Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 20, 2013
Article de recherche

Numéro Spécial REIAH

L’élève invisible : recherche sur l’utilisation des boitiers de vote au lycée.

Vincent FAILLET, Pascal MARQUET (LISEC, Strasbourg), Jean-Luc RINAUDO (CIVIIC, Rouen)

RÉSUMÉ : Notre étude aborde la question de l’anonymat dans le cadre de l’utilisation de boitiers de vote dans des classes de lycée ainsi que les conséquences générées par cet anonymat sur le rapport au savoir des élèves. Les résultats montrent une préférence des élèves pour les réponses anonymes. Dans le cadre de cet anonymat, nous observons la mobilisation de processus psychiques à rapprocher des phénomènes transitionnels winnicottiens. La réponse anonyme pouvant s’inscrire dans une aire intermédiaire propice à investir du désir dans l’objet savoir.

MOTS-CLES : Boitiers de vote, anonymat, rapport au savoir, objet transitionnel, phénomène transitionnel, aire intermédiaire.

ABSTRACT : Our study addresses the question of anonymity in the case of using clickers in high school classrooms, and the consequences resulting from the anonymity on the relativity of student knowledge. The results show a preference of students for anonymous responses. In the case of this anonymity, we postulate that the mobilization of psychic processes can be compared with the Winnicott’s transitional phenomena. The anonymous response can be recorded in an intermediate area as favorable to invest in knowing the subject knowledge.

KEYWORDS : Clickers, anonymity, relationship to knowledge, transitional object, transitional phenomena, intermediate area.

1. Introduction

La main levée en réponse à une question est sans doute l’un des gestes séculaires les plus conservés dans les habitus des élèves d’hier et d’aujourd’hui. Un geste inscrit dans les comportements scolaires depuis des générations ; un geste conséquent qui signifie pour l’élève une décision, celle de prendre la parole devant la classe et devant l’enseignant pour proposer sa réponse à la question posée. Dans l’environnement numérique des salles de classe, certaines alternatives à la main levée se font jour. C’est le cas de boitiers de vote1 qui sont apparus dans le monde de l’éducation il y a une vingtaine d’années, beaucoup plus récemment en France ; ces boitiers de vote et leurs logiciels dédiés permettent d’interroger simultanément l’ensemble d’un auditoire sous la forme de questions à choix multiples et de rendre compte des réponses par exemple sous la forme d’histogrammes. Une réflexion pédagogique se développe actuellement autour de scenarii d’utilisation des boitiers de vote et, parallèlement, de nombreuses recherches étudient l’effet de ces boitiers tant sur les comportements des élèves que sur les résultats académiques.

La majorité de la littérature scientifique sur le sujet est anglo-saxonne, plus précisément nord-américaine, elle traite principalement de l’utilisation des boitiers de vote dans le cadre des cours magistraux – lectures – des universités outre-Atlantique. Dans la présente recherche, il sera fait état de l’utilisation pédagogique des boitiers de vote dans les classes de lycée en France. Pour ce faire, nous avons suivi sur une année scolaire l’introduction de boitiers de vote dans quatre classes scientifiques – trois premières et une terminale – de deux lycées parisiens.

L’utilisation des boitiers de vote peut conduire, dans les curricula classiques du lycée, à une nouveauté pour les élèves : celle de pouvoir répondre de façon anonyme à des questions de cours. Cette recherche se propose d’étudier les éventuelles conséquences de cet anonymat.

La première partie de cet article donne un aperçu des possibilités des boitiers de vote et les situe dans une tradition d’usage déjà ancienne. Nous complétons ce regard rétrospectif par la présentation des notions qui nous permettent de poser le cadre d’interprétation des réponses produites par les élèves, en termes d’analyse transitionnelle. La deuxième partie est consacrée à la méthodologie, laquelle détaille les conditions d’observation et la nature des données empiriques recueillies. Les résultats sont présentés dans une quatrième partie et sont discutés dans une cinquième et dernière partie.

2. Origine des boitiers de vote et nature des objets transitionnels

2.1. Les boitiers de vote : origines et possibilités pédagogiques

2.1.1. Une pratique ancienne

Un des plus anciens usages référencé d’un dispositif pouvant s’apparenter aux boitiers de vote date des années 1926 quand Sidney Pressey, un psychologue américain, propose une machine (Pressey Testing Machine) permettant de poser des questions et de calculer des scores (Marquet, 2011). Un autre usage référencé, concernant cette fois un dispositif électronique, date des années 1950 dans l’armée de l’air américaine (Judson et Sawada, 2002) quand il s’agissait de faire passer des tests d’instruction automatisés sous la forme de questions à choix multiples aux nouvelles recrues. Les universités de Standford (Californie, Etats-Unis) et de Cornell (New York, Etats-Unis) ont expérimenté respectivement en 1966 et en 1968 des dispositifs type boitiers de vote « home-made » dans le cadre de certains cours (Littauer, 1972). Applied Future Inc. est l’une des toutes premières entreprises à commercialiser une voting machine, le Consensor® dans les années 1970. Le Consensor® était un boitier constitué d’un bouton de pondération, d’un bouton de sélection gradué de 1 à 10 et d’une connexion filaire vers un circuit de contrôle central (version US Patent 3,947,669 du 30 mars 1976). Les questions étaient posées oralement sous forme de questions à choix multiples. Chaque utilisateur indiquait sa réponse en tournant le bouton sur la graduation correspondante de 1 à 10. Les résultats étaient affichés sur un écran sous la forme d’histogrammes.

On trouve peu de références dans la littérature sur les systèmes de réponses du milieu des années 1970 jusqu’au début des années 1990. Cela s’explique sans doute par une perte d’intérêt des universités envers cette technologie pourtant prometteuse (Judson et Sawada, 2006). La première commercialisation d’un boitier de vote dans sa configuration moderne date de 1992 (Abrahamson, 2006) ; (Judson et Sawada, 2002).

Si les boitiers actuellement utilisés dans l’enseignement sont assez différents de ceux des années 1960, la finalité reste cependant la même. Il s’agit de poser des questions à l’ensemble des élèves d’une classe qui doivent répondre en utilisant un boitier de vote individuel. Un système-type de boitiers de vote comprend classiquement trois éléments : un émetteur sans fil (le boitier de réponse), un récepteur relié à un ordinateur et un logiciel propriétaire pour collecter, analyser et projeter les réponses (Kendrick, 2010).

