L’élève invisible : recherche sur
l’utilisation des boitiers de vote au lycée.
Vincent FAILLET, Pascal MARQUET (LISEC, Strasbourg), Jean-Luc RINAUDO (CIVIIC,
Rouen)
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RÉSUMÉ : Notre
étude aborde la question de l’anonymat dans le cadre de
l’utilisation de boitiers de vote dans des classes de lycée ainsi
que les conséquences générées par cet anonymat sur
le rapport au savoir des élèves. Les résultats montrent une
préférence des élèves pour les réponses
anonymes. Dans le cadre de cet anonymat, nous observons la mobilisation de
processus psychiques à rapprocher des phénomènes
transitionnels winnicottiens. La réponse anonyme pouvant s’inscrire
dans une aire intermédiaire propice à investir du désir
dans l’objet savoir.
MOTS-CLES : Boitiers de vote, anonymat, rapport au savoir, objet
transitionnel, phénomène transitionnel, aire
intermédiaire. |
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ABSTRACT : Our
study addresses the question of anonymity in the case of using clickers in high
school classrooms, and the consequences resulting from the anonymity on the
relativity of student knowledge. The results show a preference of students for
anonymous responses. In the case of this anonymity, we postulate that the
mobilization of psychic processes can be compared with the Winnicott’s
transitional phenomena. The anonymous response can be recorded in an
intermediate area as favorable to invest in knowing the subject knowledge.
KEYWORDS : Clickers,
anonymity, relationship to knowledge, transitional object, transitional
phenomena, intermediate area. |
1. Introduction
La main levée en
réponse à une question est sans doute l’un des gestes
séculaires les plus conservés dans les habitus des
élèves d’hier et d’aujourd’hui. Un geste inscrit
dans les comportements scolaires depuis des générations ; un
geste conséquent qui signifie pour l’élève une
décision, celle de prendre la parole devant la classe et devant
l’enseignant pour proposer sa réponse à la question
posée. Dans l’environnement numérique des salles de classe,
certaines alternatives à la main levée se font jour. C’est
le cas de boitiers de vote1 qui sont
apparus dans le monde de l’éducation il y a une vingtaine
d’années, beaucoup plus récemment en France ; ces
boitiers de vote et leurs logiciels dédiés permettent
d’interroger simultanément l’ensemble d’un auditoire
sous la forme de questions à choix multiples et de rendre compte des
réponses par exemple sous la forme d’histogrammes. Une
réflexion pédagogique se développe actuellement autour de
scenarii d’utilisation des boitiers de vote et, parallèlement, de
nombreuses recherches étudient l’effet de ces boitiers tant sur les
comportements des élèves que sur les résultats
académiques.
La majorité de la littérature scientifique sur le sujet est
anglo-saxonne, plus précisément nord-américaine, elle
traite principalement de l’utilisation des boitiers de vote dans le cadre
des cours magistraux – lectures – des universités
outre-Atlantique. Dans la présente recherche, il sera fait état de
l’utilisation pédagogique des boitiers de vote dans les classes de
lycée en France. Pour ce faire, nous avons suivi sur une année
scolaire l’introduction de boitiers de vote dans quatre classes
scientifiques – trois premières et une terminale – de deux
lycées parisiens.
L’utilisation des boitiers de vote peut conduire, dans les curricula
classiques du lycée, à une nouveauté pour les
élèves : celle de pouvoir répondre de façon
anonyme à des questions de cours. Cette recherche se propose
d’étudier les éventuelles conséquences de cet
anonymat.
La première partie de cet article donne un aperçu des
possibilités des boitiers de vote et les situe dans une tradition
d’usage déjà ancienne. Nous complétons ce regard
rétrospectif par la présentation des notions qui nous permettent
de poser le cadre d’interprétation des réponses produites
par les élèves, en termes d’analyse transitionnelle. La
deuxième partie est consacrée à la méthodologie,
laquelle détaille les conditions d’observation et la nature des
données empiriques recueillies. Les résultats sont
présentés dans une quatrième partie et sont discutés
dans une cinquième et dernière partie.
2. Origine des boitiers de vote et nature des objets transitionnels
2.1. Les boitiers de vote : origines et possibilités
pédagogiques
2.1.1. Une pratique ancienne
Un des plus anciens usages
référencé d’un dispositif pouvant s’apparenter
aux boitiers de vote date des années 1926 quand Sidney Pressey, un
psychologue américain, propose une machine (Pressey Testing
Machine) permettant de poser des questions et de calculer des scores (Marquet, 2011).
Un autre usage référencé, concernant cette fois un
dispositif électronique, date des années 1950 dans
l’armée de l’air américaine (Judson et Sawada, 2002) quand il s’agissait de faire passer des tests d’instruction
automatisés sous la forme de questions à choix multiples aux
nouvelles recrues. Les universités de Standford (Californie, Etats-Unis)
et de Cornell (New York, Etats-Unis) ont expérimenté
respectivement en 1966 et en 1968 des dispositifs type boitiers de vote
« home-made » dans le cadre de certains cours (Littauer, 1972).
Applied Future Inc. est l’une des toutes premières entreprises
à commercialiser une voting machine, le Consensor® dans les
années 1970. Le Consensor® était un boitier constitué
d’un bouton de pondération, d’un bouton de sélection
gradué de 1 à 10 et d’une connexion filaire vers un circuit
de contrôle central (version US Patent 3,947,669 du 30 mars 1976).
Les questions étaient posées oralement sous forme de questions
à choix multiples. Chaque utilisateur indiquait sa réponse en
tournant le bouton sur la graduation correspondante de 1 à 10. Les
résultats étaient affichés sur un écran sous la
forme d’histogrammes.
On trouve peu de références dans la littérature sur les
systèmes de réponses du milieu des années 1970
jusqu’au début des années 1990. Cela s’explique sans
doute par une perte d’intérêt des universités envers
cette technologie pourtant prometteuse (Judson et Sawada, 2006).
La première commercialisation d’un boitier de vote dans sa
configuration moderne date de 1992 (Abrahamson, 2006) ; (Judson et Sawada, 2002).
Si les boitiers actuellement utilisés dans l’enseignement sont
assez différents de ceux des années 1960, la finalité reste
cependant la même. Il s’agit de poser des questions à
l’ensemble des élèves d’une classe qui doivent
répondre en utilisant un boitier de vote individuel. Un
système-type de boitiers de vote comprend classiquement trois
éléments : un émetteur sans fil (le boitier de
réponse), un récepteur relié à un ordinateur et un
logiciel propriétaire pour collecter, analyser et projeter les
réponses (Kendrick, 2010).
