Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 28, 2021
Article de recherche

Les difficultés et les stratégies d’ajustement des enseignants face à l’innovation technologique : trois études de cas

Stéphanie BOÉCHAT-HEER, Esther GONZÁLEZ-MARTÍNEZ (Haute Ecole Pédagogique des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel)

RÉSUMÉ : Cet article synthétise les résultats de trois études empiriques sur l’introduction d’un outil technologique dans l’enseignement de niveau primaire ou secondaire en Suisse. Il s’agit d’uXne plateforme internet d’apprentissage de la lecture et l’écriture, de tablettes numériques et d’un outil « Lanterne » de gestion de classe. Nous analysons des entretiens avec les enseignants pour mettre en évidence les principaux avantages qu’ils perçoivent. Nous examinons également les principales difficultés rencontrées par les enseignants et les stratégies mobilisées pour les dépasser.

MOTS CLÉS : Innovation technologique, innovation pédagogique, enseignement scolaire, difficultés, stratégies d’ajustement.

ABSTRACT : This article summarizes the results of three empirical studies on the introduction of technological tools in primary and secondary schools in Switzerland. These are an internet platform for learning how to read and write, digital tablets, and a "lantern" for classroom management. We focus on the interviews with the teachers to highlight the positive aspects of using these tools. We also present the main difficulties encountered by the teachers and the strategies they deploy to overcome them.

KEYWORDS : Technological innovation, pedagogical innovation, School Education, difficulties, coping strategies

1. Introduction

Avec la transformation numérique en cours, les enseignants et les élèves sont confrontés à des défis importants ; une situation que la crise sanitaire Covid-19 a encore accentuée. Des recommandations (CDIP, 2018) et des plans d’action au niveau Suisse (CIIP, 2018) et international (OCDE, 2018) sont déployés pour favoriser la transition vers une école où les technologies de l’information et de la communication (TIC) prendraient une place centrale. Même si les enseignants sont de mieux en mieux équipés dans le domaine du numérique (accès internet, appareils, médias et autres), leurs compétences et leurs usages en classe ne sont pas encore satisfaisants (OCDE, 2015). Selon Boéchat-Heer (Boéchat-Heer, 2018), les enseignants suisses se situent en phase d’adoption des TIC selon le modèle de Depover et Strebelle (Depover et Strebelle, 1997). Ils se servent de ces ressources comme appui à leur enseignement, pour des activités de présentation (diaporamas) ou pour des activités de soutien à certains élèves (répétition d’exercices). Il peut s’agir d’occuper un élève qui a de l’avance ou d’aider un élève qui a plus de difficultés (didacticiels), ou de rechercher de l’information sur internet. Les enseignants, par contre, n’utilisent que rarement les TIC comme outils d’évaluation des apprentissages. En temps normal, ils préfèrent également les échanges directs sans médiation technologique pour la communication avec les élèves. Toutefois, les enseignants sont, de gré ou par la force des choses, en train d’évoluer vers des utilisations plus ambitieuses.

Cet article traite des avantages perçus par les enseignants, en temps normal, lors de l’introduction dans leur enseignement d’un nouvel outil technologique. Il met également en évidence les difficultés rencontrées par les enseignants lorsqu’ils innovent et les stratégies d’ajustement mobilisées pour y faire face. Au niveau empirique, nous mobilisons les résultats de trois études de cas, réalisées par l’équipe de la première auteure, documentant à chaque fois un processus d’introduction d’une innovation technologique dans l’enseignement de niveau primaire ou secondaire. Les trois études ont été commanditées par une instance directrice qui souhaitait obtenir des informations sur les avantages et les inconvénients de l’innovation en question avant d’élargir l’expérience à de nouveaux terrains.

Pour commencer, nous exposerons quelques éléments théoriques issus de la littérature sur l’utilisation des TIC en classe par les enseignants, qui inspirent notre propre démarche. Nous présenterons ensuite notre cadre méthodologique et l’objet des études de cas. L’analyse portera en premier sur les avantages que les enseignants perçoivent. Ensuite, nous exposerons les difficultés que les enseignants rencontrent à opérer cette intégration. Pour finir, nous présenterons quelques ressources et stratégies d’ajustement mobilisées par les enseignants.

2. Cadre conceptuel

2.1. Innovation technologique et pédagogique

Dans les établissements scolaires, les innovations technologiques peuvent résulter de l’initiative des enseignants (bottom-up) ou des décideurs (top down). La première forme s’incarne de manière transversale dans toutes les disciplines. La deuxième forme est parfois vécue difficilement par les enseignants qui ne voient pas toujours le sens de l’innovation. Selon Gather Thurler (Gather Thurler, 2004), « le sort d’une innovation dépendra fortement du sens que lui attribuent les acteurs, en particulier ceux auxquels on demande de transformer leurs pratiques » (p. 102). Elle souligne que « l’une des clés de la réussite de l’innovation passe donc désormais par la capacité des systèmes à créer des dispositifs qui permettent aux acteurs de mettre en réseau leurs compétences professionnelles et de reconstruire le lien qui doit exister entre leurs croyances, idéaux, pratiques quotidiennes et les missions générales du système éducatif » (p. 107). Lison et al. (Lison et al., 2014) évoquent même une « culture de l’innovation, liée à la structure de l’organisation elle-même » (p. 11). Fullan (Fullan, 1985) signale à ce sujet l’importance de donner un sens à l'action des acteurs, à travers des interactions, des valeurs communes et un leadership fort soutenant l’innovation.

Les trois études de cas présentées dans cet article rendent compte d’innovations pédagogiques résultant d’initiatives de décideurs. Les enseignants ont respectivement accepté d’intégrer dans leur enseignement une plateforme de lecture et d’écriture sur internet, une tablette numérique et une « lanterne » de gestion de classe. Ils ont reçu une formation à l’utilisation de l’outil en question et ont ensuite été amenés à découvrir par eux-mêmes la manière de s’en servir concrètement sur le terrain. Dans ce cadre, nous nous sommes demandé si le fait d’intégrer un nouvel outil dans son enseignement (innovation technologique) engendrait une modification des pratiques existantes (innovation pédagogique).

