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Apports de la théorie instrumentale à
l’étude des usages et de l’appropriation des artefacts
mobiles tactiles à l’école
Sandra NOGRY (Paragraphe, Université Cergy-Pontoise),
Françoise DECORTIS (Paragraphe, Université Paris 8) Carine SORT,
Stéphanie HEURTIER (Université Cergy-Pontoise)
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RÉSUMÉ : Cet
article vise à mettre en évidence l’intérêt de
l’approche instrumentale pour étudier les usages et
l’appropriation des artefacts tactiles mobiles. Cette démarche
issue de la psychologie ergonomique et de la théorie de
l’activité propose d’analyser l’activité de
l’enseignant et des élèves dans une perspective
systémique afin de comprendre comment ces nouveaux artefacts
s’intègrent en classe : quelles modifications de
l’activité de l’enseignant et des élèves ils
provoquent, comment s’opère le processus de genèse
instrumentale, quelle place ils prennent au sein des ressources utilisées
par l’enseignant, et comment ils transforment leurs systèmes
d’instruments. Cette démarche est ici illustrée par une
étude portant sur l’appropriation d’une classe mobile
composée d’ordinateurs portables à l’école
élémentaire dans deux séquences en mathématiques et
en français.
MOTS CLÉS : théories
de l’activité, appropriation, genèse instrumentale,
systèmes d'instruments, classe mobile |
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ABSTRACT : The
aim of this paper is to highlight the interest of the instrumental theory to
study the use and the appropriation of mobile and tactile artefacts in class.
Inspired by activity-centered ergonomics, this approach allows to analyze the
activity of teacher and students in a systemic perspective. It aims to
understand how these new artefacts are integrated in class: what changes in the
teacher’s and students’ activity are produced by these new
artefacts, how the process of instrumental genesis takes place, what place they
take within the resources used by the teacher, and how these artefact transform
their instrument systems. This approach is illustrated by a study of the
appropriation of laptops at elementary school; two sequences in mathematics and
French are analyzed.
KEYWORDS : Appropriation,
Activity theory, Instrumental genesis approach, instrument system, share cart of
laptops |
A l’heure où les artefacts tactiles
mobiles sont de plus en plus présents en milieu scolaire, notamment
à travers la mise à disposition de tablettes tactiles dans les
établissements, il est important de comprendre le processus
d’appropriation de ces dispositifs et les usages pédagogiques qui
peuvent en être faits. Cette contribution vise à mettre en
évidence l’intérêt de l’approche instrumentale -
développée et mobilisée dans le champ de l’ergonomie
– pour étudier les usages et l’appropriation
d’artefacts tactiles et mobiles utilisés en classe.
Dans la perspective de l’ergonomie de langue française (Leplat, 2000) ; (Falzon, 2004),
l’analyse des interactions offertes par les interfaces mises à
disposition ne suffit pas à comprendre les usages ou le processus
d’appropriation d’une technologie. En effet, les usages sont
fortement dépendants des situations dans lesquelles la technologie est
utilisée, des pratiques sociales et des activités
réalisées par les utilisateurs. Par ailleurs, le processus
d’appropriation s’inscrit dans une durée longue au cours de
laquelle l’utilisateur transforme sa pratique, fait évoluer ses
compétences, mais ajuste également la technologie à son
activité en fonction de ses besoins. La démarche ergonomique et
l’approche instrumentale développée par Pierre Rabardel (Rabardel, 1995) offre un cadre d’analyse pour décrire finement ce processus dans la
durée.
Cette démarche a été mobilisée au sein du
laboratoire Paragraphe dans différents projets visant à concevoir
et à analyser les usages de technologies tangibles, mobiles, et tactiles
à visée éducative en situation d’éducation
formelle et informelle (Decortis, 2008) ; (Decortis, 2013) ; (Bationo-Tillon et al., 2010).
En nous y référant, nous mettrons en évidence les
caractéristiques de cette approche ainsi que sa pertinence pour
l’étude de l’appropriation d’artefacts tactiles et
mobiles en classe. La mise en œuvre de cette démarche sera plus
particulièrement illustrée à travers la description de la
méthode utilisée dans le projet « classe
mobile », qui porte sur l’appropriation d’artefacts
mobiles en classe à l’école primaire. Son
intérêt pour l’étude des artefacts tactiles mobiles
sera ensuite discuté.
1. Usages et appropriation des artefacts mobiles /tactiles en classe
Depuis
peu les artefacts mobiles tactiles ont été introduits dans les
classes comme supports pédagogiques pour les élèves. Les
tablettes tactiles sont notamment de plus en plus présentes dans les
classes. On trouve encore peu d'études sur leurs usages dans
l'enseignement primaire et secondaire (Murray et Olcese, 2011) ; (Villemonteix et Khaneboubi, 2012).
On dispose en revanche d’un plus grand nombre d’études sur
les usages d’artefacts mobiles conçus « pour permettre
aux enfants de se déplacer et de faire coïncider différents
espaces physiques, numériques et communicatifs » (Druin, 2009) p.
5, tels que les téléphones portables, les consoles de jeu
portatives ou les ultra-portables. En situation scolaire, les ordinateurs
portables sont les plus présents, et font l’objet d’une
littérature dense.
Si ces artefacts n’offrent pas les mêmes formes
d’interactions tactiles que les tablettes, ils offrent néanmoins
les mêmes classes de logiciels : des jeux, des outils de production
de documents multimédias, et des outils de communication
instantanée ou asynchrone, de recherche d'information (contrairement
à certaines tablettes, ils offrent également des outils de
sauvegarde). Par ailleurs, les programmes de distribution d’ordinateurs
portables dans les établissements scolaires prennent des formes
similaires aux programmes de mise à disposition de tablettes : mise
à disposition d’un dispositif par élève, ou
d’une « classe mobile » c’est-à-dire
d’un ensemble d’artefact mobiles partageable entre plusieurs
classes.
Au vu de ces points communs, les études portant sur les usages de ces
technologies en classe peuvent offrir un certain nombre de repères et de
points de comparaison utiles pour l’étude de l’usage des
artefacts mobiles tactiles, et en particulier des tablettes tactiles en classe.
Depuis plus de dix ans, des programmes de dotation en ordinateurs portables se
sont progressivement multipliés aussi bien en Amérique du Nord (Zucker et Light, 2009) ; (Karsenti et Collin, 2011) qu'en France (Jaillet, 2004) ; (Rinaudo et al., 2008) ; (Khanéboubi, 2010) ou dans certains pays du sud dans le cadre des projets OLPC ou Intel classmate (Zucker et Light, 2009) ; (Krammer et al., 2009).
Ces programmes ont une visée pédagogique, mais aussi sociale et
économique. De nombreuses études ont été
réalisées afin d’évaluer l’impact de ces
programmes de déploiement sur l’attitude et les apprentissages des
élèves : les programmes de déploiement
d’ordinateurs portables contribueraient à un plus fort engagement
des élèves dans les activités proposées et au
développement de la « litéracie
numérique ». Ils auraient également des effets positifs
sur les habiletés d’écriture (Karsenti et Collin, 2011) ; (Warschauer, 2008) ; (Zucker et Light, 2009).
Nous nous intéressons plus particulièrement ici aux usages et
au processus d’appropriation de ces technologies. L’usage est en
général distingué de l’utilisation.
L’utilisation est souvent envisagée comme « action
occasionnelle et individuelle ; elle renvoie aux aspects manipulatoires de
l’outil » (Rinaudo, 2012).
L’usage renvoie souvent à des utilisations stabilisées
qui se manifestent avec [...] récurrence sous la forme d’habitudes
intégrées dans la quotidienneté selon Lacroix (1993),
cité par (Rinaudo, 2012).
Le concept d’usage intègre souvent une dimension sociale :
l’usage se caractérise « par l’existence de
groupes d’usagers ayant conscience d’appartenir à une
communauté, [...] créant des schèmes d’action dont
certains viennent à être légitimés par le groupe et
à être transmis à d’autres » (Baron et Bruillard, 2006),
p. 269. Dans les études existantes, le terme usage renvoie principalement
à des utilisations considérées comme stabilisées.
L’analyse des usages de ces technologies en milieu scolaire est
réalisée soit à partir d’études de cas
(observations et entretiens réalisés dans différents
projets), soit par la mise en place de questionnaires réalisés sur
de larges échantillons. Les études réalisées dans le
second degré montrent que leur utilisation est globalement peu
fréquente en classe, cette fréquence étant très
variable selon les disciplines (Karsenti et Collin, 2011) ; (Khaneboubi, 2009).
Au Canada (Karsenti et Collin, 2011),
les usages les plus fréquents en classe semblent être la recherche
d’information (internet, wikipedia), l’écriture à
l’aide d’éditeurs de texte, la réalisation de
documents multimédias ou de présentations. Les usages sont
différents selon les disciplines (Khaneboubi, 2009),
ils sont peu fréquents et peu risqués dans les disciplines pour
lesquelles les enjeux sont considérés comme les plus importants
(mathématiques, sciences physiques). En mathématiques par exemple,
on observe l’utilisation de logiciels de géométrie dynamique
ou d’exerciseurs utilisés pour assurer une fonction
d’évaluation.
Dans les études portant sur l’usage des tablettes en classe, les
observations sont assez proches des études décrites plus haut :
les tablettes sont principalement utilisées pour réaliser des
recherches documentaires ou pour des exercices d’entrainement avec des
exerciseurs (Villemonteix et Khaneboubi, 2012).