Les boitiers de vote ont généralement un clavier
numérique à 10 chiffres, une touche marche/arrêt, une touche
d’envoi et parfois une fonction permettant la saisie de texte (Caldwell, 2007).
Certains boitiers comportant un écran LCD affichent la réponse de
l’étudiant ainsi que la confirmation de la transmission,
d’autres boitiers plus simplement ont une LED qui indique que la
réponse a été transmise (Barber et Njus, 2007).
Chaque boitier peut être associé, dans chaque classe, dans chaque
matière, à un élève donné (Barber et Njus, 2007).
Le logiciel propriétaire permettant alors d’enregistrer les
réponses des élèves, de les scorer et de suivre, par
exemple, l’évolution de l’élève tout au long de
l’année.
Le dispositif peut être complété par un
vidéoprojecteur qui permet la projection des questions à
l’ensemble de la classe, l’affichage et le commentaire des
résultats. Les questions peuvent être éditées en
utilisant une application logicielle dédiée fournie avec les
boitiers ou en utilisant un diaporama. Dans ce cas, un module d’extension
permet d’intégrer une question sur une diapositive et de collecter
les réponses lors de la lecture du diaporama. Les questions peuvent
également être produites à la volée – on-the-fly, c'est-à-dire non préparées à
l’avance (Barber et Njus, 2007) ; (Caldwell, 2007).
2.1.2. Intérêt et limites des questions à choix
multiples
Le format question à choix multiples (QCM), support de
prédilection dans l’utilisation des boitiers de vote, est apparu
dans les années 1900, notamment dans les processus de recrutement de
l’armée américaine (Foster et Miller, 2009).
En France, les questions à choix multiples commencent à être
utilisées dans les années 1960 dans le cadre des études
médicales. L’intérêt des QCM réside notamment
dans la correction rapide, uniforme et objective des évaluations.
Cependant, les premières questions à choix multiples
évaluaient uniquement la connaissance, la restitution de mémoire.
Il y a plus de cinquante ans, aux Etats-Unis, certains pédagogues
regrettaient déjà que les évaluations ne soient trop
portées sur la restitution de l’apprentissage par cœur. Ce
sujet, discuté lors du congrès de l’American
Psychological Association (APA) à Boston en 1948, conduisit Benjamin
Bloom, psychologue spécialisé en éducation à
rechercher le moyen d’augmenter l’éventail des types
d’objectifs et des processus mentaux à évaluer (Leclercq, 2005).
On appelle taxonomie de Bloom, le modèle pédagogique issu de cette
recherche. La taxonomie de Bloom présentée en 1956 marque le
début du courant de la pédagogie par objectifs.
Dans le domaine cognitif, cette taxonomie hiérarchise six niveaux
d’objectifs pédagogiques : connaissance, compréhension,
application, analyse, synthèse et évaluation (Bloom, 1956). Les
niveaux vont du simple (connaissance) au complexe (évaluation).
L’accession au niveau supérieur nécessite de posséder
le niveau précédent. Elle permet aussi et surtout de formuler des
questions qui évaluent chacun de ces niveaux.
L’avis des étudiants sur l’utilisation des boitiers de
vote pour répondre à des QCM a été
uniformément positif dès les premiers usages de la technologie fin
des années 1960, début des années 1970 (Bapst, 1971) ; (Brown, 1972) ; (Casanova, 1971) ; (Garg, 1975) ; (Littauer, 1972) cités par Abrahamson, 2006).
Pour autant, les résultats, quant à eux, ne montraient alors aucun
bénéfice pour ces mêmes étudiants (Bapst, 1971) ; (Bessler, 1969) ; (Bessler et Nisbet, 1971) ; (Brown, 1972) ; (Casanova, 1971) cités
par (Abrahamson, 2006).
Judson et Sawada (Judson et Sawada, 2006) voient dans cette absence de bénéfice un mauvais usage de la
technologie et de la pédagogie associée. Le défaut de
réflexion pédagogique autour de l’utilisation des
systèmes de réponses pourrait expliquer en partie le déclin
observé dans les années 1980. Pour Beatty (Beatty, 2011),
« clickers are a tool, not a way — an obvious but
oft-overlooked fact. They are not pedagogy » (p. 1).
2.1.3. Principaux usages pédagogiques des questions avec boitiers de
vote
Les années 1990 voient l’émergence d’une
réflexion autour de scenarii pédagogiques pouvant intégrer
les boitiers de vote. Et réfléchir à l’usage
pédagogique des boitiers de vote, c’est réfléchir
à une pédagogie dont le recours à la question est la pierre
angulaire. Caldwell recense les principaux usages des questions dans le cadre de
l’utilisation des boitiers de vote, le tableau ci-après (cf. Tableau 1) est un résumé de son travail de compilation (Caldwell, 2007).
On peut dégager de ce tableau les deux principaux usages des questions
posées lors de l’utilisation des boitiers de vote. Il peut
s’agir de questions visant à créer de
l’interactivité dans le cadre d’une discussion entre
étudiants par exemple, ou encore dans le cadre d’un feedback sur le
niveau de compréhension immédiat du groupe pour ajuster le contenu
d’un cours. Il peut également s’agir de questions pour
évaluer la connaissance des étudiants à des fins
diagnostiques, formatives ou sommatives.
Utilisation des boitiers de vote pour : |
Description |
Promouvoir l’interactivité entre les étudiants |
Démarrer des discussions, récolter des votes après un
débat,... |
Evaluer la préparation des étudiants |
Questionner quant au travail à la maison, les lectures... |
Connaître les étudiants |
Enquêter sur les réflexions des étudiants quant à
la cadence, l’efficacité, le style ou le sujet d’un cours...
Enquêter sur les représentations des étudiants... |
Evaluer l’apprentissage |
Evaluer la compréhension du contenu des cours et des notes prises
lors de cours antérieurs. Permettre aux étudiants
d’évaluer leur propre niveau de compréhension à la
fin d’un cours ou en vue d’une évaluation notée. |
Ajuster le niveau du cours |
Utiliser le feedback immédiat pour ajuster le contenu et le niveau de
détail d’un cours. |
Rendre les cours plus ludiques |
- |
Tableau 1 • Usages
les plus courants des questions posées avec les boitiers de vote
Une séquence de boitiers de vote dans un cours se décompose
généralement en quatre temps (Draper, 2005) :
1. L’enseignant propose une question à choix multiples par
exemple en utilisant un diaporama.
