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Les émotions : outils et corps social pour
l’apprentissage en ligne.
Emmanuel
Duplàa TÉLUQ-UQÀM,
Montréal
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RÉSUMÉ : Cet
article propose de considérer les émotions dans une dimension
à la fois corporelle et sociale. Après avoir
présenté des exemples de recherche en neurobiologie et en
intelligence artificielle, nous présentons un historique de la
théorie des émotions qui nous permet de proposer une
hypothèse : l’émotion comme objet à
l’interface du corps et de la relation sociale. Une expérimentation
de formation en ligne avec un public de formateurs nous a permis
d’observer des cas de gestion en ligne des émotions qui vont dans
le sens de notre hypothèse. Nous en concluons que le lien entre
émotion et cognition est matérialisé dans les outils de
communication et nous proposons une organisation de ces outils pour
l’apprentissage en ligne.
MOTS CLÉS : émotion,
relation, corps, symbolisme, formation en ligne.
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ABSTRACT : This
paper proposes considering emotions bodily and socially. After we will have
presented neuroscience and artificial intelligence researches, we are going to
introduce an historic of the emotions’ theory. The understanding of this
theory will lead us to put forward the hypothesis that emotion could be
considered as an interface between human body and social relationship.
Experimentation on online trainers’ training provided us with an
opportunity to observe some cases where people manage their emotions in online
situation as we had pretended previously. We conclude that the link between
emotion and cognition is embodied in online communication tools which must be
organized specifically for online learning.
KEYWORDS : emotion,
relationship, body, symbolism, online training.
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L’émotion est un objet paradoxal dans la
recherche contemporaine. Il est au croisement du corps et de l’esprit et
en miroir de la cognition. Les émotions participent à la
composante humaine la plus noble. Mais, paradoxalement, elles sont ce
qu’il y a de plus animal en nous. Si l’on peut considérer
dans les émotions une origine matérialiste ou encore spiritualiste
selon les approches théoriques que nous allons présenter, la
dichotomie de base, qui règne encore aujourd’hui, est celle de la séparation de l’émotion et de la cognition. Notre
propos dans cet article vise à observer l’articulation des deux
pour l’apprentissage dans un contexte de formation en ligne, où les
corps sont physiquement distants. Si, actuellement, l’étude des
émotions se concentre sur l’individu, nous regardons comment les
émotions agissent en interaction et nous nous intéressons à
leurs dimensions sociales. Après avoir présenté la
théorie des émotions et divers courants de recherche sur les
émotions organisés en « couplage », nous
présentons une formation en ligne de formateurs qui nous a permis
d’observer trois cas d’expression d’émotions via les
outils de communication. Ces cas nous permettent d’éclairer notre
hypothèse et de positionner les outils de communication quant à
leurs potentiels pour l’expression des émotions.
1. Les langages de l’émotion
La conceptualisation des émotions ne pourrait
se passer d’une approche philosophique. Est-ce que je pleure parce-que je
suis triste, ou bien suis-je triste parce-que je pleure ?
L’étude des émotions questionne notre conception du corps et
de l’esprit. Si une théorie semble persister depuis son apparition,
c’est la théorie des émotions. Vygotski (Vygotski, 1931) en a retracé un historique critique qui étaye notre approche.
1.1. L’histoire de la théorie des émotions
Dans l’ouvrage « La théorie des
émotions », Vygotski (Vygotski, 1931) propose une analyse de la théorie de William James (1842-1910),
théorie similaire à celle de Carl Georg Lage (1834-1900) apparue
simultanément. Il entreprend une critique de cette théorie dans
son inspiration de la théorie des passions de Spinoza (1632-1677), qui
l’avait lui-même construite en réaction à Descartes
(1596-1650). Descartes, dans son « cogito ergo sum »,
considérait l’esprit différent et supérieur à
la matière. Il dissociait les émotions ou passions de type animal
et de l’ordre du réflexe, résultantes d’une action du
corps sur l’esprit, des émotions dites nobles qui prenaient
d’abord sens dans l’esprit avant de se traduire dans le corps. En
réaction à Descartes, Spinoza définissait les affects comme
des états du corps qui pouvaient augmenter ou diminuer la capacité
à l’action tout en favorisant ou non la conscience de ces
états. Les émotions réflexes ou passions, tout comme les
émotions nobles, ne résultaient pas d’une action du corps
sur l’esprit. Elles étaient plutôt le résultat de
l’action des faits extérieurs sur nous, respectivement sur notre
corps et sur notre esprit.
James, en continuité de Spinoza, a mis à jour un
mécanisme essentiel qui permet de ressentir les éléments du
corps engagés dans les émotions. Par exemple, comme le dit James,
« quelle sensation de peur resterait-il, si l’on ne pouvait
ressentir ni les battements accélérés du cœur, ni le
souffle court, ni les lèvres tremblantes, ni les membres faibles, ni le
mal au ventre ? Il m’est impossible de
l’imaginer » (cité par Damazio, 1995, p.171).
Une première critique de Vygotski (Vygotski, 1931) est que, si cette théorie des émotions pouvait bien rendre compte
des émotions primaires, l’explication des émotions
secondaires, dans le sens de la complexité de leurs origines, restait
limitée. Une autre critique est que le point de départ des
émotions est toujours le corps, négligeant les aspects de la
perception des émotions et les aspects de l’environnement
extérieur en jeu dans la production d’émotions. Plus
généralement, Vygotski critiquait cette théorie en ce
qu’elle était faussement matérialiste : elle limitait
les émotions à de simples manifestations d’un automatisme
corporel sans esprit, laissant finalement un esprit indépendant du corps,
associant le spiritualisme de la théorie de James à celui,
originel, de Descartes.