Les boitiers de vote ont généralement un clavier numérique à 10 chiffres, une touche marche/arrêt, une touche d’envoi et parfois une fonction permettant la saisie de texte (Caldwell, 2007). Certains boitiers comportant un écran LCD affichent la réponse de l’étudiant ainsi que la confirmation de la transmission, d’autres boitiers plus simplement ont une LED qui indique que la réponse a été transmise (Barber et Njus, 2007). Chaque boitier peut être associé, dans chaque classe, dans chaque matière, à un élève donné (Barber et Njus, 2007). Le logiciel propriétaire permettant alors d’enregistrer les réponses des élèves, de les scorer et de suivre, par exemple, l’évolution de l’élève tout au long de l’année.

Le dispositif peut être complété par un vidéoprojecteur qui permet la projection des questions à l’ensemble de la classe, l’affichage et le commentaire des résultats. Les questions peuvent être éditées en utilisant une application logicielle dédiée fournie avec les boitiers ou en utilisant un diaporama. Dans ce cas, un module d’extension permet d’intégrer une question sur une diapositive et de collecter les réponses lors de la lecture du diaporama. Les questions peuvent également être produites à la volée – on-the-fly, c'est-à-dire non préparées à l’avance (Barber et Njus, 2007) ; (Caldwell, 2007).

2.1.2. Intérêt et limites des questions à choix multiples

Le format question à choix multiples (QCM), support de prédilection dans l’utilisation des boitiers de vote, est apparu dans les années 1900, notamment dans les processus de recrutement de l’armée américaine (Foster et Miller, 2009). En France, les questions à choix multiples commencent à être utilisées dans les années 1960 dans le cadre des études médicales. L’intérêt des QCM réside notamment dans la correction rapide, uniforme et objective des évaluations.

Cependant, les premières questions à choix multiples évaluaient uniquement la connaissance, la restitution de mémoire. Il y a plus de cinquante ans, aux Etats-Unis, certains pédagogues regrettaient déjà que les évaluations ne soient trop portées sur la restitution de l’apprentissage par cœur. Ce sujet, discuté lors du congrès de l’American Psychological Association (APA) à Boston en 1948, conduisit Benjamin Bloom, psychologue spécialisé en éducation à rechercher le moyen d’augmenter l’éventail des types d’objectifs et des processus mentaux à évaluer (Leclercq, 2005). On appelle taxonomie de Bloom, le modèle pédagogique issu de cette recherche. La taxonomie de Bloom présentée en 1956 marque le début du courant de la pédagogie par objectifs.

Dans le domaine cognitif, cette taxonomie hiérarchise six niveaux d’objectifs pédagogiques : connaissance, compréhension, application, analyse, synthèse et évaluation (Bloom, 1956). Les niveaux vont du simple (connaissance) au complexe (évaluation). L’accession au niveau supérieur nécessite de posséder le niveau précédent. Elle permet aussi et surtout de formuler des questions qui évaluent chacun de ces niveaux.

L’avis des étudiants sur l’utilisation des boitiers de vote pour répondre à des QCM a été uniformément positif dès les premiers usages de la technologie fin des années 1960, début des années 1970 (Bapst, 1971) ; (Brown, 1972) ; (Casanova, 1971) ; (Garg, 1975) ; (Littauer, 1972) cités par Abrahamson, 2006). Pour autant, les résultats, quant à eux, ne montraient alors aucun bénéfice pour ces mêmes étudiants (Bapst, 1971) ; (Bessler, 1969) ; (Bessler et Nisbet, 1971) ; (Brown, 1972) ; (Casanova, 1971) cités par (Abrahamson, 2006). Judson et Sawada (Judson et Sawada, 2006) voient dans cette absence de bénéfice un mauvais usage de la technologie et de la pédagogie associée. Le défaut de réflexion pédagogique autour de l’utilisation des systèmes de réponses pourrait expliquer en partie le déclin observé dans les années 1980. Pour Beatty (Beatty, 2011), « clickers are a tool, not a way — an obvious but oft-overlooked fact. They are not pedagogy » (p. 1).

2.1.3. Principaux usages pédagogiques des questions avec boitiers de vote

Les années 1990 voient l’émergence d’une réflexion autour de scenarii pédagogiques pouvant intégrer les boitiers de vote. Et réfléchir à l’usage pédagogique des boitiers de vote, c’est réfléchir à une pédagogie dont le recours à la question est la pierre angulaire. Caldwell recense les principaux usages des questions dans le cadre de l’utilisation des boitiers de vote, le tableau ci-après (cf. Tableau 1) est un résumé de son travail de compilation (Caldwell, 2007).

On peut dégager de ce tableau les deux principaux usages des questions posées lors de l’utilisation des boitiers de vote. Il peut s’agir de questions visant à créer de l’interactivité dans le cadre d’une discussion entre étudiants par exemple, ou encore dans le cadre d’un feedback sur le niveau de compréhension immédiat du groupe pour ajuster le contenu d’un cours. Il peut également s’agir de questions pour évaluer la connaissance des étudiants à des fins diagnostiques, formatives ou sommatives.

Utilisation des boitiers de vote pour :

Description

Promouvoir l’interactivité entre les étudiants

Démarrer des discussions, récolter des votes après un débat,...

Evaluer la préparation des étudiants

Questionner quant au travail à la maison, les lectures...

Connaître les étudiants

Enquêter sur les réflexions des étudiants quant à la cadence, l’efficacité, le style ou le sujet d’un cours... Enquêter sur les représentations des étudiants...

Evaluer l’apprentissage

Evaluer la compréhension du contenu des cours et des notes prises lors de cours antérieurs. Permettre aux étudiants d’évaluer leur propre niveau de compréhension à la fin d’un cours ou en vue d’une évaluation notée.

Ajuster le niveau du cours

Utiliser le feedback immédiat pour ajuster le contenu et le niveau de détail d’un cours.