2. Chaque étudiant soumet sa réponse en utilisant son boitier
de vote.
3. Le logiciel produit un graphique indiquant la bonne réponse et les
pourcentages de réponses des étudiants pour chaque proposition de
la question.
4. L’enseignant commente les réponses et une discussion
s’engage au sein du groupe.
La réponse des élèves se fait de façon anonyme.
Or la possibilité de répondre anonymement à des questions
n’est pas anodine car le contexte de passation d’un test suivant
qu’il soit anonyme ou non-anonyme influence la performance de
l’élève (Monteil, 1988).
On peut également considérer que répondre anonymement
à une question extrait le répondant du regard d’autrui
qu’il s’agisse de celui du professeur ou de celui des autres
élèves de la classe. Dans un ouvrage intitulé Le corps
de l’élève dans la classe, Pujade-Renaud (Pujade-Renaud, 1983) évoque « l’élève zombie »
comme étant un élève « plus absent que
présent, plus réduit à la passivité
qu’agissant corporellement ou verbalement » (p. 13).
C’est un « être sans désir » (p.
17). L’auteur ne conclut pas quant à l’origine de cette
absence de désir, de cette mise en retrait mais on peut imaginer
qu’un « élève zombie » ne se sente pas
concerné par ce qui se passe en classe ; cela se traduit alors en
termes de participation. Participer en classe, c’est dévoiler sa
pensée, sa compréhension, son savoir d’élève.
Les regards croisés de la classe et du professeur, portés sur
celui qui se met ainsi en avant peuvent être, pour certains du moins, zombifiants. Ainsi est-il plus simple parfois de rester en retrait,
même au risque de se mettre à la marge de la classe et du savoir.
La possibilité offerte par les boitiers de vote de participer au cours de
façon anonyme peut ouvrir, de façon plus ou moins consciente pour
les élèves, de nouvelles perspectives dans leur rapport au savoir
au sens large.
2.2. Dimension inconsciente de la pratique des boitiers de vote
La dimension inconsciente des pratiques médiatisées par les
technologies de l’information et de la communication fait l’objet
d’un certain nombre de travaux de recherche dans le cadre d’une
clinique d’orientation psychanalytique. Rinaudo (Rinaudo, 2009) ; (Rinaudo, 2011),
qui propose notamment une archéologie de l'approche des processus
psychiques inconscients mobilisés par l’usage des TIC, mène,
à la lumière des travaux de Winnicott, une réflexion sur
les conditions qui peuvent faire d’une nouvelle technologie un objet
transitionnel (Rinaudo, 2010) ; (Rinaudo, 2011).
2.2.1 Le boitier de vote, un objet transitionnel ?
L’objet transitionnel – première possession
« non-moi » – est un concept proposé par
Winnicott dans son ouvrage Jeu et réalité pour signifier un
objet utilisé par un enfant afin de pallier à l’absence
momentanée de sa mère. Cet objet représente « la
transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec
la mère à l’état où il est en relation avec
elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de
séparé » (Winnicott, 1971),
p. 25). Il convient de préciser que selon Winnicott, le nourrisson a
l’illusion que sa mère est un prolongement de lui-même.
L’objet transitionnel définit un espace transitionnel, aire
intermédiaire entre la réalité intérieure de
l’enfant et la vie extérieure.
La pratique des boitiers de vote peut-elle induire un phénomène
transitionnel ? Pour répondre à cette question, la composante
ludique de la pratique des boitiers de vote sera une piste à explorer.
Mais il faudra en déterminer la nature : s’agit-il d’un
jeu strictement structuré autour de règles qui en
définissent les contours (game pour les anglophones) ou
s’agit-il d’un jeu qui se déploie librement, un jeu universel
et spontané (play) ? La distinction entre le playing et le gaming est essentielle pour Winnicott car c’est entre ces
deux notions que va se manifester l’espace transitionnel.
2.2.1. La place du rapport au savoir dans l’aire
intermédiaire
L’approche psychanalytique que nous faisons de l’usage des
boitiers de vote nous conduit à considérer particulièrement
la définition clinique ou socio-clinique du rapport au savoir laquelle
est liée à la notion de désir et de désir de savoir (Beillerot et al., 1989).
Nous devons d’ailleurs à Mosconi une réflexion sur les
phénomènes transitionnels et le rapport au savoir (Mosconi, 1996).
Elle s’intéresse à l’expérience culturelle au
sens de Winnicott :
« La place où se situe l’expérience
culturelle est l’espace potentiel entre l’individu et son
environnement (originellement l’objet). On peut en dire autant du jeu.
L’expérience culturelle commence avec un mode de vie créatif
qui se manifeste d’abord dans le jeu » (Winnicott, 1971),
p. 139).
Cette « expérience culturelle » est
fondamentale pour Winnicott qui, suggérant le désinvestissement
progressif de l’objet transitionnel, indique que les
phénomènes transitionnels « se répandent dans
le domaine culturel tout entier » (Winnicott, 1971),
p. 13. Mosconi propose l’hypothèse que le savoir se déploie
dans l’aire intermédiaire winnicottienne et qu’il
« présente des caractéristiques semblables à
celle que Winnicott attribue à l’objet transitionnel puis à
la culture » (Mosconi, 1996),
p. 84. Elle poursuit en faisant un parallèle entre le savoir et la
fonction maternelle :
« La tradition de savoir remplit une sorte de fonction
maternelle pour l’humanité, comme la mère la remplit pour
l’individu : donner une base d’existence, assurer un sentiment
d’être et de confiance par la fiabilité qu’elle
représente ; c’est dans cette aire potentielle que les
individus et les groupes peuvent jouer, exercer leur créativité,
pour inventer des savoirs originaux (...). Les soins maternels sont les
prototypes de cette expérience culturelle où le savoir tient une
place essentielle » (Mosconi, 1996),
p. 90.
Il y a des similitudes entre la mère « suffisamment
bonne » selon l’expression consacrée par Winnicott et
l’enseignant « suffisamment bon » pour
reprendre Rinaudo (Rinaudo, 2011).
Cet enseignant « suffisamment bon » pour concevoir
des questions qui permettent d’accéder aux savoirs et de grandir,
cet enseignant qui s’efface naturellement lors de la passation des QCM
mais dont l’élève reste en contact virtuel par
l’intermédiaire des boitiers de vote. Un enseignant qui compte,
comme pour cet élève qui préfère l’anonymat,
car en cas de mauvaise réponse, il « ne veut pas
décevoir le professeur » (p. 124).
