l’ontologie poppérienne se compare-t-elle
à l’ontologie SC et que peut-on conclure de cette comparaison ?
Si la première est liée à la science (ou la
connaissance scientifique) et lui est destinée ; et
si la seconde est liée à la technologie de l’information
et lui est également destinée, alors cette différence
les rend-elles incomparables ?
Je reviendrai à la première question dans un moment
car la deuxième requiert une réponse immédiate.
Pour ce faire, il faut dans un premier temps mesurer la thèse
suivante, émise par Mario Bunge : "La
technologie hérite l’ontologie de la science, et produit
à son tour sa propre ontologie." ([Bunge83],
p. 227) Rapporté à un cadre quinien, cela veut dire,
plus explicitement, ceci : la technologie partage avec la science
les engagements ontologiques de cette dernière et en produit
d’autres qui lui sont propres du fait de son domaine particulier
d’action. Or, il faut bien comprendre ici que le concept d’engagement
ontologique est entendu strictement au sens de Quine [Quine53]
et non à celui des SC où on en fait quelque chose
comme une norme d’autosatisfaction du critère de la
correspondance des classes catégorielles aux "choses"
qu’elles sont censées contenir. Le critère quinien
d’engagement ontologique est d’abord et avant tout un
critère logique, c’est-à-dire un critère
s’adressant à la forme des énoncés.
De plus, ce critère ne s’applique pas à des
noms de choses, fussent-elles des catégories, mais à
des variables liées (ou quantifiées) :
une variable quantifiée n’est pas substituable, tandis
qu’un nom l’est et cette différence rend immédiatement
caduque tout prétention d’appliquer le critère
quinien à autre chose qu’à des énoncés
logiques quantifiés. Par exemple (repris de [Keuth74]),
lorsque nous utilisons un nom comme "a" il va de soi que
nous reconnaissons implicitement que ce nom réfère
à quelque chose. Mais ce nom appartient à un langage
et si ce dernier admet l’usage de variables individuelles
et de quantificateurs, alors il nous est très certainement
permis d’inférer ceci : Fa : a
est F → ∃x : Fx. Si, toutefois, "a"
signifie le nom "Pégase" et que F est une propriété
que nous pensons être possédée uniquement par
Pégase et par rien d’autre, alors nous pouvons bien
admettre "Fa" comme vrai, mais "∃x :
Fx" sera faux car Pégase n’existe pas. C’est
pourquoi le critère d’engagement ontologique s’applique
aux variables liées et pas aux noms de choses16.
Dans cette perspective, la thèse de Sowa sur les noms de
catégories de l’ontologie SC, selon laquelle ces noms
jouent le rôle d’identificateurs de prédicats
et d’autres propriétés logiques permises par
le langage L, est une thèse fausse. En tant
que ces noms ne sont pas substituables, ils partagent certainement
cette caractéristique des variables liées.
Mais un nom, surtout utilisé comme ici comme un nom propre
(ou une description définie), n’est pas identique à
une variable : c’est a contrario une constante
qui, sur le plan logique, n’identifie qu’une et une
seule classe d’"objets17",
classe qui, au surplus, n’est pas définie extensionnellement
mais intensionnellement. Tout ce que l’on est en droit
d’attendre de cette situation, c’est à une identité
logique entre le nom ‘X’ et la classe X. L’identité
logique attribuée à la classe est garantie par son
nom, pas par ceux de ses éléments, qui d’ailleurs
en sont absents puisque sa définition est intensionnelle.
Comme il advient chez Sowa, en ce qui a trait aux ontologies SC
ces éléments sont généralement des propriétés
sémantiques de concepts. Et en tout état de
cause, une définition intensionnelle d’une classe d’appartenance
utilisera les quantificateurs logiques (∃,∀) et des
variables d’individus leur seront liées afin d’identifier
certaines propriétés individuelles des concepts visés.
Le critère quinien d’engagement ontologique des théories
pourra alors certes s’appliquer, mais il engagera alors l’ontologie
SC à contracter un engagement sur l’existence du
sens des concepts qu’elle lie – ce qu’identifie
en réalité le nom de la classe qu’il a construite – .
Et cela est d’une extrême banalité.