Déjà en 2004, Baron et Bruillard exprimaient à ce sujet : « les situations d’innovations ne sont pas toujours porteuses de changement, ou du moins de changement radical » (Baron et Bruillard, 2004, p. 160). Aujourd’hui encore, Dazy-Mulot et Audran – cités dans (Bernard et Fluckiger, 2019, p. 6) – arrivent au même constat : « ce n’est pas parce qu’on introduit une technologie qualifiée d’innovante dans un contexte d’éducation ou de formation que la pratique se renouvelle et devient forcément innovante [...]. Innovant ou non, l’artefact n’est donc pas l’élément déterminant. [...] Il n’y a donc pas de lien a priori entre innovation technologique et innovation pédagogique ». Tricot (Tricot, 2017) prétend également que l’innovation technologique n’entraîne pas nécessairement l’innovation pédagogique. Intégrer un nouvel outil dans son enseignement demande des changements qui sont parfois vécus difficilement, car l’innovation est « un processus bien plus qu’un produit » (Cros, 1996, p. 19).

Si l’on reprend Baron et Bruillard (Baron et Bruillard, 2004, p. 160), « les situations d’innovations ne sont pas toujours porteuses de changement, ou du moins de changement radical ». Tricot (Tricot, 2017) parle même de « micro-innovation ». Selon Cros et Broussal (Cros et Broussal, 2020), l’innovation pédagogique est le fait de tout enseignant, car il ne refait jamais à l’identique une même pratique. Cela peut aller d’un changement infinitésimal (innovation incrémentale) à un bouleversement dont les raisons peuvent être très diverses (innovation de rupture). Ils ajoutent que tout enseignant est un innovateur qui s’ignore. Ils rejoignent ainsi le concept d’« innovation ordinaire » proposé par Alter (Alter, 2013), qui caractérise une innovation quotidienne se traduisant par des gestes nouveaux ou inhabituels face à une réalité changeante liée à des situations différentes d’enseignement et d’apprentissage. Selon Paniagua et Istance (Paniagua et Istance, 2018), l’innovation dans l’enseignement devient un processus de résolution de problèmes enraciné dans le professionnalisme des enseignants. Les effets de l’innovation sur les pratiques ne sont peut-être pas immédiats mais deviennent visibles si les usages s’étendent à long terme et que les enseignants voient une plus-value pédagogique et parviennent à donner du sens à leur pratique.

En effet, de nombreux travaux montrent que l’introduction d’un nouvel outil dans l’enseignement peut modifier les pratiques, le rôle et la posture de l’enseignant (Lameul, 2019), (Lebrun, 2002), (Tardif, 1998). Si nous reprenons les travaux de Tardif, les rôles des élèves et des enseignants changent avec l’intégration d’un nouvel outil. Les élèves deviennent des « investigateurs, des coopérateurs, parfois experts, des clarificateurs et des utilisateurs stratégiques des ressources disponibles » (p. 70). Les enseignants deviennent des « créateurs d’environnements pédagogiques, des professionnels interdépendants, ouverts et critiques, des provocateurs de développement, des médiateurs entre les savoirs et les élèves, des entraîneurs ainsi que des collaborateurs dans la réussite de tous les élèves d’une école » (p. 59). Ces changements de rôle sont importants pour augmenter l’autonomie des apprenants, qui se voient transférer une partie du contrôle de leur apprentissage, les conduisant ainsi à développer de nouvelles compétences.

En ce qui nous concerne, les questions abordées par la littérature nous ont motivées à essayer de comprendre à travers nos propres études les difficultés rencontrées par les enseignants, la manière dont ils les résolvent et les ressources mobilisées.

2.2. Intégration d’un nouvel outil et changements dans l’enseignement

Plusieurs auteurs se sont attelés à décrire les différents stades d’intégration par lesquels les enseignants passent lorsqu’ils souhaitent innover dans leur enseignement (Depover et Strebelle, 1997), (Mishra et Koehler, 2006), (Morais, 2001), (Raby, 2005). Certains ont mis en avant l’importance d’une utilisation personnelle avant l’utilisation professionnelle et pédagogique (Raby, 2005). L’autoformation étant ici mise en avant. D’autres énumèrent réellement les différentes phases comme un processus allant de l’appropriation à la routinisation (Depover et Strebelle, 1997), (Morais, 2001). Les enseignants développent ainsi graduellement une expertise, une routine d’usage, des habitudes. Le modèle de Depover et Stebelle (Depover et Stebelle, 1997) permet de rendre compte de l’importance de l’environnement, des contacts directs avec les différents systèmes (micro, méso, macro), des relations, de l’apport des communautés de pratique. Dans le processus d’intégration d’une innovation, ces auteurs notent le soutien des différents systèmes comme un élément important. Au niveau du mésosystème, ils mettent en avant les gestionnaires des locaux, les collègues, les parents. Au niveau du macrosystème, ce sont les gestionnaires centraux, les centres de formation et la communauté de pratique. Et finalement, au niveau du périsystème, sont évoqués les parents en tant que membres de la société et les clubs d’utilisateurs.

Ces modèles ont l’avantage de présenter les différents stades d’intégration d’une innovation, mais ils ne permettent pas une analyse fine des difficultés rencontrées et des ressources mobilisées par les enseignants eux-mêmes pour les dépasser, passer d’un stade à l’autre et perdurer dans la transformation. Dès lors, nous nous demandons quelles sont concrètement ces difficultés, ces ressources ainsi que les stratégies d’ajustement mobilisées par les enseignants eux-mêmes lorsqu’ils sont confrontés au défi de l’introduction des nouvelles technologies en classe.