Dans ces différentes études, le caractère mobile des
ordinateurs portables ne semble pas avoir d’influence sur les
usages ; il est cependant à noter que ces études ne portent
pas spécifiquement sur l’usage d’ultraportables. Dans le
projet OLPC, l’ordinateur disponible est lui un ultra portable
particulièrement robuste et mobile conçu pour les enfants.
Toutefois les enquêtes réalisées à grande
échelle - notamment en Uruguay – mettent en évidence des
usages semblables à ceux décrits par Karsenti et Collin (Karsenti et Collin, 2011) :
les usages principaux sont la recherche d’information et
l’utilisation d’éditeurs de textes. Des observations
réalisées durant un projet pilote mettent davantage en
évidence l’intérêt du caractère mobile de ces
artefacts, notamment à travers la description d’usages relatifs
à de la collecte de données en dehors de la classe (photos, sons,
vidéos, etc.), utilisées ensuite en cours (Flores et Hourcade, 2009).
Ainsi, il apparait que seuls certains enseignants mettent en place un usage
régulier des ordinateurs portables en classe, et un petit nombre en font
un usage innovant. Les usages des ordinateurs décrits dans les
différentes études semblent majoritairement s’inscrire dans
des pratiques1 pédagogiques
existantes, par exemple pour faciliter la recherche documentaire, taper un
document au propre ou faciliter l’évaluation (Rinaudo et al., 2008) ; (Khaneboubi, 2009).
Néanmoins, si l’introduction d’une technologie en classe ne
suffit pas pour transformer les pratiques (Ertmer, 1999),
elle a un effet sur l’organisation du travail en classe (Khaneboubi, 2009).
Pour certains enseignants, l’ordinateur « fait
écran » avec le professeur. Les élèves sont plus
centrés sur l’ordinateur et moins sur ce qui se passe ou se dit
dans la classe, ce qui engendre une participation orale moindre.
A l’issue de cette revue, nous constatons que la plupart des
études sur les usages décrivent les applications les plus
utilisées sans interroger les contextes d’utilisation et leur
finalité ; elles ne portent pas non plus sur les schèmes
d’action socialement partagés associés à ces usages.
La mise en évidence de ce qui caractérise ces usages passe par la
réalisation d’analyses fondées sur des observations
extensives et systématiques, peu nombreuses dans la littérature.
Lorsque des observations sont présentées, celles-ci sont le plus
souvent conduites sur des durées très courtes (quelques jours). Or
l’appropriation d’une technologie nouvelle est un processus lent et
progressif et les usages évoluent au cours du temps. Les méthodes
les plus fréquemment étudiées ne permettent donc pas de
comprendre le processus d’appropriation, la façon dont ces
dispositifs techniques sont progressivement adoptés et dont leurs usages
évoluent au cours du temps.
2. Etude de l’appropriation : intérêt de
l’approche instrumentale
L’appropriation a
fait l’objet de différentes études dans le domaine de la
sociologie des usages. Le concept d’appropriation renvoie au
« processus d’intériorisation progressive des
compétences techniques et cognitives à l’œuvre chez les
individus et les groupes qui manient quotidiennement une
technologie » (Proulx, 2005),
p. 9 ; il est également défini comme une
« acquisition du sens et de la familiarité de
l’artefact au cours de l’apprentissage » (Haué, 2004),
p. 178. Selon Millerand (Millerand, 2002),
p. 199 « le processus d’appropriation ne peut être
appréhendé qu’en tant qu’activité et ne peut
être saisi que dans le cadre d’un processus temporel continu durant
lequel l’usager choisit ou redéfinit les fonctionnalités du
dispositif pour donner un sens à son usage. » Le processus
d’appropriation d’une nouvelle technologie est un processus lent
durant lequel l’utilisateur développe de nouvelles
compétences, mais ajuste aussi l’artefact lui-même afin de
lui donner du sens.
L’approche instrumentale (Rabardel, 1995) offre un cadre conceptuel pertinent pour étudier la façon dont
l’introduction d’une technologie induit à la fois une
transformation de l’activité de l’utilisateur, et une
adaptation de la technologie elle-même pour répondre aux besoins de
l’utilisateur. Cette approche s’inscrit dans le champ des
théories de l’activité.
2.1. Les théories de l’activité
Les théories de l’activité se
sont développées en URSS à partir des études
conduites par les plus influents psychologues russes : Vygotski, Rubinstein,
Leontiev, puis dans le champ de l'ergonomie par Lomov et ses successeurs voir (Daniellou et Rabardel, 2005) pour une synthèse. Dans cette perspective, l’activité est au
cœur du développement de l’individu, de sa pensée, de
sa conscience. L’activité est ce qui est fait, ce qui est mis en
jeu par le sujet pour réaliser l’objectif qu’il se
fixe dans une situation donnée. Elle ne se réduit pas au
comportement, elle inclut l’activité intellectuelle, ainsi que les
discours sur l’action, les interactions avec autrui (Falzon, 2004).
Elle est toujours singulière, finalisée et
médiatisée (Daniellou et Rabardel, 2005).
L’activité est singulière, toujours unique et
dépendante de l’expérience des individus/personnes et des
caractéristiques des situations. L’activité est
finalisée, orientée vers un objet, un but à atteindre. La
relation entre le sujet et l’objet de son activité est
médiatisée par des objets techniques, des schèmes et les
caractéristiques de l’organisation (règles collectives,
etc.).
Depuis ces travaux fondateurs, différentes communautés ont fait
évoluer ces concepts. Nous nous référons plus
particulièrement ici à la théorie de
l’activité telle qu’elle a été
développée en France par l’Ergonomie de langue
française cf. (Falzon, 2004),
à partir de l’activité en situation professionnelle puis en
conception. Une approche systémique de l’activité y est
proposée, celle-ci passe par l’analyse des déterminants de
l’activité, du processus et de ses effets. Dans le domaine de
l’éducation, ce cadre théorique a notamment
été mobilisé pour analyser l’activité des
enseignants, voir par exemple (Rogalski, 2003) ; (Goigoux, 2007) ou pour analyser l’activité des élèves utilisant des
environnements informatiques voir par exemple (Trouche, 2004) ; (Haspekian et Artigue, 2007).
2.2. Analyse de l’activité de l’enseignant
L’activité
de l’enseignant a fait l’objet de nombreux travaux en didactique
professionnelle et en ergonomie. Selon Amigue (Amigue, 2003),
l’objet de l’activité des enseignants consiste à
construire un milieu de travail pour faire agir les élèves ;
L’enseignant a également une « visée de
transformation » des élèves (Roglaski, 2003).
Son activité est structurée par des prescriptions, des outils, des
règles, des valeurs, des partenaires, etc. Elle est le résultat
d’un compromis à trouver entre les objectifs didactiques et
pédagogiques des enseignants, leurs propres buts subjectifs, ainsi que
les contraintes et les ressources de leur milieu de travail (Goigoux, 2007).
Un modèle de l’activité de l’enseignant (Goigoux, 2007) a été proposé afin d’analyser, celle-ci dans une
perspective systémique. Ce modèle tient compte des multiples
facteurs déterminant l’activité ainsi que de ses multiples
finalités. L’activité de l’enseignant est en effet
dirigée dans plusieurs directions : vers les élèves,
vers les autres acteurs de la scène scolaire et vers l’enseignant
lui-même.
Figure 1 • Modèle de
l’activité de l’enseignant (Goigoux, 2007)
L’analyse de l’activité de l’enseignant passe
d’abord par l’analyse des tâches qu’il doit
réaliser. Dans le métier d’enseignant, la tâche
prescrite est très générale, de nombreuses
compétences mobilisées sont acquises dans la pratique ;
l’enseignant est donc amené à redéfinir
lui-même sa tâche. La tâche redéfinie comporte une
représentation du but visé par l’enseignant, les contraintes
et les ressources dont il dispose pour agir, ainsi que les critères et
les degrés de réussite qu’il prend en considération.
Les temporalités dans lesquelles se déploie
l’activité de l’enseignant sont très variées,
elles peuvent se déployer à court terme (ex. gestion d’une
heure de classe), moyen terme (ex. mise en place d’une progression) ou
à long terme (ex. évaluation de fin de cycle) (Rogalski, 2003).
A court terme, l’activité se construit entre l’enseignant et
un groupe classe ; dans ce cadre, l’enseignant opérationnalise
et réorganise les éléments issus des multiples
prescriptions. Son activité peut être orientée vers un
élève individuellement, mais aussi vers le groupe-classe parfois
considéré comme un « apprenant collectif » (Rogalski, 2003).
Elle met en jeu de multiples ressources matérielles (tableau, livres,
affichages), organisationnelles (organisation de l’espace, règles,
etc.), ou symboliques (langage, représentations schématiques ou
graphiques, etc.) ; le langage et les interactions verbales sont des
ressources souvent mobilisées. Le réel de l'activité est
également ce qui ne se fait pas, ce que l'on cherche à faire sans
y parvenir, ce que l'on aurait voulu faire : les activités
suspendues, contrariées ou empêchées (Clot, 1999). Ce
modèle peut être considéré comme cyclique car les
effets produits peuvent avoir une rétroaction sur les
déterminants, et cela à plus ou moins long terme dans
l’activité de l’enseignant.