Donc, si les ontologies SC ont vocation, comme cela est le cas
ici, à offrir une taxinomie de concepts usités dans
un domaine quelconque, elles ne peuvent pas en même temps
prétendre représenter l’ontologie, au sens philosophique
du terme, des théories que ces concepts contribuent à
structurer. Le critère quinien d’engagement ontologique
ne connaît pas d’application de ce type. Or, on peut
légitimement supposer qu’une taxinomie conceptuelle
d’un domaine scientifique ou théorique quelconque hérite
de l’ontologie de ce domaine : alors le critère
d’engagement ontologique s’applique à la taxinomie
en tant que technique de formalisation des relations sémantiques
ou épistémiques qu’ont les concepts entre eux
dans un domaine particulier. Mais là doit s’arrêter
la transitivité attribuée, peut-être abusivement,
au critère quinien. Car une fois un système à
base de connaissances développé et mis en opération,
pourra-t-on dire que ce système est soumis au critère
d’engagement ontologique ? Pour répondre à
cette question, il faut distinguer entre la théorie
du système, de laquelle participe partiellement l’ontologie
SC en tant que technique, et le système lui-même en
tant que mécanisme physique résultant d’une
programmation. Et comme le critère quinien est destiné
aux théories, pas aux choses même intangibles comme
un système d’information. Alors, rien ne distingue,
sur le plan technique, une ontologie SC d’un dictionnaire
ou mieux d’un thésaurus. Ils se distinguent certes
par la configuration et les spécifications techniques des
supports qu’ils utilisent. Mais en appliquant la méthode
de l’hypertexte, un thésaurus peut très bien
être "traduit" en langage informatique
et se retrouver sur un cdrom. Il n’y a aucun obstacle technologique
à un tel projet (qui n’est pas nouveau)18.
En quoi l’ontologie poppérienne se compare-t-elle
à l’ontologie SC ? Il peut sembler incongru de
faire une telle comparaison. Mais cette approche se justifie. Dans
un premier temps, on voit assez aisément que les deux types
d’ontologie présentent des caractéristiques
propres au réalisme (au sens médiéval du terme)
et au platonisme. De cela découle nécessairement que
les modes de représentation et les techniques de formalisation
des relations entre entités détermineront l’ordre
des réalités concrètes qu’elles sont
censées exprimer. Mais est-ce bien le cas ? Cela est
rien moins certain, chez Sowa ou chez Popper. Mais on peut examiner
la chose d’un autre angle, celui de la méthode générale.
L’on pourrait dire, en premier lieu, que ce platonisme est
restreint, quant à son application, à la méthode
de formalisation des bases de données sur lesquelles reposent
les systèmes à base de connaissances. Ce que l’on
appelle "ontologie", et L. Floridi promeut
cette idée ([Floridi99],
p. 110), présenterait donc des modèles de ces bases
de données qui seraient alors davantage que des sources de
données, d’information et de connaissances sans originalité
et déterminées par les procédures d’accès
qui mènent à elles, mais
"... [they]
are also strategic resources whose overall purpose is to generate
new information out of old data, that is, mines of that digital
gold which is at the centre of most human activities. From this
perspective, the infosphere is the authentic reality that underlies
the physical world, and as such it has a normative or a constructionist
function : a clear design of the structure of a particular
domain in terms of data model or information system is either a
conditio sine qua non for any implementation or, when the implementation
is already available, an essential element that contributes to the
proper modification and improvement of the conceptualized reality
in question. Thus, the infosphere comes first in the logical order
of realities, and it is the necessary conceptual environment that
provides the foundation for any meaningful understanding of the
surrounding world, one of its many possible implementations.
Cette thèse est intéressante à plus d’un
égard. Retenons toutefois cette idée que de vieilles
données inscrites dans une base quelconque, il puisse en
ressortir de nouvelles informations19.
