Retour à l'accueil Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
version pleine page
version à télécharger (pdf)

Volume 14, 2007
Article de recherche



Contact : infos@sticef.org

Les émotions : outils et corps social pour l’apprentissage en ligne.

 

Emmanuel Duplàa TÉLUQ-UQÀM, Montréal

 

RÉSUMÉ : Cet article propose de considérer les émotions dans une dimension à la fois corporelle et sociale. Après avoir présenté des exemples de recherche en neurobiologie et en intelligence artificielle, nous présentons un historique de la théorie des émotions qui nous permet de proposer une hypothèse : l’émotion comme objet à l’interface du corps et de la relation sociale. Une expérimentation de formation en ligne avec un public de formateurs nous a permis d’observer des cas de gestion en ligne des émotions qui vont dans le sens de notre hypothèse. Nous en concluons que le lien entre émotion et cognition est matérialisé dans les outils de communication et nous proposons une organisation de ces outils pour l’apprentissage en ligne.

MOTS CLÉS : émotion, relation, corps, symbolisme, formation en ligne.

ABSTRACT : This paper proposes considering emotions bodily and socially. After we will have presented neuroscience and artificial intelligence researches, we are going to introduce an historic of the emotions’ theory. The understanding of this theory will lead us to put forward the hypothesis that emotion could be considered as an interface between human body and social relationship. Experimentation on online trainers’ training provided us with an opportunity to observe some cases where people manage their emotions in online situation as we had pretended previously. We conclude that the link between emotion and cognition is embodied in online communication tools which must be organized specifically for online learning.

KEYWORDS : emotion, relationship, body, symbolism, online training.

 

L’émotion est un objet paradoxal dans la recherche contemporaine. Il est au croisement du corps et de l’esprit et en miroir de la cognition. Les émotions participent à la composante humaine la plus noble. Mais, paradoxalement, elles sont ce qu’il y a de plus animal en nous. Si l’on peut considérer dans les émotions une origine matérialiste ou encore spiritualiste selon les approches théoriques que nous allons présenter, la dichotomie de base, qui règne encore aujourd’hui, est celle de la séparation de l’émotion et de la cognition. Notre propos dans cet article vise à observer l’articulation des deux pour l’apprentissage dans un contexte de formation en ligne, où les corps sont physiquement distants. Si, actuellement, l’étude des émotions se concentre sur l’individu, nous regardons comment les émotions agissent en interaction et nous nous intéressons à leurs dimensions sociales. Après avoir présenté la théorie des émotions et divers courants de recherche sur les émotions organisés en « couplage », nous présentons une formation en ligne de formateurs qui nous a permis d’observer trois cas d’expression d’émotions via les outils de communication. Ces cas nous permettent d’éclairer notre hypothèse et de positionner les outils de communication quant à leurs potentiels pour l’expression des émotions.

1. Les langages de l’émotion

La conceptualisation des émotions ne pourrait se passer d’une approche philosophique. Est-ce que je pleure parce-que je suis triste, ou bien suis-je triste parce-que je pleure ? L’étude des émotions questionne notre conception du corps et de l’esprit. Si une théorie semble persister depuis son apparition, c’est la théorie des émotions. Vygotski (Vygotski, 1931) en a retracé un historique critique qui étaye notre approche.

1.1. L’histoire de la théorie des émotions

Dans l’ouvrage « La théorie des émotions », Vygotski (Vygotski, 1931) propose une analyse de la théorie de William James (1842-1910), théorie similaire à celle de Carl Georg Lage (1834-1900) apparue simultanément. Il entreprend une critique de cette théorie dans son inspiration de la théorie des passions de Spinoza (1632-1677), qui l’avait lui-même construite en réaction à Descartes (1596-1650). Descartes, dans son « cogito ergo sum », considérait l’esprit différent et supérieur à la matière. Il dissociait les émotions ou passions de type animal et de l’ordre du réflexe, résultantes d’une action du corps sur l’esprit, des émotions dites nobles qui prenaient d’abord sens dans l’esprit avant de se traduire dans le corps. En réaction à Descartes, Spinoza définissait les affects comme des états du corps qui pouvaient augmenter ou diminuer la capacité à l’action tout en favorisant ou non la conscience de ces états. Les émotions réflexes ou passions, tout comme les émotions nobles, ne résultaient pas d’une action du corps sur l’esprit. Elles étaient plutôt le résultat de l’action des faits extérieurs sur nous, respectivement sur notre corps et sur notre esprit.

James, en continuité de Spinoza, a mis à jour un mécanisme essentiel qui permet de ressentir les éléments du corps engagés dans les émotions. Par exemple, comme le dit James, « quelle sensation de peur resterait-il, si l’on ne pouvait ressentir ni les battements accélérés du cœur, ni le souffle court, ni les lèvres tremblantes, ni les membres faibles, ni le mal au ventre ? Il m’est impossible de l’imaginer  » (cité par Damazio, 1995, p.171). Une première critique de Vygotski (Vygotski, 1931) est que, si cette théorie des émotions pouvait bien rendre compte des émotions primaires, l’explication des émotions secondaires, dans le sens de la complexité de leurs origines, restait limitée. Une autre critique est que le point de départ des émotions est toujours le corps, négligeant les aspects de la perception des émotions et les aspects de l’environnement extérieur en jeu dans la production d’émotions. Plus généralement, Vygotski critiquait cette théorie en ce qu’elle était faussement matérialiste : elle limitait les émotions à de simples manifestations d’un automatisme corporel sans esprit, laissant finalement un esprit indépendant du corps, associant le spiritualisme de la théorie de James à celui, originel, de Descartes.