Aux déterminants de l’activité de l’enseignant mis
en évidence par Goigoux, il faut ajouter un ensemble de facteurs externes
et internes qui influencent plus spécifiquement l’utilisation des
TIC en classe, voir par exemple (Cuban, 2003) ; (Karsenti, 2007) ; (Beziat et Villemonteix, 2012).
Du point de vue des facteurs externes, l’environnement matériel et
numérique joue bien sûr un rôle important, mais ne suffit
pas. L’environnement institutionnel (programmes scolaires,
préconisations, etc.), tout comme l’environnement social (soutien
de la hiérarchie, appartenance à une communauté de
pratique, ou à une équipe dynamique) sont également des
facteurs qui ont une forte incidence sur l’utilisation ou la
non-utilisation des technologies informatisées en classe. Des facteurs
internes, tels que l’expérience professionnelle, la nature des
pratiques des enseignants en classe, la maîtrise de certains gestes
professionnels relatifs à l’organisation et la gestion de la classe (Khanéboubi, 2009),
la motivation, le sentiment de compétence techno-pédagogique, ou
l’anxiété vis-à-vis de l’utilisation de
l’ordinateur jouent également un rôle important (Karsenti, 2007).
Les études conduites en référence aux théories de
l’activité ont permis de bien documenter l’activité
professionnelle de l’enseignant, principalement dans l’enseignement
secondaire. Les études conduites avec ce cadre théorique sur
l’activité des élèves sont moins nombreuses.
2.3. Vers un modèle de l’activité de l’enseignant
et des élèves
L’activité de l’enseignant est
pour partie dirigée vers l’activité des
élèves. De plus, les enseignants et les élèves
partagent certains objets de l’activité, partagent des ressources,
et réalisent des actions conjointes. La réalisation d’une
véritable analyse systémique de l’activité passe donc
par une compréhension de l’articulation entre activité de
l’enseignant et activité des élèves.
C’est le parti pris dans le projet POGO (Decortis et al., 2003) L’objectif de ce projet était d’analyser les processus de
construction collective d’histoires chez les enfants de six à huit
ans en vue de concevoir des technologies adaptées à cette
activité. Dans ce but, une analyse systémique de
l’activité de production de récits en classe a
été conduite ; cette analyse portait à la fois sur
l’activité des enseignants et des élèves. Elle a
permis de préciser l’objectif de chacun à chaque
étape de l’activité, ainsi que la nature de leur
activité et les ressources mobilisées (figure 2).
Figure 2 •modèle d’une
activité narrative en classe (Decortis, 2008)
A partir de cette analyse, et de différentes interactions avec les
enseignants et les designers participant au projet un modèle de
l’activité narrative en situation pédagogique a
été construit (figure 3) (Decortis, 2008) ; (Decortis, 2013).
Figure 3 • Modèle de
l’activité narrative (NAM) (Decortis, 2013)
Dans la perspective d’une analyse de l’activité comme
support à une transformation future, ce modèle a été
un support aux échanges entre enseignants, ergonomes et designers en
charge de la conception de technologies supports aux activités
narratives. Il a également permis de produire différents
scénarios d’usage des technologies proposées par les
designers. Ces scénarios ont été testés en classe.
Ce processus a ensuite été reproduit de façon
itérative au cours du projet.
Un tel modèle de l’activité de référence
peut être également mobilisé afin d’analyser les
transformations de l’activité provoquées par
l’introduction des technologies. La mise en perspective de
l’activité instrumentée avec ce modèle peut conduire
à mettre en évidence les dimensions de l’activité
« empêchées »/contrariées par
l’artefact ainsi que les dimensions de l’activité enrichies
par ce dispositif. Par exemple, dans le projet GAMME (Bationo-Tillon et al., 2010),
l’introduction de guides de visite muséale tactiles mobiles est
analysée dans cette perspective. La comparaison de
l’activité instrumentée par cet outil et du modèle de
l’activité de rencontre avec une œuvre d’art montre que
l’artefact tactile mobile « empêche »
l’activité sensitive : il réduit beaucoup le rapport
sensible à l’œuvre (l’émergence de sensations,
l’évocation de situations personnelles). En revanche il facilite
d’autres dimensions de l’activité telles que l’analyse
de l’œuvre ou la mise en relation avec d’autres
œuvres.
Dans ces deux projets, cette analyse de l’activité
instrumentée par comparaison à une situation de
référence est réalisée en mobilisant les concepts
propres à l’approche instrumentale proposée par Pierre
Rabardel (Rabardel, 1995).
2.4. L’approche instrumentale
L’approche instrumentale (Rabardel, 1995) est ancrée dans les théories de l’activité :
l’homme est entouré d’artefacts et de technologies
culturellement constitués qu’il peut mobiliser au cours de son
activité afin d’atteindre son objectif, d’agir sur
l’objet de son activité. Lorsque ces artefacts jouent le rôle
de médiateur entre le sujet et l’objet ils deviennent alors des
instruments.
2.4.1. L’instrument, une entité mixte
Un objet technique n’est pas
d’emblée un instrument, c’est d’abord un artefact. Il
n’est qu’une proposition qui sera développée ou non
par un utilisateur ; il deviendra instrument lorsqu’il sera
transformé dans l’activité par son utilisateur en fonction
d’un usage construit par celui-ci. L’artefact associé au
geste qui le rend efficace constitue l’instrument. A travers l’usage
se constitue progressivement une organisation invariante de l’action, un
schème (Rabardel, 1995).
Dans cette perspective, l’instrument est défini comme une
entité mixte, il est constitué :
- d’un artefact matériel ou symbolique produit par
l’utilisateur ou par d’autres ;
- d’un ou des schèmes (Vergnaud, 1990) associés. Un schème peut être considéré comme
la composante psychologique du geste.
L'instrument peut avoir différentes fonctions et constituer un
médiateur dans différents types de relations et de
directions : vers l’objet de l’activité, vers soi et
vers les autres (Rabardel, 1995),
p 16. L'instrument comme médiateur de la relation entre sujet et objet de
l'activité peut permettre de transformer cet objet (médiation
pragmatique) ou de construire des connaissances sur celui-ci (médiation
épistémique). L’instrument peut par ailleurs permettre de
réguler l'activité propre de la personne (médiation
réflexive), ou de supporter la communication et la collaboration entre
les acteurs de l'activité (médiation interpersonnelle).
2.4.2. Genèse instrumentale
La « genèse instrumentale » (Rabardel, 1995) est le processus par lequel un artefact matériel devient progressivement
un instrument. Cette genèse associe simultanément deux processus,
deux formes de transformations différentes, l’instrumentalisation
et l'instrumentation :
- l’instrumentalisation renvoie au mouvement d'ajustement de
l'artefact par l’utilisateur. Pour atteindre son objectif, celui-ci lui
attribue de nouvelles propriétés en agissant sur sa structure et
sur son fonctionnement. L’instrumentation peut être envisagé
comme un processus de différenciation des artefacts (Trouche, 2002),
portant à la fois sur leur contenus (fichiers, logiciels installés
dans les ordinateurs), et « sur les parties de l’artefact
mobilisés par le sujet.[...] L’instrumentalisation peut ainsi
conduire soit à un enrichissement de l’artefact, soit à un
appauvrissement de celui-ci. » (Trouche, 2002),
p. 193. L’ordinateur peut être considéré comme un
ensemble d’artefacts (objet matériel, système
d’exploitation offrant différentes fonctionnalités,
applications), qui peuvent chacun faire l’objet d’une
instrumentalisation.
- l’instrumentation renvoie à
« l'ajustement » de l’utilisateur à
l’artefact. Autrement dit, l’utilisateur s’adapte,
développe de nouvelles capacités, de nouvelles compétences,
transforme son activité ; il met ainsi en place de nouvelles
organisations de l’activité, de nouveaux schèmes par
recomposition à partir de schèmes existants, par création
de nouveaux schèmes ou par appropriation de schèmes socialement
partagés. Ces schèmes sont élaborés et
associés à l’artefact pour réaliser une
activité donnée.
Ce processus s’inscrit dans la durée. Il est donc important
d'analyser la genèse instrumentale dans une perspective diachronique.
2.4.3. Système d’instruments
Une activité n’est que rarement
liée à un unique artefact, il s’agit souvent de faire face
à un ensemble d’artefacts. Cet ensemble peut être
développé en système d’instruments (Rabardel et Bourmaud, 2005).
Les systèmes d’instruments permettent de faire face à un
ensemble de situations rencontrées dans certains domaines de la vie
quotidienne ou dans un cadre professionnel. Ils comportent des artefacts
matériels, symboliques, etc., qui présentent parfois des
redondances ou des complémentarités. Au sein de ce système,
un instrument peut jouer un rôle particulier, un rôle
organisateur : l’instrument pivot.
A l’école primaire, l’enseignant et les
élèves mobilisent un grand nombre d’artefacts de natures
hétérogènes (langage, tableau, affichages, livres
dictionnaires, cahiers, ardoises, etc.). L’analyse de leur activité
passe donc par une mise en évidence de la fonction des artefacts dans les
différentes activités réalisées, des schèmes
auxquels ils sont associés, et la façon dont ces instruments
s’organisent dans chaque activité. Cette démarche est ici
illustrée à travers l’étude de l’appropriation
d’artefacts mobiles en classe à l’école primaire.