1.2. La perspective langagière des émotions
Vygotski proposait, au contraire, une origine sociale matérialiste aux
émotions, s’appuyant sur de nombreux auteurs contemporains comme,
par exemple, Bergson à propos de la place de l’expérience
d’autrui dans le développement des émotions. Pour Vygotski,
le contenu des émotions avait une même structure psychique au
départ, cependant le vécu et l’histoire en signalaient des
formes et des significations différentes, associées à des
composantes intellectuelles. Par là-même, il introduisait la
composante langagière dans le développement des émotions.
Pour lui, il existait des systèmes linguistiques plus ou moins
stabilisés en fonction de certaines situations de communication plus ou
moins délimitées, ce qui permettait d’avoir, en tant
qu’humain, les mêmes grandes catégories
d’émotions que l’on pouvait communiquer. Il
considérait les émotions dans la dualité des rapports avec
les autres, mais aussi avec soi-même, grâce au langage
intérieur. S’il reconnaissait que les phénomènes
émotionnels étaient subjectifs et liés à la biologie
individuelle, il n’excluait pas la perception des propriétés
des évènements et des objets déterminée par la
médiation des signes. Dans cette théorie, le développement
des émotions consistait à caractériser
langagièrement les états internes tout en percevant, toujours de
manière langagière, les causes des émotions
suscitées dans l’environnement social, sans distinguer
spécifiquement les émotions réflexes et les émotions
nobles.
Pour Vygotski, les émotions n’étaient pas
réductibles à un aspect biologique, mais elles faisaient
dépendre, dans le jugement même, les interactions de type
langagier, nous rapprochant de la cognition. De plus, loin de la
séparation traditionnelle du cognitif et de l’émotif,
qu’il associait à celle de la culture et de la nature, Vygotski
développait un monisme matérialiste, prémisse d’une
approche psychosomatique qui ne s’occuperait plus tant du lien entre le
corps et l’esprit que du lien entre les aspects internes et externes de
l’humain et un langage socialisé. Damazio (Damazio, 1995),
dans la continuité de Spinoza puis de James, propose un même type
de découpage : les émotions primaires innées, qui sont
proches des réflexes du nouveau-né et les émotions
secondaires acquises, caractérisées par la complexité de la
cognition mise en œuvre. C’est en ce sens que Damazio, qui n’a
pas cité Vygotski dans son ouvrage, ne le rejoint pas dans la critique de
la théorie de James et dans la dimension sociale des émotions
primaires.
2. Un objet polymorphe
Plus récemment, de nombreuses études
existent sur les émotions pour la conception des EIAH, et celles-ci
peuvent prendre plusieurs formes. Dans un premier temps, nous organisons une
présentation de ces études selon le
« couplage » qu’elles utilisent pour la
compréhension des émotions. Nous proposons ensuite un couplage qui
met l’accent sur la dimension sociale des émotions.
2.1. Le couplage structure/fonction
Un premier domaine d’étude des émotions est celui de la
modélisation de la réalité biologique. Les modèles
informatiques tentent de reproduire au plus près l’activité
réelle de l’organisme dans le vécu des émotions.
L’une des théories les plus célèbres est celle de
Maclean (Maclean, 1986),
issue de la neurologie. Elle propose une articulation de trois
cerveaux (reptilien, limbique et néocortical) où le
système limbique porterait, seul, les émotions. Cette
théorie aujourd’hui est fortement remise en question, notamment
dans l’aspect « central » des émotions
qu’elle propose. Des travaux plus récents (Ledoux et Muller, 1997) se fondent sur l’imagerie cérébrale. Ils s’orientent
moins vers une structure cérébrale unique pour les émotions
que vers des unités cérébrales fonctionnelles distinctes
propres à chaque émotion, unités qui composeraient un
système central. Sur le plan informatique, l’intelligence
artificielle s’est approprié ces formes de raisonnements
décentralisés grâce aux modélisations connexionnistes
par réseaux de neurones pour expliquer, par exemple, le lien entre
émotion et cognition grâce aux jeux de seuils synaptiques (Puzenat et Gattet, 2002).
Si les émotions sont réparties dans diverses structures
cérébrales, leurs régulations ne sont pas sans lien avec ce
qui serait le centre de l’intelligence humaine, le cortex
préfrontal. Ce cortex serait propre à l’espèce
humaine puisqu’il serait le centre de nombreuses fonctions cognitives et
métacognitives : planification, capacité d’abstraction,
mémoire de travail, etc. (Lewis et Lieberman, 2000).
Le cas Gage, redécouvert par Damazio (Damazio, 1995),
illustre cette complexité de l’aspect central du cortex
préfrontal dans la régulation des émotions. Nous ne
présentons pas ce cas en détail, si ce n’est que pour Gage,
l’ablation accidentelle du cortex préfrontal, le privant de ses
émotions, l’a conduit à une incapacité de
s’adapter à certaines lois sociales essentielles de survie sans
altérer aucunement ses capacités cognitives. Ce cas
révèle pour Damazio que, d’une part, l’intelligence
émotionnelle est directement en lien avec une aptitude sociale et que,
d’autre part, le cortex préfrontal est supposé important
pour le lien entre cognition et émotion chez l’individu. A partir
de ce cas d’introduction et d’autres résultats
neurobiologiques, Damazio développe une théorie des marqueurs
somatiques, marqueurs positionnés dans le corps physique et qui, peu
à peu, font émerger la conscience des émotions,
pondérant par là même les décisions de type cognitif.
Par exemple, un souvenir désagréable provoque un mal de ventre,
marqueur somatique qui influence une décision cognitive en lien avec ce
souvenir.