L’anonymat offert par les boitiers de vote peut sublimer le plaisir de
penser et la pulsion de savoir. Ce faisant, l’élève se place
dans une posture désirante propice à investir l’objet savoir
– une posture aux antipodes de celle de
« l’élève zombie ».
2.3 Problématique
Notre problématique est donc de comprendre quelle est l’attitude
des élèves vis-à-vis de la possibilité de participer
anonymement aux cours et de saisir l’impact de cet anonymat sur leur
rapport au savoir.
Nous formulons l’hypothèse que les élèves
préfèrent répondre aux questions de cours de façon
anonyme plutôt que de façon nominative ; nous supposons que
l’utilisation des boitiers de vote en mode anonyme, libère les
élèves d’une charge émotionnelle ce qui impacte le
rapport au savoir dans le sens d’une plus grande implication.
3. Méthodologie de recherche
La présente recherche porte sur
l’étude de quatre classes de lycée soit 94
élèves. Quatre enseignants des disciplines de
mathématiques, sciences physiques et sciences de la vie et de la Terre
répartis sur deux lycées parisiens ont participé à
l’expérimentation. Ces enseignants ont été
sélectionnés au regard de leurs compétences en technologie
de l’information et de la communication ainsi que sur leur
intérêt pour l’innovation pédagogique.
Chaque enseignant a été doté d’une mallette de 32
boitiers de vote CPS Pulse2. Ces
boitiers de dernière génération fonctionnent via une
connexion radiofréquence. Le logiciel propriétaire Response®
permet l’affichage des résultats et le suivi des
élèves. Tous les enseignants ont utilisé un
vidéoprojecteur pour l’affichage des questions et
éventuellement des résultats des élèves.
3.1. Cadre d’utilisation des boitiers de vote
L’utilisation des boitiers de vote
s’est déroulée sur une année scolaire de novembre
2011 à juin 2012 en deux phases.
Au cours de la première phase d’une durée de six mois,
les boitiers ont été présentés aux
élèves comme étant des systèmes permettant de
répondre de façon totalement anonyme à des questions de
cours sous la forme de QCM. Les élèves ont été
informés du caractère absolument facultatif de l’utilisation
des boitiers de vote. Les élèves pouvaient choisir un boitier de
vote, n’importe lequel, en début de cours. Ils
n’étaient pas cependant obligés d’en prendre un.
S’ils prenaient un boitier de vote, ils n’étaient pas tenus
de l’allumer et s’ils l’allumaient, ils n’étaient
pas contraints de répondre aux questions. Mais s’ils ne prenaient
pas un boitier de vote, ils ne pouvaient pas participer à la session de
QCM. A l’issue de la ou des questions, les résultats étaient
affichés avec la participation, le taux de réponses pour chaque
proposition et la réponse correcte. Aucune autre indication
n’était donnée.
Il a été laissé toute latitude aux enseignants
participants pour organiser les modalités d’utilisation des
boitiers de vote dès lors qu’ils respectaient les consignes
précédentes.
La deuxième phase a duré deux mois et fait suite à la
première. Les élèves ont été informés
que l’utilisation des boitiers de vote, si elle gardait un
caractère facultatif, ne seraient plus anonyme. Un boitier de vote
numéroté a été attribué à chaque
élève avec obligation pour l’élève
d’utiliser son boitier dédié pour répondre aux
questions. Dès lors, au moment de l’affichage des résultats,
outre le taux de participation et la réponse correcte, il était
fait état des résultats individuels avec notamment
l’affichage d’un classement nominatif en fonction du nombre de
bonnes réponses.
3.2. Données recueillies
Plusieurs types de données ont
été recueillis. Le premier type de données est la passation
de deux questionnaires par les élèves. Le premier questionnaire a
été administré en novembre avant même que ne soient
présentés les boitiers de vote en classe. Ce questionnaire
abordait le niveau scolaire de l’élève dans la discipline et
son attitude face aux questions de cours et à la discipline. Le second
questionnaire renseigné en juin après la phase anonyme et la phase
non-anonyme reprenait les mêmes items notamment ceux concernant les
questions de cours mais sous l’angle des boitiers de vote.
Le deuxième type de données est l’attribution à
chaque élève d’une note de niveau par le professeur pour sa
discipline.
Enfin le troisième type de données est une analyse de situation
réalisée par les enseignants lors du passage de la première
à la deuxième phase. Cette analyse est un instantané des
réactions et du ressenti des élèves au moment de
l’explication de la phase non-anonyme.
4. Résultats
Les résultats suivants sont issus des
questionnaires proposés en début et en fin
d’expérimentation. Il s’agit de données
déclaratives.
4.1. Participation des élèves en cours
Le tableau suivant (Tableau 2) rend compte des
résultats de deux questions relatives à la participation des
élèves.
Au sujet de la participation en classe, avant l’utilisation des BVE,
les élèves : |
Participent toujours |
Participent souvent |
Participent rarement |
Ne participent jamais |
6 % |
42 % |
41 % |
11 % |
Au sujet de la participation en classe, après l’utilisation des
BVE, les élèves : |
Participent toujours |
Participent souvent |
Participent rarement |
Ne participent jamais |
7 % |
26 % |
54 % |
13 % |
Tableau 2 •
Participation en classe
On constate une érosion significative de la participation en classe
(2 = 6,68 ; P = 0.08). Les élèves
déclarent participer moins souvent, c’est donc qu’ils ne
considèrent pas l’utilisation des boitiers de vote comme
étant un acte de participation au cours. Il serait intéressant de
réfléchir aux raisons qui manifestement font, du point de vue des
élèves, de la participation un acte exclusif d’expression
orale. Quant à connaître les fondements de l’érosion
de participation constatée, peut-être est-ce un corolaire du niveau
global des élèves qui a baissé entre les deux
questionnaires proposés ?
4.2. Implication des élèves
Trois items du questionnaire permettaient d’évaluer le
comportement des élèves vis-à-vis d’une question
posée en cours suivant qu’elle le soit sans BVE, avec BVE en mode
non-anonyme ou avec BVE en mode anonyme (Tableau 3).