3. Etude de l’appropriation d’artefacts mobiles à
l’école élémentaire
L’approche
instrumentale permet d’appréhender finement le processus
d’appropriation d’une technologie en situation. Elle est
également adéquate pour étudier l’usage de
technologies dans une perspective systémique à
l’école primaire (Decortis et al., 2003).
L’étude présentée ici est une illustration de la
démarche proposée par l’approche instrumentale à
l’analyse des usages d’artéfacts mobiles à
l’école primaire. Cette étude conduite avec une classe
mobile composée d’ordinateurs ultraportables vise à
répondre aux questions suivantes : Comment l’introduction
d’ordinateurs ultraportables transforme-t-elle l’activité de
l’enseignant et des élèves ? Comment
s’approprient-ils ces dispositifs pour les intégrer dans leur
activité ?
L’objectif de l’étude est d’appréhender le
processus d’appropriation à travers l’analyse de la
genèse instrumentale dans son double processus
d’instrumentalisation (ajustement de l’artefact par le sujet) et
d’instrumentation (association de schèmes à
l’artefact), et de mettre en évidence la façon dont cette
classe mobile s’intègre au système d’instrument
utilisé en classe.
Nous nous sommes plus particulièrement intéressées au
processus d’appropriation par les enseignants. Pour cela, nous avons
réalisé une analyse de l’activité de plusieurs
enseignants volontaires et de leur classe au cours de différentes
séquences d’apprentissage. Afin de mettre en évidence le
processus d’appropriation, et les transformations de
l’activité induites par l’introduction de ces artefacts,
différentes séquences d’apprentissage ont été
observées et analysées. La démarche mise en œuvre ici
est inductive : elle consiste à partir des observations pour mettre
en évidence des invariants. Pour chaque séquence nous avons
d’abord analysé une situation de référence (sans
usage d’ordinateur) puis différentes séances
réalisées successivement durant lesquelles un artefact mobile
était utilisé par chaque élève. Cette étude
porte sur les trois premiers mois d’utilisation de ces artefacts mobiles
en classe. L’appropriation étant un processus qui
s’étale sur une longue durée, cette première
étude porte donc uniquement sur le début de ce processus.
Après avoir décrit la méthode mise en œuvre dans
cette étude, nous présenterons l’analyse de deux
séquences d’apprentissage, une séquence de production
d’écrit et une séquence de calcul mental en précisant
la façon dont l’approche instrumentale a guidé notre
analyse.
3.1. Méthode
3.1.1. Participants
Nous
avons choisi de mener notre travail de recherche dans une école
élémentaire proche de l’université Paris 8 à
Saint-Denis (93). L’école est classée en réseau
éclair (Ecoles, Collèges, Lycées pour l’Ambition,
l’Innovation et la
Réussite)2. En 2011-2012 elle
accueillait 241 élèves répartis en 11 classes. Les
élèves sont majoritairement issus de familles appartenant aux
catégories socio-professionnelles défavorisées.
Dans cette école quatre des six enseignants de cycle 3 se sont
portés volontaires pour cette étude. Ils étaient en charge
des classes suivantes : une classe de CE2 (21 élèves, 10
filles, 11 garçons, âge moyen : 8 ans 5 mois), une classe de
CM1 (21 élèves, 10 filles, 11 garçons, âge
moyen : 9 ans 4 mois) et deux classes de CM2 (CM2 a : 23
élèves, 12 filles, 11 garçons, âge moyen : 10
ans 6 mois ; CM2b : 21 élèves, 12 filles, 9
garçons, âge moyen : 10 ans 4 mois). Ces enseignants, trois
femmes et un homme (âgés de 27 à 34 ans), ont entre 4 et 8
ans d’expérience. Ils forment une équipe stable, trois
d’entre eux sont dans l’école depuis plus de 5 ans, la
quatrième est arrivée deux ans plus tôt. Ils sont
également impliqués dans d’autres projets initiés par
d’autres institutions (projet photo avec la maison de la photographie,
théâtre, etc.).
3.1.2. Matériel
Pour réaliser cette étude, nous avons fourni 25 ordinateurs
ultraportables pour les enfants et 4 pour les enseignants. Ces ordinateurs
fournis par l’association OLPC France étaient des ordinateurs
ultraportables de type XO, conçus par le MIT pour les enfants de 6
à 12 ans. Le design de ces ordinateurs les rend très
résistants et maniables, ils sont faits pour être mobiles et
facilement connectables entre eux ou à un réseau. Le
système d’exploitation linux est accessible via une interface
graphique (Sugar) spécifiquement conçue pour les enfants
(simplification des menus, gestionnaire de fichier remplacé par un
journal etc.). Sur l’ordinateur, 15 applications éducatives
choisies par notre équipe en fonction du niveau des élèves
ont été installées. Il s’agissait de logiciels de
programmation adaptés aux enfants (turtle art, etoys, etc.), de logiciels
de géométrie, de jeux, d’un éditeur de texte, etc.
Ces ordinateurs, à faire circuler entre les quatre classes
constituaient ce qu’on appellera ensuite une classe mobile.
3.1.3. Protocole
Notre étude
s’est déroulée de février à juin 2012 en 3
étapes (Figure 4).
Figure 4 • Déroulement temporel
de l’étude
- (1) trois séances de formations techniques et
pédagogiques ont été réalisées avec les
enseignants.
- (2) Les ordinateurs ont été livrés à
l’école après les vacances de février. De mars
à mai, durant les 10 semaines de cours, les enseignants ont
utilisé la classe mobile dans les séquences de leur choix. Trois
enseignants ont accepté que l’ensemble des séances incluant
l’ordinateur soient observées et filmées. Des séances
portant sur les mêmes objectifs pédagogiques, mais sans utilisation
de l’ordinateur ont également été observées et
filmées. Au cours de cette période des entretiens ont
été conduits avec eux après chaque séance ; des
entretiens semi-directifs ont été également
été conduits en juin.
- (3) Un bilan a finalement été réalisé
avec les enseignants en juin afin de revenir sur la façon dont ils
avaient vécu cette expérience.
3.2. Analyse des déterminants de l’activité
Suivant le modèle proposé par
Goigoux (Goigoux, 2007),
nous avons cherché à mettre en évidence les
déterminants institutionnels, les caractéristiques des
enseignants, et les caractéristiques du public scolaire susceptibles
d’influencer l’activité. Des échanges avec la
directrice de l’école et la lecture du projet d’école
ont permis de documenter les déterminants institutionnels (prescriptions,
matériel à disposition), et l’environnement social.
Il apparait que le projet répond à la demande institutionnelle
autour de l’apprentissage de l’outil numérique
(compétences du brevet informatique et internet). Sur le plan
matériel, l’école est équipée d’une
salle informatique de 12 postes ainsi que d’un tableau numérique
interactif (TNI), situé dans l’une des classes de CM2. Du point de
vue de l’environnement social du projet, la direction de
l’école soutient le projet, l’équipe
d’enseignants est stable et motivée avec une habitude de travail en
collaboration.
Des informations relatives aux usages des TIC par les enseignants et les
élèves ont été obtenues à partir de deux
questionnaires construits en s’inspirant des questionnaires
proposés par l’équipe de Karsenti (Karsenti et al., 2005).
Le questionnaire posé aux enseignants portait sur leur usage des TIC dans
un cadre personnel et professionnel (matériel à disposition,
fréquence d’utilisation, tâches réalisées en
utilisant les TIC, tâches proposées aux élèves,
logiciels utilisés, etc.). Le questionnaire distribué aux
élèves portait également sur le matériel à
disposition, la fréquence d’utilisation, les applications
utilisées, les types d’utilisation (loisirs, réseaux
sociaux, courriels, recherches scolaires, ...), mais aussi sur leur sentiment
d’efficacité personnel (« indique à quel point tu
te sens à l’aise pour »...).
Ces questionnaires montrent que les enseignants comme les
élèves ont un usage régulier des TIC dans un cadre
personnel. Dans le cadre professionnel, les enseignants utilisent les TIC
principalement pour la préparation des cours, l’évaluation
des élèves et la communication avec les familles. A
l’école, leurs pratiques sont assez
hétérogènes. Deux enseignantes ne proposent aucune
activité aux élèves intégrant les TIC. Une
enseignante propose un usage épisodique des TIC à sa classe. Un
enseignant a des pratiques beaucoup plus fréquentes. Il utilise un TNI
régulièrement dans sa classe et propose à ses
élèves une séance hebdomadaire en salle informatique pour
développer leur litéracie numérique. Plus de 85% des
élèves disposent d’un équipement informatique et
d’une connexion internet à domicile. Leurs usages sont
principalement ludiques ou de divertissement (jeux, musique, réseaux
sociaux). D’après le questionnaire proposé, les
élèves se sentent compétents pour utiliser
différentes fonctionnalités telles que la messagerie. Cependant,
des entretiens montrent que les usages qu’ils en font sont
limités.
3.3. Analyse de l’activité
3.3.1. Données recueillies sur l’activité
L’activité de la classe a été analysée
à partir d’observations, d’enregistrements vidéo
réalisés en classe et d’entretiens. Dans les classes des
trois enseignants observés, la quasi-totalité des séances
dans lesquelles la classe mobile a été utilisée ont
été filmées par deux caméras. Une caméra en
fond de classe filmait la classe entière, l’autre caméra,
mobile, filmait l’activité de l’enseignant, ses interactions
avec les élèves et la façon dont ils utilisaient
l’ordinateur pour réaliser la tâche demandée. Pour
chaque séquence, nous avons également observé et
filmé une séance portant sur le même objectif
pédagogique sans utilisation de la classe mobile, afin qu’elle
serve de situation de référence.