Or, ce que cela veut dire c’est que ces nouvelles informations
étaient là avant l’intervention de l’humain
qui aura questionné la base de données de manière
à en faire ressortir ces nouvelles informations. Qu’elles
soient le résultat d’une recherche organisée
dans l’esprit de l’usager et que les algorithmes de
recherche soient pour ainsi dire transparents à son usage,
ne change évidemment rien : cette thèse reproduit
sans peut-être même le savoir l’organisation fonctionnelle
des trois mondes poppériens. La théorie qui s’en
dégage à l’analyse, et qui est implicite, est
que l’"infosphère" jouit
de la même autonomie que celle que Popper assignait à
son troisième monde ; théorie qui fut battue
en brèche. De plus, la médiation de l’usager
est également typique du deuxième monde poppérien
en ce sens qu’elle établit une relation fonctionnelle
entre le système en tant que mécanisme physique et
les fonctions de recherche et de génération d’informations
explicitables sur le plan formel. Le sujet épistémique
est évacué du processus. La psychologie individuelle
n’intervient pas, n’étant pas logiquement
nécessaire. Pourquoi en est-il ainsi ? Fondamentalement,
parce que le platonisme, fût-il méthodologique, son
idéalisme inhérent mis à part, est une théorie
mimétique de la connaissance : les formes logiques
des connaissances sont ce qui est reproductible tant au sens d’être
reproduites dans l’esprit humain au moment de leur saisie
ou de leur découverte, qu’au sens de modèles
permettant l’avènement d’autres formes de connaissances
dont elles sont issues.
La force particulière d’une telle théorie réside
cependant dans son caractère de quasi évidence. En
effet, il me semble évident que l’usager "moyen"
des bases de données ou que l’habitué "moyen"
de la recherche sur Internet pourraient répondre favorablement
à une question leur demandant s’ils croient que l’information
organisée et contenue dans les systèmes constitue
un monde en soi indépendant de leur présence en tant
que sujet épistémique. Cela, simplement parce que
ces systèmes sont référentiellement opaques,
au sens quasi logique où tout énoncé informationnel
bien formé (grâce à la logique booléenne,
par exemple) n’est pas substituable (toute nouvelle formulation
dans une recherche produit des résultats différents,
quantitativement et qualitativement, à chaque fois même
s’ils sont parfois comparables), et dans la mesure où
les logiciels sont en soi des outils sur lesquels très peu
d’usagers peuvent intervenir en vue de les modifier, les transformer,
etc. (cf. les logiciels libres). Étant référentiellement
opaques, ces systèmes semblent posséder une autonomie
réelle, du moins par rapport aux possibles et aux probables
actions de l’usager. Mais celles-ci sont ni plus ni moins
que toujours déjà là, parce que matériellement
inscrites dans le code même avec lequel les données
et les informations sont structurées. Il ne faut donc pas
confondre le déterminisme physique inhérent
aux systèmes avec une pseudo loi déterministe de l’organisation
des connaissances. Une telle loi n’existe pas. L’ontologie
de Popper entendait très certainement parvenir à établir
une telle loi, mais les limites épistémologiques de
sa théorie en auront, une fois mises à jour et critiquées,
entravé pour de bon la formulation.
5. Conclusion
La thèse de Sowa a le mérite de poser le problème
de la définition des ontologies SC du point de vue théorique,
et elle est certainement plus développée que celle
de Gruber [Gruber95],
selon laquelle une ontologie serait une spécification de
l’ordre de la conceptualisation mise en œuvre. Dans les
deux cas, il s’agit fondamentalement d’une entreprise
pragmatique [Smith04],
c’est-à-dire d’un cadre théorique
d’actions visant l’établissement de relations
plus ou moins logiquement analysables entre différents domaines
d’applications. Or, de la thèse du premier on a vu
que les fondements logiques et épistémologiques étaient
bancals et que, en dépit de ses vœux, elle présentait
davantage le visage d’une théorie incomplète
de la description que d’une théorie permettant l’analyse
des concepts usités dans un domaine quelconque de connaissances.
La comparaison avec la théorie des trois mondes de Popper
avait pour but de dégager le portrait d’une ontologie
conçue à partir d’un très petit nombre
de catégories, soit trois, et que, malgré cela, les
problèmes de cohérence logique et épistémologique
qu’elle présente ont motivé son rejet et son
abandon. Non seulement cette théorie ne pouvait fournir d’explication
valable du développement des connaissances, mais elle ne
pouvait certainement pas être appliquée à l’analyse
des connaissances, sur le plan de leur validité interne autant
que sur celui de leurs multiples relations.
