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Editorial du numéro spécial
Les dimensions
émotionnelles de
l'interaction dans un EIAH
Roger NKambou*, Élisabeth Delozanne**, Claude
Frasson***
*Université
du Québec à Montréal, **CRIP5, Paris, ***Université
de
Montréal
Les émotions jouent un rôle prépondérant dans le
contexte social aussi bien en communication orale que non-verbale. Leur
perception étant multimodale, l’aptitude d’un interlocuteur
à les identifier à travers une variété de
comportements tels que les mouvements du visage, les gestes, le discours,
constituent une base essentielle pour l’initiation de ses propres actions
et réponses car le jugement et la prise de décision sont
influencés par l’humeur, les sentiments, et autres
mécanismes facilitant l'adaptation humaine et l'intégration
sociale. Dans une activité aussi sociale et cognitive que
l'apprentissage, la communication est un aspect primordial et sa qualité
implique autant des aspects intellectuels que socio-émotionnels.
Enseigner requiert d'observer le comportement de l’élève
afin de détecter des réponses affectives qui peuvent être la
manifestation de sentiments d'intérêt, d’excitation, de
confusion, d’anéantissement, etc. pour réguler les
apprentissages. Réciproquement de nombreux élèves sont
sensibles par exemple, aux manifestations d’intérêts et
d’empathie des enseignants voire à leur enthousiasme.
Des recherches récentes visent à permettre des "interactions
émotionnelles" avec des ordinateurs (Picard, 1997), (Picard, 2007), (Pelachaud, 2006), (HUMAINE, 2006).
Doter les machines de capacités de percevoir et d'exprimer des
émotions nécessite de savoir les modéliser, les reproduire
et les réguler dans une situation d'interaction. Depuis la fin des
années 90, plusieurs travaux de recherche ont été entrepris
sur l'impact des émotions dans les EIAH. Les résultats de ces
travaux ont souvent été présentés dans des ateliers
spécifiques organisés lors des conférences ITS et AIED (ITS, 2004), (ITS, 2006a), (ITS, 2006b), (AIED, 2005), (AIED, 2007).
Ce numéro spécial est l'occasion de faire le point, d'une part,
sur le rôle des émotions dans l'apprentissage et dans la motivation
à apprendre et, d'autre part, sur la façon de mettre en œuvre
des EIAH qui prennent en compte ces facteurs dans les situations
d'apprentissage.
1. Emotion, Cognition et Apprentissage
L’apprentissage est le résultat d'une
démarche mentale active par l'individu. Cette activité utilise les
connaissances antérieures de l'individu et lui permet de bâtir une
interprétation cohérente du réel dans lequel il
évolue. De ce point de vue, l'apprentissage implique à la fois
l'activation des processus de construction de la connaissance chez l'apprenant
et l'apport d'une information externe qui peut être utilisée
productivement.
L’émotion a été longtemps considérée
comme opposée à la cognition. Ainsi, plusieurs philosophes dont
Platon, Descartes et Kant, considéraient ce phénomène comme
une perturbation de la raison qu’il fallait absolument corriger. Pour eux,
la rationalité et la raison ne devraient pas laisser place aux
émotions. Dans ce courant de pensée, la plupart des
théories de l’apprentissage se sont concentrées sur le
développement des processus cognitifs pour l’apprentissage en
délaissant la dimension émotionnelle. Même les
théories d’apprentissage reconnaissant l’importance de
l’émotion n’ont pas précisé le lien avec la
cognition. Dans cette perspective, Bloom et ses collègues (Bloom et al., 1975), (Krathwohl et al., 1976) ont prévu deux taxonomies: une pour le domaine cognitif et l’autre
pour le domaine affectif, mais sans établir un lien entre les deux ou
sans montrer l’interdépendance des deux domaines. On retrouve la
même dichotomie dans les travaux de McLeod (McLeod, 1994).
Nous pouvons aussi citer les travaux de Gardner (Gartner, 1983) ou de Goleman (Goleman, 1995) qui ont respectivement développé la théorie de
l’intelligence multiple (qui inclut les intelligences intra et
interpersonnelles) et celle de l’intelligence émotionnelle. Ces
deux auteurs établissent un parallélisme entre
l’émotion et la cognition, deux facteurs de l’intelligence
qui opèrent selon eux à des niveaux différents.