En effet, toute innovation dans l’enseignement demande des modifications à plusieurs niveaux (rôle et posture de l’enseignant, configuration de la classe, méthodes d’enseignement, etc.) et il semble difficile de former et préparer les enseignants à tous ces changements. Les outils évoluent rapidement, les pratiques et les méthodes d’enseignement se modifient selon l’outil utilisé. Toute pratique innovante demande de l’entraînement, davantage de préparation, des prises de décisions en direct, la mise en place d’un plan B, la résolution de problèmes et de la créativité. Il semble primordial d’accompagner les enseignants dans cette transformation par une réflexion sur leur pratique, par des dispositifs permettant d’augmenter leur sentiment d’auto-efficacité (Bandura, 1997) et de développer leur capacité d’adaptation au changement, d’autonomie, d’autoformation et d’autorégulation des apprentissages (Zimmerman, 2000). Il semble également important de leur apprendre à gérer les difficultés, à trouver des solutions, à résoudre des problèmes.

2.3. Stratégies d’ajustement

Dans nos propres études de cas, les enseignants qui s’adaptent à un nouvel outil sont confrontés à différents problèmes (techniques ou pédagogiques) qui les déstabilisent et les démotivent parfois à poursuivre. Ils évoquent souvent un sentiment de stress dans la préparation et durant la pratique en classe. Une part d’incertitude liée aux probables problèmes techniques les met dans une situation d’inconfort, de non maîtrise, de visibilité d’une forme de faiblesse. Dès lors, nous nous sommes demandé quelles sont les stratégies d’ajustement mises en place lorsque les enseignants se trouvent confrontés à ces difficultés.

Le concept de « coping » (« to cope » signifiant « faire face à »), traduit dans la littérature francophone par les termes « stratégies d’ajustement » ou « stratégies d’adaptation », est issu de la théorie cognitive du stress de Lazarus et Folkman (Lazarus et Folkman, 1984). D’après ces auteurs, le coping est « l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux, constamment changeants, déployés (par une personne) pour gérer les exigences internes et/ou externes perçues comme consommant ou excédant ses ressources » (p. 141). Lazarus et Launier (Lazarus et Launier, 1978) mettent en avant trois stratégies de coping : le « coping centré sur le problème ou la tâche », comme la recherche d’informations, l’élaboration de plans d’action, la planification, le contrôle de la situation ; le coping « centré sur l’émotion » comme la minimisation de la situation, l’auto-accusation et l’évitement ; et le coping centré sur la « recherche de soutien social » comme obtenir la sympathie ou l’aide d’autrui, parler avec des collègues, exprimer son point de vue. Schwarzer et Knoll (Schwarzer et Knoll, 2002) vont plus loin dans la distinction et proposent quatre types de coping : le coping réactionnel, anticipatoire, préventif et le coping proactif ou dynamique. Selon Hartmann (Hartmann, 2008), le coping réactionnel peut être défini comme un effort pour gérer un événement du passé ou du présent (par exemple, un bug technique) en réajustant les buts ou en trouvant du sens à la pratique. Ce coping peut être orienté sur le problème, l’émotion ou les relations sociales. Il reprend donc en partie l’approche classique du coping. Le coping anticipatoire consiste à gérer le risque perçu par rapport à une situation évaluée comme un défi (une pratique innovante par exemple). Le coping préventif consiste à anticiper et à se préparer à des événements difficiles de la vie. Selon Hartmann (Hartmann, 2008, p. 287), « la théorie du coping proactif comprend à la fois les stratégies de self-regulation, de la réalisation des buts (self-regulated goal attainment strategies) et le concept d’évolution personnelle (personal growth). Ainsi, cette théorie intègre les aspects temporels du coping, c’est-à-dire, non seulement le coping face aux événements passés, mais aussi le coping face aux événements futurs ». Du coup, le coping proactif permet le développement de compétences, l’accumulation de ressources et la planification à long terme.

L’étude de Laugaa et Bruchon-Schweitzer (Laugaa et Bruchon-Schweitzer, 2005) met en évidence un lien entre sentiment d’auto-efficacité et stratégies d’ajustement en montrant que l’auto-efficacité est associée positivement au coping centré sur le problème. Les enseignants qui se perçoivent comme auto-efficaces vont plus facilement mettre en place des stratégies de résolution de problème que les autres. Selon Lecomte (Lecomte, 2004), les personnes avec un fort sentiment d’efficacité personnelle prennent les tâches difficiles comme des défis, ont un intérêt important pour la tâche, trouvent les objectifs stimulants, font beaucoup d’efforts, sont centrées sur la tâche, ont un raisonnement stratégique en face des difficultés, attribuent l’échec à un effort insuffisant et exercent un contrôle sur les menaces et les stresseurs. En revanche, les personnes qui doutent d’elles-mêmes évitent les tâches difficiles, ont peu de motivation, diminuent leur effort et abandonnent rapidement devant les obstacles, ont des aspirations réduites et s’impliquent faiblement vis à vis des objectifs, s’appesantissent sur leurs insuffisances, sur les difficultés de la tâche et sur les conséquences problématiques de l’échec dans les situations stressantes, retrouvent difficilement leur sentiment d’efficacité à la suite d’un échec et sont victimes du stress.

Les stratégies d’ajustement sont donc importantes pour affronter les difficultés rencontrées en situation d’innovation. Zimmerman (Zimmerman, 2000) évoque l’autorégulation proactive, créatrice de buts et de plans d’action et l’autorégulation réactive destinée à dépasser les obstacles surgissant dans la poursuite des buts fixés. En analysant les difficultés auxquelles les enseignants sont confrontés et les stratégies qu’ils déploient pour les dépasser, nous cherchons justement à apporter des pistes de réflexion pour construire des dispositifs de formation qui accompagnent les enseignants et les aident à s’approprier les innovations technologiques.

3. Trois études de cas : objets, méthodes et données

En nous appuyant sur la littérature évoquée, nous avons souhaité saisir la manière dont des enseignants font face à l’introduction d’un nouvel outil technologique dans leur enseignement. Les questions de recherche sont les suivantes :

- Quels sont les avantages et les difficultés perçus par les enseignants lorsqu’ils s’adaptent à l’introduction d’un nouvel outil dans leur enseignement ?