Au sujet d’une question sans BVE, les élèves cherchent
la réponse : |
Jamais |
Rarement |
Souvent |
Toujours |
0 % |
10 % |
68 % |
22 % |
Au sujet d’une question avec BVE en mode non-anonyme, les
élèves cherchent la réponse : |
Jamais |
Rarement |
Souvent |
Toujours |
0 % |
5 % |
23 % |
72 % |
Au sujet d’une question avec BVE en mode anonyme, les
élèves cherchent la réponse : |
Jamais |
Rarement |
Souvent |
Toujours |
0 % |
2 % |
27 % |
71 % |
Tableau 3 • Implication des
élèves dans la recherche d’une réponse à une
question
Nous constatons des résultats similaires lors de l’utilisation
des BVE et ce quelle que soit la condition d’utilisation (anonyme ou
non-anonyme). Il n’y a donc pas d’effet anonymat
repéré dans cette recherche. Nous observons en revanche un effet
boitier de vote (2 = 50,41 ; P < 0.01) quant à
l’implication des élèves pour la recherche d’une
réponse à une question posée. Le fait de posséder un
boitier de vote semble plus impliquer les élèves. Rappelons que
les élèves n’étaient pas obligés de prendre un
boitier de vote en début de cours ; s’ils en prenaient un, ils
n’étaient pas tenus de l’utiliser. La présence des
boitiers de vote parait donc orienter les élèves vers un acte de
participation plus ou moins conscient.
4.3. Prise de risque des élèves
Trois questions étaient relatives à
la participation des élèves lorsqu’ils ne sont pas certains
d’avoir la bonne réponse dans les trois conditions
détaillées plus haut. Le tableau ci-après (Tableau 4) donne
la synthèse des réponses.
Au sujet d’une question sans BVE, les élèves prennent le
risque de répondre : |
Jamais |
Rarement |
Souvent |
Toujours |
22 % |
53 % |
23 % |
2 % |
Au sujet d’une question avec BVE en mode anonyme, les
élèves prennent le risque de répondre : |
Jamais |
Rarement |
Souvent |
Toujours |
1 % |
10 % |
23 % |
66 % |
Au sujet d’une question avec BVE en mode non-anonyme, les
élèves prennent le risque de répondre : |
Jamais |
Rarement |
Souvent |
Toujours |
3 % |
16 % |
21 % |
60 % |
Tableau 4 •
Prise de risque des élèves dans la réponse à une
question
L’effet anonymat qui pourrait être observé en comparant
les réponses suivant que l’utilisation des BVE est anonyme ou
non-anonyme n’est pas significatif (2 = 2,74 ; P =
0.43). En revanche, un effet boitier de vote significatif (2 = 114,45 ; P < 0.01) apparait lorsque l’on compare les deux situations
non-anonymes que sont la réponse à une question sans BVE et la
réponse à une question avec BVE en mode non-anonyme.
Un item abordait la réponse sans risque à une question dont les
élèves sont certains d’avoir la réponse correcte
(Tableau 5).
Au sujet d’une question sans BVE, les élèves certains
d’avoir la bonne réponse participent : |
Jamais |
Rarement |
Souvent |
Toujours |
3 % |
22 % |
38 % |
37 % |
Tableau 5 •
Participation sans risque en réponse à une question
Nous observons que l’absence de risque n’est pas une condition
suffisante pour proposer sa réponse à une question et ce pour un
quart des élèves. Ce résultat peut relever du concept
d’« élève passif » (Pujade-Renaud, 1983),
p. 14) ou de la difficulté à communiquer en classe. Les deux
possibilités ne s’excluant pas si l’on considère, pour
certains du moins, la passivité comme étant induite par une charge
émotionnelle trop complexe à gérer en situation de
communication de classe.
4.4. Confort de l’anonymat pour les élèves
Une question permettait d’évaluer si le caractère anonyme
d’une réponse est susceptible ou non d’être un facteur
de confort pour l’élève. Les résultats de cette
question montrent que 32 % des élèves seraient plus à
l’aise dans le cadre de réponses anonymes contre 68 % qui ne le
seraient pas. Cette question posée en novembre 2011 montre qu’une
majorité des élèves ne voit pas dans l’anonymat un
confort quelconque.
La reprise de cette question après notamment six mois
d’expérimentation des BVE en mode anonyme montre que 52 % des
élèves préfèrent que leurs réponses soient
anonymes contre 48 % qui préfèrent que leurs réponses
soient non-anonymes.
L’introduction des boitiers de vote améliore de façon
significative (2 = 7,95 ; P = 0.005) le score de
l’anonymat (32 % avant les BVE vs 52 % après les BVE). Cependant
les résultats de la question relative au confort de l’anonymat avec
BVE qui montrent a priori une absence de préférence pour le
mode de passation des questions, méritent d’être
précisés. Le tableau suivant (Tableau 6) détaille les
résultats de cette question pour chacune des quatre classes participant
à l’étude.
Au sujet d’une question avec BVE, les élèves : |
|
préfèrent que la session soit en mode anonyme |
préfèrent que la session soit en mode non-anonyme |
Classe 1 |
12 |
6 |
Classe 2 |
13 |
6 |
Classe 3 |
19 |
10 |
Classe 4 |
5 |
23 |
Tableau 6 • Détail par classe des
résultats de la question relative au confort de l’anonymat avec BVE
en nombre d’élèves
On observe que les résultats des classes 1, 2 et 3
révèlent une préférence marquée des
élèves pour les sessions en mode anonyme et ce dans des
proportions identiques. Les élèves de la classe 4 quant à
eux préfèrent majoritairement les sessions en mode non-anonyme. Ce
résultat opposé nous semblant nécessiter une investigation
complémentaire nous avons rencontré à ce sujet les
enseignants des classes 3 et 4 (deux classes de première scientifique)
qui enseignent les sciences de la vie et de la Terre dans le même
lycée. Lors de cet entretien, ces enseignants qui ont l’habitude de
travailler ensemble nous ont confirmé avoir abordé la phase
non-anonyme avec leurs classes respectives de la même façon et en
respectant le protocole. Cependant lors de
l’entretien3,
l’enseignante de la classe 4 nous indique que : sa classe a une forte
proportion d’élèves « asiatiques chinois
première langue / matheux et qui sont très bons
élèves (...). Elle poursuit : « le groupe des
garçons, ce sont des élèves qui parlent beaucoup, ils sont
hyper-expansifs et qui ont un esprit de compétition qui est
délirant / ils sont tout le temps en train de comparer leurs notes
». Cet élément apporte des précisions sur
l’esprit de compétition particulier qui anime la classe 4. Le
discours de l’enseignante laisse transparaître l’idée
de jeu. Pour cette classe, la compétition est un jeu, les boitiers de
vote sont des outils permettant d’assouvir et d’exacerber ce
désir de compétition.