Quelques études ont cependant indiqué que les émotions
pouvaient influencer l’apprentissage. Par exemple, Shelton (Shelton, 2000) indique dans ses travaux la nécessité de développer une
certaine compétence émotionnelle pour mieux favoriser
l’apprentissage. Postle (Postle, 1993) va
dans le même sens en affirmant que l’apprentissage peut être
inhibé par une incompétence émotionnelle ; il
considère que la capacité d’un individu à apprendre
dépend de son état émotionnel. Ces deux études
montrent la pertinence des émotions dans le processus
d’apprentissage en tant que substrat pouvant favoriser un meilleur
développement des fonctions cognitives.
Les résultats des travaux en neurosciences ont confirmé le lien
entre l’émotion et la cognition. Ainsi, les travaux de Damasio (Damasio, 1994) ont permis d’élucider les bases neuronales des émotions
ainsi que le lien fort entre l’émotion et certains processus
cognitifs comme l’attention, la mémorisation, la perception et la
prise de décision. Ces résultats ont été
corroborés par plusieurs chercheurs (Ferro, 1995), (Worthman, 1999), (Palombo, 2000), (Clore et Gasper, 2000).
Dans ce cadre, plusieurs études ont mis en évidence
l’intérêt d’intégrer les émotions dans
les EIAH, par exemple les travaux de Martinez (Martinez, 2001) et de O’Regan (O’Regan, 2003).
Dans le but de conduire à des systèmes émotionnellement
intelligents (Ochs et Frasson, 2004),
une architecture d’EIAH comportant des modules pour la gestion des
émotions a été
proposé (Faivre et al., 2003).
Il s’agit non seulement de gérer le stress, le sentiment de
confusion ou d’isolement qui peuvent distraire l’apprenant lors
d’une session d’apprentissage mais aussi de développer des
stratégies pour éviter ces situations. Certaines recherches ont
opté pour la création d’EIAH qui immergent l’apprenant
dans un micro-monde comportant un agent conversationnel animé (ACA) dans
un rôle d’agent pédagogique pouvant non seulement prendre en
compte les émotions de l’apprenant mais aussi exprimer ses propres
émotions. COSMO (Lester et al., 1999),
STEVE (Johnson et al., 2000),
AUTOTUTOR (Graesser et al., 2005a), (D'Mello et al., 2007) ou Emilie (Nkambou et al., 2002) sont des exemples d’agents pédagogiques de type ACA (appelés
agents pédagogiques personnifiés) qui expriment des
émotions (expressions faciales, parole et geste) lors d’une session
d’apprentissage. Le développement de ce type d’agents peut
bénéficier des résultats intéressants obtenus dans
les domaines connexes (IA, infographie, IHM) comme par exemple les techniques de
génération des expressions faciales des ACAs (Grizard et Lisetti, 2006), (Ochs et al., 2006), (Martin et al., 2006), (Heraz et al., 2006).
Les contributions acceptées dans le cadre de ce numéro
spécial couvrent quatre perspectives de la dimension émotionnelle
des EIAH : 1) la reconnaissance de l’état émotionnel de
l’apprenant (Chaffar et Frasson) ; 2) la synthèse des
émotions ou d’un comportement affectif dans un agent
pédagogique (Gaha, Dubois et Nkambou ; Farouk et al.) ; 3)
l’influence des moyens d’interaction sur les émotions de
l’apprenant (Duplaa) et 4) l’induction des états
émotionnels favorisant le maintien de la motivation (Blanchard et
Frasson).
2. Reconnaissance de l’état émotionnel de
l’apprenant
Chaffar et Frasson se penchent sur la
possibilité, pour un système tutoriel intelligent (STI), de
prédire les réactions émotionnelles d'un apprenant afin
d’optimiser son apprentissage. L’objectif est que le système
tutoriel s'adapte en fonction des réactions émotionnelles de
l'apprenant et, donc soit capable de déterminer l'émotion actuelle
de l'apprenant.