Rendre les cours plus ludiques

-

Tableau 1 • Usages les plus courants des questions posées avec les boitiers de vote

Une séquence de boitiers de vote dans un cours se décompose généralement en quatre temps (Draper, 2005) :

1. L’enseignant propose une question à choix multiples par exemple en utilisant un diaporama.

2. Chaque étudiant soumet sa réponse en utilisant son boitier de vote.

3. Le logiciel produit un graphique indiquant la bonne réponse et les pourcentages de réponses des étudiants pour chaque proposition de la question.

4. L’enseignant commente les réponses et une discussion s’engage au sein du groupe.

La réponse des élèves se fait de façon anonyme. Or la possibilité de répondre anonymement à des questions n’est pas anodine car le contexte de passation d’un test suivant qu’il soit anonyme ou non-anonyme influence la performance de l’élève (Monteil, 1988).

On peut également considérer que répondre anonymement à une question extrait le répondant du regard d’autrui qu’il s’agisse de celui du professeur ou de celui des autres élèves de la classe. Dans un ouvrage intitulé Le corps de l’élève dans la classe, Pujade-Renaud (Pujade-Renaud, 1983) évoque « l’élève zombie » comme étant un élève « plus absent que présent, plus réduit à la passivité qu’agissant corporellement ou verbalement » (p. 13). C’est un « être sans désir » (p. 17). L’auteur ne conclut pas quant à l’origine de cette absence de désir, de cette mise en retrait mais on peut imaginer qu’un « élève zombie » ne se sente pas concerné par ce qui se passe en classe ; cela se traduit alors en termes de participation. Participer en classe, c’est dévoiler sa pensée, sa compréhension, son savoir d’élève. Les regards croisés de la classe et du professeur, portés sur celui qui se met ainsi en avant peuvent être, pour certains du moins, zombifiants. Ainsi est-il plus simple parfois de rester en retrait, même au risque de se mettre à la marge de la classe et du savoir. La possibilité offerte par les boitiers de vote de participer au cours de façon anonyme peut ouvrir, de façon plus ou moins consciente pour les élèves, de nouvelles perspectives dans leur rapport au savoir au sens large.

2.2. Dimension inconsciente de la pratique des boitiers de vote

La dimension inconsciente des pratiques médiatisées par les technologies de l’information et de la communication fait l’objet d’un certain nombre de travaux de recherche dans le cadre d’une clinique d’orientation psychanalytique. Rinaudo (Rinaudo, 2009) ; (Rinaudo, 2011), qui propose notamment une archéologie de l'approche des processus psychiques inconscients mobilisés par l’usage des TIC, mène, à la lumière des travaux de Winnicott, une réflexion sur les conditions qui peuvent faire d’une nouvelle technologie un objet transitionnel (Rinaudo, 2010) ; (Rinaudo, 2011).

2.2.1 Le boitier de vote, un objet transitionnel ?

L’objet transitionnel – première possession « non-moi » – est un concept proposé par Winnicott dans son ouvrage Jeu et réalité pour signifier un objet utilisé par un enfant afin de pallier à l’absence momentanée de sa mère. Cet objet représente « la transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec la mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparé » (Winnicott, 1971), p. 25). Il convient de préciser que selon Winnicott, le nourrisson a l’illusion que sa mère est un prolongement de lui-même. L’objet transitionnel définit un espace transitionnel, aire intermédiaire entre la réalité intérieure de l’enfant et la vie extérieure.

La pratique des boitiers de vote peut-elle induire un phénomène transitionnel ? Pour répondre à cette question, la composante ludique de la pratique des boitiers de vote sera une piste à explorer. Mais il faudra en déterminer la nature : s’agit-il d’un jeu strictement structuré autour de règles qui en définissent les contours (game pour les anglophones) ou s’agit-il d’un jeu qui se déploie librement, un jeu universel et spontané (play) ? La distinction entre le playing et le gaming est essentielle pour Winnicott car c’est entre ces deux notions que va se manifester l’espace transitionnel.

2.2.1. La place du rapport au savoir dans l’aire intermédiaire

L’approche psychanalytique que nous faisons de l’usage des boitiers de vote nous conduit à considérer particulièrement la définition clinique ou socio-clinique du rapport au savoir laquelle est liée à la notion de désir et de désir de savoir (Beillerot et al., 1989). Nous devons d’ailleurs à Mosconi une réflexion sur les phénomènes transitionnels et le rapport au savoir (Mosconi, 1996). Elle s’intéresse à l’expérience culturelle au sens de Winnicott :

« La place où se situe l’expérience culturelle est l’espace potentiel entre l’individu et son environnement (originellement l’objet). On peut en dire autant du jeu. L’expérience culturelle commence avec un mode de vie créatif qui se manifeste d’abord dans le jeu » (Winnicott, 1971), p. 139). 

Cette « expérience culturelle » est fondamentale pour Winnicott qui, suggérant le désinvestissement progressif de l’objet transitionnel, indique que les phénomènes transitionnels « se répandent dans le domaine culturel tout entier » (Winnicott, 1971), p. 13. Mosconi propose l’hypothèse que le savoir se déploie dans l’aire intermédiaire winnicottienne et qu’il « présente des caractéristiques semblables à celle que Winnicott attribue à l’objet transitionnel puis à la culture » (Mosconi, 1996), p. 84. Elle poursuit en faisant un parallèle entre le savoir et la fonction maternelle :

« La tradition de savoir remplit une sorte de fonction maternelle pour l’humanité, comme la mère la remplit pour l’individu : donner une base d’existence, assurer un sentiment d’être et de confiance par la fiabilité qu’elle représente ; c’est dans cette aire potentielle que les individus et les groupes peuvent jouer, exercer leur créativité, pour inventer des savoirs originaux (...). Les soins maternels sont les prototypes de cette expérience culturelle où le savoir tient une place essentielle » (Mosconi, 1996), p. 90. 

Il y a des similitudes entre la mère « suffisamment bonne » selon l’expression consacrée par Winnicott et l’enseignant « suffisamment bon » pour reprendre Rinaudo (Rinaudo, 2011). Cet enseignant « suffisamment bon » pour concevoir des questions qui permettent d’accéder aux savoirs et de grandir, cet enseignant qui s’efface naturellement lors de la passation des QCM mais dont l’élève reste en contact virtuel par l’intermédiaire des boitiers de vote. Un enseignant qui compte, comme pour cet élève qui préfère l’anonymat, car en cas de mauvaise réponse, il « ne veut pas décevoir le professeur » (p. 124).

