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Les difficultés et les stratégies
d’ajustement des enseignants face à l’innovation
technologique : trois études de cas
Stéphanie BOÉCHAT-HEER, Esther GONZÁLEZ-MARTÍNEZ (Haute Ecole Pédagogique des cantons de Berne, du Jura et de
Neuchâtel)
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RÉSUMÉ : Cet
article synthétise les résultats de trois études empiriques
sur l’introduction d’un outil technologique dans
l’enseignement de niveau primaire ou secondaire en Suisse. Il s’agit
d’uXne plateforme internet d’apprentissage de la lecture et
l’écriture, de tablettes numériques et d’un outil
« Lanterne » de gestion de classe. Nous analysons des
entretiens avec les enseignants pour mettre en évidence les principaux
avantages qu’ils perçoivent. Nous examinons également les
principales difficultés rencontrées par les enseignants et les
stratégies mobilisées pour les dépasser.
MOTS CLÉS : Innovation
technologique, innovation pédagogique, enseignement scolaire,
difficultés, stratégies d’ajustement. |
Difficulties and coping strategies of teachers in front of technological innovation: three case studies |
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ABSTRACT : This
article summarizes the results of three empirical studies on the introduction of
technological tools in primary and secondary schools in Switzerland. These are
an internet platform for learning how to read and write, digital tablets, and a
"lantern" for classroom management. We focus on the interviews with the teachers
to highlight the positive aspects of using these tools. We also present the main
difficulties encountered by the teachers and the strategies they deploy to
overcome them.
KEYWORDS : Technological
innovation, pedagogical innovation, School Education, difficulties, coping
strategie . |
1. Introduction
Avec la transformation
numérique en cours, les enseignants et les élèves sont
confrontés à des défis importants ; une situation que
la crise sanitaire Covid-19 a encore accentuée. Des recommandations (CDIP, 2018) et des
plans d’action au niveau Suisse (CIIP, 2018) et
international (OCDE, 2018) sont
déployés pour favoriser la transition vers une école
où les technologies de l’information et de la communication (TIC)
prendraient une place centrale. Même si les enseignants sont de mieux en
mieux équipés dans le domaine du numérique (accès
internet, appareils, médias et autres), leurs compétences et leurs
usages en classe ne sont pas encore satisfaisants (OCDE, 2015). Selon
Boéchat-Heer (Boéchat-Heer, 2018),
les enseignants suisses se situent en phase d’adoption des TIC selon le
modèle de Depover et Strebelle (Depover et Strebelle, 1997).
Ils se servent de ces ressources comme appui à leur enseignement, pour
des activités de présentation (diaporamas) ou pour des
activités de soutien à certains élèves
(répétition d’exercices). Il peut s’agir
d’occuper un élève qui a de l’avance ou d’aider
un élève qui a plus de difficultés (didacticiels), ou de
rechercher de l’information sur internet. Les enseignants, par contre,
n’utilisent que rarement les TIC comme outils d’évaluation
des apprentissages. En temps normal, ils préfèrent
également les échanges directs sans médiation technologique
pour la communication avec les élèves. Toutefois, les enseignants
sont, de gré ou par la force des choses, en train d’évoluer
vers des utilisations plus ambitieuses.
Cet article traite des avantages perçus par les enseignants, en temps
normal, lors de l’introduction dans leur enseignement d’un nouvel
outil technologique. Il met également en évidence les
difficultés rencontrées par les enseignants lorsqu’ils
innovent et les stratégies d’ajustement mobilisées pour y
faire face. Au niveau empirique, nous mobilisons les résultats de trois
études de cas, réalisées par l’équipe de la
première auteure, documentant à chaque fois un processus
d’introduction d’une innovation technologique dans
l’enseignement de niveau primaire ou secondaire. Les trois études
ont été commanditées par une instance directrice qui
souhaitait obtenir des informations sur les avantages et les
inconvénients de l’innovation en question avant
d’élargir l’expérience à de nouveaux terrains.
Pour commencer, nous exposerons quelques éléments
théoriques issus de la littérature sur l’utilisation des TIC
en classe par les enseignants, qui inspirent notre propre démarche. Nous
présenterons ensuite notre cadre méthodologique et l’objet
des études de cas. L’analyse portera en premier sur les avantages
que les enseignants perçoivent. Ensuite, nous exposerons les
difficultés que les enseignants rencontrent à opérer cette
intégration. Pour finir, nous présenterons quelques ressources et
stratégies d’ajustement mobilisées par les enseignants.
2. Cadre conceptuel
2.1. Innovation technologique et pédagogique
Dans les établissements scolaires, les
innovations technologiques peuvent résulter de l’initiative des
enseignants (bottom-up) ou des décideurs (top down). La
première forme s’incarne de manière transversale dans toutes
les disciplines. La deuxième forme est parfois vécue difficilement
par les enseignants qui ne voient pas toujours le sens de l’innovation.
Selon Gather Thurler (Gather Thurler, 2004),
« le sort d’une innovation dépendra fortement du sens
que lui attribuent les acteurs, en particulier ceux auxquels on demande de
transformer leurs pratiques » (p. 102). Elle souligne que
« l’une des clés de la réussite de
l’innovation passe donc désormais par la capacité des
systèmes à créer des dispositifs qui permettent aux acteurs
de mettre en réseau leurs compétences professionnelles et de
reconstruire le lien qui doit exister entre leurs croyances, idéaux,
pratiques quotidiennes et les missions générales du système
éducatif » (p. 107). Lison et al. (Lison et al., 2014) évoquent même une « culture de l’innovation,
liée à la structure de l’organisation
elle-même » (p. 11). Fullan (Fullan, 1985) signale à ce sujet l’importance de donner un sens à l'action
des acteurs, à travers des interactions, des valeurs communes et un
leadership fort soutenant l’innovation.
Les trois études de cas présentées dans cet article
rendent compte d’innovations pédagogiques résultant
d’initiatives de décideurs. Les enseignants ont respectivement
accepté d’intégrer dans leur enseignement une plateforme de
lecture et d’écriture sur internet, une tablette numérique
et une « lanterne » de gestion de classe. Ils ont
reçu une formation à l’utilisation de l’outil en
question et ont ensuite été amenés à
découvrir par eux-mêmes la manière de s’en servir
concrètement sur le terrain. Dans ce cadre, nous nous sommes
demandé si le fait d’intégrer un nouvel outil dans son
enseignement (innovation technologique) engendrait une modification des
pratiques existantes (innovation pédagogique).