Afin d’en savoir plus sur les objectifs des enseignants dans les
différentes activités réalisées ainsi que les
ressources et les contraintes qui étaient les leur en situation, nous
avons complété ces observations par des entretiens informels, un
entretien semi-directif et une courte auto-confrontation.
3.3.2. Démarche d’analyse
A partir des différentes données primaires collectées,
quatre séquences d’apprentissage ont été
analysées plus finement. Dans un premier temps, les vidéos
correspondant aux séquences analysées ont été
visionnées, un synopsis de chaque séance a été
établi et une transcription des interactions verbales entre
l’enseignant et les élèves a été faite. Les
entretiens semi-directifs ont également été transcrits. A
partir de ces données primaires et secondaires, l’activité
de l’enseignant puis des élèves a été
analysée en suivant les étapes suivantes :
- Description des différentes étapes de chaque
séance d’apprentissage à partir du synopsis ;
- Repérage les pôles de l’activité (sujet,
objet de l’activité, artefacts) :
• Identification des objets de l’activité de
l’enseignant et des élèves ;
• identification des artefacts en jeu,
- Sélection d’une activité récurrente
pour l’étudier de façon plus approfondie :
• recherche des schèmes (organisation invariante de
l’action) associés aux artefacts mobilisés dans cette
activité ;
• Analyse de la fonction de médiation des instruments (artefacts
+ schèmes) ainsi mis en évidence.
- Analyse de la place de l’ordinateur portable dans le
système d’instruments.
Dans cette démarche la première étape importante
consiste à discriminer l’objet de l’activité pour chacun des sujets. L’objet de l’activité correspond
à la finalité de leurs actions. Il n’est pas toujours
aisé de l’identifier à partir d’observations. Aussi
des entretiens ont été réalisés avec les enseignants
afin de mettre en évidence les finalités de leurs
différentes activités.
Une autre étape clé dans l’approche instrumentale est la mise en évidence des schèmes associés aux
artefacts. Rappelons que l’instrument est composé
d’une composante matérielle, l’artefact, et d’une
composante psychologique, le schème. « Le schème
étant ce qui relie le geste à la pensée, ce n’est que
sa partie émergée qui est accessible à l’observateur.
Un schème ainsi est une construction de l’observateur à
partir des différentes traces de l’activité du
sujet. » (Trouche, 2002),
p. 195. La mise en évidence de ce schème passe par la recherche
d’une organisation invariante de l’action associée à
un artefact dans une activité donnée, possible à travers
des observations répétées d’activités visant
le même objet. Aussi les vidéos des séances et les
transcriptions ont été analysées en portant une attention
particulière aux activités qui se reproduisent
régulièrement au cours de la séquence observée.
Cette analyse concourt à la description de la genèse
instrumentale qui s’opère dans les situations
observées. « La genèse instrumentale permet de rendre
compte du développement des instruments effectués par les
utilisateurs. C’est un phénomène qui est à
l’initiative du sujet qui peut attribuer une fonction à un artefact
(instrumentalisation) ou accommoder ses schèmes
(instrumentation) » (Rabardel, 1995)
Nous avons donc cherché à mettre en évidence d’une
part l’instrumentalisation : la personnalisation, la transformation
de l’artefact, l’enrichissement par des contenus nouveaux, ou la
sélection de parties de l’artefact préférentiellement
mobilisées, et d’autre part l’instrumentation, la
modification des schèmes de l’enseignant et des
élèves après l’introduction de l’ordinateur en
classe. Dans ce but, nous avons comparé à partir des vidéos
et transcriptions les schèmes mobilisés dans les situations de
référence (sans ordinateur) et après introduction des
ordinateurs, et nous avons cherché à mettre en évidence la
façon dont cette organisation évolue au cours du temps. Nous avons
enfin cherché à caractériser la place de ce nouvel
instrument dans le système d’instruments des différents
acteurs.
3.4. Deux études de cas
Durant les trois mois
durant lesquels les observations ont été réalisées,
la classe mobile a été utilisée principalement en cours de
mathématiques et de français (deux disciplines travaillées
durant la formation proposée). Nous avons donc choisi de décrire
ici l’analyse d’une séquence de production
d’écrit et d’une séquence de calcul mental dans
lesquelles la classe mobile a été introduite afin
d’illustrer deux aspects de la démarche proposée : la
mise en évidence de schèmes (organisation invariante de
l’activité) et de l’organisation d’un système
d’instruments.
3.4.1. Production d’écrit
La séquence de
production d’écrit a été mise en œuvre dans une
classe de CM1; la classe était composée de 21 élèves
(10 filles, 11 garçons, âge moyen : 9 ans 4 mois).
L’enseignante en charge de la classe utilise très rarement les TIC
avec ses élèves.
La séquence observée avait un double objectif : travailler
la construction de phrases interrogatives et déclaratives puis construire
de façon collaborative de petits textes humoristiques en combinant des
questions écrites par un élève et les réponses
écrites par un autre élève.
L’enseignante avait déjà proposé la même
séquence l’année précédente avec une autre
classe dans une séance classique (sans ordinateur). La moitié des
élèves devait écrire 10 questions, l’autre
moitié 10 phrases déclaratives, puis en classe entière
questions et réponses étaient lues alternativement. Dans cette
séquence, elle a choisi de substituer le papier-crayon par le traitement
de texte « écrire » (adapté aux
enfants), en utilisant la connectivité entre ordinateurs pour partager
les fichiers et proposer une co-écriture. Ces attentes étaient les
suivantes : l’utilisation d’un traitement de texte doit
faciliter la production d’écrit pour des élèves qui
ont des difficultés à maitriser la scription et la gestion des
ratures et des brouillons. La connectivité entre ordinateurs doit
permettre de faciliter le partage de texte entre élèves et la
construction collaborative d’un texte commun.
L’enseignante avait prévu une séance de 45 mn pour
atteindre son objectif, mais le travail s’est finalement
déroulé durant deux séances (d’une durée de 35
mn et 50 mn). Elle a ensuite ajouté une troisième séance
(45 mn) avec la classe mobile en proposant un autre exercice sur le même
principe (partage des productions par deux entre élèves
après un travail individuel). Notre analyse a porté sur ces trois
séances à partir des 6 vidéos enregistrées (2 par
séance), et de leur transcription. Elle a été
comparée à une autre situation de production d’écrit
sans utilisation de la classe mobile réalisée durant la même
période (2 vidéos d’une durée de 35 mn et une
transcription).
3.4.1.1. Identification des différents pôles de
l’activité (objet, artefacts)
Activité de l’enseignante. A partir des vidéos et
de l’entretien avec l’enseignante, il ressort qu’elle poursuit
plusieurs buts généraux : mettre les élèves au
travail, réguler leur activité tout au long de la séance,
et les conduire à une plus grande maitrise de la langue française
(orthographe, syntaxe). Pour cela, elle alterne des activités
orientées soit vers le groupe classe, soit vers les élèves
individuellement. Elle consacre une grande partie de la séquence à
aider les élèves et à leur faire un retour sur leurs
productions. L’aide qu’elle apporte concerne d’une part la
maîtrise technique de l’outil et la présentation de ses
potentialités, et d’autre part une aide centrée sur
l’objet d’apprentissage, la maîtrise de la langue
(orthographe, syntaxe). Ces activités et les artefacts mobilisés
dans chacune d’elles sont résumés dans le tableau 1.
Tableau 1 :
Artefacts utilisés lors de la séquence de production
d’écrit
Activité des élèves. Les élèves,
pour leur part, se mettent rapidement en activité en cherchant à
rédiger des phrases interrogatives ou déclaratives sur
l’ordinateur. Ils font très souvent appel à
l’enseignante soit pour régler des difficultés techniques
(ouverture de l’application, utilisation de certaines
fonctionnalités du traitement de texte, connexion entre ordinateurs),
soit pour lui faire valider leurs phrases. Comme ils sont nombreux à la
solliciter, ils passent beaucoup de temps à attendre. Lorsque
l’enseignante leur fait un retour sur leur production (correction
orthographique ou syntaxique), les élèves révisent leur
production en s’aidant de documents (cahier de grammaire, dictionnaire) si
l’enseignante les y incite. Dans une deuxième phase, ils se
connectent par deux (en utilisant les fenêtres permettant de visualiser la
connectivité avec le voisinage) et échangent leurs questions et
réponses (via l’application « ecrire ») afin de
construire un texte commun. Certains groupes s’entre-aident pour corriger
leurs erreurs respectives. Une fois que les élèves ont construit
un dialogue à partir des questions et réponses qu’ils
avaient produites, ils peuvent passer à une autre activité.