L’anonymat offert par les boitiers de vote peut sublimer le plaisir de penser et la pulsion de savoir. Ce faisant, l’élève se place dans une posture désirante propice à investir l’objet savoir – une posture aux antipodes de celle de « l’élève zombie ».

2.3 Problématique

Notre problématique est donc de comprendre quelle est l’attitude des élèves vis-à-vis de la possibilité de participer anonymement aux cours et de saisir l’impact de cet anonymat sur leur rapport au savoir.

Nous formulons l’hypothèse que les élèves préfèrent répondre aux questions de cours de façon anonyme plutôt que de façon nominative ; nous supposons que l’utilisation des boitiers de vote en mode anonyme, libère les élèves d’une charge émotionnelle ce qui impacte le rapport au savoir dans le sens d’une plus grande implication.

3. Méthodologie de recherche

La présente recherche porte sur l’étude de quatre classes de lycée soit 94 élèves. Quatre enseignants des disciplines de mathématiques, sciences physiques et sciences de la vie et de la Terre répartis sur deux lycées parisiens ont participé à l’expérimentation. Ces enseignants ont été sélectionnés au regard de leurs compétences en technologie de l’information et de la communication ainsi que sur leur intérêt pour l’innovation pédagogique.

Chaque enseignant a été doté d’une mallette de 32 boitiers de vote CPS Pulse2. Ces boitiers de dernière génération fonctionnent via une connexion radiofréquence. Le logiciel propriétaire Response® permet l’affichage des résultats et le suivi des élèves. Tous les enseignants ont utilisé un vidéoprojecteur pour l’affichage des questions et éventuellement des résultats des élèves.

3.1. Cadre d’utilisation des boitiers de vote

L’utilisation des boitiers de vote s’est déroulée sur une année scolaire de novembre 2011 à juin 2012 en deux phases.

Au cours de la première phase d’une durée de six mois, les boitiers ont été présentés aux élèves comme étant des systèmes permettant de répondre de façon totalement anonyme à des questions de cours sous la forme de QCM. Les élèves ont été informés du caractère absolument facultatif de l’utilisation des boitiers de vote. Les élèves pouvaient choisir un boitier de vote, n’importe lequel, en début de cours. Ils n’étaient pas cependant obligés d’en prendre un. S’ils prenaient un boitier de vote, ils n’étaient pas tenus de l’allumer et s’ils l’allumaient, ils n’étaient pas contraints de répondre aux questions. Mais s’ils ne prenaient pas un boitier de vote, ils ne pouvaient pas participer à la session de QCM. A l’issue de la ou des questions, les résultats étaient affichés avec la participation, le taux de réponses pour chaque proposition et la réponse correcte. Aucune autre indication n’était donnée.

Il a été laissé toute latitude aux enseignants participants pour organiser les modalités d’utilisation des boitiers de vote dès lors qu’ils respectaient les consignes précédentes.

La deuxième phase a duré deux mois et fait suite à la première. Les élèves ont été informés que l’utilisation des boitiers de vote, si elle gardait un caractère facultatif, ne seraient plus anonyme. Un boitier de vote numéroté a été attribué à chaque élève avec obligation pour l’élève d’utiliser son boitier dédié pour répondre aux questions. Dès lors, au moment de l’affichage des résultats, outre le taux de participation et la réponse correcte, il était fait état des résultats individuels avec notamment l’affichage d’un classement nominatif en fonction du nombre de bonnes réponses.

3.2. Données recueillies

Plusieurs types de données ont été recueillis. Le premier type de données est la passation de deux questionnaires par les élèves. Le premier questionnaire a été administré en novembre avant même que ne soient présentés les boitiers de vote en classe. Ce questionnaire abordait le niveau scolaire de l’élève dans la discipline et son attitude face aux questions de cours et à la discipline. Le second questionnaire renseigné en juin après la phase anonyme et la phase non-anonyme reprenait les mêmes items notamment ceux concernant les questions de cours mais sous l’angle des boitiers de vote.

Le deuxième type de données est l’attribution à chaque élève d’une note de niveau par le professeur pour sa discipline.

Enfin le troisième type de données est une analyse de situation réalisée par les enseignants lors du passage de la première à la deuxième phase. Cette analyse est un instantané des réactions et du ressenti des élèves au moment de l’explication de la phase non-anonyme.

4. Résultats

Les résultats suivants sont issus des questionnaires proposés en début et en fin d’expérimentation. Il s’agit de données déclaratives.

4.1. Participation des élèves en cours

Le tableau suivant (Tableau 2) rend compte des résultats de deux questions relatives à la participation des élèves.

Au sujet de la participation en classe, avant l’utilisation des BVE, les élèves :

Participent toujours

Participent souvent

Participent rarement

Ne participent jamais

6 %

42 %

41 %

11 %

Au sujet de la participation en classe, après l’utilisation des BVE, les élèves :

Participent toujours

Participent souvent

Participent rarement

Ne participent jamais

7 %

26 %

54 %

13 %

Tableau 2 • Participation en classe

On constate une érosion significative de la participation en classe (2 = 6,68 ; P = 0.08). Les élèves déclarent participer moins souvent, c’est donc qu’ils ne considèrent pas l’utilisation des boitiers de vote comme étant un acte de participation au cours. Il serait intéressant de réfléchir aux raisons qui manifestement font, du point de vue des élèves, de la participation un acte exclusif d’expression orale. Quant à connaître les fondements de l’érosion de participation constatée, peut-être est-ce un corolaire du niveau global des élèves qui a baissé entre les deux questionnaires proposés ?

4.2. Implication des élèves

Trois items du questionnaire permettaient d’évaluer le comportement des élèves vis-à-vis d’une question posée en cours suivant qu’elle le soit sans BVE, avec BVE en mode non-anonyme ou avec BVE en mode anonyme (Tableau 3).