Déjà en 2004, Baron et Bruillard exprimaient à ce
sujet : « les situations d’innovations ne sont pas toujours
porteuses de changement, ou du moins de changement radical » (Baron et Bruillard, 2004, p. 160).
Aujourd’hui encore, Dazy-Mulot et Audran – cités
dans (Bernard et Fluckiger, 2019, p. 6) –
arrivent au même constat : « ce n’est pas parce
qu’on introduit une technologie qualifiée d’innovante dans un
contexte d’éducation ou de formation que la pratique se renouvelle
et devient forcément innovante [...]. Innovant ou non, l’artefact
n’est donc pas l’élément déterminant. [...] Il
n’y a donc pas de lien a priori entre innovation technologique et
innovation pédagogique ». Tricot (Tricot, 2017) prétend également que l’innovation technologique
n’entraîne pas nécessairement l’innovation
pédagogique. Intégrer un nouvel outil dans son enseignement
demande des changements qui sont parfois vécus difficilement, car
l’innovation est « un processus bien plus qu’un
produit » (Cros, 1996, p. 19).
Si l’on reprend Baron et Bruillard (Baron et Bruillard, 2004, p. 160),
« les situations d’innovations ne sont pas toujours porteuses
de changement, ou du moins de changement radical ». Tricot (Tricot, 2017) parle même de « micro-innovation ». Selon Cros
et Broussal (Cros et Broussal, 2020),
l’innovation pédagogique est le fait de tout enseignant, car il ne
refait jamais à l’identique une même pratique. Cela peut
aller d’un changement infinitésimal (innovation
incrémentale) à un bouleversement dont les raisons peuvent
être très diverses (innovation de rupture). Ils ajoutent que tout
enseignant est un innovateur qui s’ignore. Ils rejoignent ainsi le concept
d’« innovation ordinaire » proposé par Alter (Alter, 2013), qui
caractérise une innovation quotidienne se traduisant par des gestes
nouveaux ou inhabituels face à une réalité changeante
liée à des situations différentes d’enseignement et
d’apprentissage. Selon Paniagua et Istance (Paniagua et Istance, 2018),
l’innovation dans l’enseignement devient un processus de
résolution de problèmes enraciné dans le professionnalisme
des enseignants. Les effets de l’innovation sur les pratiques ne sont
peut-être pas immédiats mais deviennent visibles si les usages
s’étendent à long terme et que les enseignants voient une
plus-value pédagogique et parviennent à donner du sens à
leur pratique.
En effet, de nombreux travaux montrent que l’introduction d’un
nouvel outil dans l’enseignement peut modifier les pratiques, le
rôle et la posture de l’enseignant (Lameul, 2019), (Lebrun, 2002), (Tardif, 1998).
Si nous reprenons les travaux de Tardif, les rôles des
élèves et des enseignants changent avec l’intégration
d’un nouvel outil. Les élèves deviennent des
« investigateurs, des coopérateurs, parfois experts, des
clarificateurs et des utilisateurs stratégiques des ressources
disponibles » (p. 70). Les enseignants deviennent des
« créateurs d’environnements pédagogiques, des
professionnels interdépendants, ouverts et critiques, des provocateurs de
développement, des médiateurs entre les savoirs et les
élèves, des entraîneurs ainsi que des collaborateurs dans la
réussite de tous les élèves d’une
école » (p. 59). Ces changements de rôle sont
importants pour augmenter l’autonomie des apprenants, qui se voient
transférer une partie du contrôle de leur apprentissage, les
conduisant ainsi à développer de nouvelles compétences.
En ce qui nous concerne, les questions abordées par la
littérature nous ont motivées à essayer de comprendre
à travers nos propres études les difficultés
rencontrées par les enseignants, la manière dont ils les
résolvent et les ressources mobilisées.
2.2. Intégration d’un nouvel outil et changements dans
l’enseignement
Plusieurs auteurs se sont attelés à décrire les
différents stades d’intégration par lesquels les enseignants
passent lorsqu’ils souhaitent innover dans leur enseignement (Depover et Strebelle, 1997), (Mishra et Koehler, 2006), (Morais, 2001), (Raby, 2005).
Certains ont mis en avant l’importance d’une utilisation personnelle
avant l’utilisation professionnelle et pédagogique (Raby, 2005).
L’autoformation étant ici mise en avant. D’autres
énumèrent réellement les différentes phases comme un
processus allant de l’appropriation à la routinisation (Depover et Strebelle, 1997), (Morais, 2001).
Les enseignants développent ainsi graduellement une expertise, une
routine d’usage, des habitudes. Le modèle de Depover et Stebelle (Depover et Stebelle, 1997) permet de rendre compte de l’importance de l’environnement, des
contacts directs avec les différents systèmes (micro, méso,
macro), des relations, de l’apport des communautés de pratique.
Dans le processus d’intégration d’une innovation, ces auteurs
notent le soutien des différents systèmes comme un
élément important. Au niveau du mésosystème, ils
mettent en avant les gestionnaires des locaux, les collègues, les
parents. Au niveau du macrosystème, ce sont les gestionnaires centraux,
les centres de formation et la communauté de pratique. Et finalement, au
niveau du périsystème, sont évoqués les parents en
tant que membres de la société et les clubs d’utilisateurs.
Ces modèles ont l’avantage de présenter les
différents stades d’intégration d’une innovation, mais
ils ne permettent pas une analyse fine des difficultés rencontrées
et des ressources mobilisées par les enseignants eux-mêmes pour les
dépasser, passer d’un stade à l’autre et perdurer dans
la transformation. Dès lors, nous nous demandons quelles sont
concrètement ces difficultés, ces ressources ainsi que les
stratégies d’ajustement mobilisées par les enseignants
eux-mêmes lorsqu’ils sont confrontés au défi de
l’introduction des nouvelles technologies en classe.