Les tuteurs humains utilisent de multiples canaux pour capter plusieurs
signaux : expressions faciales, voix, comportement. Réussir un tel
traitement multimodal dans un STI pose encore problème en particulier
à cause de la lourdeur des équipements qui instrumentent ces
prises d’information : à cause de l'inconfort pour les
utilisateurs, de la difficulté et des coûts d’utilisation de
ces équipements. Chaffar et Frasson proposent de contourner le
problème en laissant de côté la détection et
l'interprétation des signaux, et de fonder la prédiction des
émotions sur les réactions passées d'un groupe
d'apprenants.
Leur approche, inspirée du modèle d'Ortony, Clore et Collins
(connu comme le modèle OCC), utilise l'apprentissage machine
supervisé. Ils décrivent une expérimentation menée
pour extraire les associations probables entre les interventions du tuteur et
l'émotion générée chez l'apprenant. Les
données recueillies auprès de 124 participants tiennent compte de
la personnalité de l'apprenant, de son émotion initiale, et de sa
motivation face à l'apprentissage proposé. Ces données,
après validation de leur indépendance mutuelle, ont servi à
entraîner et à tester quatre algorithmes d'apprentissage machine
(ID3, J48, AdaBoostM1, et Bayes naïf). L'algorithme naïf de Bayes a
démontré une certaine supériorité pour
prédire l'émotion probable suite à une intervention
tutorielle. Avec un taux de précision de près de 63% pour les
classes d'émotion neutre et joie, les auteurs estiment que leur approche
avoisine la capacité humaine à interpréter les
émotions.
3. Synthèse des émotions et de comportements affectifs dans
les agents pédagogiques
L’intégration des émotions dans
l’apprentissage humain à l’aide des EIAH ne touche pas
seulement à la possibilité de développer des
systèmes capables de prendre en compte l’état affectif ou
émotionnel de l’apprenant lors de l’interaction. Elle
concerne aussi la possibilité d’équiper ces systèmes
de mécanismes qui leur confèrent des capacités
d’entretenir en eux-mêmes un état émotionnel pour
réguler la prise de décision en fonctions des états
cognitifs et affectifs de l’apprenant.
Les travaux présentés par Gaha et al. couvrent en partie cette
question. Ils proposent d'enrichir l’architecture de l’agent
cognitif CTS (Conscious Tutoring System) mis au point dans leur équipe,
avec des éléments émotionnels qui s'intègrent
élégamment au traitement global. En effet, l’architecture de
CTS découle d'une théorie de l'esprit humain et de la conscience
qui, sans exclure l'aspect affectif, n'en décrit pas les rôles et
implications. Après une présentation assez détaillée
des éléments architecturaux de leur agent cognitif et de son mode
de fonctionnement très particulier (CTS utilise des mécanismes
combinant "conscience" et processus "inconscients"), Gaha et ses
collègues montrent comment sa structure peut admettre des
éléments de gestion émotionnelle. Les nœuds
d'émotion incorporés dans le réseau décisionnel de
CTS, son Réseau des Actes, reçoivent toutes les informations qui
deviennent "conscientes" dans l'agent, et réagissent à certaines.
Ces nœuds modulent alors la planification et la prise de décision en
insufflant dans le réseau de l'énergie émotionnelle,
supplémentaire à l'énergie provenant des Désirs de
l'agent et des États internes qui reflètent l'état de
l'environnement. L'agent démontre sa capacité à
intégrer une variété de sources d'information pour
décider du prochain acte tutoriel à exécuter, incluant les
croyances au sujet de l'apprenant (état de ses connaissances, sa
personnalité, son état affectif) et ses propres réactions
émotionnelles (liées à sa "personnalité"). Les
délibérations permettent d'intégrer autant les croyances de
l'agent au sujet de l'apprenant que ses préférences
pédagogiques liées à son expérience tutorielle,
ainsi que les "émotions" qui s'éveillent en lui, échos des
résultats de l'apprenant et de ses états affectifs.
Dans une autre perspective, les travaux de Farouk et ses collègues présentent les résultats d’une étude
expérimentale dont le but est de recueillir les informations pertinentes
qui permettraient à un agent pédagogique personnifié (ou
agent conversationnel animé) de gérer ses émotions à
travers l’orientation de son regard et de ses gestes dans une situation de
bilan-diagnostic avec l’apprenant. L’hypothèse qui sous-tend
ces travaux est qu’un agent pédagogique personnifié pourrait
favoriser la réflexion métacognitive des élèves sur
leur compétence, en particulier en manifestant une empathie qui aide
à la déculpabilisation face aux erreurs.