Au sujet d’une question sans BVE, les élèves cherchent la réponse :

Jamais

Rarement

Souvent

Toujours

0 %

10 %

68 %

22 %

Au sujet d’une question avec BVE en mode non-anonyme, les élèves cherchent la réponse :

Jamais

Rarement

Souvent

Toujours

0 %

5 %

23 %

72 %

Au sujet d’une question avec BVE en mode anonyme, les élèves cherchent la réponse :

Jamais

Rarement

Souvent

Toujours

0 %

2 %

27 %

71 %

Tableau 3 • Implication des élèves dans la recherche d’une réponse à une question

Nous constatons des résultats similaires lors de l’utilisation des BVE et ce quelle que soit la condition d’utilisation (anonyme ou non-anonyme). Il n’y a donc pas d’effet anonymat repéré dans cette recherche. Nous observons en revanche un effet boitier de vote (2 = 50,41 ; P < 0.01) quant à l’implication des élèves pour la recherche d’une réponse à une question posée. Le fait de posséder un boitier de vote semble plus impliquer les élèves. Rappelons que les élèves n’étaient pas obligés de prendre un boitier de vote en début de cours ; s’ils en prenaient un, ils n’étaient pas tenus de l’utiliser. La présence des boitiers de vote parait donc orienter les élèves vers un acte de participation plus ou moins conscient.

4.3. Prise de risque des élèves

Trois questions étaient relatives à la participation des élèves lorsqu’ils ne sont pas certains d’avoir la bonne réponse dans les trois conditions détaillées plus haut. Le tableau ci-après (Tableau 4) donne la synthèse des réponses.

Au sujet d’une question sans BVE, les élèves prennent le risque de répondre :

Jamais

Rarement

Souvent

Toujours

22 %

53 %

23 %

2 %

Au sujet d’une question avec BVE en mode anonyme, les élèves prennent le risque de répondre :

Jamais

Rarement

Souvent

Toujours

1 %

10 %

23 %

66 %

Au sujet d’une question avec BVE en mode non-anonyme, les élèves prennent le risque de répondre :

Jamais

Rarement

Souvent

Toujours

3 %

16 %

21 %

60 %

Tableau 4 • Prise de risque des élèves dans la réponse à une question

L’effet anonymat qui pourrait être observé en comparant les réponses suivant que l’utilisation des BVE est anonyme ou non-anonyme n’est pas significatif (2 = 2,74 ; P = 0.43). En revanche, un effet boitier de vote significatif (2 = 114,45 ; P < 0.01) apparait lorsque l’on compare les deux situations non-anonymes que sont la réponse à une question sans BVE et la réponse à une question avec BVE en mode non-anonyme.

Un item abordait la réponse sans risque à une question dont les élèves sont certains d’avoir la réponse correcte (Tableau 5).

Au sujet d’une question sans BVE, les élèves certains d’avoir la bonne réponse participent :

Jamais

Rarement

Souvent

Toujours

3 %

22 %

38 %

37 %

Tableau 5 • Participation sans risque en réponse à une question

Nous observons que l’absence de risque n’est pas une condition suffisante pour proposer sa réponse à une question et ce pour un quart des élèves. Ce résultat peut relever du concept d’« élève passif » (Pujade-Renaud, 1983), p. 14) ou de la difficulté à communiquer en classe. Les deux possibilités ne s’excluant pas si l’on considère, pour certains du moins, la passivité comme étant induite par une charge émotionnelle trop complexe à gérer en situation de communication de classe.

4.4. Confort de l’anonymat pour les élèves

Une question permettait d’évaluer si le caractère anonyme d’une réponse est susceptible ou non d’être un facteur de confort pour l’élève. Les résultats de cette question montrent que 32 % des élèves seraient plus à l’aise dans le cadre de réponses anonymes contre 68 % qui ne le seraient pas. Cette question posée en novembre 2011 montre qu’une majorité des élèves ne voit pas dans l’anonymat un confort quelconque.

La reprise de cette question après notamment six mois d’expérimentation des BVE en mode anonyme montre que 52 % des élèves préfèrent que leurs réponses soient anonymes contre 48 % qui préfèrent que leurs réponses soient non-anonymes.

L’introduction des boitiers de vote améliore de façon significative (2 = 7,95 ; P = 0.005) le score de l’anonymat (32 % avant les BVE vs 52 % après les BVE). Cependant les résultats de la question relative au confort de l’anonymat avec BVE qui montrent a priori une absence de préférence pour le mode de passation des questions, méritent d’être précisés. Le tableau suivant (Tableau 6) détaille les résultats de cette question pour chacune des quatre classes participant à l’étude.

Au sujet d’une question avec BVE, les élèves :


préfèrent que la session soit en mode anonyme

préfèrent que la session soit en mode non-anonyme

Classe 1

12

6

Classe 2

13

6

Classe 3

19

10

Classe 4

5

23

Tableau 6 • Détail par classe des résultats de la question relative au confort de l’anonymat avec BVE en nombre d’élèves

On observe que les résultats des classes 1, 2 et 3 révèlent une préférence marquée des élèves pour les sessions en mode anonyme et ce dans des proportions identiques. Les élèves de la classe 4 quant à eux préfèrent majoritairement les sessions en mode non-anonyme. Ce résultat opposé nous semblant nécessiter une investigation complémentaire nous avons rencontré à ce sujet les enseignants des classes 3 et 4 (deux classes de première scientifique) qui enseignent les sciences de la vie et de la Terre dans le même lycée. Lors de cet entretien, ces enseignants qui ont l’habitude de travailler ensemble nous ont confirmé avoir abordé la phase non-anonyme avec leurs classes respectives de la même façon et en respectant le protocole. Cependant lors de l’entretien3, l’enseignante de la classe 4 nous indique que : sa classe a une forte proportion d’élèves « asiatiques chinois première langue / matheux et qui sont très bons élèves (...). Elle poursuit : « le groupe des garçons, ce sont des élèves qui parlent beaucoup, ils sont hyper-expansifs et qui ont un esprit de compétition qui est délirant / ils sont tout le temps en train de comparer leurs notes ». Cet élément apporte des précisions sur l’esprit de compétition particulier qui anime la classe 4. Le discours de l’enseignante laisse transparaître l’idée de jeu. Pour cette classe, la compétition est un jeu, les boitiers de vote sont des outils permettant d’assouvir et d’exacerber ce désir de compétition.