Plus généralement, dans cette approche, comme dans les
modélisations informatiques, l’important est de noter le fondement
sur une association de la fonction émotive à une structure qui concerne l’individu : le système
limbique, le cortex préfrontal ou encore les marqueurs somatiques.
C’est ce que nous appelons le couplage structure/fonction. Il permet une
bonne explication des émotions primaires, en lien direct avec le corps
individuel, mais soulève quelques difficultés avec les
émotions secondaires, plus en lien avec la cognition.
2.2. Le couplage humain/machine
Dans d’autres courants de recherche, le système
étudié pour les émotions est composé d’un
humain agissant seul face à une machine. Un modèle informatique
prend en compte les émotions de l’utilisateur. La machine de Turing (Turing, 1950) en
était une première tentative, puisque l’humain ne devait pas
pouvoir différencier la machine d’un autre humain jusque dans sa
dimension émotionnelle. Aujourd’hui, une des applications les plus
développées d’agents intelligents intégrant une prise
en compte de la personnalité, de l’expérience et des
émotions est celle des personnages de jeux vidéo. L’agent
adopte ici des comportements « humains » pour
l’utilisateur, puisqu’il construit des stratégies de jeux
contre l’utilisateur (par ex. Rodney Brooks et le robot Kismet au MIT (Brooks, 2001).
Le but de ces travaux n’est pas simplement de construire des machines
à l’image des humains, il est plutôt de développer le
potentiel des robots au point d’altérer la perception humaine.
Pour ce qui est de l’éducation, le courant des tuteurs
intelligents est celui qui s’est le plus confronté à la
modélisation des émotions. Les premiers tuteurs intelligents se
fondaient sur une modélisation des connaissances et sur une
modélisation de l’élève. Ils étaient
critiqués car finalement éloignés de la
réalité de l’élève lui-même (Vivet, 2000).
Cependant, les travaux sur les tuteurs intelligents ont permis une
avancée dans la compréhension de l’acte
d’apprentissage, comme le souligne Wilson et Myers (Wilson et Myers, 1999).
Ils ont apporté une meilleure compréhension des processus
cognitifs, tant en psychologie cognitive qu’en intelligence artificielle
(prise en compte des différentes mémoires, de l’attention,
de la motivation, etc.). Le courant des tuteurs intelligents a permis de
s’orienter vers la complexité humaine et, en particulier, vers une
modélisation des émotions. Un exemple de cette approche est le
travail de Faivre (Faivre et al., 2002).
Il s’agit de concevoir des agents prenants en compte les émotions
de l’apprenant et de modéliser celles du tuteur intelligent en
réponse aux actions de l’apprenant. Il faut noter que cet agent
tuteur produit 26 formes d’émotions par expressions
faciales l’implémentation d’un corps de synthèse
supporte l’expression de ces émotions. Il reste à
démontrer l’efficience d’un tel agent pour
l’apprentissage humain en condition réelle d’utilisation.
Les modélisations informatiques tendent souvent à reproduire
les émotions secondaires, proches de la cognition et de
l’apprentissage. Ces modélisations ont plus de difficultés
à aborder les émotions primaires qui, elles, ne peuvent être
abordées que par l’étude de l’ensemble du corps. Ici
encore, même face à une machine et en lien avec la cognition, les
émotions modélisées restent le fruit d’un individu
seul, sans la complexité des dynamiques sociales et de leurs impacts sur
les émotions et la cognition.
2.3. Un couplage relation/médiatisation
Les deux premiers couplages présentés ne traitent pas de la
dynamique externe définie par Spinoza ou encore de la dynamique sociale
définie chez Vygotski dans son historique sur les émotions. Cet
aspect est pourtant mis en valeur dans le questionnement soulevé par le
cas Gage et par son inadaptation sociale.
Concernant notre contexte, la formation en ligne, il ne s’agit plus
d’un individu seul, avec une machine, mais de relations d’individus,
avec une distance de corps physiques dans ces relations. Vygotski
considérait les signes langagiers comme en lien avec les émotions,
jusqu’aux plus primitives – les émotions primaires –,
tout en étant porteurs de la dimension cognitive du langage. Les outils
de communication auraient alors en charge de traduire les émotions des
interlocuteurs, ils seraient seuls porteurs de la dimension corporelle –
via les marqueurs somatiques – et de la dimension sociale des signes
langagiers. Nous proposons dans cette communication le couplage
relation/médiatisation pour l’étude des émotions
et de leur lien avec la cognition. Adoptant une approche structuraliste et
fonctionnelle, nous considérons les émotions comme sociales
d’une part, d’où le déplacement sur l’objet
relation et, d’autre part, nous postulons l’existence d’un
lien entre l’origine – ou l’expression – corporelle des
émotions – primaires et secondaires – et le comportement
à l’interface en fonction des différents outils de
communication. Ce couplage nous permet d’élaborer une approche
psychosomatique où émotion primaire, émotion secondaire et
cognition ne se distingueraient en ligne que par les formes d’outils de
communication utilisés.
Cette déconstruction de la distinction des émotions primaires
liées au corps et des émotions secondaires liées à
l’esprit nous rapproche de l’approche psychosomatique de Sami Ali (Sami Ali, 2003).
Il développe la théorie relationnelle qui amène un regard,
dans la continuité de Vygotski, sur le développement des
émotions et sur l’apprentissage. La théorie relationnelle
postule que tout dans le psychisme humain est relationnel, le
développement des émotions et l’apprentissage y compris.