L’expérimentation a été effectuée en
utilisant le système Pépite qui propose à
l’élève un ensemble structuré d’exercices
d’algèbre et d’un module d’analyse des réponses
de l’élève qui permet de construire son profil cognitif.
L’idée était d’observer les réactions des
enseignants au moment du bilan-diagnostic avec l’élève. Ces
réactions concernent plus particulièrement les fonctions du regard
utilisées par le professeur et la répartition de son regard entre
l’élève et le document résumant les résultats
du diagnostic. L’étude considère aussi les facteurs pouvant
influencer ces réactions, notamment les différentes phases du
diagnostic et le profil de l’élève. Cette
expérimentation a nécessité la participation de 4
élèves et de 2 enseignants (soit 8 séquences
d’interaction enregistrées). Elle a donné lieu à un
corpus vidéo d’interactions multimodales annotées par la
suite pour permettre d’étudier le lien entre les expressions
multimodales, les émotions des acteurs, les objectifs pédagogiques
et le profil de l’élève (produit par Pépite). Les
résultats préliminaires ont permis de conclure que la direction du
regard de l'enseignant dépend essentiellement des actes
pédagogiques (clairement identifiés en contexte de
bilan-diagnostic) et du niveau de l’élève. Ces
résultats préliminaires constituent des prémisses
d’un cadre pour la synthèse du comportement affectif d’un
agent pédagogique.
4. L’influence des outils et moyens d’interactions sur les
émotions de l’apprenant
Les émotions relèvent à la fois
du corps et de la cognition, et on peut douter qu'il soit réellement
possible de les considérer séparables de l'un et de l'autre. Sami
Ali (Sami Ali, 2003) qualifie l’affect, propre aux émotions, comme un outil
mnésique, une manière de pondérer les informations
cognitives avec le corps, tout comme dans la théorie des marqueurs
somatiques de Damasio (Damasio, 1994).
Les émotions, comme tout objet psychique, seraient un objet à la
fois social et individuel permettant de pondérer la mémoire
humaine, et donc ayant un lien direct avec l’apprentissage. Le langage
tient-il un rôle dans la génération des émotions,
comme l'a proposé Vygotski? Peut-il servir à traduire même
les émotions dites primaires? Tirer une conclusion sur ce dernier point
peut s'avérer fructueux pour l'utilisation d'outils de communication
appliqués à la formation à distance.
Dans le contexte de la formation en ligne, dominée par les
interactions à distance, le corps des acteurs en relation n’est
plus dans une perception directe : il est représenté à
l’écran, à travers des symboles et quelques autres rares
signes qu'offre l'interface de communication. Duplàa explore ainsi
l'éventualité d'émotions primaires dans des relations en
ligne où seules les possibilités d'expression offertes par l'outil
de communication laissent deux acteurs entrer en relation. Les émotions
de ce type pourraient aussi avoir une origine sociale concrétisée
dans les signes langagiers, tout comme les émotions secondaires (ou
nobles, selon le découpage de Descartes), liées à la
cognition. Duplàa avance l’hypothèse que les outils de
communication en ligne supporteraient variablement les émotions,
puisqu’ils se différencieraient selon les interactions sociales et
langagières qu’ils permettent, mais aussi selon la place de la
représentation symbolique qu’ils laisseraient pour communiquer les
indications corporelles.
Deux expérimentations de communication à distance tentant
l'utilisation de quatre types d'interactions (clavardage (chat), forum,
messagerie instantanée et courriel) confirment que les outils
technologiques peuvent susciter chez leurs utilisateurs des aspects
émotionnels : pudeur ou proximité, dynamisme ou congestion.
Les outils offrant des interactions publiques (clavardage et forum) ont
été peu utilisés au cours des expérimentations,
selon toute vraisemblance à cause de la prudence qu'ils exigent de la
plupart des participants. De plus, il semble que l'instantanéité,
comparativement aux messages asynchrones (courriels, forums), permette de
fournir à l’interlocuteur plus d’informations liées
à la dimension émotive de la communication. Les données de
la communication extra-langagière convoient ces informations, et cette
forme de communication semble plus contrôlable via la messagerie
instantanée. Paradoxalement, les limites d'interaction des outils de
communication protègent l'anonymat et favorisent ainsi l'interaction
sociale émotionnelle.