Il faut relever que la question pour laquelle 32 % des élèves se déclareraient plus à l’aise avec une réponse anonyme est une question hypothétique dans le sens où comme nous l’avons déjà évoqué, répondre anonymement à une question n’est pas une situation connue des élèves dans les curricula classiques. On retiendra la tendance générale à préférer l’anonymat pour les élèves ayant expérimenté cette possibilité sauf si l’anonymat est un facteur susceptible de casser une dynamique de challenge ludique instauré dans la classe.

Le second questionnaire proposait une question ouverte de justification du choix entre mode anonyme et mode non-anonyme. Il peut être intéressant en première approximation de réaliser un travail sémantique sur les réponses des élèves. Nous avons généré un nuage de mots-clés avec Wordle, d’une part pour les élèves préférant l’anonymat (Figure 1) et d’autre part pour les élèves préférant le non-anonymat (Figure 2). Pour ce faire, nous avons compilé les réponses d’élèves, avec une éventuelle correction orthographique lorsque cela était nécessaire, suivant la préférence de l’anonymat ou du non-anonymat. Nous n’avons pas cependant édulcoré les réponses des mots outils présents dans un souci de ne pas intervenir sur les phrases des élèves.

Le nuage de mots-clés ci-après provient des réponses d’élèves pour lesquels l’anonymat est important.

Figure 1 • Nuage de mots-clés relatifs à l’anonymat

Certains termes tels que « préfère », « mode », « anonyme/non-anonyme », « permet », sont récurrents dans les deux nuages de mots-clés et peuvent être considérés comme inhérents à la structure de la réponse. D’autres termes sont plus porteurs de sens. C’est le cas des mots « réponse/répondre » et « question(s) » qui inscrivent la participation au centre des préoccupations des élèves qui préfèrent l’anonymat. Deux autres termes doivent être relevés, il s’agit de « moquerie » et « autres ». L’anonymat en libérant l’élève du regard et du jugement potentiellement moqueur de ses camarades facilite l’acte de réponse.

Le nuage de mots-clés suivant est relatif aux justifications des élèves qui ont une préférence pour le non-anonymat.

Figure 2 • Nuage de mots-clés relatifs au non-anonymat

On constate qu’ « autrui », en tant qu’entité individuelle, a disparu au profit de « la classe ». La réponse en elle-même est moins prégnante, ce qui importe c’est le « niveau », « le classement ». Le verbe « voir » est très présent. Si l’élève anonyme est l’élève invisible, l’élève non-anonyme quant à lui veut voir son niveau, son classement par rapport à la classe. L’élève non-anonyme veut aussi être vu par le « professeur » pour sa progression.

On peut s’interroger sur la ventilation du choix anonyme/non-anonyme en fonction du niveau de l’élève. La fiche de niveau renseignée par les enseignants en fin d’expérimentation révèle une structure de classe avec une distribution gaussienne des résultats (Tableau 7).

Groupes de niveau

A+

A

B

C

D

D-

9

19

33

20

8

5

Tableau 7 • Répartition du niveau scolaire des élèves en nombre d’élèves

Le tableau suivant (Tableau 8) est issu du croisement des données « niveau de l’élève » et « préférence du mode anonyme ou non-anonyme ».

Au sujet d’une question avec BVE, les élèves :


préfèrent que la session soit en mode anonyme

préfèrent que la session soit en mode non-anonyme

Groupe A+

6

3

Groupe A

9

10

Groupe B

17

16

Groupe C

8

12

Groupe D

4

4

Groupe D-

5

0

Tableau 8 • Ventilation de la préférence de l’anonymat ou du non-anonymat en fonction du niveau scolaire

Les effectifs dans chacune des cases du tableau ne permettent pas de faire un test statistique. Il ressort tendanciellement que la totalité des élèves très faibles préfère répondre anonymement aux questions. Ces élèves justifient leur préférence par le fait que l’anonymat « permet de ne pas subir de jugement en cas de mauvaise réponse », il n’y a « pas de remarque des autres ». L’anonymat a une fonction protectrice vis-à-vis des camarades de la classe. L'anonymat « encourage à répondre aux questions si l'on n'est pas sûr d'avoir la bonne réponse », il « permet de s'exprimer librement malgré des lacunes ». L’anonymat a également un rôle libératoire. Il permet la réponse, l’expression.

Une majorité des très bons élèves préfère également répondre anonymement aux questions notamment pour « éviter les moqueries ». Cette réponse pourrait sembler surprenante de la part de très bons élèves, cependant les élèves concernés déclarent leur niveau général bon en octobre mais seulement moyen en juin ce qui peut dénoter un manque de confiance. Un autre très bon élève « se sent plus libre de répondre ». Le regard d’autrui est donc privateur de liberté.

4.5. Intérêts des boitiers de vote pour les élèves

Un des items du questionnaire était une question ouverte relative à l’intérêt des élèves à utiliser les boitiers de vote. Le nuage de mots-clés ci-après (Figure 3) donne une vision panoptique des mots utilisés par les élèves pour caractériser l’intérêt qu’ils trouvent à utiliser les boitiers de vote en classe.

Figure 3 : Nuage de mots-clés relatifs à l’intérêt des boitiers de vote pour les élèves

Ainsi, le tryptique « classe/cours/connaissances » est très présent, de même que les termes « élèves » et « niveau ». Le mot « ludique » est très souvent cité. L’aspect jeu a déjà été évoqué dans le cadre de la classe 4 et sa nette tendance à privilégier l’utilisation non-anonyme. Cela ne semble pas être le cas ici. En effet, 79 % des élèves développant un intérêt pour les boitiers de vote dans leur composition ludique, amusante ou distrayante, préfèrent une utilisation anonyme des boitiers de votes.

4.6. Intérêt du cours pour les élèves

Deux questions identiques sur les deux questionnaires concernaient l’intérêt des cours pour les élèves. Les résultats sont reportés dans le tableau ci-après (Tableau 9).