Selon cette théorie, corps et esprit ne sont pas dissociés :
l’esprit a des effets sur le corps et le corps sur l’esprit, de
manière indissociable. L’idée principale de la
théorie relationnelle consiste à considérer que
l’humain se construit dans et par une relation à l’autre, ce
dès le stade intra-utérin. Le corps reste ainsi porteur et acteur
de la socialisation du sujet. Au fur et à mesure du développement,
l’individu construirait dans ses relations sa
« gamme » subjective d’émotions, propre et
identifiable tant par les autres que par lui-même, établissant
ainsi un continuum entre les émotions dites primaires et les
émotions secondaires. Dans la même approche psychosomatique, Cady (Cady et Roseau, 1996) développe l’articulation du corps et de la relation au sein de la
production symbolique, faisant ainsi le lien entre corps et symboles graphiques.
Nous y voyons un lien entre les signes symboliques langagiers d’une part
et, d’autre part, le continuum du registre émotionnel, des
émotions primaires liées au corps à la cognition
liée à l’esprit. Enfin, Sami Ali qualifie l’affect,
propre aux émotions, comme un outil mnésique, une
manière de pondérer les informations cognitives avec le corps,
tout comme dans la théorie des marqueurs somatiques pour Damazio. Les
émotions, comme tout objet psychique, seraient un objet à la fois
social et corporel, permettant de pondérer la mémoire humaine et
ayant un lien direct avec l’apprentissage.
2.4. Problématique et hypothèse
Notre contexte est celui de la formation en ligne, dominée par les
interactions langagières à distance. Dans ce contexte, le corps
des acteurs en relation n’est plus dans une perception directe : il
est représenté à l’écran, au travers des
symboles. De plus, les relations sont surtout matérialisées par
les outils de communication, ce qui donne un positionnement particulier au
langage. Notre problématique est la suivante. Comment ce continuum,
émotions primaires, secondaires et cognition, peut-il être
médiatisé dans des relations en ligne, sans corps directement
présents, uniquement à travers des outils et des symboles
co-construits socialement ? Notre hypothèse est que les outils
de communication en ligne se différencieraient selon les interactions
sociales et langagières qu’ils permettraient et selon la place de
la représentation symbolique du corps qu’ils autoriseraient,
orientant ainsi l’expression du registre des émotions. Celles-ci se
différencieraient alors par le contrôle langagier possible avec les
différents outils de communication. Afin d’explorer notre
hypothèse qui s’inscrit dans l’approche de Vygotski et de la
psychosomatique, nous allons exposer un cas de formation en ligne et des
exemples d’interactions en ligne qui mettent en scène des
émotions avec différents outils de communication. Il
s’agira, dans cette formation en ligne, non pas de modéliser au
mieux les émotions pour l’apprentissage, mais plutôt
d’étudier comment concevoir l’articulation des outils de
communication pour supporter les processus émotionnels dans les relations
en ligne. L’objectif est ainsi de favoriser les apprentissages, puisque
dans l’approche psychosomatique, les émotions interviennent sur les
aspects mnésiques.
3. Un cas de formation en ligne
Nous présentons maintenant les observations
d’une formation en ligne au travers de cas d’interactions qui nous
permettent d’étayer notre hypothèse. Ces cas n’ont pas
vertu à fournir une explication complète, mais plutôt
à illustrer la complexité d’une situation
émotionnelle dans une interaction en ligne pour l’apprentissage.
Nous inspirant de la méthode des cas (Grawitz, 2001),
nous les avons sélectionnés car ils portaient sur des
dimensions éclairantes des émotions au regard de notre
problématique, mettant en relief la complexité de l’objet et
de son lien avec la cognition et les signes langagiers. Ils ne prétendent
nullement à une quelconque exhaustivité ni
universalité.
3.1. Description de la méthode
La formation en ligne que nous avons conçue était
expérimentale et s’inscrivait dans une démarche
psychosociologique d’intervention par la
formation1 (Palmade, 1967).
Cette formation portait sur la pédagogie en ligne et en particulier sur
l’utilisation des outils de communication. Le but était que les
formateurs puissent par la suite réaliser l’ingénierie de
leurs propres modules dans leurs activités professionnelles. Elle
était adressée à vingt-sept formateurs de deux institutions
différentes donnant lieu à deux sessions de formation :
quinze apprenants provenaient de l’école d’ingénieurs
ENST et douze de l’école d’ingénieurs CESI. La
formation en ligne durait environ un
mois2 : deux jours de
présence physique en début et en fin de formation, et le reste
à distance via une plate-forme sur laquelle les apprenants avaient
régulièrement des documents à produire en binôme pour
favoriser les échanges en ligne. L’intervention par la formation
consistait à sensibiliser les formateurs à la pédagogie en
ligne et, en particulier, à l’utilisation d’un outil de
communication totalement nouveau pour eux – mis à part deux
d’entres eux –, la messagerie instantanée. Les autres outils
de communication utilisés étaient le courriel, le forum et le
« chat ».
Durant la partie à distance, un module avait un format
spécifique qui obligeait à l’utilisation de la messagerie
instantanée en binôme pour la production du travail à
rendre. Nous assurions nous-mêmes le tutorat de cette activité.
Parfois nous avons utilisé « MSN Messenger »,
parfois « ICQ », selon les sessions et les
possibilités techniques. En cours d’activité, les
binômes de formateurs devaient réaliser une mise en commun du
travail via la messagerie instantanée ; une seule rencontre à
distance était conçue. Les autres outils de communication, tout
comme la messagerie instantanée dans le reste de la formation,
n’avaient pas de prescription d’utilisation.