3.4.1.2. Mise en évidence de l’organisation invariante de
l’action
Dans les séances de production d’écrit intégrant
la classe mobile comme dans la situation de référence, une
même activité est récurrente tout au long des séances
: l’enseignante fait un retour sur la production des élèves
puis ceux-ci révisent leur production. A partir des transcriptions, nous
avons cherché à mettre en évidence l’organisation
invariante de l’action dans cette activité à la fois dans la
situation de référence (production d’écrit sans
ordinateur) et dans l’activité instrumentée. Durant ces
séances, nous avons focalisé notre attention sur
l’activité de l’enseignant. Les vidéos dont nous
disposons permettent de caractériser le système
d’instruments de l’enseignant et les artéfacts
utilisés conjointement par l’enseignant et les
élèves ; ils ne permettent cependant pas de
caractériser l’ensemble du système d’instrument des
élèves.
Situation de référence. Dans la situation de
référence, lorsque les élèves doivent produire un
écrit sur papier, les retours sur les productions individuelles sont
très rapides. L’enseignante lit la production de
l’élève sur la feuille, et, si nécessaire, pointe et
souligne avec son stylo rouge les erreurs en signalant que quelque chose ne va
pas « ça tu me le remplaces, ça à
vérifier » ; elle peut demander à
l’élève de consulter les ressources à sa disposition,
son cahier de grammaire ou un dictionnaire (« il y a un certain
nombre d’erreurs donc je crois que tu as le droit au dictionnaire[...] et
pourquoi pas le cahier bleu [grammaire] ». Elle ne donne pas
d’autre indication supplémentaire. Suite à ces retours,
certains élèves consultent les ressources proposées,
d’autres cherchent à corriger par eux-mêmes leur production.
Séances incluant la classe mobile. Lorsque le traitement de
texte se substitue au papier crayon, l’activité de correction de
l’enseignante prend alors plus de temps. Après avoir lu la
production de l’élève sur écran, elle passe du temps
à faire comprendre à l’élève où est son
erreur. Le langage remplace alors le stylo rouge. Au cours des trois
séances, elle utilise différentes stratégies : donner
des indices à l’élève « il s’agit
peut-être d’un mot invariable », dire à haute
voix le mot concerné, ou pointer l’erreur sur l’écran.
Ensuite elle ouvre un dialogue avec l’élève pour lui faire
identifier la règle à utiliser pour corriger son erreur en lui
indiquant si besoin les ressources à utiliser (cahier de grammaire,
dictionnaire papier/dictionnaire en ligne), dans certains cas, elle consulte le
cahier avec l’élève pour l’aider à trouver son
erreur et à la réviser. Il est à noter qu’au cours
des deux séances, l’enseignante utilise plusieurs
stratégies, l’organisation de son action ne semble pas
stabilisée.
A l’issue de cet échange, les élèves
observés commencent par effacer la totalité du texte qu’ils
ont précédemment écrit et recommencent en s’aidant
des ressources désignées par l’enseignantes. Dans cette
situation, il n’y a pas de traces matérielles laissées par
l’échange oral, et les traces de la production
rédigée précédemment disparaissent également.
3.4.1.3. Place des ordinateurs portables dans le système
d’instruments
Dans ces
séances de production d’écrit, l’enseignante et les
élèves font tous deux appel à des artefacts
diversifiés (tableau, affichage, langage, ordinateur portable, cahier de
grammaire construit tout au long de l’année, dictionnaire).
L’enseignante les utilise afin de mettre les élèves au
travail, de réguler leur activité tout au long de la
séance, et de les conduire à une plus grande maitrise de la langue
française. Elle utilise le clavier et la souris de l’ordinateur
pour aider les élèves à se mettre en activité
(sélection de l’application, ouverture de fichier,
coopération) (médiation pragmatique), puis elle utilise
l’écran de l’ordinateur durant l’activité pour
prendre connaissance des productions des élèves.
Nous avons porté notre attention sur le système
d’instruments mobilisé dans une activité en particulier, la
révision du texte. Dans cette activité, on observe que
l’ordinateur portable et les applications qu’il met à
disposition se substituent progressivement à une partie des ressources
utilisées sans classe mobile. Ils se substituent d’abord à
la feuille et au crayon de l’élève, puis, lors de la seconde
séance, ils se substituent aussi au dictionnaire papier. Le dictionnaire
en ligne est alors perçu comme une ressource plus facilement accessible
et mobilisable. Néanmoins, l’ordinateur ne remplace pas tout le
système d’instruments de l’enseignant et des
élèves ; il s’intègre au système
d’instruments existant et aux ressources partagées par
l’enseignante et par les élèves (le langage, le cahier de
grammaire et le dictionnaire). En effet, le traitement de texte permet à
l’enseignante de prendre de l’information sur la production de
l’élève, mais ne lui permet pas d’inscrire
elle-même une trace relative aux erreurs qu’elle remarque. Les
interactions verbales entre enseignant et élève prennent alors une
place plus importante. Elles permettent d’aider
l’élève à repérer ses erreurs, et de lui
proposer une réflexion sur son travail. Le cahier de grammaire permet
également de supporter cette réflexion.
A l’issue de cette analyse, revenons sur les attentes de
l’enseignant : elle faisait l’hypothèse que
l’utilisation d’un traitement de texte et des ordinateurs
faciliterait la production d’écrit, la gestion des ratures et des
brouillons ainsi que le partage de texte entre élèves.
L’utilisation du traitement de texte ne semble pas poser de
difficultés aux élèves, il évite les ratures, mais
fait également disparaitre les brouillons, les traces
intermédiaires de la construction du texte. L’ordinateur facilite
bien l’échange entre élèves, la construction
d’un texte commun et les conduit à s’entre-aider pour
corriger leurs erreurs. Mais cet échange de fichiers via
l’ordinateur remplit un rôle très différent du partage
à l’oral qui suit la séance de production
d’écrit sur papier. Avec le partage de fichiers sur ordinateur, le
caractère ludique du partage lors de la lecture devant la classe
entière disparait. Une autre application telle qu’un wiki aurait
peut-être conduit à des résultats différents.
3.4.2. Calcul mental
La séquence observée a été mise en place dans une
classe de CM2 composée de 23 élèves (âge moyen : 10,5
ans). L’enseignant en charge de cette classe a choisi d’utiliser la
classe mobile dans une activité de calcul mental. Le calcul mental
était pratiqué tout au long de l’année tous les jours
pendant une dizaine de minutes à l’aide d’une feuille
d’exercice. Avec l’arrivée de la classe mobile, il a choisi
de substituer à cette feuille d’exercice le logiciel Tuxmath, un
jeu sérieux dédié au calcul mental afin
d’individualiser le travail proposé. Ce jeu propose
différents niveaux de difficulté, et génère des
opérations qui doivent être résolues en temps limité.
Le logiciel renvoie un feedback immédiat relatif aux réponses de
l’élève et au niveau atteint après chaque partie. Les
séances de calcul mental journalières sont ainsi remplacées
par deux séances de calcul mental avec Tuxmath (de 45 minutes) par
semaine.
L’enseignant observé dans cette étude de cas utilise
régulièrement un TNI, et les TIC en salle informatique ; il
avait déjà utilisé ce logiciel en aide personnalisée
et avait pu constater l’effet stimulant du logiciel sur l’engagement
des élèves dans la tâche, et la facilité à
différencier le niveau travaillé en fonction des besoins des
élèves.
Dans un premier temps, cinq séances de calcul mental sans ordinateur
ont été observées ; l’une d’entre elles a
été filmée et a été utilisée comme
situation de référence. Ensuite, après l’introduction
de la classe mobile, la séance de découverte de la classe mobile
ainsi que sept séances utilisant le logiciel Tuxmath ont
été observées et filmées ; un entretien
semi-directif et un entretien d’auto-confrontation ont
réalisés.
3.4.2.1. Déroulement de la séquence
Avec l’introduction du logiciel Tuxmath, l’enseignant a pu viser
de nouveaux objectifs : proposer un travail différencié et en
autonomie aux élèves en assurant un suivi personnalisé.
Après une séance de découverte du fonctionnement de
l’ordinateur et du logiciel Tuxmath à l’aide du TNI -
utilisé comme vidéoprojecteur pour faire une démonstration
des fonctionnalités de l’ordinateur - les séances suivantes
se sont toutes déroulées de façon identique, très
ritualisée. Le TNI n’y est plus utilisé ;
l’enseignant souhaite travailler sur la mémoire pour retrouver les
fonctions oubliées.
Activité de l’enseignant. Après le lancement de
l’activité et l’enrôlement des élèves
dans la tâche, l’enseignant passe toute la séance à
circuler entre les élèves pour vérifier leur avancement,
évaluer et valider le niveau de chacun ou gérer les
problèmes techniques qu’ils rencontrent. Ces problèmes,
présents lors des premières séances, ont rapidement
diminués, et l’enseignant a pu se concentrer davantage sur le
niveau des élèves. Il est à noter qu’un nouvel
artefact prend place dans l’activité de l’enseignant :
un tableau permettant de cocher le niveau atteint par chaque
élève. Celui-ci est utilisé de façon très
récurrente durant chaque séance.
Activité des élèves. Les élèves eux
apprennent très rapidement à ouvrir l’application, choisir
le niveau désigné par l’enseignant, et s’engagent
très rapidement dans l’activité. Tout au long de la
séance, ils sont très concentrés sur les calculs à
réaliser pour répondre en temps limité. Dans ce but ils
utilisent différentes techniques (calcul mental, référence
aux tables d’addition et de multiplication affichées au mur,
comptage sur leurs doigts, etc.). Une grande émulation est perceptible.