En effet, toute innovation dans l’enseignement demande des
modifications à plusieurs niveaux (rôle et posture de
l’enseignant, configuration de la classe, méthodes
d’enseignement, etc.) et il semble difficile de former et préparer
les enseignants à tous ces changements. Les outils évoluent
rapidement, les pratiques et les méthodes d’enseignement se
modifient selon l’outil utilisé. Toute pratique innovante demande
de l’entraînement, davantage de préparation, des prises de
décisions en direct, la mise en place d’un plan B, la
résolution de problèmes et de la créativité. Il
semble primordial d’accompagner les enseignants dans cette transformation
par une réflexion sur leur pratique, par des dispositifs permettant
d’augmenter leur sentiment d’auto-efficacité (Bandura, 1997) et de développer leur capacité d’adaptation au changement,
d’autonomie, d’autoformation et d’autorégulation des
apprentissages (Zimmerman, 2000).
Il semble également important de leur apprendre à gérer les
difficultés, à trouver des solutions, à résoudre des
problèmes.
2.3. Stratégies d’ajustement
Dans nos propres études de cas, les enseignants qui s’adaptent
à un nouvel outil sont confrontés à différents
problèmes (techniques ou pédagogiques) qui les
déstabilisent et les démotivent parfois à poursuivre. Ils
évoquent souvent un sentiment de stress dans la préparation et
durant la pratique en classe. Une part d’incertitude liée aux
probables problèmes techniques les met dans une situation
d’inconfort, de non maîtrise, de visibilité d’une forme
de faiblesse. Dès lors, nous nous sommes demandé quelles sont les
stratégies d’ajustement mises en place lorsque les enseignants se
trouvent confrontés à ces difficultés.
Le concept de « coping » (« to
cope » signifiant « faire face à »),
traduit dans la littérature francophone par les termes
« stratégies d’ajustement » ou
« stratégies d’adaptation », est issu de la
théorie cognitive du stress de Lazarus et Folkman (Lazarus et Folkman, 1984).
D’après ces auteurs, le coping est « l’ensemble
des efforts cognitifs et comportementaux, constamment changeants,
déployés (par une personne) pour gérer les exigences
internes et/ou externes perçues comme consommant ou excédant ses
ressources » (p. 141). Lazarus et Launier (Lazarus et Launier, 1978) mettent en avant trois stratégies de coping : le
« coping centré sur le problème ou la
tâche », comme la recherche d’informations,
l’élaboration de plans d’action, la planification, le
contrôle de la situation ; le coping « centré sur
l’émotion » comme la minimisation de la situation,
l’auto-accusation et l’évitement ; et le coping
centré sur la « recherche de soutien social »
comme obtenir la sympathie ou l’aide d’autrui, parler avec des
collègues, exprimer son point de vue. Schwarzer et Knoll (Schwarzer et Knoll, 2002) vont plus loin dans la distinction et proposent quatre types de coping : le
coping réactionnel, anticipatoire, préventif et le coping proactif
ou dynamique. Selon Hartmann (Hartmann, 2008),
le coping réactionnel peut être défini comme un effort pour
gérer un événement du passé ou du présent
(par exemple, un bug technique) en réajustant les buts ou en trouvant du
sens à la pratique. Ce coping peut être orienté sur le
problème, l’émotion ou les relations sociales. Il reprend
donc en partie l’approche classique du coping. Le coping anticipatoire
consiste à gérer le risque perçu par rapport à une
situation évaluée comme un défi (une pratique innovante par
exemple). Le coping préventif consiste à anticiper et à se
préparer à des événements difficiles de la vie.
Selon Hartmann (Hartmann, 2008, p. 287), « la théorie du coping proactif comprend à la fois
les stratégies de self-regulation, de la réalisation des buts
(self-regulated goal attainment strategies) et le concept
d’évolution personnelle (personal growth). Ainsi, cette
théorie intègre les aspects temporels du coping,
c’est-à-dire, non seulement le coping face aux
événements passés, mais aussi le coping face aux
événements futurs ». Du coup, le coping proactif
permet le développement de compétences, l’accumulation de
ressources et la planification à long terme.
L’étude de Laugaa et Bruchon-Schweitzer (Laugaa et Bruchon-Schweitzer, 2005) met en évidence un lien entre sentiment d’auto-efficacité et
stratégies d’ajustement en montrant que
l’auto-efficacité est associée positivement au coping
centré sur le problème. Les enseignants qui se perçoivent
comme auto-efficaces vont plus facilement mettre en place des stratégies
de résolution de problème que les autres. Selon Lecomte (Lecomte, 2004),
les personnes avec un fort sentiment d’efficacité personnelle
prennent les tâches difficiles comme des défis, ont un
intérêt important pour la tâche, trouvent les objectifs
stimulants, font beaucoup d’efforts, sont centrées sur la
tâche, ont un raisonnement stratégique en face des
difficultés, attribuent l’échec à un effort
insuffisant et exercent un contrôle sur les menaces et les stresseurs. En
revanche, les personnes qui doutent d’elles-mêmes évitent les
tâches difficiles, ont peu de motivation, diminuent leur effort et
abandonnent rapidement devant les obstacles, ont des aspirations réduites
et s’impliquent faiblement vis à vis des objectifs,
s’appesantissent sur leurs insuffisances, sur les difficultés de la
tâche et sur les conséquences problématiques de
l’échec dans les situations stressantes, retrouvent difficilement
leur sentiment d’efficacité à la suite d’un
échec et sont victimes du stress.
Les stratégies d’ajustement sont donc importantes pour affronter
les difficultés rencontrées en situation d’innovation.
Zimmerman (Zimmerman, 2000) évoque l’autorégulation proactive, créatrice de buts
et de plans d’action et l’autorégulation réactive
destinée à dépasser les obstacles surgissant dans la
poursuite des buts fixés. En analysant les difficultés auxquelles
les enseignants sont confrontés et les stratégies qu’ils
déploient pour les dépasser, nous cherchons justement à
apporter des pistes de réflexion pour construire des dispositifs de
formation qui accompagnent les enseignants et les aident à
s’approprier les innovations technologiques.
3. Trois études de cas : objets, méthodes et
données
En nous appuyant sur la littérature
évoquée, nous avons souhaité saisir la manière dont
des enseignants font face à l’introduction d’un nouvel outil
technologique dans leur enseignement. Les questions de recherche sont les
suivantes :
- Quels sont les avantages et les difficultés perçus
par les enseignants lorsqu’ils s’adaptent à
l’introduction d’un nouvel outil dans leur enseignement ?