1.2. La perspective langagière des émotions

Vygotski proposait, au contraire, une origine sociale matérialiste aux émotions, s’appuyant sur de nombreux auteurs contemporains comme, par exemple, Bergson à propos de la place de l’expérience d’autrui dans le développement des émotions. Pour Vygotski, le contenu des émotions avait une même structure psychique au départ, cependant le vécu et l’histoire en signalaient des formes et des significations différentes, associées à des composantes intellectuelles. Par là-même, il introduisait la composante langagière dans le développement des émotions. Pour lui, il existait des systèmes linguistiques plus ou moins stabilisés en fonction de certaines situations de communication plus ou moins délimitées, ce qui permettait d’avoir, en tant qu’humain, les mêmes grandes catégories d’émotions que l’on pouvait communiquer. Il considérait les émotions dans la dualité des rapports avec les autres, mais aussi avec soi-même, grâce au langage intérieur. S’il reconnaissait que les phénomènes émotionnels étaient subjectifs et liés à la biologie individuelle, il n’excluait pas la perception des propriétés des évènements et des objets déterminée par la médiation des signes. Dans cette théorie, le développement des émotions consistait à caractériser langagièrement les états internes tout en percevant, toujours de manière langagière, les causes des émotions suscitées dans l’environnement social, sans distinguer spécifiquement les émotions réflexes et les émotions nobles.

Pour Vygotski, les émotions n’étaient pas réductibles à un aspect biologique, mais elles faisaient dépendre, dans le jugement même, les interactions de type langagier, nous rapprochant de la cognition. De plus, loin de la séparation traditionnelle du cognitif et de l’émotif, qu’il associait à celle de la culture et de la nature, Vygotski développait un monisme matérialiste, prémisse d’une approche psychosomatique qui ne s’occuperait plus tant du lien entre le corps et l’esprit que du lien entre les aspects internes et externes de l’humain et un langage socialisé. Damazio (Damazio, 1995), dans la continuité de Spinoza puis de James, propose un même type de découpage : les émotions primaires innées, qui sont proches des réflexes du nouveau-né et les émotions secondaires acquises, caractérisées par la complexité de la cognition mise en œuvre. C’est en ce sens que Damazio, qui n’a pas cité Vygotski dans son ouvrage, ne le rejoint pas dans la critique de la théorie de James et dans la dimension sociale des émotions primaires.

2. Un objet polymorphe

Plus récemment, de nombreuses études existent sur les émotions pour la conception des EIAH, et celles-ci peuvent prendre plusieurs formes. Dans un premier temps, nous organisons une présentation de ces études selon le « couplage » qu’elles utilisent pour la compréhension des émotions. Nous proposons ensuite un couplage qui met l’accent sur la dimension sociale des émotions.

2.1. Le couplage structure/fonction

Un premier domaine d’étude des émotions est celui de la modélisation de la réalité biologique. Les modèles informatiques tentent de reproduire au plus près l’activité réelle de l’organisme dans le vécu des émotions. L’une des théories les plus célèbres est celle de Maclean (Maclean, 1986), issue de la neurologie. Elle propose une articulation de trois cerveaux (reptilien, limbique et néocortical) où le système limbique porterait, seul, les émotions. Cette théorie aujourd’hui est fortement remise en question, notamment dans l’aspect « central » des émotions qu’elle propose. Des travaux plus récents (Ledoux et Muller, 1997) se fondent sur l’imagerie cérébrale. Ils s’orientent moins vers une structure cérébrale unique pour les émotions que vers des unités cérébrales fonctionnelles distinctes propres à chaque émotion, unités qui composeraient un système central. Sur le plan informatique, l’intelligence artificielle s’est approprié ces formes de raisonnements décentralisés grâce aux modélisations connexionnistes par réseaux de neurones pour expliquer, par exemple, le lien entre émotion et cognition grâce aux jeux de seuils synaptiques (Puzenat et Gattet, 2002).

Si les émotions sont réparties dans diverses structures cérébrales, leurs régulations ne sont pas sans lien avec ce qui serait le centre de l’intelligence humaine, le cortex préfrontal. Ce cortex serait propre à l’espèce humaine puisqu’il serait le centre de nombreuses fonctions cognitives et métacognitives : planification, capacité d’abstraction, mémoire de travail, etc. (Lewis et Lieberman, 2000). Le cas Gage, redécouvert par Damazio (Damazio, 1995), illustre cette complexité de l’aspect central du cortex préfrontal dans la régulation des émotions. Nous ne présentons pas ce cas en détail, si ce n’est que pour Gage, l’ablation accidentelle du cortex préfrontal, le privant de ses émotions, l’a conduit à une incapacité de s’adapter à certaines lois sociales essentielles de survie sans altérer aucunement ses capacités cognitives. Ce cas révèle pour Damazio que, d’une part, l’intelligence émotionnelle est directement en lien avec une aptitude sociale et que, d’autre part, le cortex préfrontal est supposé important pour le lien entre cognition et émotion chez l’individu. A partir de ce cas d’introduction et d’autres résultats neurobiologiques, Damazio développe une théorie des marqueurs somatiques, marqueurs positionnés dans le corps physique et qui, peu à peu, font émerger la conscience des émotions, pondérant par là même les décisions de type cognitif. Par exemple, un souvenir désagréable provoque un mal de ventre, marqueur somatique qui influence une décision cognitive en lien avec ce souvenir.

Plus généralement, dans cette approche, comme dans les modélisations informatiques, l’important est de noter le fondement sur une association de la fonction émotive à une structure qui concerne l’individu : le système limbique, le cortex préfrontal ou encore les marqueurs somatiques. C’est ce que nous appelons le couplage structure/fonction. Il permet une bonne explication des émotions primaires, en lien direct avec le corps individuel, mais soulève quelques difficultés avec les émotions secondaires, plus en lien avec la cognition.