Une fois le niveau réalisé, ils lèvent la main, attendent
l’enseignant, puis commencent le niveau que l’enseignant leur
indique.
La comparaison avec la situation de référence (séance
journalière de calcul mental de 10 minutes) montre que la
possibilité de choisir le niveau, les contraintes temporelles et les
feedbacks renvoyés par le logiciel transforment à la fois les
objectifs de l’enseignant et des élèves (individualiser le
travail des élèves / répondre en temps limité) et
l’organisation de leur activité (Sort et al., 2013).
Par exemple l’activité d’évaluation des productions
des élèves ne consiste plus à vérifier la
validité des calculs des élèves, mais à
vérifier le niveau atteint par les élèves
d’après le feedback renvoyé par le logiciel. Ce gain de
temps favorise l’individualisation, mais ne permet plus
d’évaluer les techniques opératoires utilisées.
3.4.2.2. Organisation invariante de l’action et place de la classe
mobile dans le système d’instruments
Pour l’élève, Tuxmath se substitue à la feuille
d’exercice et semble en première analyse être le seul
instrument mobilisé par les élèves. Toutefois,
l’analyse de leurs stratégies de résolution montre
qu’ils mobilisent parfois d’autres ressources telles que leurs
doigts ou les tables affichées au mur de la classe pour résoudre
certaines opérations difficiles.
Dans cette séquence nous avons centré nos analyses sur
l’activité de l’enseignant. Deux objets de
l’activité de l’enseignant sont très récurrents
durant les différentes séances observées :
l’évaluation du niveau atteint par l’élève et
la validation du niveau, nécessaire pour passer au suivant. Ces deux
objets sont associés à une séquence d’action
invariante présente dans toutes les séances : prise
d’information sur l’écran de l’ordinateur de
l’élève évalué, validation en tapant sur la
touche entrée de l’ordinateur, remplissage du tableau, et
précision du niveau suivant (tableau 2).
Activité d’évaluation-validation |
Artefacts |
Langage |
Tableau |
Ecran |
Clavier |
lecture du feedback du logiciel |
|
|
X |
|
Valider la "mission" |
|
|
X |
X |
Compléter le tableau |
|
X |
|
|
niveau suivant |
X |
X |
X |
X |
Tableau 2 : artefacts impliqués dans
l’activité d’évaluation-validation
Pour l’enseignant, l’ordinateur portable s’est
substitué à la feuille d’exercice qu’il concevait
précédemment, et a transformé en profondeur son
activité. L’évaluation, qui était auparavant
réalisée pendant la préparation de la séance a
maintenant lieu durant la séance. Chacun des artefacts mobilisés
durant cette organisation invariante de l’action remplit une ou plusieurs
fonctions qui lui sont propres. L’écran de l’ordinateur
portable permet à l’enseignant une prise d’information sur le
niveau de l’élève (médiation
épistémique). Le clavier de l’ordinateur, permet de valider
le niveau réussi par l’élève, de signifier le passage
à un autre niveau et permet à l’élève de
savoir comment poursuivre. Peu d’échanges ont lieu avec
l’élève sur l’activité de calcul, mais de
nombreux échanges sont adressés à la classe entière
et jouent un rôle dans la régulation du climat de la classe.
Néanmoins, l’ordinateur ne remplit pas à lui seul les
fonctions nécessaires pour concilier les différents objectifs de
l’enseignant : proposer un travail différencié et en
autonomie aux élèves et réaliser une orchestration du
travail de l’ensemble des 25 élèves de sa classe. Pour
pouvoir suivre la progression en temps réel de l’ensemble des
élèves de sa classe afin d’orchestrer leur travail, il
construit un nouvel artefact en s’inspirant d’un tableau
utilisé en défi lecture, Celui-ci lui permet à tout instant
prendre connaissance du niveau atteint par un élève. Ce tableau
remplit les fonctions de mémoire externe pour l’enseignant
(médiation épistémique), d’outil de prise de
décision sur l’évolution du niveau de
l’élève (médiation pragmatique), et d’outil de
partage d’information entre les élèves lorsqu’il est
ensuite affiché sur le mur de la classe (médiation
interpersonnelle).
4. Discussion
Cet
article vise à décrire une démarche d’analyse de
l’activité inspirée de l’ergonomie et de
l’approche instrumentale (Rabardel, 1995) permettant d’analyser finement l’usage et l’appropriation
d’artefacts mobiles tactiles dans un cadre scolaire.
L’étude que nous avons présentée visait à
illustrer la mise en œuvre de cette démarche afin d’analyser
l’activité lors de différentes séquences
d’apprentissage instrumentée par des artefacts mobiles - des
ordinateurs ultraportables - et l’appropriation de ces artefacts par
l’enseignant et les élèves.
4.1. Stabilité des pratiques, modification de
l’activité
Comme dans d’autres études portant sur l’usage des
ordinateurs portables en classe dans l’enseignement secondaire (Khaneboubi, 2009) ; (Rinaudo et al., 2008),
il apparait dans cette étude que l’introduction de la classe mobile
semble peu modifier les pratiques des enseignants. Les séquences mises en
place consistent à reproduire des séquences déjà
faites, les logiciels utilisés sont déjà connus et
maitrisés par les enseignants. Néanmoins, la comparaison des
déroulements des séances avec et sans ordinateur montre que
l’introduction de la classe mobile modifie l’organisation des
séances (allongement de la durée des séances, disparition
de la mise en commun et de la phase de partage en production
d’écrit). Des observations similaires avaient déjà
été faites dans l’enseignement secondaire (Abboud-Blanchard et Chappet-Pariès, 2008) ; (Khanéboubi, 2009).
La classe mobile transforme également la nature même de
l’activité de l’enseignant et des élèves. Du
point de vue des élèves, comme on peut s’y attendre,
l’introduction des artéfacts mobiles favorise une individualisation
des activités proposées et, dans le second cas
présenté, un travail en autonomie. Du point de vue de
l’enseignant, certaines activités sont également
transformées. Par exemple lorsque le jeu Tuxmath est utilisé,
l’activité d’évaluation évolue, elle ne porte
plus sur les réponses des élèves et le diagnostic des
procédures de résolution utilisées mais uniquement sur la
réussite par les élèves d’un
« niveau » proposé par le logiciel. Par ailleurs,
l’utilisation de l’ordinateur est associée à une
réduction de la présence des traces écrites.
Il est à noter que, dans notre étude, c’est la
comparaison avec une situation de référence - une séance
appartenant à la même séquence réalisée sans
ordinateur – qui a permis de mettre en évidence une transformation
de l’organisation de la séance provoquée par
l’introduction de l’ordinateur. Pour la séquence de
production d’écrit, la séquence mise en place
l’année précédente a également
constitué une situation de référence permettant de
comprendre la transformation de l’activité induite par les
artéfacts mobiles utilisés. La comparaison avec une situation de
référence permet également de faire apparaitre
l’évolution des schèmes mobilisés dans une
activité donnée et associés à un
artéfact.
4.2. Genèse instrumentale
Afin d’analyser l’appropriation de ce dispositif par les
enseignants, nous avons mobilisé l’approche instrumentale. Dans
cette perspective, la description du processus d’appropriation passe par
la mise en évidence de différentes formes d’instrumentation
(association de schèmes, de nouvelles organisations invariantes de
l’action à l’artefact) et d’instrumentalisation
(adaptations de l’artefact par sujet), et de la façon dont ce
nouvel instrument trouve sa place dans le système d’instruments du
sujet.
Instrumentation. De notre point de vue, la séquence de
production est une bonne illustration de la façon dont
l’introduction de l’ordinateur et d’un logiciel - le
traitement de texte – fait évoluer les schèmes
d’action instrumentée de l’enseignante et des
élèves mobilisés dans l’activité de
révision. Du point de vue des élèves, nous avons pu
observer que le remplacement du cahier par le traitement de texte leur offrait
une facilité d’effacement qui les a souvent conduit à
supprimer leur production même pour corriger une erreur limitée
(ponctuation, erreur d’orthographe). Cette transformation pourrait avoir
des incidences sur l’apprentissage.
Pour l’enseignante, l’organisation invariante de l’action
de révision associée au stylo rouge et au cahier de
l’élève est remise en cause par l’introduction de
l’ordinateur. Contrairement au cahier, le traitement de texte ne fait pas
l’objet d’annotation (il est à noter que le traitement de
texte utilisé, simplifié pour les enfants, n’offre pas de
fonctionnalités de révisions). Dans les séances
instrumentées, l’organisation de son action de révision
devient très variable d’un élève à
l’autre. Au cours des trois séances qui ont eu lieu avec
l’application utilisée, il ne s’est pas dégagé
de formes invariantes de l’action de révision.
Dans la séquence de calcul mental, le schème de
« vérification-validation » de l’enseignant est
mis en place et stabilisé dès la première séance.
Cette organisation de l’action semble être une adaptation des
schèmes de vérification mis en place dans d’autres
activités adaptées à la présence de la classe
mobile.
Il est à noter que, en dehors de la séquence de calcul mental,
les ordinateurs et applications choisies ont été utilisés
durant un faible nombre de séances (deux à quatre séances).
On peut donc s’interroger sur la possibilité pour chacun de
construire des schèmes d’actions stabilisés pendant un temps
d’utilisation si court.