En supportant une dimension émotionnelle dans la communication
scientifique, l’objectif de tels outils est de permettre à
l'enseignement des sciences de mieux fonctionner (une communication plus
dynamique obtient une meilleure attention) et d'atteindre un niveau
d'apprentissage supérieur par une meilleure mémorisation.
5. Le maintien de la motivation
La motivation est un facteur très important en
situation d’apprentissage. La dimension conative du profil de
l’apprenant réfère à ses capacités
motivationnelles, directement liées à ses états affectifs
et cognitifs (Reuchlin, 1990).
Mettre en place des mécanismes soutenant l’état
motivationnel permet de favoriser des processus d’apprentissage mis en
œuvre à l’aide d’un EIAH.
La contribution de Blanchard et Frasson décrit un système EIAH
multi-agents, appelé MOCAS, dont le but est d’encourager les
besoins psychologiques fondamentaux des apprenants, notamment les sentiments
d’autonomie, de compétence et de relationnel. Ces besoins sont
suggérés par la théorie de l’autodétermination
pour améliorer la qualité de la motivation en contexte
d’activité. La version actuelle de MOCAS permet de satisfaire au
besoin d’autonomie grâce à trois principes inspirés
des jeux vidéo consistant à 1) encourager la liberté
des apprenants et la prise de décision ; 2) fournir de
l’encadrement pédagogique seulement quand cela est jugé
nécessaire ; 3) donner la possibilité à plusieurs
apprenants de partager une même expérience d’apprentissage.
L’environnement virtuel de MOCAS est peuplé d’avatars.
Ceux-ci représentent tous les apprenants connectés. Les apprenants
peuvent se déplacer sans contrainte et interagir comme bon leur semble
avec de nombreux autres avatars contrôlés par des agents
pédagogiques personnifiés. Ces derniers ont pour devoir
d’une part d’encadrer l’apprenant pour le garder
concentré sur l’activité et, d’autre part,
d’enseigner dans un rôle particulier qui leur est assigné.
Les résultats d’une expérimentation menée
auprès des élèves du primaire à montré la
capacité de MOCAS à maintenir les élèves dans un
état positif de motivation.
6. Conclusion et perspectives
Les sciences cognitives reconnaissent trois
catégories de facteurs caractérisant un individu : cognitifs,
conatifs et affectifs. Les facteurs cognitifs concernent les connaissances et
habiletés nécessaires pour la prise de décisions et la
résolution de problèmes. Les facteurs conatifs concernent, en
partie, les buts et la motivation à les atteindre. Les facteurs affectifs
concernent le style ou la personnalité, et leur impact sur les
émotions. Le potentiel d’un individu est fonction de ces trois
facteurs qui, en réalité, sont étroitement combinés.
Les recherches en EIAH se sont longtemps concentrées sur les facteurs
cognitifs en délaissant les deux autres facteurs. Les contributions
présentées dans ce numéro spécial participent
à combler ce déficit en étudiant les dimensions conatives
et affectives.
Les recherches sur l’impact des émotions sur la cognition sont
encore jeunes. La dimension émotionnelle des EIAH est une
problématique encore très récente mais qui nous semble
incontournable. A notre avis, les limites des EIAH d’aujourd’hui ne
résident pas tant dans leur difficulté à encoder et
exploiter des théories pédagogiques complexes ou à
gérer efficacement les ressources disponibles pour garantir
l’apprentissage. Leurs limites résident dans leur capacité
à communiquer efficacement avec l’apprenant. En fait, les
théories pédagogiques encodées dans les EIAH ont
été pensées pour être mises en œuvre par les
humains : elles font appel à de multiples compétences
implicitement supposées comme disponibles. Entre autres, on y tient comme
acquise la capacité des tuteurs à interpréter correctement
les divers indicateurs émotionnels. Faudrait-il repenser ces
théories pour les machines ? Est-ce que cela nécessitera une
remise en cause des théories pédagogiques actuelles pour mieux
reconnaître et expliciter la part des émotions et donc
définir de nouvelles balises, prévoir de nouveaux
paramètres ?