2.2. Le couplage humain/machine

Dans d’autres courants de recherche, le système étudié pour les émotions est composé d’un humain agissant seul face à une machine. Un modèle informatique prend en compte les émotions de l’utilisateur. La machine de Turing (Turing, 1950) en était une première tentative, puisque l’humain ne devait pas pouvoir différencier la machine d’un autre humain jusque dans sa dimension émotionnelle. Aujourd’hui, une des applications les plus développées d’agents intelligents intégrant une prise en compte de la personnalité, de l’expérience et des émotions est celle des personnages de jeux vidéo. L’agent adopte ici des comportements « humains » pour l’utilisateur, puisqu’il construit des stratégies de jeux contre l’utilisateur (par ex. Rodney Brooks et le robot Kismet au MIT (Brooks, 2001). Le but de ces travaux n’est pas simplement de construire des machines à l’image des humains, il est plutôt de développer le potentiel des robots au point d’altérer la perception humaine.

Pour ce qui est de l’éducation, le courant des tuteurs intelligents est celui qui s’est le plus confronté à la modélisation des émotions. Les premiers tuteurs intelligents se fondaient sur une modélisation des connaissances et sur une modélisation de l’élève. Ils étaient critiqués car finalement éloignés de la réalité de l’élève lui-même (Vivet, 2000). Cependant, les travaux sur les tuteurs intelligents ont permis une avancée dans la compréhension de l’acte d’apprentissage, comme le souligne Wilson et Myers (Wilson et Myers, 1999). Ils ont apporté une meilleure compréhension des processus cognitifs, tant en psychologie cognitive qu’en intelligence artificielle (prise en compte des différentes mémoires, de l’attention, de la motivation, etc.). Le courant des tuteurs intelligents a permis de s’orienter vers la complexité humaine et, en particulier, vers une modélisation des émotions. Un exemple de cette approche est le travail de Faivre (Faivre et al., 2002). Il s’agit de concevoir des agents prenants en compte les émotions de l’apprenant et de modéliser celles du tuteur intelligent en réponse aux actions de l’apprenant. Il faut noter que cet agent tuteur produit 26 formes d’émotions par expressions faciales l’implémentation d’un corps de synthèse supporte l’expression de ces émotions. Il reste à démontrer l’efficience d’un tel agent pour l’apprentissage humain en condition réelle d’utilisation.

Les modélisations informatiques tendent souvent à reproduire les émotions secondaires, proches de la cognition et de l’apprentissage. Ces modélisations ont plus de difficultés à aborder les émotions primaires qui, elles, ne peuvent être abordées que par l’étude de l’ensemble du corps. Ici encore, même face à une machine et en lien avec la cognition, les émotions modélisées restent le fruit d’un individu seul, sans la complexité des dynamiques sociales et de leurs impacts sur les émotions et la cognition.

2.3. Un couplage relation/médiatisation

Les deux premiers couplages présentés ne traitent pas de la dynamique externe définie par Spinoza ou encore de la dynamique sociale définie chez Vygotski dans son historique sur les émotions. Cet aspect est pourtant mis en valeur dans le questionnement soulevé par le cas Gage et par son inadaptation sociale.

Concernant notre contexte, la formation en ligne, il ne s’agit plus d’un individu seul, avec une machine, mais de relations d’individus, avec une distance de corps physiques dans ces relations. Vygotski considérait les signes langagiers comme en lien avec les émotions, jusqu’aux plus primitives – les émotions primaires –, tout en étant porteurs de la dimension cognitive du langage. Les outils de communication auraient alors en charge de traduire les émotions des interlocuteurs, ils seraient seuls porteurs de la dimension corporelle – via les marqueurs somatiques – et de la dimension sociale des signes langagiers. Nous proposons dans cette communication le couplage relation/médiatisation pour l’étude des émotions et de leur lien avec la cognition. Adoptant une approche structuraliste et fonctionnelle, nous considérons les émotions comme sociales d’une part, d’où le déplacement sur l’objet relation et, d’autre part, nous postulons l’existence d’un lien entre l’origine – ou l’expression – corporelle des émotions – primaires et secondaires – et le comportement à l’interface en fonction des différents outils de communication. Ce couplage nous permet d’élaborer une approche psychosomatique où émotion primaire, émotion secondaire et cognition ne se distingueraient en ligne que par les formes d’outils de communication utilisés.

Cette déconstruction de la distinction des émotions primaires liées au corps et des émotions secondaires liées à l’esprit nous rapproche de l’approche psychosomatique de Sami Ali (Sami Ali, 2003). Il développe la théorie relationnelle qui amène un regard, dans la continuité de Vygotski, sur le développement des émotions et sur l’apprentissage. La théorie relationnelle postule que tout dans le psychisme humain est relationnel, le développement des émotions et l’apprentissage y compris. Selon cette théorie, corps et esprit ne sont pas dissociés : l’esprit a des effets sur le corps et le corps sur l’esprit, de manière indissociable. L’idée principale de la théorie relationnelle consiste à considérer que l’humain se construit dans et par une relation à l’autre, ce dès le stade intra-utérin. Le corps reste ainsi porteur et acteur de la socialisation du sujet. Au fur et à mesure du développement, l’individu construirait dans ses relations sa « gamme » subjective d’émotions, propre et identifiable tant par les autres que par lui-même, établissant ainsi un continuum entre les émotions dites primaires et les émotions secondaires. Dans la même approche psychosomatique, Cady (Cady et Roseau, 1996) développe l’articulation du corps et de la relation au sein de la production symbolique, faisant ainsi le lien entre corps et symboles graphiques. Nous y voyons un lien entre les signes symboliques langagiers d’une part et, d’autre part, le continuum du registre émotionnel, des émotions primaires liées au corps à la cognition liée à l’esprit. Enfin, Sami Ali qualifie l’affect, propre aux émotions, comme un outil mnésique, une manière de pondérer les informations cognitives avec le corps, tout comme dans la théorie des marqueurs somatiques pour Damazio. Les émotions, comme tout objet psychique, seraient un objet à la fois social et corporel, permettant de pondérer la mémoire humaine et ayant un lien direct avec l’apprentissage.