Sur le plan méthodologique, notons que, contrairement à la
didactique professionnelle, nous n’avons pas cherché à
mettre en évidence la composante cognitive du schème (les
invariants opératoires) ou les représentations mentales
organisatrices de l’action (concepts pragmatiques).
Instrumentalisation. Durant la durée de l’étude,
au vu des applications choisies et de l’utilisation qui en est faite, il
est difficile de mettre en évidence une instrumentalisation. Du point de
vue de l’ordinateur considéré en tant qu’artefact
mobile, la caractéristique mobile facilite la mise en place des
séances, mais entre peu en ligne de compte au cours de
l’activité. Elle permet néanmoins aux élèves
de s’entre-aider plus facilement en déplaçant
l’ordinateur. Concernant les applications choisies
l’instrumentalisation peut être considérée comme un
appauvrissement plutôt que comme un enrichissement. Du point de vue de
l’enseignant, l’application est essentiellement utilisée pour
prendre de l’information sur la production de
l’élève ; les parties de l’artefact
mobilisées sont très limitées. Du point de vue de
l’élève, pour le logiciel Tuxmaths, l’application,
très simple, est utilisée telle qu’elle. Pour le traitement
de texte, les fonctionnalités de l’application mobilisées
sont limitées, le traitement de texte est le plus souvent utilisé
comme une machine à écrire.
Transformation du système d’instruments. Dans la
séquence de production d’écrit, on observe une substitution
progressive de l’ordinateur et de ses différentes applications
à différentes ressources précédemment
utilisées, et une complémentarité avec des ressources
existantes, constituées par la classe au cours de l’année
(cahier de grammaire, affichages), et plus difficilement substituables. Pour
cette activité, l’instrument pivot semble être
l’ordinateur.
Dans la séquence de calcul mental, l'introduction de la classe mobile
conduit l’enseignant à construire une nouvelle ressource
complémentaire de la classe mobile. Celle-ci ne remplit pas toutes les
fonctions nécessaires à l'enseignant pour concilier un travail en
autonomie des élèves, un suivi personnalisé de leur
progression et une orchestration de tous les apprenants dans la classe. Un
nouvel artefact (tableau de suivi des élèves), conçu sur le
modèle d’artefacts déjà utilisés est donc
introduit pour assurer ces fonctions. Pour l’enseignant, ce tableau semble
être l’instrument pivot de l’activité de validation. Il
est à noter que dans cette séquence, le TNI n’est pas
introduit dans le système d’instrument de l’enseignant
au-delà de la séance de découverte du logiciel, où
il est utilisé pour présenter l’interface. Il
n’était pas davantage utilisé dans les séances de
calcul mental papier-crayon. En géométrie, en revanche, il est
davantage utilisé pour faire découvrir aux élèves
les fonctionnalités de l’application Arttortue (tortue logo).
4.3. Limites de l’étude
Dans cette étude, durant les observations, nous avons
privilégié l’observation de l’activité de
l’enseignant. Celle-ci semble en effet avoir un impact important sur
l’appropriation de TIC par les élèves. Néanmoins
cette focalisation initiale n’a pas permis d’avoir suffisamment
d’observables pour caractériser finement le déroulement de
l’activité des élèves ou la co-activité entre
enseignant et élèves (la façon dont l’activité
de chacun s’organise en direction d’un objet commun).. En effet,
contrairement au projet POGO, l’activité des élèves
est non pas collective, mais fortement individualisée. L’analyse de
l’activité des élèves doit donc passer par une
observation de l’activité de quelques élèves
individuellement pendant tout le déroulement d’une activité
alors que l’activité de l’enseignant est partagée
entre les différents élèves de la classe.
Par ailleurs, l’appropriation est un processus qui s’installe
dans la durée. Notre étude, réalisée durant les
premiers mois d’utilisation des artefacts mobiles en classe porte donc
uniquement sur la première phase d’appropriation, la
découverte de ces artefacts, de leurs potentialités, et des
contraintes associées. Nous n’avons pas présenté ici
les ressources et contraintes apportées, nous nous sommes
focalisées uniquement sur la mise en évidence de la genèse
instrumentale, l’évolution des schèmes d’action, et la
place prise par les ordinateurs dans le système d’instrument
existant. Par ailleurs, la mise en évidence de schèmes et donc
d’une organisation invariante de l’action nécessite
l’analyse d’activité qui se répètent ce qui
constitue une contrainte forte pour ce type d’analyse.
Afin de mieux comprendre ce processus d’appropriation et la
genèse instrumentale dans la durée, il est important de poursuivre
cette étude sur un temps long en suivant les mêmes enseignants.
L’étude présentée ici s’est poursuivie dans la
même école durant l’année 2012-2013, en focalisant les
observations d’une part sur l’activité de l’enseignant
et d’autre part sur l’activité de quelques
élèves. La comparaison entre les analyses réalisées
en 2012, et celles faites à partir des données obtenues à
différentes périodes de l’année vont permettre de
mettre en évidence l’évolution de l’appropriation au
cours dans temps. Les analyses sont actuellement en cours.
5. Conclusion
A travers cette contribution, nous avons voulu
mettre en évidence l’intérêt de l’approche
instrumentale pour mieux comprendre les usages et le processus
d’appropriation des artefacts tactiles mobiles en situation scolaire.
Notons que l’étude présentée pour illustrer cette
approche porte sur des artefacts mobiles (ultraportables) et non tactiles,
néanmoins ces artefacts sont utilisés dans un contexte identique
et ont certaines propriétés communes avec les artefacts mobiles
tactiles. Une étude mobilisant cette approche pour analyser l’usage
de tablettes tactiles est actuellement en cours.
Du point de vue de la théorie de l’activité il est
important de ne pas se focaliser uniquement sur les interactions entre
l’utilisateur et l’interface mais de prendre également en
compte l’activité vers laquelle les acteurs orientent leurs actions
au sein d’un environnement offrant des contraintes et ressources
variées. Le concept de système d’instruments permet de
considérer l’usage de l’artefact dans cet environnement.
L’analyse des systèmes d’instruments dans les études
de cas décrites montre ainsi que si l’artéfact se substitue
à certains instruments de l’enseignant et des élèves,
il est loin de remplacer l’ensemble des ressources qu’ils mobilisent
dans l’activité ; au sein de ce système une
complémentarité s’installe. L’analyse de la
genèse instrumentale des instruments qui constituent ce système
vient éclairer le processus d’appropriation. Dans la
première phase du processus d’appropriation, l’organisation
de l’action peut être changeante. Il est donc important
d’étudier ce processus dans la durée. Une étude
mobilisant cette approche pour analyser les usages des tablettes tactiles en
classe à l’école primaire débute actuellement.
Remerciements
Ce
projet a été financé par l'université Paris 8
(projet Programme d'aide à la recherche innovante "ergonomie pour
l'enfant") et s’inscrit dans un projet PICRI financé par la
région île de France. Les auteurs tiennent à remercier pour
leur soutien OLPC France, Lyonness child and family, la circonscription et
l'école qui nous ont accueillies, ainsi que les enseignants et les
enfants.
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À
propos des auteurs
Sandra
NOGRY est Maître de Confèrence en Psychologie des apprentissages et
membre de l’équipe Compréhension, Raisonnement et
Acquisition de Connaissances (laboratoire Paragraphe, Université de
Cergy-Pontoise) Ces recherches portent sur l’usage et
l’appropriation des technologies support aux apprentissages à
l’école primaire.
Adresse : Laboratoire Paragraphe –
site universitaire de Gennevilliers - Avenue Marcel Paul - Z.A.C. des
Barbanniers - 92230 Gennevilliers
Courriel : sandra.nogry@u-cergy.fr
Françoise DECORTIS est Professeur en ergonomie,
responsable de l’équipe Conception, Créativité,
Compétences et Usages (C3U) rattachée au laboratoire Paragraphe,
Université Paris 8). Ces recherches portent sur la conception de
technologies adaptées aux enfants. Elle a notamment participé au
projet POGO, projet qui visait à développer des interfaces
tangibles destinées à développer les habiletés
narratives chez les jeunes enfants.
Adresse : Laboratoire Paragraphe,
Université Paris 8 - 2 rue de la Liberté - 93526 Saint-Denis
cedex
Courriel : francoise.decortis@univ-paris8.fr
Carine SORT est Professeure agrégée en
mathématiques, formatrice à l’ESPé de
l’académie de Versailles, titulaire d’un master recherche en
sciences de l’éducation de l’université Cergy-Pontoise
et membre associée au laboratoire Paragraphe.
Adresse : Laboratoire Paragraphe –
site universitaire de Gennevilliers - Avenue Marcel Paul - Z.A.C. des
Barbanniers - 92230 Gennevilliers
Courriel : carine.sort@u-cergy.fr
Stéphanie HEURTIER est professeure des écoles dans les
hauts de Seine et titulaire d’un master recherche en sciences de
l’éducation de l’université Cergy-Pontoise.
1 La pratique
« correspond à un champ d’activité humaine
définie par des procédés des conduites propres à une
personne ou à un groupe professionnel marqué par une culture, une
idéologie, des techniques » (Vinatier et Pastré, 2007)
2 Les réseaux éclair
créés en 2012 s’inscrivent dans les politiques
d’éducation prioritaire visant à réduire les effets
des inégalités sur la réussite scolaire. http://www.education.gouv.fr/cid52765/le-programme-eclair-pour-les-ecoles-colleges-et-lycees.html
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