- Quelles sont les ressources et les stratégies
d’ajustement mobilisées pour surmonter les difficultés
rencontrées ?
Pour répondre à ces questions, nous nous baserons sur trois
études de cas réalisées au sein de l’équipe de
la première auteure (Boéchat-Heer et Arcidiacono, 2014), (Boéchat-Heer et al., sous presse), (Miserez-Caperos et al., 2017).
Ces études ont en commun de porter sur l’intégration
d’un nouvel outil technologique dans l’enseignement au niveau
primaire ou secondaire. Les établissements scolaires en question sont
différents mais se situent tous dans une même région en
Suisse francophone. Par ailleurs, les trois études sont issues de
demandes des décideurs ayant introduit l’innovation et souhaitant
évaluer ses effets sur le travail enseignant et l’apprentissage
avant d’élargir l’expérience à de nouvelles
classes.
Ces études ont également en commun des caractéristiques
méthodologiques :
- elles adoptent une perspective compréhensive cherchant
à traiter des objets abordés à partir du point de vue des
acteurs concernés (Marshall et Rossman, 1995) ;
- l’outil privilégié pour la collecte des
données est l’entretien individuel ou collectif avec des
enseignants accompagné parfois d’autres moyens ;
- l’analyse des entretiens est essentiellement
qualitative et cherche à identifier des traits de
l’expérience concrète des enseignants sur le terrain
(pratiques, difficultés, ressentis, ressources et stratégies
d’ajustement).
Dans cet article, nous nous concentrerons principalement sur les
résultats convergents de l’analyse des entretiens des trois
études. Une présentation systématique des
différences demanderait en effet des comparaisons complexes, entre outils
et contextes d’utilisation, dépassant le cadre du présent
article.
3.1. Étude de cas 1 : introduction de la plateforme
MyMoment
La première étude a porté sur l’introduction de la
plateforme d’apprentissage de l’écriture et de la lecture
MyMoment par des enseignants du primaire (Miserez-Caperos et al., 2017).
Nous souhaitions comprendre quelles sont les avantages et les difficultés
des enseignants lorsqu’ils intègrent cette plateforme dans leur
enseignement et comment ils résolvent les problèmes
rencontrés. Les chercheures ont interviewé huit enseignants,
exerçant leur métier avec des élèves
âgés de 9 à 12 ans (5 à 8 ans selon l’accord
intercantonal sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire
–HarmoS- dans le système suisse). Elles ont recueilli les propos
des enseignants au moyen d’entretiens individuels semi-directifs. Le guide
d’entretien était composé de trois parties : 1/le
profil professionnel des enseignants ; 2/leur formation en matière
d’utilisation des TIC et de la plateforme MyMoment en particulier
(habitudes d’utilisation des TIC, sentiment de compétence) ;
3/utilisation de la plateforme myMoment en classe (gestion de la classe,
innovation pédagogique, effets de l’utilisation de la plateforme
sur les apprentissages, etc.). Les entretiens semi-directifs ont
été analysés de manière qualitative (Maroy, 1995),
selon une analyse thématique (Miles et Huberman, 2015) et catégorielle de contenu (Bardin, 1977).
Nous avons tout d’abord analysé les entretiens en cherchant les
éléments en lien direct avec les questions d’entretien. Ce
faisant nous avons découvert des éléments qui
n’apparaissaient pas dans le guide utilisé. Nous avons enfin
réalisé une analyse transversale de l’ensemble du corpus
pour faire ressortir les convergences entre les entretiens ; pour une
présentation détaillée de l’étude, sa
méthode et ses résultats voir Miserez-Caperos et al. (Miserez-Caperos et al., 2017).
3.2. Étude de cas 2 : Introduction de tablettes
numériques
L’objectif de cette étude était d’identifier la
manière dont les enseignants intègrent des tablettes
numériques dans leur enseignement et l’impact de celles-ci sur les
apprentissages et la gestion de la classe (Boéchat-Heer et Arcidiacono, 2014).
Les chercheurs ont étudié deux classes. La première
était une classe de l’enseignement ordinaire en 2e année du cycle secondaire 1 (13 à 14 ans, 10 HarmoS dans le
système suisse). Elle regroupait neuf enseignants et 14
élèves. La deuxième classe regroupait 4 enseignants et 13
élèves de l’enseignement spécialisé,
également en deuxième année du cycle secondaire 1 (13
à 14 ans, 10 HarmoS dans le système suisse). Les chercheurs ont
organisé des entretiens collectifs (focus group) avec les enseignants de
chaque classe. Elles ont également collecté des données
à travers un questionnaire et un journal de bord en ligne,
destinés aux enseignants, et un questionnaire version papier,
destiné aux élèves. Les entretiens collectifs ont
été analysés suivant la même démarche
qualitative (analyse thématique et catégorielle de contenu, par
entretien et transversale) mobilisée pour l’étude de cas 1,
tout en tenant compte des dynamiques de groupe. L’analyse finale a
été réalisée en combinant les résultats
tirés des différentes sources de données dans une logique
de triangulation (Thurston et al., 2008) ;
pour une présentation détaillée de l’étude, sa
méthode et ses résultats voir (Boéchat-Heer et Arcidiacono, 2014).
3.3. Étude de cas 3 : Introduction de
« lanternes » de gestion de classe
La troisième étude a porté sur l’introduction
d’un outil « Lanterne » au niveau de
l’enseignement primaire (Boéchat-Heer et al., sous presse).
Il s’agit d’un outil de gestion de classe consistant en une lampe
lumineuse qui indique différents temps dans l’orchestration
d’un cours (Alavi et Dillenbourg, 2012), (Dillenbourg et al., 2011).
Les chercheuses se sont penchées sur deux classes de l’enseignement
primaire qui venaient d’introduire ces lanternes. La première
réunissait une enseignante et 18 élèves en
5-6ème HarmoS (8 à 10 ans). La deuxième
était composée d’une enseignante et de 19
élèves de 7ème HarmoS (10 à 11 ans). Les chercheuses
ont fait des entretiens individuels avec les enseignants, réalisé
des observations filmées en classe et demandé aux
élèves de remplir un questionnaire. Les entretiens ont
été analysés suivant la même démarche
qualitative (analyse thématique et catégorielle de contenu, par
entretien et transversale) mobilisée pour l’étude de cas 1
et 2. L’analyse finale a été réalisée en
combinant les résultats tirés des trois sources de données
dans la même logique de triangulation que l’étude 2 ;
pour une présentation détaillée de l’étude, sa
méthode et ses résultats voir Boéchat-Heer et al. (Boéchat-Heer et al., sous presse).