2.4. Problématique et hypothèse

Notre contexte est celui de la formation en ligne, dominée par les interactions langagières à distance. Dans ce contexte, le corps des acteurs en relation n’est plus dans une perception directe : il est représenté à l’écran, au travers des symboles. De plus, les relations sont surtout matérialisées par les outils de communication, ce qui donne un positionnement particulier au langage. Notre problématique est la suivante. Comment ce continuum, émotions primaires, secondaires et cognition, peut-il être médiatisé dans des relations en ligne, sans corps directement présents, uniquement à travers des outils et des symboles co-construits socialement ? Notre hypothèse est que les outils de communication en ligne se différencieraient selon les interactions sociales et langagières qu’ils permettraient et selon la place de la représentation symbolique du corps qu’ils autoriseraient, orientant ainsi l’expression du registre des émotions. Celles-ci se différencieraient alors par le contrôle langagier possible avec les différents outils de communication. Afin d’explorer notre hypothèse qui s’inscrit dans l’approche de Vygotski et de la psychosomatique, nous allons exposer un cas de formation en ligne et des exemples d’interactions en ligne qui mettent en scène des émotions avec différents outils de communication. Il s’agira, dans cette formation en ligne, non pas de modéliser au mieux les émotions pour l’apprentissage, mais plutôt d’étudier comment concevoir l’articulation des outils de communication pour supporter les processus émotionnels dans les relations en ligne. L’objectif est ainsi de favoriser les apprentissages, puisque dans l’approche psychosomatique, les émotions interviennent sur les aspects mnésiques.

3. Un cas de formation en ligne

Nous présentons maintenant les observations d’une formation en ligne au travers de cas d’interactions qui nous permettent d’étayer notre hypothèse. Ces cas n’ont pas vertu à fournir une explication complète, mais plutôt à illustrer la complexité d’une situation émotionnelle dans une interaction en ligne pour l’apprentissage. Nous inspirant de la méthode des cas (Grawitz, 2001), nous les avons sélectionnés car ils portaient sur des dimensions éclairantes des émotions au regard de notre problématique, mettant en relief la complexité de l’objet et de son lien avec la cognition et les signes langagiers. Ils ne prétendent nullement à une quelconque exhaustivité ni universalité.

3.1. Description de la méthode

La formation en ligne que nous avons conçue était expérimentale et s’inscrivait dans une démarche psychosociologique d’intervention par la formation1 (Palmade, 1967). Cette formation portait sur la pédagogie en ligne et en particulier sur l’utilisation des outils de communication. Le but était que les formateurs puissent par la suite réaliser l’ingénierie de leurs propres modules dans leurs activités professionnelles. Elle était adressée à vingt-sept formateurs de deux institutions différentes donnant lieu à deux sessions de formation : quinze apprenants provenaient de l’école d’ingénieurs ENST et douze de l’école d’ingénieurs CESI. La formation en ligne durait environ un mois2 : deux jours de présence physique en début et en fin de formation, et le reste à distance via une plate-forme sur laquelle les apprenants avaient régulièrement des documents à produire en binôme pour favoriser les échanges en ligne. L’intervention par la formation consistait à sensibiliser les formateurs à la pédagogie en ligne et, en particulier, à l’utilisation d’un outil de communication totalement nouveau pour eux – mis à part deux d’entres eux –, la messagerie instantanée. Les autres outils de communication utilisés étaient le courriel, le forum et le « chat ».

Durant la partie à distance, un module avait un format spécifique qui obligeait à l’utilisation de la messagerie instantanée en binôme pour la production du travail à rendre. Nous assurions nous-mêmes le tutorat de cette activité. Parfois nous avons utilisé « MSN Messenger », parfois « ICQ », selon les sessions et les possibilités techniques. En cours d’activité, les binômes de formateurs devaient réaliser une mise en commun du travail via la messagerie instantanée ; une seule rencontre à distance était conçue. Les autres outils de communication, tout comme la messagerie instantanée dans le reste de la formation, n’avaient pas de prescription d’utilisation.

Durant la formation, nous avons recueilli toutes les traces de communication possible concernant le forum, le chat, les courriels et les sessions de messagerie instantanée. En fin de formation, un entretien individuel semi-directif (Gauthier, 1997) a été réalisé avec dix formateurs. Cet entretien portait sur (1) les apprentissages réalisés – ce que vous avez retenu de la formation –, sur (2) le déroulement concret des activités et sur (3) l’utilisation de la messagerie instantanée et des autres outils de communication. Pour ce dernier thème, nous avons utilisé les traces des interactions pour une auto-confrontation (Grawitz, 2001). Nous avons relevé trois cas spécifiques car ils abordent, avec l’utilisation de la messagerie instantanée, un aspect émotionnel.

3.2. Le positionnement des outils

Il nous faut regarder en quoi physiquement la messagerie instantanée se différencie des trois autres outils de production de signes langagiers. La messagerie instantanée se distingue du courriel et du « chat ». La première distinction par rapport au courriel est temporelle (Johansen, 1991) : la messagerie instantanée est un outil synchrone, obligeant à une coprésence des protagonistes de la relation devant leurs écrans alors que le courriel est un outil asynchrone. La deuxième distinction est que le courriel permet une production individuelle de texte, alors que la messagerie instantanée reste positionnée sur la dimension dynamique de l’échange : on relit peu souvent dans la pratique les traces de ses échanges. Cette différence d’espace et de temps oriente le comportement des utilisateurs à l’écran vers deux formes de construction de la communication : asynchrone et donc laissant un temps individuel de construction, ou synchrone et dans une dynamique relationnelle. Enfin, une différence de mémoire physique est présente entre la messagerie instantanée et le « chat ». Si la première permet un stockage des données sur les postes informatiques des utilisateurs avec un envoi direct de poste à poste sous contrôle de l’utilisateur, le deuxième utilise un serveur externe sur lequel les utilisateurs viennent se connecter et envoyer des messages textuels qui sont relevés régulièrement et rapidement par l’application après envoi par l’utilisateur, diminuant ainsi son contrôle direct3.