Durant la formation, nous avons recueilli toutes les traces de communication
possible concernant le forum, le chat, les courriels et les sessions de
messagerie instantanée. En fin de formation, un entretien individuel
semi-directif (Gauthier, 1997) a été réalisé avec dix formateurs. Cet entretien
portait sur (1) les apprentissages réalisés – ce que vous
avez retenu de la formation –, sur (2) le déroulement concret des
activités et sur (3) l’utilisation de la messagerie
instantanée et des autres outils de communication. Pour ce dernier
thème, nous avons utilisé les traces des interactions pour une
auto-confrontation (Grawitz, 2001).
Nous avons relevé trois cas spécifiques car ils abordent, avec
l’utilisation de la messagerie instantanée, un aspect
émotionnel.
3.2. Le positionnement des outils
Il nous faut regarder en quoi physiquement la messagerie instantanée
se différencie des trois autres outils de production de signes
langagiers. La messagerie instantanée se distingue du courriel et du
« chat ». La première distinction par rapport
au courriel est temporelle (Johansen, 1991) :
la messagerie instantanée est un outil synchrone, obligeant à une
coprésence des protagonistes de la relation devant leurs écrans
alors que le courriel est un outil asynchrone. La deuxième distinction
est que le courriel permet une production individuelle de texte, alors que la
messagerie instantanée reste positionnée sur la dimension
dynamique de l’échange : on relit peu souvent dans la pratique
les traces de ses échanges. Cette différence d’espace et de
temps oriente le comportement des utilisateurs à l’écran
vers deux formes de construction de la communication : asynchrone et donc
laissant un temps individuel de construction, ou synchrone et dans une dynamique
relationnelle. Enfin, une différence de mémoire physique est
présente entre la messagerie instantanée et le
« chat ». Si la première permet un stockage
des données sur les postes informatiques des utilisateurs avec un envoi
direct de poste à poste sous contrôle de l’utilisateur, le
deuxième utilise un serveur externe sur lequel les utilisateurs viennent
se connecter et envoyer des messages textuels qui sont relevés
régulièrement et rapidement par l’application après
envoi par l’utilisateur, diminuant ainsi son contrôle
direct3.
Les outils de communication utilisés s’aligneraient sur un axe
qui considère en premier lieu la distinction synchrone asynchrone et en
second lieu l’espace mémoire des messages échangés.
L’ordre des outils selon cet espace-temps de l’interaction serait alors : le forum (serveur/asynchrone), le courriel
(client/asynchrone), le chat (serveur/synchrone) et la messagerie
instantanée (client/synchrone). Nous reprendrons cet axe dans notre
discussion.
3.3. Trois exemples d’émotions médiatisées
Les trois cas que nous présentons concernent des apprenants ayant eu
une relation particulière avec l’outil de messagerie
instantanée. La première, Vanessa, faisait partie des deux
formateurs qui connaissait l’outil ; elle était
qualifiée d’experte par les autres apprenants. L’entretien
nous a permis d’expliciter cette expertise. La deuxième,
Céline, a découvert l’outil pendant la formation. Elle avait
adressé un commentaire sur l’enseignement des langues sur le forum
qu’elle a étendu à l’enseignement scientifique pendant
l’entretien. Enfin, le troisième cas, Thomas, a fait des
révélations sur son environnement professionnel, sur lesquelles il
revient durant l’entretien.
3.3.1. Empathie et formes de dialogue
Vanessa utilisait déjà largement la messagerie
instantanée avant et au moment de la formation. Durant la période
à distance, elle a été particulièrement active avec
cet outil auprès des autres apprenants. Au cours de l’entretien en
fin de formation, elle nous explique que pendant la formation, elle est beaucoup
allée vers les gens spontanément avec la messagerie
instantanée, afin de « jouer le jeu » de
l’apprentissage de la communication avec ce type d’outil. Les formes
de dialogue de Vanessa utilisaient intensivement des points de suspension et
d’exclamation. Par exemple, elle terminait toujours par un
« A+++ ». Elle nous explique : « Si je me
sers des points d’exclamation et de suspension, c’est par
volonté de mettre un rythme, un accent, une intonation que j’ai en
présence. Les points de suspension permettent d’ouvrir la
discussion, de laisser l’autre terminer ou comprendre. Tu vois, je
n’utilisais pas de majuscule et de smiley, sauf par exemple avec toi,
parce que tu en avais fait un. L’important pour moi est de s’adapter
[...]. Si je dépasse, les points ou les +, c’est pour donner de
l’importance. J’ai l’impression de rythmer mon texte avec
cela. En fait c’est ce que je ne peux pas symboliser avec les mains, le
visage, la voix. Je reste très soucieuse de l’autre. Je ne suis pas
trop pour les abréviations, ça me dérange, tout ce qui
vient du portable et des sms. L’autre ne comprend pas forcément, il
faut apprendre ce langage à l’autre et s’adapter à son
langage. Par exemple, les « lol » et
« mdr », tout le monde ne comprend pas, c’est comme un
problème de codage et ça fait partie de la formation que je donne,
il faut conditionner le stagiaire à ce langage ». Pour
Vanessa, certains symboles de communication sont en lien avec l’expression
corporelle non verbale, afin de rythmer le texte et par souci de l’autre.
En ce qui concerne les outils, elle considère être très
à l’aise, en particulier dans la distance, avec
l’informatique et avec l’utilisation de la messagerie
instantanée qui a certaines particularités :
« Avec ces outils, on a une facilité à
l’écrit de montrer une facette qu’on n’ose pas montrer
en présentiel. En fait, ça désinhibe, ça permet le
lâchage. L’écrit non plus ne permet pas ce lâchage, on
ne dit pas la même chose ». Dans le face à face, elle
se pense timide et très réservée et se sent donc plus
à l’aise dans la communication à distance.