Il faut relever que la question pour laquelle 32 % des élèves
se déclareraient plus à l’aise avec une réponse
anonyme est une question hypothétique dans le sens où comme nous
l’avons déjà évoqué, répondre
anonymement à une question n’est pas une situation connue des
élèves dans les curricula classiques. On retiendra la tendance
générale à préférer l’anonymat pour les
élèves ayant expérimenté cette possibilité
sauf si l’anonymat est un facteur susceptible de casser une dynamique de
challenge ludique instauré dans la classe.
Le second questionnaire proposait une question ouverte de justification du
choix entre mode anonyme et mode non-anonyme. Il peut être
intéressant en première approximation de réaliser un
travail sémantique sur les réponses des élèves. Nous
avons généré un nuage de mots-clés avec Wordle, d’une part pour les élèves
préférant l’anonymat (Figure 1) et d’autre part pour
les élèves préférant le non-anonymat (Figure 2).
Pour ce faire, nous avons compilé les réponses
d’élèves, avec une éventuelle correction
orthographique lorsque cela était nécessaire, suivant la
préférence de l’anonymat ou du non-anonymat. Nous
n’avons pas cependant édulcoré les réponses des mots
outils présents dans un souci de ne pas intervenir sur les phrases des
élèves.
Le nuage de mots-clés ci-après provient des réponses
d’élèves pour lesquels l’anonymat est important.
Figure 1 • Nuage de mots-clés relatifs à
l’anonymat
Certains termes tels que « préfère »,
« mode », « anonyme/non-anonyme »,
« permet », sont récurrents dans les deux nuages de
mots-clés et peuvent être considérés comme
inhérents à la structure de la réponse. D’autres
termes sont plus porteurs de sens. C’est le cas des mots
« réponse/répondre » et
« question(s) » qui inscrivent la participation au centre
des préoccupations des élèves qui préfèrent
l’anonymat. Deux autres termes doivent être relevés, il
s’agit de « moquerie » et
« autres ». L’anonymat en libérant
l’élève du regard et du jugement potentiellement moqueur de
ses camarades facilite l’acte de réponse.
Le nuage de mots-clés suivant est relatif aux justifications des
élèves qui ont une préférence pour le
non-anonymat.
Figure 2 • Nuage de mots-clés relatifs au
non-anonymat
On constate qu’ « autrui », en tant
qu’entité individuelle, a disparu au profit de « la
classe ». La réponse en elle-même est moins
prégnante, ce qui importe c’est le « niveau »,
« le classement ». Le verbe « voir » est
très présent. Si l’élève anonyme est
l’élève invisible, l’élève non-anonyme
quant à lui veut voir son niveau, son classement par rapport à la
classe. L’élève non-anonyme veut aussi être vu par le
« professeur » pour sa progression.
On peut s’interroger sur la ventilation du choix anonyme/non-anonyme en
fonction du niveau de l’élève. La fiche de niveau
renseignée par les enseignants en fin d’expérimentation
révèle une structure de classe avec une distribution gaussienne
des résultats (Tableau 7).
Groupes de niveau |
A+ |
A |
B |
C |
D |
D- |
9 |
19 |
33 |
20 |
8 |
5 |
Tableau 7 •
Répartition du niveau scolaire des élèves en nombre
d’élèves
Le tableau suivant (Tableau 8) est issu du croisement des données
« niveau de l’élève » et
« préférence du mode anonyme ou
non-anonyme ».
Au sujet d’une question avec BVE, les élèves : |
|
préfèrent que la session soit en mode anonyme |
préfèrent que la session soit en mode non-anonyme |
Groupe A+ |
6 |
3 |
Groupe A |
9 |
10 |
Groupe B |
17 |
16 |
Groupe C |
8 |
12 |
Groupe D |
4 |
4 |
Groupe D- |
5 |
0 |
Tableau 8 •
Ventilation de la préférence de l’anonymat ou du
non-anonymat en fonction du niveau scolaire
Les effectifs dans chacune des cases du tableau ne permettent pas de faire un
test statistique. Il ressort tendanciellement que la totalité des
élèves très faibles préfère répondre
anonymement aux questions. Ces élèves justifient leur
préférence par le fait que l’anonymat « permet de
ne pas subir de jugement en cas de mauvaise réponse », il
n’y a « pas de remarque des autres ». L’anonymat
a une fonction protectrice vis-à-vis des camarades de la classe.
L'anonymat « encourage à répondre aux questions si l'on
n'est pas sûr d'avoir la bonne réponse », il
« permet de s'exprimer librement malgré des
lacunes ». L’anonymat a également un rôle
libératoire. Il permet la réponse, l’expression.
Une majorité des très bons élèves
préfère également répondre anonymement aux questions
notamment pour « éviter les moqueries ». Cette
réponse pourrait sembler surprenante de la part de très bons
élèves, cependant les élèves concernés
déclarent leur niveau général bon en octobre mais seulement
moyen en juin ce qui peut dénoter un manque de confiance. Un autre
très bon élève « se sent plus libre de
répondre ». Le regard d’autrui est donc privateur de
liberté.
4.5. Intérêts des boitiers de vote pour les
élèves
Un des items du questionnaire était une question ouverte relative
à l’intérêt des élèves à utiliser
les boitiers de vote. Le nuage de mots-clés ci-après (Figure 3)
donne une vision panoptique des mots utilisés par les
élèves pour caractériser l’intérêt
qu’ils trouvent à utiliser les boitiers de vote en classe.
Figure 3 : Nuage de mots-clés relatifs à
l’intérêt des boitiers de vote pour les
élèves
Ainsi, le tryptique « classe/cours/connaissances » est
très présent, de même que les termes
« élèves » et « niveau ».
Le mot « ludique » est très souvent cité.
L’aspect jeu a déjà été évoqué
dans le cadre de la classe 4 et sa nette tendance à privilégier
l’utilisation non-anonyme. Cela ne semble pas être le cas ici. En
effet, 79 % des élèves développant un intérêt
pour les boitiers de vote dans leur composition ludique, amusante ou
distrayante, préfèrent une utilisation anonyme des boitiers de
votes.
4.6. Intérêt du cours pour les élèves
Deux questions identiques sur les deux
questionnaires concernaient l’intérêt des cours pour les
élèves. Les résultats sont reportés dans le tableau
ci-après (Tableau 9).