Les outils de communication utilisés s’aligneraient sur un axe qui considère en premier lieu la distinction synchrone asynchrone et en second lieu l’espace mémoire des messages échangés. L’ordre des outils selon cet espace-temps de l’interaction serait alors : le forum (serveur/asynchrone), le courriel (client/asynchrone), le chat (serveur/synchrone) et la messagerie instantanée (client/synchrone). Nous reprendrons cet axe dans notre discussion.

3.3. Trois exemples d’émotions médiatisées

Les trois cas que nous présentons concernent des apprenants ayant eu une relation particulière avec l’outil de messagerie instantanée. La première, Vanessa, faisait partie des deux formateurs qui connaissait l’outil ; elle était qualifiée d’experte par les autres apprenants. L’entretien nous a permis d’expliciter cette expertise. La deuxième, Céline, a découvert l’outil pendant la formation. Elle avait adressé un commentaire sur l’enseignement des langues sur le forum qu’elle a étendu à l’enseignement scientifique pendant l’entretien. Enfin, le troisième cas, Thomas, a fait des révélations sur son environnement professionnel, sur lesquelles il revient durant l’entretien.

3.3.1. Empathie et formes de dialogue

Vanessa utilisait déjà largement la messagerie instantanée avant et au moment de la formation. Durant la période à distance, elle a été particulièrement active avec cet outil auprès des autres apprenants. Au cours de l’entretien en fin de formation, elle nous explique que pendant la formation, elle est beaucoup allée vers les gens spontanément avec la messagerie instantanée, afin de « jouer le jeu » de l’apprentissage de la communication avec ce type d’outil. Les formes de dialogue de Vanessa utilisaient intensivement des points de suspension et d’exclamation. Par exemple, elle terminait toujours par un « A+++ ». Elle nous explique : « Si je me sers des points d’exclamation et de suspension, c’est par volonté de mettre un rythme, un accent, une intonation que j’ai en présence. Les points de suspension permettent d’ouvrir la discussion, de laisser l’autre terminer ou comprendre. Tu vois, je n’utilisais pas de majuscule et de smiley, sauf par exemple avec toi, parce que tu en avais fait un. L’important pour moi est de s’adapter [...]. Si je dépasse, les points ou les +, c’est pour donner de l’importance. J’ai l’impression de rythmer mon texte avec cela. En fait c’est ce que je ne peux pas symboliser avec les mains, le visage, la voix. Je reste très soucieuse de l’autre. Je ne suis pas trop pour les abréviations, ça me dérange, tout ce qui vient du portable et des sms. L’autre ne comprend pas forcément, il faut apprendre ce langage à l’autre et s’adapter à son langage. Par exemple, les « lol » et « mdr », tout le monde ne comprend pas, c’est comme un problème de codage et ça fait partie de la formation que je donne, il faut conditionner le stagiaire à ce langage ». Pour Vanessa, certains symboles de communication sont en lien avec l’expression corporelle non verbale, afin de rythmer le texte et par souci de l’autre.

En ce qui concerne les outils, elle considère être très à l’aise, en particulier dans la distance, avec l’informatique et avec l’utilisation de la messagerie instantanée qui a certaines particularités : « Avec ces outils, on a une facilité à l’écrit de montrer une facette qu’on n’ose pas montrer en présentiel. En fait, ça désinhibe, ça permet le lâchage. L’écrit non plus ne permet pas ce lâchage, on ne dit pas la même chose ». Dans le face à face, elle se pense timide et très réservée et se sent donc plus à l’aise dans la communication à distance.

3.3.2. Timidité et humanisation scientifique

Céline, une autre apprenante de la formation, est enseignante en langues. Elle est une des rares à avoir utilisé le forum pour décrire son expérience de la messagerie instantanée, dans son cas avec ICQ. Elle nous dit à propos de l’outil : « Il n'y a pas de doute que cet outil favorise une communication spontanée et réelle avec tous les inconvénients que cela suppose dans l'apprentissage des langues étrangères (lenteur dans la communication, erreurs grammaticales et d'orthographe...), mais aussi avec un avantage pour, je pense, des étudiants timides ou avec des difficultés relationnelles ». Céline parle ici d’une communication spontanée.

Elle revient sur les aspects particuliers de la messagerie instantanée dans son entretien quelques mois plus tard : « Moi en tant qu’enseignante de langues, ça me mettait un peu dans la situation d’un étudiant qui doit communiquer dans une langue qui n’est pas la sienne. Moi, si j’utilise ICQ pour mes cours d’espagnol, mes étudiants vont le faire dans une langue qui n’est pas la leur, donc même s’il y a une différence de niveau, j’imagine qu’ils doivent avoir une appréhension à l’utiliser, tu as un peu peur à écrire. Ce n’est pas la même chose. Quand tu parles si tu fais des fautes, tu ne te rends pas compte, quand tu écris, tu vois. C’était aussi l’échange avec les autres personnes qui avaient des expériences différentes, qui enseignaient autre chose, etc. Par exemple il y avait quelqu’un qui faisait de l’enseignement scientifique, tu vois, et moi qui n’ai jamais aimé les sciences, je me disais que c’était une façon d’humaniser un peu plus les sciences et que ça soit un peu plus communicatif et pas aussi figé ». Nous voyons la difficulté de cet outil qui vient repositionner les symboles langagiers. En fonction de la langue maternelle pour Céline, la messagerie instantanée permet soit d’effacer la timidité, soit de l’augmenter. Céline positionne la messagerie instantanée comme un outil de production écrite mais aussi de production orale. Il est aussi intéressant de voir que selon elle, l’outil « humanise » la connaissance scientifique. Cette humanisation pourrait être propre à une dimension émotionnelle de l’apprentissage.