- Quelles sont les ressources et les stratégies d’ajustement mobilisées pour surmonter les difficultés rencontrées ?

Pour répondre à ces questions, nous nous baserons sur trois études de cas réalisées au sein de l’équipe de la première auteure (Boéchat-Heer et Arcidiacono, 2014), (Boéchat-Heer et al., sous presse), (Miserez-Caperos et al., 2017). Ces études ont en commun de porter sur l’intégration d’un nouvel outil technologique dans l’enseignement au niveau primaire ou secondaire. Les établissements scolaires en question sont différents mais se situent tous dans une même région en Suisse francophone. Par ailleurs, les trois études sont issues de demandes des décideurs ayant introduit l’innovation et souhaitant évaluer ses effets sur le travail enseignant et l’apprentissage avant d’élargir l’expérience à de nouvelles classes.

Ces études ont également en commun des caractéristiques méthodologiques :

- elles adoptent une perspective compréhensive cherchant à traiter des objets abordés à partir du point de vue des acteurs concernés (Marshall et Rossman, 1995) ;

-  l’outil privilégié pour la collecte des données est l’entretien individuel ou collectif avec des enseignants accompagné parfois d’autres moyens ;

-  l’analyse des entretiens est essentiellement qualitative et cherche à identifier des traits de l’expérience concrète des enseignants sur le terrain (pratiques, difficultés, ressentis, ressources et stratégies d’ajustement).

Dans cet article, nous nous concentrerons principalement sur les résultats convergents de l’analyse des entretiens des trois études. Une présentation systématique des différences demanderait en effet des comparaisons complexes, entre outils et contextes d’utilisation, dépassant le cadre du présent article.

3.1. Étude de cas 1 : introduction de la plateforme MyMoment

La première étude a porté sur l’introduction de la plateforme d’apprentissage de l’écriture et de la lecture MyMoment par des enseignants du primaire (Miserez-Caperos et al., 2017). Nous souhaitions comprendre quelles sont les avantages et les difficultés des enseignants lorsqu’ils intègrent cette plateforme dans leur enseignement et comment ils résolvent les problèmes rencontrés. Les chercheures ont interviewé huit enseignants, exerçant leur métier avec des élèves âgés de 9 à 12 ans (5 à 8 ans selon l’accord intercantonal sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire –HarmoS- dans le système suisse). Elles ont recueilli les propos des enseignants au moyen d’entretiens individuels semi-directifs. Le guide d’entretien était composé de trois parties : 1/le profil professionnel des enseignants ; 2/leur formation en matière d’utilisation des TIC et de la plateforme MyMoment en particulier (habitudes d’utilisation des TIC, sentiment de compétence) ; 3/utilisation de la plateforme myMoment en classe (gestion de la classe, innovation pédagogique, effets de l’utilisation de la plateforme sur les apprentissages, etc.). Les entretiens semi-directifs ont été analysés de manière qualitative (Maroy, 1995), selon une analyse thématique (Miles et Huberman, 2015) et catégorielle de contenu (Bardin, 1977). Nous avons tout d’abord analysé les entretiens en cherchant les éléments en lien direct avec les questions d’entretien. Ce faisant nous avons découvert des éléments qui n’apparaissaient pas dans le guide utilisé. Nous avons enfin réalisé une analyse transversale de l’ensemble du corpus pour faire ressortir les convergences entre les entretiens ; pour une présentation détaillée de l’étude, sa méthode et ses résultats voir Miserez-Caperos et al. (Miserez-Caperos et al., 2017).

3.2. Étude de cas 2 : Introduction de tablettes numériques

L’objectif de cette étude était d’identifier la manière dont les enseignants intègrent des tablettes numériques dans leur enseignement et l’impact de celles-ci sur les apprentissages et la gestion de la classe (Boéchat-Heer et Arcidiacono, 2014). Les chercheurs ont étudié deux classes. La première était une classe de l’enseignement ordinaire en 2e année du cycle secondaire 1 (13 à 14 ans, 10 HarmoS dans le système suisse). Elle regroupait neuf enseignants et 14 élèves. La deuxième classe regroupait 4 enseignants et 13 élèves de l’enseignement spécialisé, également en deuxième année du cycle secondaire 1 (13 à 14 ans, 10 HarmoS dans le système suisse). Les chercheurs ont organisé des entretiens collectifs (focus group) avec les enseignants de chaque classe. Elles ont également collecté des données à travers un questionnaire et un journal de bord en ligne, destinés aux enseignants, et un questionnaire version papier, destiné aux élèves. Les entretiens collectifs ont été analysés suivant la même démarche qualitative (analyse thématique et catégorielle de contenu, par entretien et transversale) mobilisée pour l’étude de cas 1, tout en tenant compte des dynamiques de groupe. L’analyse finale a été réalisée en combinant les résultats tirés des différentes sources de données dans une logique de triangulation (Thurston et al., 2008) ; pour une présentation détaillée de l’étude, sa méthode et ses résultats voir (Boéchat-Heer et Arcidiacono, 2014).

3.3. Étude de cas 3 : Introduction de « lanternes » de gestion de classe

La troisième étude a porté sur l’introduction d’un outil « Lanterne » au niveau de l’enseignement primaire (Boéchat-Heer et al., sous presse). Il s’agit d’un outil de gestion de classe consistant en une lampe lumineuse qui indique différents temps dans l’orchestration d’un cours (Alavi et Dillenbourg, 2012), (Dillenbourg et al., 2011). Les chercheuses se sont penchées sur deux classes de l’enseignement primaire qui venaient d’introduire ces lanternes. La première réunissait une enseignante et 18 élèves en 5-6ème HarmoS (8 à 10 ans). La deuxième était composée d’une enseignante et de 19 élèves de 7ème HarmoS (10 à 11 ans). Les chercheuses ont fait des entretiens individuels avec les enseignants, réalisé des observations filmées en classe et demandé aux élèves de remplir un questionnaire. Les entretiens ont été analysés suivant la même démarche qualitative (analyse thématique et catégorielle de contenu, par entretien et transversale) mobilisée pour l’étude de cas 1 et 2. L’analyse finale a été réalisée en combinant les résultats tirés des trois sources de données dans la même logique de triangulation que l’étude 2 ; pour une présentation détaillée de l’étude, sa méthode et ses résultats voir Boéchat-Heer et al. (Boéchat-Heer et al., sous presse).