Au sujet des cours, avant l’utilisation des BVE, les
élèves : |
Ne les trouvent pas du tout intéressants |
Les trouvent peu intéressants |
Les trouvent intéressants |
Les trouvent très intéressants |
2 % |
25 % |
70 % |
3 % |
Au sujet des cours, après l’utilisation des BVE, les
élèves : |
Ne les trouvent pas du tout intéressants |
Les trouvent peu intéressants |
Les trouvent intéressants |
Les trouvent très intéressants |
2 % |
15 % |
76 % |
7 % |
Tableau 9 •
Intérêt du cours pour les élèves
Les élèves déclarent à 83 % trouver les cours
intéressants à très intéressants après huit
mois d’utilisation des boitiers de vote contre 73 % auparavant. Il est
possible d’y voir un impact positif des BVE et de la pédagogie
associée sur l’intérêt que suscite la matière
auprès des élèves (2 = 4,96 ; P <
0.05). Cela étant, la question posée ne permettait pas de faire la
distinction entre d’une part, la technologie et d’autre part, la
pédagogie utilisée. D’autres facteurs sont également
susceptibles d’expliquer les différences constatées, tels
les éléments du programme enseigné ou encore la nature de
la relation avec l’enseignant.
4.7. Analyse de situation réalisée par les enseignants
Il était demandé aux enseignants
participants de produire un retour écrit sur
l’expérimentation et notamment sur le passage de la phase anonyme
à la phase non-anonyme.
L’idée du jeu déjà évoquée plus haut
transparait dans ces retours. Ainsi nous avons des
« élèves très joueurs » pour une
enseignante, ou des élèves qui « ont tous librement
joué le jeu » pour un enseignant. Cette dernière
remarque évoque un espace de liberté. Une idée reprise par
un autre enseignant qui relève que « les élèves
ont immédiatement apprécié la liberté de
devoir/pouvoir répondre de façon "silencieuse" depuis leur
place ». Cet enseignant pousse plus loin son analyse et précise
« que dans un schéma de questionnement "classique", de nombreux
élèves se censurent afin d’écouter les propositions
des "bons" ou des "audacieux", ici avec les boitiers, la mise en activité
de tous a toujours été observée ».
L’intérêt des élèves pour les boitiers de
vote est relevé. Un enseignant précise que « les
séances "boitiers" ont été attendues et même
réclamées ». Cette idée a été
abordée spontanément par les deux enseignants lors de
l’entretien : « ils étaient très demandeurs
du questionnaire / de faire un jeu4 /
c’était tout le temps (l’enseignante retrace alors un
dialogue avec sa classe) on le fait pas aujourd’hui ?/ ben non on
n’a pas le temps / ah ben si faut le faire ». Son
collègue abonde dans ce sens et évoque une période sans
utilisation des boitiers de vote pour des raisons techniques pendant laquelle
les élèves à plusieurs reprises se sont enquis de savoir
pourquoi les séances de boitiers de vote n’étaient plus
proposées.
Le passage de la phase anonyme à la phase non-anonyme est un moment
charnière dans l’expérimentation. Selon un enseignant de
terminale « l’annonce de la fin des questionnaires anonymes a
été, sur le moment, source de crainte ». Tous les
enseignants rapportent que le passage à la phase non-anonyme serait
vécu comme une angoisse, celle des autres et celle de la note.
5. Discussion
5.1. L’anonymat en question
L’objet de la
présente recherche était d’explorer, dans le cadre de
l’utilisation de boitiers de vote au lycée, les conséquences
de l’anonymat sur le rapport au savoir des élèves. Nous
avions formulé comme hypothèse que les élèves
préféraient répondre aux questions de cours de façon
anonyme plutôt que de façon nominative. Nous avons constaté
globalement une tendance à préférer l’anonymat,
exception notable faite d’une classe à la structuration
particulière. Nous considérons donc que cette hypothèse est
partiellement validée. Il nous faut remarquer ici que lors de la mise en
place de cette recherche, nous avons considéré l’anonymat
dans sa composante « réponse non-nominative ». Nous
pouvons aujourd’hui, à la lumière de ce travail, valider une
acception plus large de la notion d’anonymat et considérer que
l’utilisation même des boitiers de vote génère un
anonymat relatif ne serait-ce que par la numérisation de la
réponse – réponse numérique parmi d’autres
réponses numériques.
Le second volet de notre hypothèse consistait à penser que
l’utilisation des boitiers de vote en mode anonyme, libérait les
élèves d’une charge émotionnelle impactant le rapport
au savoir dans le sens d’une plus grande implication. L’idée
de se soustraire au regard d’autrui est très présente pour
les élèves qui préfèrent répondre de
façon non-nominative. La notion de libération est également
prégnante. Cependant, si la plus grande implication des
élèves apparait clairement avec l’utilisation des boitiers
de vote, celle-ci n’est pas à rapprocher de l’anonymat
– réponse non nominative, tel que nous l’avons défini.
L’origine de l’implication des élèves ne se situe pas
dans la réponse non-nominative mais dans l’utilisation d’un
boitier de vote aux vertus dématérialisantes. Ce faisant, il nous
faut invalider cette hypothèse.
L’idée de jeu est récurrente dans cette recherche. Dans
l’univers culturel des élèves, l’utilisation des
boitiers de vote pour répondre à des questions à choix
multiples est très certainement associée à certains jeux
télévisés tels « Qui veut gagner des
millions » ou « Questions pour un champion ». Ce
dernier jeu a d’ailleurs été cité par une enseignante
de l’expérimentation lors d’un entretien. Ce type
d’association revient à faire de la pratique des boitiers de vote
une activité de type gaming. Ce jeu – game – de
dimension consciente était vraisemblablement à l’esprit des
élèves attribuant un intérêt ludique, amusant ou
distrayant aux boitiers de vote. Nous soutenons cependant l’idée
d’une dimension inconsciente d’un jeu de type playing dans le
cadre de l’utilisation des boitiers de vote. Nous pouvons faire
référence ici à une réponse
d’élève de première scientifique qui justifie sa
préférence de l’utilisation des boitiers de vote en mode
anonyme par la phrase suivante : « je n’ai pas
l’impression d’avoir répondu aux questions », ce
que Rimbaud aurait pu traduire par « Je est un autre ».
Cette bonne élève décrite par son enseignante comme
« introvertie », « ne parlant jamais »
et placée « tout au fond de la classe » semble
être l’archétype de « l’élève
zombie » de Pujade-Renaud (Pujade-Renault, 1983).
Nous pensons que cette élève inscrit l’utilisation du
boitier de vote dans un jeu de rôle où l’on joue à
être soi mais un soi invisible.
5.2. L’élève invisible ou le mythe de l’anneau de
Gygès
Selon la fable de Platon, Gygès berger de Lydie découvre
après un orage dans le champ où il faisait paître ses
troupeaux, un cheval d’airain creux, lequel contenait en son sein un
cadavre d’apparence humaine ayant pour seul attribut un anneau d’or.