3.3.2. Timidité et humanisation scientifique
Céline, une autre apprenante de la formation, est enseignante en
langues. Elle est une des rares à avoir utilisé le forum pour
décrire son expérience de la messagerie instantanée, dans
son cas avec ICQ. Elle nous dit à propos de l’outil :
« Il n'y a pas de doute que cet outil favorise une communication
spontanée et réelle avec tous les inconvénients que cela
suppose dans l'apprentissage des langues étrangères (lenteur dans
la communication, erreurs grammaticales et d'orthographe...), mais aussi avec un
avantage pour, je pense, des étudiants timides ou avec des
difficultés relationnelles ». Céline parle ici
d’une communication spontanée.
Elle revient sur les aspects particuliers de la messagerie instantanée
dans son entretien quelques mois plus tard : « Moi en tant
qu’enseignante de langues, ça me mettait un peu dans la situation
d’un étudiant qui doit communiquer dans une langue qui n’est
pas la sienne. Moi, si j’utilise ICQ pour mes cours d’espagnol, mes
étudiants vont le faire dans une langue qui n’est pas la leur, donc
même s’il y a une différence de niveau, j’imagine
qu’ils doivent avoir une appréhension à l’utiliser, tu
as un peu peur à écrire. Ce n’est pas la même chose.
Quand tu parles si tu fais des fautes, tu ne te rends pas compte, quand tu
écris, tu vois. C’était aussi l’échange avec
les autres personnes qui avaient des expériences différentes, qui
enseignaient autre chose, etc. Par exemple il y avait quelqu’un qui
faisait de l’enseignement scientifique, tu vois, et moi qui n’ai
jamais aimé les sciences, je me disais que c’était une
façon d’humaniser un peu plus les sciences et que ça soit un
peu plus communicatif et pas aussi figé ». Nous voyons la
difficulté de cet outil qui vient repositionner les symboles langagiers.
En fonction de la langue maternelle pour Céline, la messagerie
instantanée permet soit d’effacer la timidité, soit de
l’augmenter. Céline positionne la messagerie instantanée
comme un outil de production écrite mais aussi de production orale. Il
est aussi intéressant de voir que selon elle, l’outil
« humanise » la connaissance scientifique. Cette
humanisation pourrait être propre à une dimension
émotionnelle de l’apprentissage.
3.3.3. Gestion de l’image de soi
Le dernier cas est celui de Thomas. Lors de notre première session de
messagerie instantanée, Thomas abordait des problèmes de tensions
internes dans son contexte professionnel qui posaient des difficultés
quant à la réussite de sa
formation4. Thomas a insisté
sur le caractère confidentiel de ses propos, que nous ne
développerons pas ici. Par contre nous présentons son point de vue
quand nous sommes revenus sur cette échange lors de l’entretien en
fin de formation : « L’avantage probablement que moi
j’ai trouvé dans Messenger c’est que tu contrôles plus
le discours qui est prononcé. C'est-à-dire que la phrase elle est
telle qu’elle est, avant de l’envoyer évidemment tu te relis
et donc tu sais exactement ce que tu vas envoyer. Et c’est certainement
quelque chose qui pour moi a été utile dans le sens où ce
que j’ai dit était quelque chose de délicat qui devait
rester entre nous, et qui méritait beaucoup de précision dans les
mots. Et donc, probablement si on veut vraiment évaluer l’outil, si
on avait communiqué par oral, j’aurais probablement
été beaucoup plus prudent dans les mots que j’aurais
prononcés, j’en aurais probablement dit moins, parce que craignant
si tu veux que de ton côté tu interprètes ce que je pouvais
dire ». Cette importance de l’enjeu professionnel nous a
été donnée par l’apprenant dans un dialogue touchant
à une certaine intimité. Notons la protection et la maîtrise
que semble fournir la messagerie instantanée en ce qui concerne la
communication implicite et non maîtrisée, extra-langagière
et liée au corps, qui existe dans une communication orale en face
à face.
Pour conclure sur l’utilisation des outils de communication, le
courriel et la messagerie instantanée ont largement été
utilisés sur l’ensemble des sessions de formation, à la
différence de l’utilisation quasi-inexistante du forum et du
« chat », et ce quelle que soit la session de
formation.
4. Les outils et les émotions en ligne
Nous avons présenté trois extraits
d’entretiens avec des apprenants à propos de l’appropriation
de la messagerie instantanée. Ces extraits montrent le positionnement des
sujets quant à l’expression des émotions avec un tel
outil.
4.1. Les émotions en ligne
Nous avons vu qu’un résultat concerne la faible utilisation du
forum et du « chat » par l’ensemble des
apprenants. Ces deux outils ont en commun, dans la typologie que nous avons
esquissé, d’être utilisables à partir d’un
serveur extérieur. Ils ont une moindre proximité spatiale que le
courriel et la messagerie instantanée, ce qui pourrait expliquer leur peu
d’utilisation. Au niveau des émotions, nous pouvons faire
l’hypothèse que ces outils donnent un aspect
« public » aux communications, demandant une certaine
pudeur. De ce fait, les apprenants ont plutôt utilisé les outils
sur poste informatique comme le courriel et la messagerie instantanée,
plus proche de leurs corps physiques. Ces outils pourraient permettre, de par la
proximité spatiale avec l’utilisateur et l’aspect non public,
une meilleure expression des émotions.
4.1.1. Les émotions « instantanées »
En ce qui concerne l’expression des émotions avec la messagerie
instantanée, le résultat commun aux trois cas
présentés concerne le contrôle des émotions et de la
timidité à l’écrit. Vanessa explique
qu’étant elle-même timide, l’outil lui permet de
« braver » cette timidité. Céline explique que
pour l’enseignement en langue, un tel outil permet plus de
spontanéité dans la communication. Enfin, Thomas décrit
comment il a pu entrer dans une communication extra-professionnelle et,
finalement, dans une certaine intimité grâce à cet outil.