4. Résultats
4.1. Les avantages perçus par les enseignants de l’utilisation
d’un nouvel outil technologique dans leur enseignement
Les trois études de cas examinés dans
cet article mettent en évidence que les enseignants voient plusieurs
avantages à l’utilisation d’un nouvel outil technologique
dans leur enseignement. Par exemple, les aspects ludiques et motivationnels.
Dans l’étude sur la plateforme MyMoment (étude 1), un
enseignant affirme « ils ont eu du plaisir à faire des
commentaires [sur la plateforme] chose que j’avais complétement
minimisée » ; « tout paraît plus
ludique sur écran (...) il y a quand même cette attraction de la
télé en fait (...) le beamer parce qu’il suffit qu’on
l’allume et ils ont déjà l’impression
d’être devant un écran et on capte plus leur attention donc
il y aura vraiment cet attrait de l’écran qui rend quoi qu’on
fasse sur l’ordinateur ça paraît, ça paraît
cool ». Dans l’étude sur les tablettes
numériques (étude 2), le discours d’un enseignant va dans le
même sens : « je peux faire le même exercice sur
papier ou à la salle info ils ont l’impression que c’est plus
amusant si on le fait dans la salle d’info alors que le fond c’est
le même » ; « c’est surtout une
curiosité de pouvoir utiliser un nouvel outil
pédagogique ». Dans l’étude sur les lanternes
(étude 3), un enseignant précise que les élèves
manifestent davantage de motivation à collaborer et à
s’entraider : « les élèves qui trainaient
habituellement se motivent pour aider les autres ».
D’autres plus-values apparaissent, comme l’interactivité,
la variété des activités, la différentiation
pédagogique, l’autonomie des élèves,
l’individualisation des apprentissages, le gain en temps, en
capacité d’organisation et en productivité pour
l’enseignante. Nous n’allons pas toutes les développer, car
elles rejoignent les résultats d’autres études qui mettent
en avant les mêmes avantages (Arndt, 2006), (Karsenti et Collin, 2012), (Karsenti et Fievez, 2013), (Leclerc, 2003).
Nous allons nous pencher tout particulièrement sur les
déplacements au niveau des relations entre les enseignants et les
élèves et sur les changements de la configuration de la
classe.
4.1.1. Déplacements au niveau des relations entre les enseignants et
les élèves
Les résultats des trois études de cas signalent des changements
dans les relations entre les enseignants et les élèves suite
à l’introduction du nouvel outil technologique. Dans
l’étude 1, celle sur la plateforme MyMoment, une enseignante
évoque une plus grande collaboration avec les élèves :
« ils écrivent une histoire tapent le début et puis
après je finis parce qu’ils veulent l’avoir vraiment sur le
site par exemple et pis on est pris par le temps donc ça m’est
déjà arrivé c’est la dictée à
l’adulte mais c’est très bien ils dictent et puis on peut en
discuter aussi ». A la place de donner une même tâche
à toute la classe, à remplir de manière identique,
l’enseignant co-construit l’activité dans
l’échange avec chaque élève ou groupe
d’élèves qu’il apprend ainsi à mieux
connaître. Une enseignante y voit un avantage certain « au
niveau de l’individualisation c’est parfait au niveau de la
variation des rythmes ».
Dans l’étude 2, celle sur les tablettes, il est également
mis en avant l’intérêt pédagogique d’instaurer
des modes de relation plus directs et individualisés entre les
élèves et avec l’enseignant :
« l’avantage d’utiliser un projecteur est que je peux
être face à ma classe donc j’écris le mot je les vois
tous alors que si j’étais au tableau tout simplement je serais
à l’envers ». L’enseignant se déplace
entre des groupes utilisant des tablettes, il ou elle passe d’un poste
informatique à l’autre, s’assied à côté
d’un élève pour faire équipe, etc.
Dans l’étude 3, celle sur les lanternes, les
élèves avancent dans leurs tâches, seuls ou avec
l’aide des camarades plus avancés. Ils travaillent davantage de
manière autonome. Lorsqu’ils sont confrontés à un
problème, ils sollicitent un camarade en se déplaçant en
silence. Les élèves sont ainsi responsables, autonomes et
autogèrent l’avancement de leur travail. A ce sujet, une
enseignante affirme : « et puis ça du coup je trouve
que c’est des choses que les lanternes sans mauvais jeux de mots (...) ont
pu mettre en lumière parce que on a plus le temps en fait de voir aussi
nos élèves comme ils travaillent finalement tout seuls et
qu’ils s’autogèrent (...) c’est vrai que moi dans une
classe à deux ordres j’ai jamais le temps je fais que de courir
partout (...) je suis toujours en action et puis là c’est des
moments où je peux me retirer et en fait où je vois ma classe
fonctionner toute seule ».
4.1.2. Changement de la configuration de la classe
Il ressort des trois études que la configuration de la classe est
modifiée suite à l’introduction de l’outil
technologique. Dans l’étude sur la plateforme MyMoment
(étude 1), l’élève est rarement seul, assis devant
son pupitre, à interagir avec l’écran mais se retrouve
souvent en groupe. La classe entière adopte des configurations qui
sortent de l’ordinaire : certains élèves sont assis sur
des poufs en attendant que les postes informatiques se libèrent ;
des élèves se prennent en photo ou font des enregistrements
vidéo ; ils interagissent avec des personnes à distance.
Dans l’étude sur les lanternes (étude 2), les deux
enseignantes interviewées soulignent le climat de classe apaisant
dû à la diminution du bruit lié à des bavardages, des
interpellations et des déplacements. Une enseignante affirme :
« moi je trouve que y’a vraiment moins de bruit (...) pas
dans le sens qu’on entendrait une mouche voler mais dans le sens
qu’ils parlent entre eux mais ça reste totalement dans le sujet
ça reste en chuchotant chacun est en train de travailler sur son exercice
sur sa feuille donc moi j’ai remarqué que c’était
super apaisant comme cadre de travail ».