4. Résultats

4.1. Les avantages perçus par les enseignants de l’utilisation d’un nouvel outil technologique dans leur enseignement

Les trois études de cas examinés dans cet article mettent en évidence que les enseignants voient plusieurs avantages à l’utilisation d’un nouvel outil technologique dans leur enseignement. Par exemple, les aspects ludiques et motivationnels. Dans l’étude sur la plateforme MyMoment (étude 1), un enseignant affirme « ils ont eu du plaisir à faire des commentaires [sur la plateforme] chose que j’avais complétement minimisée » ; « tout paraît plus ludique sur écran (...) il y a quand même cette attraction de la télé en fait (...) le beamer parce qu’il suffit qu’on l’allume et ils ont déjà l’impression d’être devant un écran et on capte plus leur attention donc il y aura vraiment cet attrait de l’écran qui rend quoi qu’on fasse sur l’ordinateur ça paraît, ça paraît cool ». Dans l’étude sur les tablettes numériques (étude 2), le discours d’un enseignant va dans le même sens : « je peux faire le même exercice sur papier ou à la salle info ils ont l’impression que c’est plus amusant si on le fait dans la salle d’info alors que le fond c’est le même » ; « c’est surtout une curiosité de pouvoir utiliser un nouvel outil pédagogique ». Dans l’étude sur les lanternes (étude 3), un enseignant précise que les élèves manifestent davantage de motivation à collaborer et à s’entraider : « les élèves qui trainaient habituellement se motivent pour aider les autres ».

D’autres plus-values apparaissent, comme l’interactivité, la variété des activités, la différentiation pédagogique, l’autonomie des élèves, l’individualisation des apprentissages, le gain en temps, en capacité d’organisation et en productivité pour l’enseignante. Nous n’allons pas toutes les développer, car elles rejoignent les résultats d’autres études qui mettent en avant les mêmes avantages (Arndt, 2006), (Karsenti et Collin, 2012), (Karsenti et Fievez, 2013), (Leclerc, 2003). Nous allons nous pencher tout particulièrement sur les déplacements au niveau des relations entre les enseignants et les élèves et sur les changements de la configuration de la classe.

4.1.1. Déplacements au niveau des relations entre les enseignants et les élèves

Les résultats des trois études de cas signalent des changements dans les relations entre les enseignants et les élèves suite à l’introduction du nouvel outil technologique. Dans l’étude 1, celle sur la plateforme MyMoment, une enseignante évoque une plus grande collaboration avec les élèves : « ils écrivent une histoire tapent le début et puis après je finis parce qu’ils veulent l’avoir vraiment sur le site par exemple et pis on est pris par le temps donc ça m’est déjà arrivé c’est la dictée à l’adulte mais c’est très bien ils dictent et puis on peut en discuter aussi ». A la place de donner une même tâche à toute la classe, à remplir de manière identique, l’enseignant co-construit l’activité dans l’échange avec chaque élève ou groupe d’élèves qu’il apprend ainsi à mieux connaître. Une enseignante y voit un avantage certain « au niveau de l’individualisation c’est parfait au niveau de la variation des rythmes ».

Dans l’étude 2, celle sur les tablettes, il est également mis en avant l’intérêt pédagogique d’instaurer des modes de relation plus directs et individualisés entre les élèves et avec l’enseignant : « l’avantage d’utiliser un projecteur est que je peux être face à ma classe donc j’écris le mot je les vois tous alors que si j’étais au tableau tout simplement je serais à l’envers ». L’enseignant se déplace entre des groupes utilisant des tablettes, il ou elle passe d’un poste informatique à l’autre, s’assied à côté d’un élève pour faire équipe, etc.

Dans l’étude 3, celle sur les lanternes, les élèves avancent dans leurs tâches, seuls ou avec l’aide des camarades plus avancés. Ils travaillent davantage de manière autonome. Lorsqu’ils sont confrontés à un problème, ils sollicitent un camarade en se déplaçant en silence. Les élèves sont ainsi responsables, autonomes et autogèrent l’avancement de leur travail. A ce sujet, une enseignante affirme : « et puis ça du coup je trouve que c’est des choses que les lanternes sans mauvais jeux de mots (...) ont pu mettre en lumière parce que on a plus le temps en fait de voir aussi nos élèves comme ils travaillent finalement tout seuls et qu’ils s’autogèrent (...) c’est vrai que moi dans une classe à deux ordres j’ai jamais le temps je fais que de courir partout (...) je suis toujours en action et puis là c’est des moments où je peux me retirer et en fait où je vois ma classe fonctionner toute seule ».

4.1.2. Changement de la configuration de la classe

Il ressort des trois études que la configuration de la classe est modifiée suite à l’introduction de l’outil technologique. Dans l’étude sur la plateforme MyMoment (étude 1), l’élève est rarement seul, assis devant son pupitre, à interagir avec l’écran mais se retrouve souvent en groupe. La classe entière adopte des configurations qui sortent de l’ordinaire : certains élèves sont assis sur des poufs en attendant que les postes informatiques se libèrent ; des élèves se prennent en photo ou font des enregistrements vidéo ; ils interagissent avec des personnes à distance.

Dans l’étude sur les lanternes (étude 2), les deux enseignantes interviewées soulignent le climat de classe apaisant dû à la diminution du bruit lié à des bavardages, des interpellations et des déplacements. Une enseignante affirme : « moi je trouve que y’a vraiment moins de bruit (...) pas dans le sens qu’on entendrait une mouche voler mais dans le sens qu’ils parlent entre eux mais ça reste totalement dans le sujet ça reste en chuchotant chacun est en train de travailler sur son exercice sur sa feuille donc moi j’ai remarqué que c’était super apaisant comme cadre de travail ».