Dans les trois cas, la messagerie instantanée permet d’exprimer
plus facilement ses émotions en lien avec autrui grâce aux
interactions plus rapides qu’avec le courriel. Paradoxalement,
Céline et Thomas explique que l’outil fournit un meilleur
contrôle de sa communication, une meilleure gestion des aspects
émotionnels. Les interactions plus rapides permettraient de fournir plus
d’informations sur la dimension émotive de la communication
à son interlocuteur, tout en permettant une meilleure sélection
des informations que l’on veut lui transmettre. Ce sont les données
de la communication extra-langagière qui fournissent des informations sur
les émotions de l’interlocuteur et cette forme de communication
semble plus contrôlable via la messagerie instantanée.
Céline rejoint Thomas dans ce contrôle qui permet plus
d’intimité, de se montrer plus tout en se montrant moins,
paradoxalement. La communication avec messagerie instantanée se
positionnerait entre l’écrit et l’oral, dans l’aspect
dynamique qu’elle confère à l’écrit. Elle
permet une communication extra-langagière qui semble palier aux
mouvements des mains, du corps, avec des symboles propres
développés par les utilisateurs.
Dans le couplage psychosomatique qui ne dissocie pas le corps et
l’esprit, nous avons vu que les émotions primaires sont très
liées au corps alors que les émotions secondaires sont plus
liées aux signes linguistiques. Dans ce sens, l’oral serait alors
plus prompt aux émotions primaires et l’écrit aux
émotions secondaires. Il semble qu’avec la messagerie
instantanée, nous soyons dans un intermédiaire écrit/oral,
qui serait de la même nature qu’un intermédiaire entre
émotions primaires/secondaires. Ceci se traduirait par le paradoxe que
nous avons relevé : cet outil permet une expression des
émotions en lien avec le corps tout en assurant un certain contrôle de cette expression. On peut donc penser que d’une
part, la messagerie instantanée permet une certaine expression des
émotions primaires, puisqu’elle permet une expression du corps
et, d’autre part, que la différence entre les émotions
primaires et les émotions secondaires serait de même nature que la
différence entre l’oral et l’écrit ; elle serait
à associer à ce contrôle de l’expression en
lien avec la conscience.
4.1.2. La genèse de la communication émotionnelle
Vanessa exprimait son souci de s’adapter à son interlocuteur sur
les aspects extra-langagiers. Il ne s’agit pas pour elle d’exprimer
une émotion qui resterait incompréhensible pour
l’interlocuteur, mais il s’agit de développer une norme de
communication extra-langagière durant la communication elle-même.
En ce qui concerne la place du corps, le contrôle de l’expression
des émotions semble plus facile en ligne, du fait de la protection
procurée par la distance, l’écran et le statut de
l’écrit : les utilisateurs ont ainsi une meilleure maitrise
des informations
extra-langagières5. Les outils
de communication semblent mettre en scène, différemment selon
l’interaction qu’ils permettent, l’activité des corps
physiques à travers certaines fonctionnalités et certains
symbolismes de communication extra-langagiers, permettant ainsi
différents degrés de communication sur les émotions de
l’utilisateur, tout en lui en assurant une certaine maitrise.
Ce fait va dans le sens d’une dimension sociale aux émotions,
quand bien même elles seraient primaires. La découverte de
l’outil induit un nouveau positionnement des signes langagiers, et donc la
co-construction d’un registre émotionnel dans la relation. Ce
registre aurait pour utilité d’une part d’exprimer ses
émotions et, d’autre part, de comprendre les émotions de
l’interlocuteur, les deux étant indissociables.
4.1.3. Émotion et cognition dans la relation
Céline explique que les connaissances scientifiques, avec cet outil,
lui sembleraient plus « humaines », plus
« communicatives », moins
« figées ». On peut extrapoler que l’aspect
figé d’un contenu de cours sans interaction, pour Céline,
serait qualifié de « sans émotion ». Au
contraire, l’interaction permise par la messagerie instantanée
faciliterait l’apprentissage, notamment des sciences. Cette
« humanisation » des sciences se réaliserait par
l’augmentation des interactions en ligne et les variations de vitesse
d’interactions d’un outil à l’autre. Ce fait met en
valeur le lien entre émotion et cognition. Nous avions
présenté l’approche de Sami Ali qui consistait à
qualifier les émotions de pondérateur de l’apprentissage par
rapport à la mémoire, cet aspect allant dans le sens des marqueurs
somatiques. Nos observations ajoutent à cela que les émotions,
tant primaires que secondaires, tout comme la cognition, se matérialisent
dans les symboles et signes langagiers co-construits pour un apprentissage en
ligne.
Ces observations enrichissent notre hypothèse quant à la
dimension sociale des émotions. L’axe émotion primaire,
émotion secondaire et cognition, désignerait le même
phénomène social qui irait du corps vers le langage chez
l’individu, avec à chaque étape une plus grande
possibilité de verbalisation. On pourrait alors associer les
émotions primaires au langage corporel, les émotions secondaires
au langage intérieur et la cognition au langage socialisé. Or dans
notre approche psychosomatique, il est plus pertinent, même si plus
complexe, de comprendre la dynamique de la genèse de
l’émotion dans les relations, comme nous l’avons mis en
valeur par nos cas, que d’atomiser l’objet en catégorie
synthétique. Ces observations vont dans le sens de la pertinence de notre
couplage relation/médiatisation : la relation essentielle au
développement d’un registre des émotions, et la
médiatisation pour supporter le symbolisme de ce registre. Finalement,
nous rejoindrions l’approche historico-psychologique de Vygotski :
notre intérêt n’était pas tant de savoir comment
émotion et cognition s’articulaient, mais plutôt de mettre en
valeur le rôle des outils de communication pour l’assemblage des
deux afin de favoriser l’apprentissage dans un contexte de formation en
ligne.