Dans l’étude sur les tablettes numériques (étude
3), les enseignants ont un avis moins favorable sur la question. La projection
de l’écran de la tablette sur l’écran principal de la
classe augmente leur capacité à rester en contact visuel avec la
classe. Toutefois, la configuration de la classe reste la même. Les
élèves travaillent, de manière individuelle ou en groupe,
assis à leurs tables avec les tablettes et l’enseignant se
déplace entre les différents postes. En conséquence, les
enseignants ont des propos du type : « j’ai le sentiment
qu’on n’est pas jusqu’au-boutiste dans la méthode on
revient toujours aux anciennes méthodes » ;
« c’est la même démarche c’est un autre
outil mais la démarche reste la même et c’est là que
je vois que cela bloque ».
4.2. Les difficultés perçues par les enseignants lors de
l’utilisation d’un nouvel outil technologique dans leur
enseignement
Les trois études de cas mettent en évidence que les enseignants
se trouvent confrontés à des difficultés lorsqu’ils
utilisent un nouvel outil technologique dans leur enseignement. Ces
difficultés ont trait à l’équipement et aux
infrastructures à disposition, aux compétences nécessaires
à l’utilisation des TIC et au soutien institutionnel pour le
faire.
4.2.1. Manque d’équipement et problèmes techniques
Une première difficulté est en lien avec
l’équipement (appareils et logiciels) et les infrastructures
(salles et connexions) à disposition des enseignants. Dans
l’étude sur la plateforme MyMoment (étude 1), il
s’agit en premier titre du nombre d’ordinateurs et leur état
de fonctionnement. Une enseignante affirme « maintenant on a un
ordi pour la classe donc pour moi ce n’est pas suffisant mais
bientôt normalement un portable mais pour vraiment bien pouvoir bosser
c’est toujours pas suffisant et puis on a une petite salle d’info
mais où les ordis mettent une demi-heure à s’allumer et
quand ils sont tous sur internet ça bogue (...) on a une tablette mais
ben là de nouveau d’en avoir une pour tous les enfants ça va
mais c’est pas beaucoup ». Dans l’étude sur les
tablettes numériques, des enseignants mettent en avant des
difficultés similaires : « les soucis techniques nous
ont un peu bouffés » ; « on a eu des
problèmes techniques pour préparer les cours ». Dans
l’étude sur les lanternes, le premier inconvénient
souligné par les enseignantes est celui des « bugs
techniques ». En effet, les lanternes se déchargent et
elles nécessitent d’être branchées à un
câble USB pour être rechargées. Cela a été
perçu comme fastidieux et chronophage.
Cependant, au niveau des difficultés matérielles et techniques,
les différences entre les contextes d’utilisation sont très
marquées. Certains établissements sont beaucoup mieux
équipés que d’autres, mais partout se manifeste une
même volonté d’introduire des améliorations par des
acquisitions et de nouvelles installations. Toutefois, ce qui est un
équipement et une infrastructure adéquate varie en fonction des
contextes d’utilisation et les enseignants insistent sur le fait que les
ressources matérielles doivent être aussi modulables que possible
pour s’y adapter.
4.2.2. Sentiment de compétence faible et besoin de formation
Les enseignants des trois études expriment également des
difficultés liées directement aux compétences
nécessaires pour se servir des outils. Dans l’étude 1, sur
la plateforme MyMoment, un enseignant affirme à ce sujet :
« je suis peu à l’aise avec ce système
c’est vrai qu’on n’a pas grandi avec ça où on
dit y aller par tâtonnement il y a pas vraiment un début une fin
enfin dans les apprentissages il faut aller chercher il faut aller choisir ce
qu’on veut prendre c’est un système vraiment avec une
arborescence incroyable et pis moi c’est plutôt le système de
A à Z ».
Les enseignants interviewés pour cette étude expriment donc un
manque de compétences propres, à acquérir par exemple
à travers une formation, et font souvent référence à
des tierces personnes qui pourraient les soutenir ou tout du moins les
accompagner. Dans l’étude 2, sur les tablettes numériques,
seulement trois enseignants sur les 13 interviewés déclarent avoir
un bon sentiment de compétence dans l’utilisation des TIC. Par
ailleurs, seulement une minorité en fait une utilisation hebdomadaire
dans leur classe. En ce qui concerne concrètement l’utilisation
personnelle des tablettes à l’école, la majorité des
enseignants disent ne jamais en avoir fait usage avant la réalisation de
l’étude. Dans l’étude 3, sur les lanternes, les
enseignants sont plutôt favorables à l’introduction des
lanternes et ont un sentiment d’auto-efficacité plutôt
positif face aux nouveaux outils technologiques. Une enseignante déclare
ainsi : « moi je suis assez à l’aise avec les TIC
je suis du genre un peu à farfouiller si ça va pas ou ça
marche pas comme je veux je vais aller chercher trouver je trouve des
solutions ».
Par ailleurs, il ressort de nos études que les formations à
l’utilisation des TIC sont des occasions utiles au développement
d’un sentiment de compétence. Elles favorisent par ailleurs des
rencontres avec des collègues partageant les mêmes
inquiétudes. Une aide sur les lieux de travail est aussi très
appréciée eu égard à la spécificité de
la situation de chaque enseignant. Toutefois, les enseignants sont conscients
d’avoir, au mieux, une compréhension parcellaire des
possibilités offertes par les TIC et du fonctionnement de ceux-ci. Ils se
voient comme des utilisateurs restant sur des parcours tout tracés, par
exemple en postant un texte sur internet, sans saisir la manière dont le
logiciel fonctionne et les possibilités de l’utiliser autrement.
Les enseignants sont pourtant bien conscients de l’importance de se sentir
à l’aise lorsqu’ils sont en contact avec la technologie, pour
que « ça se passe bien » avec leurs
élèves, mais aussi pour eux-mêmes. Au final, affirme une
enseignante interviewée lors de la première étude,
« il y a quand même cette angoisse que les
élèves sachent mieux que l’enseignant ».