Quels sont les aspects prioritaires en matière de prise en compte des
émotions dans les EIAH ? La synthèse des émotions
à travers les agents pédagogiques personnifiés est-elle la
voie à suivre ? Quelles études empiriques menées et
quelles théories peuvent fonder cette synthèse des
émotions ? Quel est l’impact réel de cette approche sur
l’apprentissage ? Lorsque l’agent pédagogique est
personnifié, comment garantir son acceptation par
l’apprenant ? Quelles options lui offrir et comment gérer
cette flexibilité ? Comment l’agent ajuste-t-il ses
expressions émotionnelles pour s’adapter à
l’apprenant ? Graesser et ses collègues (Graesser et al., 2005b) énoncent plusieurs avantages liés à l’utilisation des
agents pédagogiques personnifiés en s’appuyant sur plusieurs
études qui le confirment (Moreno et al., 2001), (Atkinson, 2002), (Person et al., 2001).
Cependant, les avis restent très partagés car, comme
l’affirme Whittaker (Whittaker, 2003),
les conditions propices à l’utilisation d’agents
pédagogiques personnifiés restent à clarifier. Ceci
pourrait se faire par des études empiriques pour établir
d’une part la valeur pédagogique (c’est-à-dire la
valeur ajoutée qui peut découler de la synthèse des
émotions à travers les agents pédagogiques
personnifiés) en terme de bénéfices pour l’apprenant
et, d’autre part, les principes gouvernant la construction et
l’intégration de ces agents dans un contexte donné.
L’induction des émotions chez l’apprenant est-elle une
voie intéressante ? La question peut se poser d’autant plus
que nous sommes bien loin de résultats fiables, et ce pour deux raisons.
La première est liée à l’absence d’une approche
efficace permettant d’établir avec une certaine précision
l’état émotionnel de l’apprenant. La piste à
privilégier, selon les recherches de Picard (Picard, 2003),
est celle d’une approche multimodale. C’est aussi ce
qu’affirment les travaux de Lisetti (Lisetti, 2006).
La question est maintenant de savoir comment une telle multimodalité peut
être gérée sans engendrer des biais liés aux
équipements nécessaires, pour la plupart intrusifs ?
L’évolution technologique permettra sans doute de contourner ce
biais difficilement acceptable dans un contexte d’apprentissage. La
seconde raison expliquant l'incertitude des résultats concerne la
démarche même de l’induction de l’émotion. En
effet le lien entre les émotions et les moyens utilisés pour les
engendrer chez l’apprenant restent encore largement à explorer. Une
piste consisterait à établir les conditions de nature affective
qui favorisent l’apprentissage, et développer des stratégies
solides pour créer ces conditions. Ceci peut mener à
l’adaptation des théories connues. Par exemple, la théorie
de Gagné (Gagné, 1985) précise les conditions d’apprentissage dans le domaine cognitif et
pourrait être étendue par l’ajout des aspects
émotionnels.
En somme, il y a encore du chemin à faire. Un long chemin reste
à parcourir pour créer une machine réussissant le test de
Turing étendu, capable de manifester une véritable intelligence
émotionnelle, ou de la machine émotionnelle que décrit
Minsky (Minsky, 2006),
raisonnant par les émotions. Un premier objectif sur cette voie, est de
réussir à doter les EIAHs d’une capacité affective
qui les permet de communiquer sur plusieurs registres pour un meilleur soutien
aux apprenants (Quinn, 2006). Les
pistes actuelles de recherche fournissent déjà des
résultats encourageants.
Ce numéro spécial permet de voir quelques-unes de ces pistes.
Les auteurs y présentent certaines problématiques liées
à la dimension affective des EIAHs ainsi que les perspectives de
recherche qui en découlent. Nous espérons qu’il saura
sensibiliser la communauté EIAH à l’importance de ces
problématiques et à la nécessité de créer une
synergie francophone autour de ce sujet.
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Référence de l'article :
Roger NKambou, Élisabeth Delozanne, Claude Frasson, Editorial du numéro spécial
Les dimensions émotionnelles de
l'interaction dans un EIAH, Revue STICEF, Volume 14, 2007, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 29/02/2008, http://sticef.org
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