3.3.3. Gestion de l’image de soi

Le dernier cas est celui de Thomas. Lors de notre première session de messagerie instantanée, Thomas abordait des problèmes de tensions internes dans son contexte professionnel qui posaient des difficultés quant à la réussite de sa formation4. Thomas a insisté sur le caractère confidentiel de ses propos, que nous ne développerons pas ici. Par contre nous présentons son point de vue quand nous sommes revenus sur cette échange lors de l’entretien en fin de formation : « L’avantage probablement que moi j’ai trouvé dans Messenger c’est que tu contrôles plus le discours qui est prononcé. C'est-à-dire que la phrase elle est telle qu’elle est, avant de l’envoyer évidemment tu te relis et donc tu sais exactement ce que tu vas envoyer. Et c’est certainement quelque chose qui pour moi a été utile dans le sens où ce que j’ai dit était quelque chose de délicat qui devait rester entre nous, et qui méritait beaucoup de précision dans les mots. Et donc, probablement si on veut vraiment évaluer l’outil, si on avait communiqué par oral, j’aurais probablement été beaucoup plus prudent dans les mots que j’aurais prononcés, j’en aurais probablement dit moins, parce que craignant si tu veux que de ton côté tu interprètes ce que je pouvais dire ». Cette importance de l’enjeu professionnel nous a été donnée par l’apprenant dans un dialogue touchant à une certaine intimité. Notons la protection et la maîtrise que semble fournir la messagerie instantanée en ce qui concerne la communication implicite et non maîtrisée, extra-langagière et liée au corps, qui existe dans une communication orale en face à face.

Pour conclure sur l’utilisation des outils de communication, le courriel et la messagerie instantanée ont largement été utilisés sur l’ensemble des sessions de formation, à la différence de l’utilisation quasi-inexistante du forum et du « chat », et ce quelle que soit la session de formation.

4. Les outils et les émotions en ligne

Nous avons présenté trois extraits d’entretiens avec des apprenants à propos de l’appropriation de la messagerie instantanée. Ces extraits montrent le positionnement des sujets quant à l’expression des émotions avec un tel outil.

4.1. Les émotions en ligne

Nous avons vu qu’un résultat concerne la faible utilisation du forum et du « chat » par l’ensemble des apprenants. Ces deux outils ont en commun, dans la typologie que nous avons esquissé, d’être utilisables à partir d’un serveur extérieur. Ils ont une moindre proximité spatiale que le courriel et la messagerie instantanée, ce qui pourrait expliquer leur peu d’utilisation. Au niveau des émotions, nous pouvons faire l’hypothèse que ces outils donnent un aspect « public » aux communications, demandant une certaine pudeur. De ce fait, les apprenants ont plutôt utilisé les outils sur poste informatique comme le courriel et la messagerie instantanée, plus proche de leurs corps physiques. Ces outils pourraient permettre, de par la proximité spatiale avec l’utilisateur et l’aspect non public, une meilleure expression des émotions.

4.1.1. Les émotions « instantanées »

En ce qui concerne l’expression des émotions avec la messagerie instantanée, le résultat commun aux trois cas présentés concerne le contrôle des émotions et de la timidité à l’écrit. Vanessa explique qu’étant elle-même timide, l’outil lui permet de « braver » cette timidité. Céline explique que pour l’enseignement en langue, un tel outil permet plus de spontanéité dans la communication. Enfin, Thomas décrit comment il a pu entrer dans une communication extra-professionnelle et, finalement, dans une certaine intimité grâce à cet outil. Dans les trois cas, la messagerie instantanée permet d’exprimer plus facilement ses émotions en lien avec autrui grâce aux interactions plus rapides qu’avec le courriel. Paradoxalement, Céline et Thomas explique que l’outil fournit un meilleur contrôle de sa communication, une meilleure gestion des aspects émotionnels. Les interactions plus rapides permettraient de fournir plus d’informations sur la dimension émotive de la communication à son interlocuteur, tout en permettant une meilleure sélection des informations que l’on veut lui transmettre. Ce sont les données de la communication extra-langagière qui fournissent des informations sur les émotions de l’interlocuteur et cette forme de communication semble plus contrôlable via la messagerie instantanée. Céline rejoint Thomas dans ce contrôle qui permet plus d’intimité, de se montrer plus tout en se montrant moins, paradoxalement. La communication avec messagerie instantanée se positionnerait entre l’écrit et l’oral, dans l’aspect dynamique qu’elle confère à l’écrit. Elle permet une communication extra-langagière qui semble palier aux mouvements des mains, du corps, avec des symboles propres développés par les utilisateurs.

Dans le couplage psychosomatique qui ne dissocie pas le corps et l’esprit, nous avons vu que les émotions primaires sont très liées au corps alors que les émotions secondaires sont plus liées aux signes linguistiques. Dans ce sens, l’oral serait alors plus prompt aux émotions primaires et l’écrit aux émotions secondaires. Il semble qu’avec la messagerie instantanée, nous soyons dans un intermédiaire écrit/oral, qui serait de la même nature qu’un intermédiaire entre émotions primaires/secondaires. Ceci se traduirait par le paradoxe que nous avons relevé : cet outil permet une expression des émotions en lien avec le corps tout en assurant un certain contrôle de cette expression. On peut donc penser que d’une part, la messagerie instantanée permet une certaine expression des émotions primaires, puisqu’elle permet une expression du corps et, d’autre part, que la différence entre les émotions primaires et les émotions secondaires serait de même nature que la différence entre l’oral et l’écrit ; elle serait à associer à ce contrôle de l’expression en lien avec la conscience.