4.2.3. Gestion de classe difficile
Les enseignants de l’étude sur la plateforme MyMoment
(étude 1) se retrouvent à jongler entre divers espaces
d’activité tout en contrôlant les élèves qui,
devant les écrans, auraient tendance surtout à jouer et visiter
des sites peu constructifs. Par ailleurs, voir son image projetée sur un
grand écran, surfer sur internet ou utiliser un logiciel de
reconnaissance de texte pour faire lire automatiquement des histoires suscitent
une certaine excitation chez les élèves. Si les
élèves travaillent sur un objet qui leur tient à cœur,
les discussions au sein du groupe peuvent être particulièrement
vives. Du coup, l’enseignant rencontre des difficultés
supplémentaires de gestion de classe : « ils ne peuvent
pas être 10 sur un ordi parce que sinon ça
dégénère après aussi les commentaires qu’ils
mettent c’est différemment pensé c’est l’effet
de groupe ». Dans l’étude sur les tablettes
(étude 2), les enseignants disent également avoir des soucis de
discipline et toujours cette peur de perdre le contrôle. Les enseignants
affirment : « j’ai l’impression que les mettre en
groupe avec les iPads pour les faire travailler ça ne marcherait
simplement pas (...) il y a aussi quelques soucis de discipline dans la classe
et ça freine un tout petit peu le projet » ;
« il est exclu de les laisser ils vont se prendre en photo ils vont
faire des bêtises [...] si on n’est pas derrière ils vont
jouer à des petits jeux alors qu’on leur a pas demandé de le
faire ». Dans l’étude sur les lanternes (étude
3), les résultats montrent un changement de posture du côté
des enseignantes. Elles passent d’une posture initiale de contrôle,
où elles se déplacent entre les rangs et interrogent les
élèves, à une posture de « lâcher
prise ». Elles laissent ainsi les élèves avancer dans
leur travail de manière autonome, à leur rythme et peuvent au
besoin demander qu’ils s’entraident.
4.3. Ressources et stratégies d’ajustement mobilisées
par les enseignants
Dans l’étude sur la plateforme MyMoment (étude 1), les
enseignants mobilisent de multiples ressources pour parvenir à faire face
aux difficultés évoquées. Il s’agit de
compétences propres mais aussi de ressources mises à disposition
par l’institution, comme du soutien technique, et des moyens tirés
de leur sphère privée. Les enseignants utilisent leurs vacances
pour monter un projet qui leur tient particulièrement à cœur.
Ils utilisent leurs propres appareils (téléphones, ordinateurs
portables, tablettes) ou ceux apportés par leurs
élèves : « on peut même leur demander de
prendre leur ordi portable parce que c’est même ce qui va aller le
plus vite », déclare un enseignant. Parfois, ils demandent
de l’aide à des parents d’élèves ou bien
à leurs propres amis ou partenaires : « j’ai mon
copain aussi qui se débrouille bien avec Excel pour faire des tableaux
donc je lui demande aussi conseil » affirme une autre enseignante.
Par ailleurs, les enseignants préparent de manière
détaillée les activités à réaliser et
anticipent les possibles contingences afin d’être en mesure
d’apporter réponse à tout problème éventuel.
Ils empruntent du matériel à des collègues,
réservent des salles propices aux activités à
réaliser et en préparent d’autres pour les
élèves n’ayant pas un accès immédiat aux
appareils. Une enseignante déclare « on va en salle
d’informatique et là il y en a 14 en même temps et là
le reste fait autre chose soit dans la salle en face soit dans la même
salle et après on change ».
Dans l’étude sur les tablettes numériques (étude
2), les enseignants affirment ne pas collaborer beaucoup avec leurs
collègues par rapport à la préparation des
cours : « on est chacun dans notre
branche » ; « je me vois pas poser des questions
à mes collègues et j’imagine qu’eux non
plus ». Pour les problèmes techniques, ils affirment avoir
eu recours à la responsable TIC de l’établissement qui a
répondu positivement aux demandes. Comme soutien, ils souhaitent disposer
d’une personne à appeler dès que quelque chose ne fonctionne
pas : « il faudrait une personne à disposition et se
mettre d’accord sur un certain nombre d’applications
clés » ; « une personne qui a
effectivement x heures de décharges par semaine ». Une
enseignante reconnaît : « j’ai réduit un
peu à la baisse les choses, j’ai un peu réduit, j’ai
préparé du coup de l’écrit pour mieux
gérer ».
Dans l’étude sur les lanternes (étude 3), l’outil
technologique n’a pas obligé les enseignantes à mobiliser
des stratégies d’ajustement de taille. Il a plutôt permis de
résoudre des problèmes qui existaient avant son introduction. En
prenant du recul sur leur classe et en étant davantage dans une posture
de « lâcher prise », les enseignantes ont davantage de
temps pour réfléchir à leur façon traditionnelle
d’enseigner et de gérer la classe. Une enseignante affirme :
« moi j’avais déjà pensé à
différentes solutions enfin ces élèves qui restent à
lever la main pendant longtemps c’est toujours embêtant il y a le
système d’écrire les noms au tableau mais ils doivent
toujours se déplacer (...) et pis dans une classe (...) ils
plantaient la règle dans la trousse en fait pour qu’elle tienne
verticalement et puis c’était comme ça qu’ils
demandaient la parole alors j’avais déjà
réfléchi à certaines solutions et puis c’est vrai que
ben du coup ça répondait en tout cas moi personnellement à
un de mes questionnements ».
Sur l’ensemble, les propos des enseignants rendent compte de la
mobilisation d’une combinaison de stratégies d’ajustement
proactives et réactives synthétisées dans le Tableau 1,
selon le modèle de Lazarus et Launier (Lazarus et Launier, 1978).
C’est grâce à ce bricolage fait
d’ingéniosité et d’engagement que les enseignants
parviennent à apporter des solutions pratiques aux difficultés
qu’ils rencontrent dans l’utilisation des TIC.