Dans l’étude sur les tablettes numériques (étude 3), les enseignants ont un avis moins favorable sur la question. La projection de l’écran de la tablette sur l’écran principal de la classe augmente leur capacité à rester en contact visuel avec la classe. Toutefois, la configuration de la classe reste la même. Les élèves travaillent, de manière individuelle ou en groupe, assis à leurs tables avec les tablettes et l’enseignant se déplace entre les différents postes. En conséquence, les enseignants ont des propos du type : « j’ai le sentiment qu’on n’est pas jusqu’au-boutiste dans la méthode on revient toujours aux anciennes méthodes » ; « c’est la même démarche c’est un autre outil mais la démarche reste la même et c’est là que je vois que cela bloque ».

4.2. Les difficultés perçues par les enseignants lors de l’utilisation d’un nouvel outil technologique dans leur enseignement

Les trois études de cas mettent en évidence que les enseignants se trouvent confrontés à des difficultés lorsqu’ils utilisent un nouvel outil technologique dans leur enseignement. Ces difficultés ont trait à l’équipement et aux infrastructures à disposition, aux compétences nécessaires à l’utilisation des TIC et au soutien institutionnel pour le faire.

4.2.1. Manque d’équipement et problèmes techniques

Une première difficulté est en lien avec l’équipement (appareils et logiciels) et les infrastructures (salles et connexions) à disposition des enseignants. Dans l’étude sur la plateforme MyMoment (étude 1), il s’agit en premier titre du nombre d’ordinateurs et leur état de fonctionnement. Une enseignante affirme « maintenant on a un ordi pour la classe donc pour moi ce n’est pas suffisant mais bientôt normalement un portable mais pour vraiment bien pouvoir bosser c’est toujours pas suffisant et puis on a une petite salle d’info mais où les ordis mettent une demi-heure à s’allumer et quand ils sont tous sur internet ça bogue (...) on a une tablette mais ben là de nouveau d’en avoir une pour tous les enfants ça va mais c’est pas beaucoup ». Dans l’étude sur les tablettes numériques, des enseignants mettent en avant des difficultés similaires : « les soucis techniques nous ont un peu bouffés » ; « on a eu des problèmes techniques pour préparer les cours ». Dans l’étude sur les lanternes, le premier inconvénient souligné par les enseignantes est celui des « bugs techniques ». En effet, les lanternes se déchargent et elles nécessitent d’être branchées à un câble USB pour être rechargées. Cela a été perçu comme fastidieux et chronophage.

Cependant, au niveau des difficultés matérielles et techniques, les différences entre les contextes d’utilisation sont très marquées. Certains établissements sont beaucoup mieux équipés que d’autres, mais partout se manifeste une même volonté d’introduire des améliorations par des acquisitions et de nouvelles installations. Toutefois, ce qui est un équipement et une infrastructure adéquate varie en fonction des contextes d’utilisation et les enseignants insistent sur le fait que les ressources matérielles doivent être aussi modulables que possible pour s’y adapter.

4.2.2. Sentiment de compétence faible et besoin de formation

Les enseignants des trois études expriment également des difficultés liées directement aux compétences nécessaires pour se servir des outils. Dans l’étude 1, sur la plateforme MyMoment, un enseignant affirme à ce sujet : « je suis peu à l’aise avec ce système c’est vrai qu’on n’a pas grandi avec ça où on dit y aller par tâtonnement il y a pas vraiment un début une fin enfin dans les apprentissages il faut aller chercher il faut aller choisir ce qu’on veut prendre c’est un système vraiment avec une arborescence incroyable et pis moi c’est plutôt le système de A à Z ».

Les enseignants interviewés pour cette étude expriment donc un manque de compétences propres, à acquérir par exemple à travers une formation, et font souvent référence à des tierces personnes qui pourraient les soutenir ou tout du moins les accompagner. Dans l’étude 2, sur les tablettes numériques, seulement trois enseignants sur les 13 interviewés déclarent avoir un bon sentiment de compétence dans l’utilisation des TIC. Par ailleurs, seulement une minorité en fait une utilisation hebdomadaire dans leur classe. En ce qui concerne concrètement l’utilisation personnelle des tablettes à l’école, la majorité des enseignants disent ne jamais en avoir fait usage avant la réalisation de l’étude. Dans l’étude 3, sur les lanternes, les enseignants sont plutôt favorables à l’introduction des lanternes et ont un sentiment d’auto-efficacité plutôt positif face aux nouveaux outils technologiques. Une enseignante déclare ainsi : « moi je suis assez à l’aise avec les TIC je suis du genre un peu à farfouiller si ça va pas ou ça marche pas comme je veux je vais aller chercher trouver je trouve des solutions ».

Par ailleurs, il ressort de nos études que les formations à l’utilisation des TIC sont des occasions utiles au développement d’un sentiment de compétence. Elles favorisent par ailleurs des rencontres avec des collègues partageant les mêmes inquiétudes. Une aide sur les lieux de travail est aussi très appréciée eu égard à la spécificité de la situation de chaque enseignant. Toutefois, les enseignants sont conscients d’avoir, au mieux, une compréhension parcellaire des possibilités offertes par les TIC et du fonctionnement de ceux-ci. Ils se voient comme des utilisateurs restant sur des parcours tout tracés, par exemple en postant un texte sur internet, sans saisir la manière dont le logiciel fonctionne et les possibilités de l’utiliser autrement. Les enseignants sont pourtant bien conscients de l’importance de se sentir à l’aise lorsqu’ils sont en contact avec la technologie, pour que « ça se passe bien » avec leurs élèves, mais aussi pour eux-mêmes. Au final, affirme une enseignante interviewée lors de la première étude, « il y a quand même cette angoisse que les élèves sachent mieux que l’enseignant ».