4.1.2. La genèse de la communication émotionnelle

Vanessa exprimait son souci de s’adapter à son interlocuteur sur les aspects extra-langagiers. Il ne s’agit pas pour elle d’exprimer une émotion qui resterait incompréhensible pour l’interlocuteur, mais il s’agit de développer une norme de communication extra-langagière durant la communication elle-même. En ce qui concerne la place du corps, le contrôle de l’expression des émotions semble plus facile en ligne, du fait de la protection procurée par la distance, l’écran et le statut de l’écrit : les utilisateurs ont ainsi une meilleure maitrise des informations extra-langagières5. Les outils de communication semblent mettre en scène, différemment selon l’interaction qu’ils permettent, l’activité des corps physiques à travers certaines fonctionnalités et certains symbolismes de communication extra-langagiers, permettant ainsi différents degrés de communication sur les émotions de l’utilisateur, tout en lui en assurant une certaine maitrise.

Ce fait va dans le sens d’une dimension sociale aux émotions, quand bien même elles seraient primaires. La découverte de l’outil induit un nouveau positionnement des signes langagiers, et donc la co-construction d’un registre émotionnel dans la relation. Ce registre aurait pour utilité d’une part d’exprimer ses émotions et, d’autre part, de comprendre les émotions de l’interlocuteur, les deux étant indissociables.

4.1.3. Émotion et cognition dans la relation

Céline explique que les connaissances scientifiques, avec cet outil, lui sembleraient plus « humaines », plus « communicatives », moins « figées ». On peut extrapoler que l’aspect figé d’un contenu de cours sans interaction, pour Céline, serait qualifié de « sans émotion ». Au contraire, l’interaction permise par la messagerie instantanée faciliterait l’apprentissage, notamment des sciences. Cette « humanisation » des sciences se réaliserait par l’augmentation des interactions en ligne et les variations de vitesse d’interactions d’un outil à l’autre. Ce fait met en valeur le lien entre émotion et cognition. Nous avions présenté l’approche de Sami Ali qui consistait à qualifier les émotions de pondérateur de l’apprentissage par rapport à la mémoire, cet aspect allant dans le sens des marqueurs somatiques. Nos observations ajoutent à cela que les émotions, tant primaires que secondaires, tout comme la cognition, se matérialisent dans les symboles et signes langagiers co-construits pour un apprentissage en ligne.

Ces observations enrichissent notre hypothèse quant à la dimension sociale des émotions. L’axe émotion primaire, émotion secondaire et cognition, désignerait le même phénomène social qui irait du corps vers le langage chez l’individu, avec à chaque étape une plus grande possibilité de verbalisation. On pourrait alors associer les émotions primaires au langage corporel, les émotions secondaires au langage intérieur et la cognition au langage socialisé. Or dans notre approche psychosomatique, il est plus pertinent, même si plus complexe, de comprendre la dynamique de la genèse de l’émotion dans les relations, comme nous l’avons mis en valeur par nos cas, que d’atomiser l’objet en catégorie synthétique. Ces observations vont dans le sens de la pertinence de notre couplage relation/médiatisation : la relation essentielle au développement d’un registre des émotions, et la médiatisation pour supporter le symbolisme de ce registre. Finalement, nous rejoindrions l’approche historico-psychologique de Vygotski : notre intérêt n’était pas tant de savoir comment émotion et cognition s’articulaient, mais plutôt de mettre en valeur le rôle des outils de communication pour l’assemblage des deux afin de favoriser l’apprentissage dans un contexte de formation en ligne.

4.2. Des outils pour les émotions

Nous avons proposé un couplage relation/médiatisation pour l’étude des émotions, et nous avons observé que la complexité du phénomène émotionnel encourageait un tel couplage. Nous pouvons maintenant organiser les outils de communication au regard de nos observations. Nous avons observé que la synchronie des outils de communication permettait une expression des émotions primaires et que les outils asynchrones favorisaient l’expression des émotions secondaires. Nous avons positionné les outils de communication utilisés dans nos formations d’une part sur un axe décrivant les espaces-temps d’interaction de chaque outil de communication utilisé et, d’autre part, en fonction de la relation des émotions avec le corps. Aussi, nous faisons l’hypothèse d’une corrélation entre ces deux axes pour l’apprentissage en ligne, comme le montre la figure 1. Plus l’espace-temps de l’interaction sera réduit et plus les émotions primaires seront révélées à l’interlocuteur, plus la part de l’expression du corps sera importante à l’écran. Le point de contrôle correspond à la synchronie des outils de communication, et donc au moment où la coprésence est permise par les outils, moment où le contrôle langagier de l’expression des émotions diminue pour laisser place aux émotions primaires du corps. Ce point de contrôle marque le moment où l’utilisateur perd le contrôle de l’image qu’il veut donner de lui en rendant accessible à son interlocuteur, dans une certaine mesure, ses émotions primaires. Suivant ce schéma et les remarques de nos sujets sur les types de contenus pour la formation en ligne, nous pouvons faire l’hypothèse que plus les apprenants seront réticents au contenu de l’apprentissage – par exemple, pour l’un de nos sujets, un contenu scientifique – et plus il faudra prescrire des outils de communication qui permettent de favoriser ce lien entre l’émotion, tant primaire que secondaire, et la cognition dans des interactions langagières rapides.

images/sticef_2007_duplaa_1301.jpg

Figure 1 • « Impact des outils de communication sur la transmission
des différentes émotions pour l’apprentissage en ligne ».

Enfin, il aurait été intéressant d’utiliser des webcaméras pour nos formations : elles auraient augmenté la visibilité de l’activité du corps. Cet outil se situerait au bout de notre axe horizontal et il permettrait une expression des émotions primaires avec perte du contrôle de l’individu, au sommet de l’axe vertical.

4.3. Dimension réflexive de l’émotion

Nous n’avons pas fait un lien explicite entre les émotions et leurs rôles dans l’apprentissage. Les commentaires sur l’apprentissage des sciences laissent à penser que les interactions doivent être plus importantes en début de relation, afin de favoriser la construction d’un registre commun, tant émotionnel que cognitif, pour après s’orienter vers de la production de document de manière asynchrone.