Or, si d’une ontologie minimaliste sur le plan taxinomique
et catégorique, en l’occurrence celle de Popper, l’on
peut déduire de multiples contradictions et autres difficultés
internes, il est fort possible qu’une ontologie fondée
sur une taxinomie plus généreuse verra ces difficultés
décuplées. L’exemple de Sowa démontre
qu’il peut en être effectivement ainsi. Le problème
fondamental, alors, ne réside pas tant au niveau des objectifs
– analyser des concepts et leurs applications
à quelque domaine que ce soit et inscrire la formalisation
ainsi obtenue comme structure de représentation de "connaissances"
dans un système à base de connaissances – ,
que dans le postulat méthodologique premier selon lequel
le sens des concepts peut être catégorisé et
inclus dans une classe d’appartenance. Or, on a vu qu’il
fallait dans un premier temps faire le ménage, que ce postulat
n’avait pas la force qu’il prétend avoir. Il
fallait de plus séparer ce qui est de l’ordre de la
description des concepts et ce qui est de l’ordre des actions
ou des états de choses que l’on cherche à représenter ;
et qu’il fallait également distinguer entre différents
niveaux de langage utilisés pour ce faire afin d’assurer
à l’ontologie une complétude sémantique
[Granger92]
que la méthode actuellement ne permet pas d’atteindre.
Le défaut théorique est ici celui de l'absence d'une
théorie de la catégorisation et de la sémantique
catégorielle qui doit obligatoirement l'accompagner.
Enfin, ce postulat méthodologique est imbriqué dans
une philosophie platonicienne de la connaissance et on aura compris
que le mimétisme de celle-ci posait une difficulté
supplémentaire, celle de l’intelligibilité de
l’ontologie : le mimétisme en question est ce
qui peut être pointé comme l’élément
principal dont sont issues les contradictions internes aux ontologies
étudiées ici.
[1] C’est
dans cette voie tracée par les philosophes depuis l’Antiquité
qu’il faut dans doute interpréter le fameux aphorisme
7.0 sur et avec lequel se termine le Tractatus Logico Philosophicus
([Wittgenstein61]) :
"Ce dont on ne peut parler, vaut mieux
le taire", mettant ainsi un terme à toute discussion
supplémentaire qui serait par définition métaphysique,
pour cause de non-sens, c’est-à-dire de non correspondance
aux faits ou aux événements mondains. Cette ontologie
particulière aura fait couler beaucoup de sueur sur le front
des philosophes tout le long du vingtième siècle.
[2] Cela dit, je ne défends
pas nécessairement une théorie épistémologique
représentationaliste. Je ne pense pas, en effet, que le concept
de connaissance soit réductible à celui de représentation
mentale ou psychologique ou que le réel soit réductible
à sa doublure (sur la question de la doublure, on consultera
avec bénéfice les ouvrages de C. Rosset mentionnés
à la bibliographie).
[3] Cela soulève
d’innombrables questions classiques et moins classiques en
épistémologie et en philosophie des sciences. En discuter
n’est pas pertinent dans le contexte de cet article. Toutefois,
je veux réaffirmer la posture réaliste de la
science et de la connaissance en tant que postulat fondamental à
toute activité scientifique et au contexte de découverte
des connaissances fiables sur le monde. Le réalisme dont
il est question ici est entendu dans son sens contemporain, pas
en son sens médiéval. Ce dernier fera l’objet
d’une discussion en temps opportun.
[4] QUINE, W.O., From
a Logical Point of View [Quine53].
J’y reviens plus bas. Pour une discussion des implications
logiques de ce critère de l’engagement ontologique,
voir [Church58]
pp. 1008-1014.
[5] Le recours au critère
quinien de l’engagement ontologique des théories est
fort répandu dans les ouvrages sur les ontologies SC et j’aurai
l’occasion d’y revenir pour en fournir aussi une critique ;
car ce recours me semble abusif.
[6] On trouve également
dans Gruber [Gruber95]
une définition canonique dont la portée, toutefois,
est davantage méthodologique que théorique.
[7] Ce que confirment
également [Smith04]
et [Weltysmith01].
[8] Certains diront l’intension
des concepts, ce qui est juste mais qui néanmoins pose de
nouveaux problèmes théoriques de logique et de pragmatique
des langages formels. En particulier celui-ci : si les termes
du langage expriment les concepts du point de vue de leur intension,
alors ces termes (ou catégories) sont analytiques
car, suivant par exemple Carnap [Carnap56],
ils expriment un contenu épistémique dans une langue
L qui est un métalangage par rapport au langage descriptif
(ou langage-objet) utilisé pour "remplir les classes". Mais
ils sont également censés exprimer une classe de "choses",
lesquelles sont pour ainsi dire subsumées sous le concept
catégorique. Est-ce que seuls les termes catégoriques
alors importent ? Au surplus, quel est leur statut par rapport
aux "choses" qu’ils regroupent ? On voit ainsi que non
seulement les "ontologues" SC n’ont
pas quitté le terrain médiéval de la querelle
des universaux mais ils le reproduisent plutôt –
tout en négligeant des questions de logique de leurs théories.