Cet anneau, récupéré par Gygès, devait se
révéler porteur d’un pouvoir magique, celui de
l’invisibilité. Le pouvoir d’invisibilité en exhalant
la nature profonde de Gygès lui permit d’accomplir de noirs
desseins (Platon, La République, livre II, 359). Nous pensons que le
boitier de vote est un anneau de Gygès moderne, en ce sens qu’il
permet à l’élève d’explorer un espace
intermédiaire pour expérimenter son moi.
L’élève devient invisible au regard d’autrui et peut
jouer son propre rôle. Mais, il faut se garder de tout triomphalisme
éducatif car de même que l’anneau de Gygès
révéla les travers de sa nature humaine, les boitiers de vote
peuvent inciter des pratiques d’élèves néfastes comme
celle indiquée en entretien par un élève de
terminale : « quand c’est anonyme / il y en a beaucoup qui
répondent au hasard sans vraiment réfléchir / et donc /
ça devient presque inutile ». Ce nonobstant,
l’élève invisible joue son rôle et exprime une facette
de son moi qui pouvait être jusqu’alors enfouie par des inhibitions
dues à la peur, au regard des autres. Ce jeu – play –
entre réalité intérieure et réalité
extérieure est une activité créative au sens de Winnicott
qui considère la création « comme la coloration de toute
attitude face à la réalité extérieure » (Winnicott, 1971),
p. 91). Une activité créative qui tend vers la quête de soi.
De même, nous pensons que nombre d’élèves sont
à la quête d’eux-mêmes lorsqu’ils utilisent les
boitiers de vote comme des jouets permettant d’assouvir un besoin de
compétition ou, à tout le moins, lorsqu’ils cherchent
à se situer au sein de la classe. Une quête de soi qui se fait dans
une classe où la présence de l’enseignant s’efface
devant la technologie, au profit du boitier de vote. Nous rapprochons ces
quêtes de celles de l’enfant qui, à l’aide de son
« bout de couverture », va explorer le monde de
l’indépendance entre ce qui est là et ce qui n’est
plus là. En ce sens, nous avançons l’idée que les
boitiers de vote peuvent exprimer une fonction transitionnelle et que leur
utilisation est susceptible de définir une aire intermédiaire,
aire de jeu, de créativité et d’illusion. Et c’est
dans ce jeu créatif relevant du playing winnicottien que
l’élève invisible, expérimentant son moi au travers
d’un plaisir de penser et d’une pulsion de savoir
rassérénée, pourra inscrire son rapport au savoir dans une
nouvelle dynamique.
Cette recherche n’est qu’une première exploration de
l’utilisation des boitiers de vote en classe. D’autres voies
existent, elles témoignent notamment de la richesse des réflexions
des pédagogues de terrain. Pourtant, les boitiers de vote, bien que
proposés dans les catalogues des fabricants et fournisseurs de solutions
numériques au même titre que les tableaux et tablettes, ne trouvent
qu’un écho relativement modeste dans le cadre des grandes dotations
des collectivités territoriales. Il y a là un paradoxe. Pendant
plus de 10 ans, le déploiement des TIC a suivi une dynamique
centrifuge : des services centraux de l’état ou des
collectivités territoriales en passant par des expérimentations
ciblées, vers la généralisation des dotations à
l’ensemble des acteurs. L’innovation pédagogique de terrain
laisse imaginer une dynamique centripète qui pourrait venir en amont des
décisions institutionnelles. Un chemin plus long, plus difficile mais
aussi tellement plus sûr.
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A
propos des auteurs
Vincent FAILLET est professeur agrégé en
Sciences de la Vie - sciences de la Terre et de l'Univers. Il enseigne les
Sciences de la Vie et de la Terre au lycée Dorian à Paris.
Parallèlement à son enseignement, ses centres
d'intérêts portent notamment sur les usages des TIC dans les
classes du secondaire. Il a réalisé de nombreuses
expérimentations dans ce domaine dont une sur l'utilisation des boitiers
de vote dans le cadre d'un master de recherche à l'Université de
Rouen (MARDIF).
Adresse : Lycée Dorian - 74,
avenue Philippe Auguste, 75011 Paris
Courriel : vincent.faillet@ac-paris.fr
Pascal MARQUET est Professeur de Sciences de
l’éducation à l’Université de Strasbourg,
où il dirige le LISEC-Alsace (EA-2310) et la Faculté de Sciences
de l’éducation. Ses travaux portent depuis une vingtaine
d’années sur les usages des TIC dans l’enseignement et la
formation, dans ce qu’ils transforment les conditions
d’apprentissage. Il est notamment l’auteur de la théorie des
conflits instrumentaux, qui rend compte de la plupart des difficultés que
les apprenants rencontrent quand des TIC sont supposées faciliter
l’acquisition de nouvelles connaissances ou la construction de nouvelles
compétences.
Adresse : LISEC - Université de
Strasbourg - 7, rue de l'Université 67000 Strasbourg
Courriel : pascal.marquet@unistra.fr
Jean-Luc RINAUDO est Professeur de Sciences de
l’éducation à l’Université de Rouen, directeur
du laboratoire Civiic (EA 2657). Ses recherches portent sur les pratiques
des enseignants et des apprenants médiatisées par les TIC, suivant
une approche clinique d'orientation psychanalytique.
Adresse : Civiic - Université de
Rouen - rue Lavoisier - 76821 Mont-Saint-Aignan Cedex
Courriel : jean-luc.rinaudo@univ-rouen.fr
1 De très nombreuses
appellations existent pour désigner l’objet de la présente
étude : boitiers de vote, boitiers de vote interactifs, boitiers de
réponse, télévoteurs ou encore Student Response Systems
(SRSs), Audience Response Systems (ARSs), Personal Response
Systems (PRSs), Classroom Response Systems (CRSs), clickers,... Les termes de boitiers de vote ou boitiers de vote
élèves (BVE) seront choisis dans cet article.
2 Ces boitiers ont
été gracieusement prêtés pour la durée de
l’expérimentation par la société eInstruction.
3 Il peut sembler surprenant de
conduire un entretien collectif, mais, en l’espèce nous cherchions
à confronter les approches respectives de ces deux enseignants de
même discipline et du même lycée pour comprendre les
disparités de résultat sur la ventilation du choix anonymat /
non-anonymat.
4 L’enseignante évoque
la classe 4 dont nous avons vu qu’elle avait une tendance à
rechercher la compétition au travers du jeu.
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