Pour conclure ce travail sur les émotions, il nous faut observer le chercheur qui regarde l’objet que sont les émotions. Nous avons vu que pour Vygotski, le registre linguistique des émotions se développait dans les relations et permettait ainsi un développement du registre personnel des émotions pour le sujet concerné. Dans ce sens, un travail de formulation sur le concept même des émotions est un travail cognitif, et le chercheur se détache lui-même de toute dimension émotive dans sa conceptualisation. Nous avons défendu le point de vue qui consiste à ne pas prendre partie dans la question « est-ce que je pleure parce-que je suis triste ou est-ce que je suis triste parce-que je pleure ? », comme dans la théorie des émotions de James, mais plutôt à nous demander quelle cause extérieure provoque les pleurs, comme Vygotski. La limite de notre travail persiste dans le fait que le chercheur ne pourrait pas conceptualiser convenablement les émotions, il ne pourrait que se contenter de les vivre. Comment alors mettre en place une méthodologie subjectiviste pour aborder spécifiquement un tel objet des sciences humaines et sociales ?

BIBLIOGRAPHIE

BROOKS R.A. (2001) The relationship between matter and life, Nature, Nature Publishing Group, Vol. 409, January 18, p. 409-411.

CADY S., ROSEAU C. (1996). Les métamorphoses du corps. Dessins d’enfants et œuvres d’art. Une approche psychosomatique de l’espace de la représentation, Paris, France, L’Harmattan.

DAMASIO A. R. (1995). L’erreur de Descartes, Paris, France, Odile Jacob.

DUPLÀA E. (2006). La relation pédagogique en ligne. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, soutenue le 7 octobre 2006, Université de Maine, Le Mans, France.

FAIVRE J., FRASSON C., NKAMBOU R. (2002). Gestion Emotionnelle dans les Systèmes Tuteurs Intelligents. Technologies de l'Information et de la Communication dans les Enseignements d'ingénieurs et dans l'industrie. Villeurbanne, France, Frasson C. et Pécuchet J.-P. Edition, p. 73-80.

GAUTHIER B. (1997). Recherche sociale. De la problématique à la collecte des données (sous la direction de), Montréal, Canada (QC).

GRAWITZ M. (1996). Méthodes des sciences sociales, Paris, France, Dalloz, (10e éd.).

JOHANSEN R. (1991). Groupware : Future Directions and Wild Cards ». Journal of Organizational Computing, Ablex, Vol. 2 n°1, p. 219–227.

LEDOUX J.E., MULLER J. (1997). : Emotional memory and psychopathogy, Philosophical Transaction, Royal Society, Londre, UK, n° 352, p.1719-1726.

LEWIS D.A., LIEBERMAN J.A. (2000). Catching up on schizophrenia: natural history and neurobiology, Neuron, Cell Press, n° 28, p. 325-334.

MACLEAN P. (1986). Culmunating developments in the evolution of the limbic system : the thalamocingulate division, The limbic system, B.K. Doane and K.F. Livingston Edition, Raven Press, New York, USA, p. 1-28.

PALMADE G. (1967). L'économique et les sciences humaines, (sous la direction de), Paris, France, Dunod.

PUZENAT D., GATTET C. (2002). Influence of emotions on cognition, a study based on neural networks synchronization, IASTED International Conference Artificial Intelligence and Applications, ICAIA'02. Màlaga, Espagne, (Septembre), p. 17-21.

SAMI ALI M. (2003). Corps et âmes, pratique de la théorie relationnelle, Paris, France, Dunod.

TURING A. (1950). Computing machinery and intelligence. Mind, Oxford University Press, Vol. 59 n°236, p.433-460.

VIVET M. (2000). Des robots pour apprendre, Sciences et techniques éducatives, Hermès,Vol. 7 n°1, Numéro spécial Education et informatique - hommage à Martial Vivet, p.17-60.

VYGOTSKI L. (1931). Théorie des émotions. Etudes historico-psychologique, Paris, France, L’Harmattant, édition de 1998.

WILSON B.G., MYERS K.M. (1999). Situated Cognition in Theoretical and Practical Context, Theoretical Foundations of Learning Environments, Mahwah, NJ, USA, David Jonassen and Susan Land Edition, p.57-88.


1 Dans les années 60, l’intervention par la formation a été mise en œuvre à propos de la fonction de conduite de réunions, en particulier dans les entreprises.

2 Comme nous nous intéressons à ce que ces deux formations avaient en commun, à savoir les outils de communication, nous ne détaillons pas les différences des deux formations : nous nous intéressons ici au format et non au contenu de ces formations.

3 Cette distinction a surtout été constatée à partir de l’usage de la totalité des apprenants de cette formation : les outils sur serveurs externes ont été significativement moins utilisés (Duplàa, 2006).

4 Thomas a quitté son employeur pour qui nous intervenions juste après l’entretien que nous avons eu, pour des raisons liées à des problèmes de management.

5 La messagerie instantanée possède une fonction qui révèle quand l’interlocuteur est en train de composer un message : l’outil révèle une activité du corps dans la communication, au-delà du contrôle de l’utilisateur, se rapprochant ainsi des émotions primaires.


A propos de l’auteur

Emmanuel DUPLÀA est docteur de l’université du Maine. Après une thèse Cifre en sciences de l’éducation sur l’enseignement à distance, il travaille actuellement sur la formation médicale à distance dans une organisation canadienne de télé-enseignement, la Téluq de l’université du Québec à Montréal.

Adresse : TÉLUQ-UQÀM, 100, rue Sherbrooke Ouest, Montréal (Québec) Canada, H2X 3P2

Courriel : duplaa.emmanuel@teluq.uqam.ca

 

 
Référence de l'article :
Emmanuel Duplàa, Les émotions : outils et corps social pour l’apprentissage en ligne, Revue STICEF, Volume 14, 2007, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 28/02/2008, http://sticef.org
[Retour en haut de cette page] Haut de la page
Mise à jour du 29/02/08