[9] Il va de soi que
plusieurs concepts devraient être ici critiqués, tel
celui de "chose" ("thing") servant
à désigner de manière générique
tout "existant" descriptible dans le
langage L : la classe des "choses"
est alors une classe universelle qui comprend elle-même comme
élément puisque l’on est forcé de dire
que "choses" existe en tant que classe
et que donc elle fait partie de la classe des "existants"
qu’elle contient.
[10] J’ignore
si Sowa entend par "langage L" la même
chose que Carnap. Dans ce qui suit, je ferai comme si ce n’était
pas le cas qu’il utilise la même théorie du langage
L de Carnap. De toute manière, en bout de piste, ma
critique est à mon avis valable dans l’un ou l’autre
cas.
[11] Comme ce peut
être également et éminemment le cas avec les
mathématiques.
[12] Cette "existence
de second niveau" est typique des "top-level ontologies".
[13] Popper propose
un schéma de base qui illustre sa thèse, et le fait
correspondre, par analogie, à la thèse darwinienne
de l’évolution des espèces : Soit un premier
problème P1, une théorie mise à
l’essai TT (pour "tentative theory", je respecte
ici le choix du traducteur de [Popper91]),
l’élimination des erreurs EE et un nouveau problème
P2 ; alors le schéma du développement
des connaissances scientifiques est :
P1 → TT → EE → P2.
Avec ce schéma, seule la théorie la mieux adaptée
survivra à la procédure de falsification. Elle ne
sera pas vraie pour autant, conservant toujours le statut pérenne
d’être falsifiable. Pour une critique du darwinisme
appliquée à la théorie du progrès scientifique
et de la philosophie, voir [Cohen86].
[14] En plus du titre
déjà cité voir également à ce
sujet : [Popper73],
[Popper85].
[15] Popper écrit
([Popper91],
pp. 248-249, italiques originaux) : "[...] l’apprentissage
du langage joue un rôle essentiel chez l’être
humain et il consiste, principalement, à apprendre à
saisir des contenus de pensée objectifs (comme les
appelait Frege)."
[16] "∃x :
Fx" n’entretient aucun engagement spécifique
à propos de l’existence de Pégase. En tant qu’énoncé
logique il est lié à l’ontologie de la logique.
Par contre, s’il devait, par convention ou autrement, signifier
une entité comme Pégase à l’intérieur
d’une théorie quelconque, alors il jouerait le rôle
d’un synonyme de Pégase et, donc, celui d’un
nom. Cette distinction n’est pas comprise par Sowa.
[17] Ce concept mérite
une attention spéciale. Une bonne définition, analytique
et opératoire, se trouve dans [HoudéAl98].
[18] Voici une liste
de projets totalement arbitraire :
http ://www.m-w.com ;
http ://dictionary.reference.com
;
http ://www.foodsubs.com.
[19] Ce qui suppose
au préalable d’avoir défini les concepts de
données, information et connaissance ([Floridi99],
p.106). Or, 1) l’auteur ne fait aucune différence entre
les différentes formes de données (v. [Nadeau99]) ;
2) son concept d’information se résume à "donner
forme à une donnée", ce qui le rapproche de la définition
classique voire étymologique du terme ; 3) son concept
de connaissance comme étant une information expliquée
(sémantiquement augmentée par la compréhension
humaine) mériterait d’être revu et corrigé
à la lumière d’une phénoménologie
post-husserlienne (v. [PetitotAl00]).
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A
propos des auteurs
Philosophe spécialiste de la logique
et de l'épistémologie des sciences sociales et de
la communication, Jean Robillard enseigne à la Télé-université
(Université du Québec). Ses recherches portent sur
la théorie de l'information et de la communication. Elles
visent à évaluer l'influence de ces disciplines sur
le développement, la méthodologie et l'épistémologie
des sciences sociales.
Adresse : Unité d'enseignement
et de recherche Sciences humaines, Lettres et Communication
Télé-université (Teluq), Université
du Québec
4750, avenue Henri-Julien , bureau 100, Montréal (Québec) H2T 3E4
Courriel : jean_robillard@teluq.uquebec.ca
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