Au sujet des cours, avant l’utilisation des BVE, les élèves :

Ne les trouvent pas du tout intéressants

Les trouvent peu intéressants

Les trouvent intéressants

Les trouvent très intéressants

2 %

25 %

70 %

3 %

Au sujet des cours, après l’utilisation des BVE, les élèves :

Ne les trouvent pas du tout intéressants

Les trouvent peu intéressants

Les trouvent intéressants

Les trouvent très intéressants

2 %

15 %

76 %

7 %

Tableau 9 • Intérêt du cours pour les élèves

Les élèves déclarent à 83 % trouver les cours intéressants à très intéressants après huit mois d’utilisation des boitiers de vote contre 73 % auparavant. Il est possible d’y voir un impact positif des BVE et de la pédagogie associée sur l’intérêt que suscite la matière auprès des élèves (2 = 4,96 ; P < 0.05). Cela étant, la question posée ne permettait pas de faire la distinction entre d’une part, la technologie et d’autre part, la pédagogie utilisée. D’autres facteurs sont également susceptibles d’expliquer les différences constatées, tels les éléments du programme enseigné ou encore la nature de la relation avec l’enseignant.

4.7. Analyse de situation réalisée par les enseignants

Il était demandé aux enseignants participants de produire un retour écrit sur l’expérimentation et notamment sur le passage de la phase anonyme à la phase non-anonyme.

L’idée du jeu déjà évoquée plus haut transparait dans ces retours. Ainsi nous avons des « élèves très joueurs » pour une enseignante, ou des élèves qui « ont tous librement joué le jeu » pour un enseignant. Cette dernière remarque évoque un espace de liberté. Une idée reprise par un autre enseignant qui relève que « les élèves ont immédiatement apprécié la liberté de devoir/pouvoir répondre de façon "silencieuse" depuis leur place ». Cet enseignant pousse plus loin son analyse et précise « que dans un schéma de questionnement "classique", de nombreux élèves se censurent afin d’écouter les propositions des "bons" ou des "audacieux", ici avec les boitiers, la mise en activité de tous a toujours été observée ».

L’intérêt des élèves pour les boitiers de vote est relevé. Un enseignant précise que « les séances "boitiers" ont été attendues et même réclamées ». Cette idée a été abordée spontanément par les deux enseignants lors de l’entretien : « ils étaient très demandeurs du questionnaire / de faire un jeu4 / c’était tout le temps (l’enseignante retrace alors un dialogue avec sa classe) on le fait pas aujourd’hui ?/ ben non on n’a pas le temps / ah ben si faut le faire ». Son collègue abonde dans ce sens et évoque une période sans utilisation des boitiers de vote pour des raisons techniques pendant laquelle les élèves à plusieurs reprises se sont enquis de savoir pourquoi les séances de boitiers de vote n’étaient plus proposées.

Le passage de la phase anonyme à la phase non-anonyme est un moment charnière dans l’expérimentation. Selon un enseignant de terminale « l’annonce de la fin des questionnaires anonymes a été, sur le moment, source de crainte ». Tous les enseignants rapportent que le passage à la phase non-anonyme serait vécu comme une angoisse, celle des autres et celle de la note.

5. Discussion

5.1. L’anonymat en question

L’objet de la présente recherche était d’explorer, dans le cadre de l’utilisation de boitiers de vote au lycée, les conséquences de l’anonymat sur le rapport au savoir des élèves. Nous avions formulé comme hypothèse que les élèves préféraient répondre aux questions de cours de façon anonyme plutôt que de façon nominative. Nous avons constaté globalement une tendance à préférer l’anonymat, exception notable faite d’une classe à la structuration particulière. Nous considérons donc que cette hypothèse est partiellement validée. Il nous faut remarquer ici que lors de la mise en place de cette recherche, nous avons considéré l’anonymat dans sa composante « réponse non-nominative ». Nous pouvons aujourd’hui, à la lumière de ce travail, valider une acception plus large de la notion d’anonymat et considérer que l’utilisation même des boitiers de vote génère un anonymat relatif ne serait-ce que par la numérisation de la réponse – réponse numérique parmi d’autres réponses numériques.

Le second volet de notre hypothèse consistait à penser que l’utilisation des boitiers de vote en mode anonyme, libérait les élèves d’une charge émotionnelle impactant le rapport au savoir dans le sens d’une plus grande implication. L’idée de se soustraire au regard d’autrui est très présente pour les élèves qui préfèrent répondre de façon non-nominative. La notion de libération est également prégnante. Cependant, si la plus grande implication des élèves apparait clairement avec l’utilisation des boitiers de vote, celle-ci n’est pas à rapprocher de l’anonymat – réponse non nominative, tel que nous l’avons défini. L’origine de l’implication des élèves ne se situe pas dans la réponse non-nominative mais dans l’utilisation d’un boitier de vote aux vertus dématérialisantes. Ce faisant, il nous faut invalider cette hypothèse.

L’idée de jeu est récurrente dans cette recherche. Dans l’univers culturel des élèves, l’utilisation des boitiers de vote pour répondre à des questions à choix multiples est très certainement associée à certains jeux télévisés tels « Qui veut gagner des millions » ou « Questions pour un champion ». Ce dernier jeu a d’ailleurs été cité par une enseignante de l’expérimentation lors d’un entretien. Ce type d’association revient à faire de la pratique des boitiers de vote une activité de type gaming. Ce jeu – game – de dimension consciente était vraisemblablement à l’esprit des élèves attribuant un intérêt ludique, amusant ou distrayant aux boitiers de vote. Nous soutenons cependant l’idée d’une dimension inconsciente d’un jeu de type playing dans le cadre de l’utilisation des boitiers de vote. Nous pouvons faire référence ici à une réponse d’élève de première scientifique qui justifie sa préférence de l’utilisation des boitiers de vote en mode anonyme par la phrase suivante : « je n’ai pas l’impression d’avoir répondu aux questions », ce que Rimbaud aurait pu traduire par « Je est un autre ». Cette bonne élève décrite par son enseignante comme « introvertie », « ne parlant jamais » et placée « tout au fond de la classe » semble être l’archétype de « l’élève zombie » de Pujade-Renaud (Pujade-Renault, 1983). Nous pensons que cette élève inscrit l’utilisation du boitier de vote dans un jeu de rôle où l’on joue à être soi mais un soi invisible.