4.2.3. Gestion de classe difficile

Les enseignants de l’étude sur la plateforme MyMoment (étude 1) se retrouvent à jongler entre divers espaces d’activité tout en contrôlant les élèves qui, devant les écrans, auraient tendance surtout à jouer et visiter des sites peu constructifs. Par ailleurs, voir son image projetée sur un grand écran, surfer sur internet ou utiliser un logiciel de reconnaissance de texte pour faire lire automatiquement des histoires suscitent une certaine excitation chez les élèves. Si les élèves travaillent sur un objet qui leur tient à cœur, les discussions au sein du groupe peuvent être particulièrement vives. Du coup, l’enseignant rencontre des difficultés supplémentaires de gestion de classe : « ils ne peuvent pas être 10 sur un ordi parce que sinon ça dégénère après aussi les commentaires qu’ils mettent c’est différemment pensé c’est l’effet de groupe ». Dans l’étude sur les tablettes (étude 2), les enseignants disent également avoir des soucis de discipline et toujours cette peur de perdre le contrôle. Les enseignants affirment : « j’ai l’impression que les mettre en groupe avec les iPads pour les faire travailler ça ne marcherait simplement pas (...) il y a aussi quelques soucis de discipline dans la classe et ça freine un tout petit peu le projet » ; « il est exclu de les laisser ils vont se prendre en photo ils vont faire des bêtises [...] si on n’est pas derrière ils vont jouer à des petits jeux alors qu’on leur a pas demandé de le faire ». Dans l’étude sur les lanternes (étude 3), les résultats montrent un changement de posture du côté des enseignantes. Elles passent d’une posture initiale de contrôle, où elles se déplacent entre les rangs et interrogent les élèves, à une posture de « lâcher prise ». Elles laissent ainsi les élèves avancer dans leur travail de manière autonome, à leur rythme et peuvent au besoin demander qu’ils s’entraident.

4.3. Ressources et stratégies d’ajustement mobilisées par les enseignants

Dans l’étude sur la plateforme MyMoment (étude 1), les enseignants mobilisent de multiples ressources pour parvenir à faire face aux difficultés évoquées. Il s’agit de compétences propres mais aussi de ressources mises à disposition par l’institution, comme du soutien technique, et des moyens tirés de leur sphère privée. Les enseignants utilisent leurs vacances pour monter un projet qui leur tient particulièrement à cœur. Ils utilisent leurs propres appareils (téléphones, ordinateurs portables, tablettes) ou ceux apportés par leurs élèves : « on peut même leur demander de prendre leur ordi portable parce que c’est même ce qui va aller le plus vite », déclare un enseignant. Parfois, ils demandent de l’aide à des parents d’élèves ou bien à leurs propres amis ou partenaires : « j’ai mon copain aussi qui se débrouille bien avec Excel pour faire des tableaux donc je lui demande aussi conseil » affirme une autre enseignante. Par ailleurs, les enseignants préparent de manière détaillée les activités à réaliser et anticipent les possibles contingences afin d’être en mesure d’apporter réponse à tout problème éventuel. Ils empruntent du matériel à des collègues, réservent des salles propices aux activités à réaliser et en préparent d’autres pour les élèves n’ayant pas un accès immédiat aux appareils. Une enseignante déclare « on va en salle d’informatique et là il y en a 14 en même temps et là le reste fait autre chose soit dans la salle en face soit dans la même salle et après on change ».

Dans l’étude sur les tablettes numériques (étude 2), les enseignants affirment ne pas collaborer beaucoup avec leurs collègues par rapport à la préparation des cours : « on est chacun dans notre branche » ; « je me vois pas poser des questions à mes collègues et j’imagine qu’eux non plus ». Pour les problèmes techniques, ils affirment avoir eu recours à la responsable TIC de l’établissement qui a répondu positivement aux demandes. Comme soutien, ils souhaitent disposer d’une personne à appeler dès que quelque chose ne fonctionne pas : « il faudrait une personne à disposition et se mettre d’accord sur un certain nombre d’applications clés » ; « une personne qui a effectivement x heures de décharges par semaine ». Une enseignante reconnaît : « j’ai réduit un peu à la baisse les choses, j’ai un peu réduit, j’ai préparé du coup de l’écrit pour mieux gérer ».

Dans l’étude sur les lanternes (étude 3), l’outil technologique n’a pas obligé les enseignantes à mobiliser des stratégies d’ajustement de taille. Il a plutôt permis de résoudre des problèmes qui existaient avant son introduction. En prenant du recul sur leur classe et en étant davantage dans une posture de « lâcher prise », les enseignantes ont davantage de temps pour réfléchir à leur façon traditionnelle d’enseigner et de gérer la classe. Une enseignante affirme : « moi j’avais déjà pensé à différentes solutions enfin ces élèves qui restent à lever la main pendant longtemps c’est toujours embêtant il y a le système d’écrire les noms au tableau mais ils doivent toujours se déplacer (...)  et pis dans une classe (...) ils plantaient la règle dans la trousse en fait pour qu’elle tienne verticalement et puis c’était comme ça qu’ils demandaient la parole alors j’avais déjà réfléchi à certaines solutions et puis c’est vrai que ben du coup ça répondait en tout cas moi personnellement à un de mes questionnements ».

Sur l’ensemble, les propos des enseignants rendent compte de la mobilisation d’une combinaison de stratégies d’ajustement proactives et réactives synthétisées dans le Tableau 1, selon le modèle de Lazarus et Launier (Lazarus et Launier, 1978). C’est grâce à ce bricolage fait d’ingéniosité et d’engagement que les enseignants parviennent à apporter des solutions pratiques aux difficultés qu’ils rencontrent dans l’utilisation des TIC.