4.2. Des outils pour les émotions
Nous avons proposé un couplage relation/médiatisation pour
l’étude des émotions, et nous avons observé que la
complexité du phénomène émotionnel encourageait un
tel couplage. Nous pouvons maintenant organiser les outils de communication au
regard de nos observations. Nous avons observé que la synchronie des
outils de communication permettait une expression des émotions primaires
et que les outils asynchrones favorisaient l’expression des
émotions secondaires. Nous avons positionné les outils de
communication utilisés dans nos formations d’une part sur un axe
décrivant les espaces-temps d’interaction de chaque outil de
communication utilisé et, d’autre part, en fonction de la relation
des émotions avec le corps. Aussi, nous faisons l’hypothèse
d’une corrélation entre ces deux axes pour l’apprentissage en
ligne, comme le montre la figure 1. Plus l’espace-temps de
l’interaction sera réduit et plus les émotions primaires
seront révélées à l’interlocuteur, plus la
part de l’expression du corps sera importante à
l’écran. Le point de contrôle correspond à la
synchronie des outils de communication, et donc au moment où la
coprésence est permise par les outils, moment où le contrôle
langagier de l’expression des émotions diminue pour laisser place
aux émotions primaires du corps. Ce point de contrôle marque le
moment où l’utilisateur perd le contrôle de l’image
qu’il veut donner de lui en rendant accessible à son interlocuteur,
dans une certaine mesure, ses émotions primaires. Suivant ce
schéma et les remarques de nos sujets sur les types de contenus pour la
formation en ligne, nous pouvons faire l’hypothèse que plus les
apprenants seront réticents au contenu de l’apprentissage –
par exemple, pour l’un de nos sujets, un contenu scientifique – et
plus il faudra prescrire des outils de communication qui permettent de favoriser
ce lien entre l’émotion, tant primaire que secondaire, et la
cognition dans des interactions langagières rapides.
Figure 1 • « Impact des
outils de communication sur la transmission
des différentes
émotions pour l’apprentissage en ligne ».
Enfin, il aurait été intéressant d’utiliser des
webcaméras pour nos formations : elles auraient augmenté la
visibilité de l’activité du corps. Cet outil se situerait au
bout de notre axe horizontal et il permettrait une expression des
émotions primaires avec perte du contrôle de l’individu, au
sommet de l’axe vertical.
4.3. Dimension réflexive de l’émotion
Nous n’avons pas fait un lien explicite entre les émotions et
leurs rôles dans l’apprentissage. Les commentaires sur
l’apprentissage des sciences laissent à penser que les interactions
doivent être plus importantes en début de relation, afin de
favoriser la construction d’un registre commun, tant émotionnel que
cognitif, pour après s’orienter vers de la production de document
de manière asynchrone.
Pour conclure ce travail sur les émotions, il nous faut observer le
chercheur qui regarde l’objet que sont les émotions. Nous avons vu
que pour Vygotski, le registre linguistique des émotions se
développait dans les relations et permettait ainsi un
développement du registre personnel des émotions pour le sujet
concerné. Dans ce sens, un travail de formulation sur le concept
même des émotions est un travail cognitif, et le chercheur se
détache lui-même de toute dimension émotive dans sa
conceptualisation. Nous avons défendu le point de vue qui consiste
à ne pas prendre partie dans la question « est-ce que je pleure
parce-que je suis triste ou est-ce que je suis triste parce-que je
pleure ? », comme dans la théorie des émotions de
James, mais plutôt à nous demander quelle cause extérieure
provoque les pleurs, comme Vygotski. La limite de notre travail persiste dans le
fait que le chercheur ne pourrait pas conceptualiser convenablement les
émotions, il ne pourrait que se contenter de les vivre. Comment alors
mettre en place une méthodologie subjectiviste pour aborder
spécifiquement un tel objet des sciences humaines et sociales ?
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1 Dans les années 60,
l’intervention par la formation a été mise en œuvre
à propos de la fonction de conduite de réunions, en particulier
dans les entreprises.
2 Comme nous nous
intéressons à ce que ces deux formations avaient en commun,
à savoir les outils de communication, nous ne détaillons pas les
différences des deux formations : nous nous intéressons ici
au format et non au contenu de ces formations.
3 Cette distinction a surtout
été constatée à partir de l’usage de la
totalité des apprenants de cette formation : les outils sur serveurs
externes ont été significativement moins utilisés (Duplàa, 2006).
4 Thomas a quitté son
employeur pour qui nous intervenions juste après l’entretien que
nous avons eu, pour des raisons liées à des problèmes de
management.
5 La messagerie instantanée
possède une fonction qui révèle quand l’interlocuteur
est en train de composer un message : l’outil révèle
une activité du corps dans la communication, au-delà du
contrôle de l’utilisateur, se rapprochant ainsi des émotions
primaires.
A
propos de l’auteur
Emmanuel
DUPLÀA est docteur de l’université du Maine. Après
une thèse Cifre en sciences de l’éducation sur
l’enseignement à distance, il travaille actuellement sur la
formation médicale à distance dans une organisation canadienne de
télé-enseignement, la Téluq de l’université du
Québec à Montréal.
Adresse : TÉLUQ-UQÀM, 100,
rue Sherbrooke Ouest, Montréal (Québec) Canada, H2X 3P2
Courriel : duplaa.emmanuel@teluq.uqam.ca
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