5.2. L’élève invisible ou le mythe de l’anneau de Gygès

Selon la fable de Platon, Gygès berger de Lydie découvre après un orage dans le champ où il faisait paître ses troupeaux, un cheval d’airain creux, lequel contenait en son sein un cadavre d’apparence humaine ayant pour seul attribut un anneau d’or. Cet anneau, récupéré par Gygès, devait se révéler porteur d’un pouvoir magique, celui de l’invisibilité. Le pouvoir d’invisibilité en exhalant la nature profonde de Gygès lui permit d’accomplir de noirs desseins (Platon, La République, livre II, 359). Nous pensons que le boitier de vote est un anneau de Gygès moderne, en ce sens qu’il permet à l’élève d’explorer un espace intermédiaire pour expérimenter son moi. L’élève devient invisible au regard d’autrui et peut jouer son propre rôle. Mais, il faut se garder de tout triomphalisme éducatif car de même que l’anneau de Gygès révéla les travers de sa nature humaine, les boitiers de vote peuvent inciter des pratiques d’élèves néfastes comme celle indiquée en entretien par un élève de terminale : « quand c’est anonyme / il y en a beaucoup qui répondent au hasard sans vraiment réfléchir / et donc / ça devient presque inutile ». Ce nonobstant, l’élève invisible joue son rôle et exprime une facette de son moi qui pouvait être jusqu’alors enfouie par des inhibitions dues à la peur, au regard des autres. Ce jeu – play – entre réalité intérieure et réalité extérieure est une activité créative au sens de Winnicott qui considère la création « comme la coloration de toute attitude face à la réalité extérieure » (Winnicott, 1971), p. 91). Une activité créative qui tend vers la quête de soi. De même, nous pensons que nombre d’élèves sont à la quête d’eux-mêmes lorsqu’ils utilisent les boitiers de vote comme des jouets permettant d’assouvir un besoin de compétition ou, à tout le moins, lorsqu’ils cherchent à se situer au sein de la classe. Une quête de soi qui se fait dans une classe où la présence de l’enseignant s’efface devant la technologie, au profit du boitier de vote. Nous rapprochons ces quêtes de celles de l’enfant qui, à l’aide de son « bout de couverture », va explorer le monde de l’indépendance entre ce qui est là et ce qui n’est plus là. En ce sens, nous avançons l’idée que les boitiers de vote peuvent exprimer une fonction transitionnelle et que leur utilisation est susceptible de définir une aire intermédiaire, aire de jeu, de créativité et d’illusion. Et c’est dans ce jeu créatif relevant du playing winnicottien que l’élève invisible, expérimentant son moi au travers d’un plaisir de penser et d’une pulsion de savoir rassérénée, pourra inscrire son rapport au savoir dans une nouvelle dynamique.

Cette recherche n’est qu’une première exploration de l’utilisation des boitiers de vote en classe. D’autres voies existent, elles témoignent notamment de la richesse des réflexions des pédagogues de terrain. Pourtant, les boitiers de vote, bien que proposés dans les catalogues des fabricants et fournisseurs de solutions numériques au même titre que les tableaux et tablettes, ne trouvent qu’un écho relativement modeste dans le cadre des grandes dotations des collectivités territoriales. Il y a là un paradoxe. Pendant plus de 10 ans, le déploiement des TIC a suivi une dynamique centrifuge : des services centraux de l’état ou des collectivités territoriales en passant par des expérimentations ciblées, vers la généralisation des dotations à l’ensemble des acteurs. L’innovation pédagogique de terrain laisse imaginer une dynamique centripète qui pourrait venir en amont des décisions institutionnelles. Un chemin plus long, plus difficile mais aussi tellement plus sûr.

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A propos des auteurs

Vincent FAILLET est professeur agrégé en Sciences de la Vie - sciences de la Terre et de l'Univers. Il enseigne les Sciences de la Vie et de la Terre au lycée Dorian à Paris. Parallèlement à son enseignement, ses centres d'intérêts portent notamment sur les usages des TIC dans les classes du secondaire. Il a réalisé de nombreuses expérimentations dans ce domaine dont une sur l'utilisation des boitiers de vote dans le cadre d'un master de recherche à l'Université de Rouen (MARDIF).

Adresse : Lycée Dorian - 74, avenue Philippe Auguste, 75011 Paris

Courriel : vincent.faillet@ac-paris.fr

Pascal MARQUET est Professeur de Sciences de l’éducation à l’Université de Strasbourg, où il dirige le LISEC-Alsace (EA-2310) et la Faculté de Sciences de l’éducation. Ses travaux portent depuis une vingtaine d’années sur les usages des TIC dans l’enseignement et la formation, dans ce qu’ils transforment les conditions d’apprentissage. Il est notamment l’auteur de la théorie des conflits instrumentaux, qui rend compte de la plupart des difficultés que les apprenants rencontrent quand des TIC sont supposées faciliter l’acquisition de nouvelles connaissances ou la construction de nouvelles compétences.

Adresse : LISEC - Université de Strasbourg - 7, rue de l'Université 67000 Strasbourg 

Courriel : pascal.marquet@unistra.fr

Jean-Luc RINAUDO est Professeur de Sciences de l’éducation à l’Université de Rouen, directeur du laboratoire Civiic (EA  2657). Ses recherches portent sur les pratiques des enseignants et des apprenants médiatisées par les TIC, suivant une approche clinique d'orientation psychanalytique.

Adresse : Civiic - Université de Rouen - rue Lavoisier - 76821 Mont-Saint-Aignan Cedex

Courriel : jean-luc.rinaudo@univ-rouen.fr


1 De très nombreuses appellations existent pour désigner l’objet de la présente étude : boitiers de vote, boitiers de vote interactifs, boitiers de réponse, télévoteurs ou encore Student Response Systems (SRSs), Audience Response Systems (ARSs), Personal Response Systems (PRSs), Classroom Response Systems (CRSs), clickers,... Les termes de boitiers de vote ou boitiers de vote élèves (BVE) seront choisis dans cet article.

2 Ces boitiers ont été gracieusement prêtés pour la durée de l’expérimentation par la société eInstruction.

3 Il peut sembler surprenant de conduire un entretien collectif, mais, en l’espèce nous cherchions à confronter les approches respectives de ces deux enseignants de même discipline et du même lycée pour comprendre les disparités de résultat sur la ventilation du choix anonymat / non-anonymat.

4 L’enseignante évoque la classe 4 dont nous avons vu qu’elle avait une tendance à rechercher la compétition au travers du jeu.