Tableau 1. Stratégies d’ajustement mobilisées par les enseignants lors de l’introduction d’un nouvel outil technologique

Stratégies d’ajustement centrées sur le problème ou la tâche
Stratégies proactives
•Recherche d’informations sur l’outil et son utilisation
•Davantage de préparation des cours, concevoir de nouvelles activités, investissement en temps et en énergie
•Anticipation des contingences possibles
•Préparation d’une solution de rechange, d’un plan B
•Mobiliser son équipement personnel
Stratégies réactives
•Posture de contrôle de la part de l’enseignant
•Mise en place de nouvelles règles, de manières de fonctionner dans la classe

Stratégies d’ajustement centrées sur la recherche de soutien social
Stratégies proactives et réactives
•Solliciter le responsable TIC de l’établissement
•Solliciter des collègues
•Solliciter les parents des élèves
•Solliciter des amis ou partenaires

Stratégies d’ajustement centrées sur l’émotion
Stratégies réactives
•Évitement, retour à un enseignement traditionnel

5. Discussion et conclusion

Cet article synthétise les résultats de trois études de cas portant sur l’introduction d’un nouvel outil technologique dans l’enseignement au niveau primaire ou secondaire. Il s’agit respectivement d’une plateforme internet d’apprentissage à l’écriture et la lecture, de tablettes numériques et de lanternes de gestion de classe. Les résultats mettent en évidence les avantages que les enseignants voient à une telle utilisation et les difficultés auxquelles ils font face. Nous avons également présenté les ressources et les stratégies d’ajustement mobilisées par les enseignants engagés dans ces processus d’innovation.

Nos résultats rejoignent les constats de différentes recherches qui montrent que l’introduction d’un nouvel outil dans l’enseignement modifie en partie les pratiques, le rôle et la posture de l’enseignant (Lameul, 2019), (Lebrun, 2002), (Tardif, 1998). Il ressort des propos des enseignants qu’ils s’investissent désormais dans des rôles d’accompagnateur et de facilitateur de l’utilisation des technologies. Ce changement de rôle implique une augmentation de l’autonomie des apprenants, qui se voient transférer une partie du contrôle de leur apprentissage. La configuration de la classe et les échanges se modifient également pour gagner en souplesse et diversité. Toutefois, les changements se font de manière progressive et subtile. Souvent, ils restent du domaine des micro-innovations (Tricot, 2017) ou des innovations ordinaires (Cros et Broussal, 2020). Les enseignants réalisent des gestes nouveaux face une réalité changeante due à l’introduction d’un nouvel outil dont les contours sont également à définir en situation. Il n’y a pas de changement radical, mais plutôt un changement par étapes (innovation incrémentale). La crise sanitaire Covid-19 a cependant montré que ces changements pouvaient s’accélérer et s’étendre de manière radicale en finalement peu de temps.

Les résultats des trois études rejoignent également les constats de Depover et Strebelle (Depover et Strebelle, 1997) qui soulignent l’importance pour une innovation technologique et pédagogique du soutien des différents systèmes : mésosystème (gestionnaires des locaux, collègues, parents), macrosystème (gestionnaires centraux, centres de formation et communauté de pratique) et périsystème (parents en tant que membres de la société et clubs d’utilisateurs). En ce qui concerne les ressources et stratégies d’ajustement évoquées par les enseignants, nous observons que ces derniers se situent davantage dans un coping centré sur le problème et la recherche de soutien social, comme le décrivent Lazarus et Launier (Lazarus et Launier, 1978). Ces études sont exploratoires, il serait intéressant de les poursuivre auprès d’un échantillon plus large d’enseignants qui innovent.

En conclusion, notre article souligne les difficultés rencontrées par les enseignants à introduire de nouveaux outils technologiques mais aussi tout l’intérêt qu’ils trouvent à les surmonter pour parvenir à utiliser les TIC avec leurs classes. Les enseignants manquent souvent d’équipement, rencontrent des problèmes techniques, éprouvent un sentiment de compétence faible et un besoin de formation, et risquent, finalement, de faire face à une gestion de classe difficile. Toutefois, ils mobilisent nombreuses ressources à leur disposition et en demandent des nouvelles. Ils se servent de leur propre équipement ou des appareils apportés par leurs élèves ou empruntés à des collègues. Ils recueillent des informations sur l’utilisation des TIC dans leurs cercles professionnels et privés. Du temps des vacances et des loisirs est souvent consacré à développer de nouvelles compétences et activités pédagogiques en lien avec l’utilisation des TIC. Cette ingéniosité et cet engagement des professionnels pour assurer des enseignements innovants, dans l’intérêt des élèves, sont sans doute au cœur de leur capacité à se dépasser, y compris face à des difficultés exacerbées par la crise sanitaire actuelle.

À propos des auteurs

Stéphanie BOÉCHAT-HEER est professeure responsable du domaine de recherche « Innovation dans l'enseignement et l'apprentissage » à la Haute Ecole Pédagogique des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel (HEP-BEJUNE) en Suisse. Elle est également chargée du cours « Introduction à la Technologie de l’éducation » au département des sciences de l’éducation de l’Université de Fribourg. Ses travaux portent sur les innovations technologiques et pédagogiques, l’intégration des technologies de l’information et de la communication dans l’enseignement, la formation et le sentiment d’auto-efficacité des enseignants.  

Adresse : Haute Ecole Pédagogique des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel
Chemin de la Ciblerie 45
CH-2503 Bienne

Courriel : stephanie.boechat-heer@hep-bejune.ch

Toile : https://www.hep-bejune.ch/fr/Personnel-academique/Stephanie-Boechat-Heer/Stephanie-Boechat-Heer.html

Esther GONZÁLEZ-MARTÍNEZ est professeure responsable du domaine « Dynamique organisationnelle et professionnalisation » à la Haute Ecole Pédagogique des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel (HEP-BEJUNE) en Suisse. Elle est également professeure en sociologie au Département des sciences sociales de l’Université de Fribourg. Ses travaux de recherche portent sur les interactions et les pratiques sociales en milieu institutionnel, notamment dans les secteurs de l’école, la santé et la justice.

Adresse : Haute Ecole Pédagogique des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel
Chemin de la Ciblerie 45
CH-2503 Bienne

Courriel : e.gonzalezmartinez@hep-bejune.ch

Toile : https://www.unifr.ch/socio/fr/unite/equipe/esther-gonzalez-martinez.html

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