Tableau 1. Stratégies d’ajustement
mobilisées par les enseignants lors de l’introduction d’un
nouvel outil technologique
Stratégies d’ajustement centrées sur le problème
ou la tâche
Stratégies proactives
•Recherche d’informations sur l’outil et son utilisation
•Davantage de préparation des cours, concevoir de nouvelles
activités, investissement en temps et en énergie
•Anticipation des contingences possibles
•Préparation d’une solution de rechange, d’un plan
B
•Mobiliser son équipement personnel
Stratégies réactives
•Posture de contrôle de la part de l’enseignant
•Mise en place de nouvelles règles, de manières de
fonctionner dans la classe |
Stratégies d’ajustement centrées sur la recherche de
soutien social
Stratégies proactives et réactives
•Solliciter le responsable TIC de l’établissement
•Solliciter des collègues
•Solliciter les parents des élèves
•Solliciter des amis ou partenaires |
Stratégies d’ajustement centrées sur
l’émotion
Stratégies réactives
•Évitement, retour à un enseignement traditionnel |
5. Discussion et conclusion
5. Discussion et conclusion
Cet article synthétise les résultats
de trois études de cas portant sur l’introduction d’un nouvel
outil technologique dans l’enseignement au niveau primaire ou secondaire.
Il s’agit respectivement d’une plateforme internet
d’apprentissage à l’écriture et la lecture, de
tablettes numériques et de lanternes de gestion de classe. Les
résultats mettent en évidence les avantages que les enseignants
voient à une telle utilisation et les difficultés auxquelles ils
font face. Nous avons également présenté les ressources et
les stratégies d’ajustement mobilisées par les enseignants
engagés dans ces processus d’innovation.
Nos résultats rejoignent les constats de différentes recherches
qui montrent que l’introduction d’un nouvel outil dans
l’enseignement modifie en partie les pratiques, le rôle et la
posture de l’enseignant (Lameul, 2019), (Lebrun, 2002), (Tardif, 1998).
Il ressort des propos des enseignants qu’ils s’investissent
désormais dans des rôles d’accompagnateur et de facilitateur
de l’utilisation des technologies. Ce changement de rôle implique
une augmentation de l’autonomie des apprenants, qui se voient
transférer une partie du contrôle de leur apprentissage. La
configuration de la classe et les échanges se modifient également
pour gagner en souplesse et diversité. Toutefois, les changements se font
de manière progressive et subtile. Souvent, ils restent du domaine des
micro-innovations (Tricot, 2017) ou
des innovations ordinaires (Cros et Broussal, 2020).
Les enseignants réalisent des gestes nouveaux face une
réalité changeante due à l’introduction d’un
nouvel outil dont les contours sont également à définir en
situation. Il n’y a pas de changement radical, mais plutôt un
changement par étapes (innovation incrémentale). La crise
sanitaire Covid-19 a cependant montré que ces changements pouvaient
s’accélérer et s’étendre de manière
radicale en finalement peu de temps.
Les résultats des trois études rejoignent également les
constats de Depover et Strebelle (Depover et Strebelle, 1997) qui soulignent l’importance pour une innovation technologique et
pédagogique du soutien des différents systèmes :
mésosystème (gestionnaires des locaux, collègues, parents),
macrosystème (gestionnaires centraux, centres de formation et
communauté de pratique) et périsystème (parents en tant que
membres de la société et clubs d’utilisateurs). En ce qui
concerne les ressources et stratégies d’ajustement
évoquées par les enseignants, nous observons que ces derniers se
situent davantage dans un coping centré sur le problème et la
recherche de soutien social, comme le décrivent Lazarus et Launier (Lazarus et Launier, 1978).
Ces études sont exploratoires, il serait intéressant de les
poursuivre auprès d’un échantillon plus large
d’enseignants qui innovent.
En conclusion, notre article souligne les difficultés
rencontrées par les enseignants à introduire de nouveaux outils
technologiques mais aussi tout l’intérêt qu’ils
trouvent à les surmonter pour parvenir à utiliser les TIC avec
leurs classes. Les enseignants manquent souvent d’équipement,
rencontrent des problèmes techniques, éprouvent un sentiment de
compétence faible et un besoin de formation, et risquent, finalement, de
faire face à une gestion de classe difficile. Toutefois, ils mobilisent
nombreuses ressources à leur disposition et en demandent des nouvelles.
Ils se servent de leur propre équipement ou des appareils apportés
par leurs élèves ou empruntés à des
collègues. Ils recueillent des informations sur l’utilisation des
TIC dans leurs cercles professionnels et privés. Du temps des vacances et
des loisirs est souvent consacré à développer de nouvelles
compétences et activités pédagogiques en lien avec
l’utilisation des TIC. Cette ingéniosité et cet engagement
des professionnels pour assurer des enseignements innovants, dans
l’intérêt des élèves, sont sans doute au
cœur de leur capacité à se dépasser, y compris face
à des difficultés exacerbées par la crise sanitaire
actuelle.
À
propos des auteurs
Stéphanie
BOÉCHAT-HEER est professeure responsable du domaine de recherche
« Innovation dans l'enseignement et l'apprentissage »
à la Haute Ecole Pédagogique des cantons de Berne, du Jura et de
Neuchâtel (HEP-BEJUNE) en Suisse. Elle est également chargée
du cours « Introduction à la Technologie de
l’éducation » au département des sciences de
l’éducation de l’Université de Fribourg. Ses travaux
portent sur les innovations technologiques et pédagogiques,
l’intégration des technologies de l’information et de la
communication dans l’enseignement, la formation et le sentiment
d’auto-efficacité des enseignants.
Adresse : Haute Ecole Pédagogique
des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel
Chemin de la Ciblerie 45
CH-2503 Bienne
Courriel : stephanie.boechat-heer@hep-bejune.ch
Toile : https://www.hep-bejune.ch/fr/Personnel-academique/Stephanie-Boechat-Heer/Stephanie-Boechat-Heer.html
Esther GONZÁLEZ-MARTÍNEZ est professeure
responsable du domaine « Dynamique organisationnelle et
professionnalisation » à la Haute Ecole Pédagogique des
cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel (HEP-BEJUNE) en Suisse. Elle est
également professeure en sociologie au Département des sciences
sociales de l’Université de Fribourg. Ses travaux de recherche
portent sur les interactions et les pratiques sociales en milieu institutionnel,
notamment dans les secteurs de l’école, la santé et la
justice.
Adresse : Haute Ecole Pédagogique
des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel
Chemin de la Ciblerie 45
CH-2503 Bienne
Courriel : e.gonzalezmartinez@hep-bejune.ch
Toile : https://www.unifr.ch/socio/fr/unite/equipe/esther-gonzalez-martinez.html
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