Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 20, 2013
Article de recherche

Numéro Spécial ATAME

Apports de la théorie instrumentale à l’étude des usages et de l’appropriation des artefacts mobiles tactiles à l’école

Sandra NOGRY (Paragraphe, Université Cergy-Pontoise), Françoise DECORTIS (Paragraphe, Université Paris 8) Carine SORT, Stéphanie HEURTIER (Université Cergy-Pontoise)

RÉSUMÉ : Cet article vise à mettre en évidence l’intérêt de l’approche instrumentale pour étudier les usages et l’appropriation des artefacts tactiles mobiles. Cette démarche issue de la psychologie ergonomique et de la théorie de l’activité propose d’analyser l’activité de l’enseignant et des élèves dans une perspective systémique afin de comprendre comment ces nouveaux artefacts s’intègrent en classe : quelles modifications de l’activité de l’enseignant et des élèves ils provoquent, comment s’opère le processus de genèse instrumentale, quelle place ils prennent au sein des ressources utilisées par l’enseignant, et comment ils transforment leurs systèmes d’instruments. Cette démarche est ici illustrée par une étude portant sur l’appropriation d’une classe mobile composée d’ordinateurs portables à l’école élémentaire dans deux séquences en mathématiques et en français.

MOTS CLÉS : théories de l’activité, appropriation, genèse instrumentale, systèmes d'instruments, classe mobile

ABSTRACT : The aim of this paper is to highlight the interest of the instrumental theory to study the use and the appropriation of mobile and tactile artefacts in class. Inspired by activity-centered ergonomics, this approach allows to analyze the activity of teacher and students in a systemic perspective. It aims to understand how these new artefacts are integrated in class: what changes in the teacher’s and students’ activity are produced by these new artefacts, how the process of instrumental genesis takes place, what place they take within the resources used by the teacher, and how these artefact transform their instrument systems. This approach is illustrated by a study of the appropriation of laptops at elementary school; two sequences in mathematics and French are analyzed.

KEYWORDS : Appropriation, Activity theory, Instrumental genesis approach, instrument system, share cart of laptops

A l’heure où les artefacts tactiles mobiles sont de plus en plus présents en milieu scolaire, notamment à travers la mise à disposition de tablettes tactiles dans les établissements, il est important de comprendre le processus d’appropriation de ces dispositifs et les usages pédagogiques qui peuvent en être faits. Cette contribution vise à mettre en évidence l’intérêt de l’approche instrumentale - développée et mobilisée dans le champ de l’ergonomie – pour étudier les usages et l’appropriation d’artefacts tactiles et mobiles utilisés en classe.

Dans la perspective de l’ergonomie de langue française (Leplat, 2000) ; (Falzon, 2004), l’analyse des interactions offertes par les interfaces mises à disposition ne suffit pas à comprendre les usages ou le processus d’appropriation d’une technologie. En effet, les usages sont fortement dépendants des situations dans lesquelles la technologie est utilisée, des pratiques sociales et des activités réalisées par les utilisateurs. Par ailleurs, le processus d’appropriation s’inscrit dans une durée longue au cours de laquelle l’utilisateur transforme sa pratique, fait évoluer ses compétences, mais ajuste également la technologie à son activité en fonction de ses besoins. La démarche ergonomique et l’approche instrumentale développée par Pierre Rabardel (Rabardel, 1995) offre un cadre d’analyse pour décrire finement ce processus dans la durée.

Cette démarche a été mobilisée au sein du laboratoire Paragraphe dans différents projets visant à concevoir et à analyser les usages de technologies tangibles, mobiles, et tactiles à visée éducative en situation d’éducation formelle et informelle (Decortis, 2008) ; (Decortis, 2013) ; (Bationo-Tillon et al., 2010). En nous y référant, nous mettrons en évidence les caractéristiques de cette approche ainsi que sa pertinence pour l’étude de l’appropriation d’artefacts tactiles et mobiles en classe. La mise en œuvre de cette démarche sera plus particulièrement illustrée à travers la description de la méthode utilisée dans le projet « classe mobile », qui porte sur l’appropriation d’artefacts mobiles en classe à l’école primaire. Son intérêt pour l’étude des artefacts tactiles mobiles sera ensuite discuté.

1. Usages et appropriation des artefacts mobiles /tactiles en classe

Depuis peu les artefacts mobiles tactiles ont été introduits dans les classes comme supports pédagogiques pour les élèves. Les tablettes tactiles sont notamment de plus en plus présentes dans les classes. On trouve encore peu d'études sur leurs usages dans l'enseignement primaire et secondaire (Murray et Olcese, 2011) ; (Villemonteix et Khaneboubi, 2012). On dispose en revanche d’un plus grand nombre d’études sur les usages d’artefacts mobiles conçus « pour permettre aux enfants de se déplacer et de faire coïncider différents espaces physiques, numériques et communicatifs » (Druin, 2009) p. 5, tels que les téléphones portables, les consoles de jeu portatives ou les ultra-portables. En situation scolaire, les ordinateurs portables sont les plus présents, et font l’objet d’une littérature dense.

Si ces artefacts n’offrent pas les mêmes formes d’interactions tactiles que les tablettes, ils offrent néanmoins les mêmes classes de logiciels : des jeux, des outils de production de documents multimédias, et des outils de communication instantanée ou asynchrone, de recherche d'information (contrairement à certaines tablettes, ils offrent également des outils de sauvegarde). Par ailleurs, les programmes de distribution d’ordinateurs portables dans les établissements scolaires prennent des formes similaires aux programmes de mise à disposition de tablettes : mise à disposition d’un dispositif par élève, ou d’une « classe mobile » c’est-à-dire d’un ensemble d’artefact mobiles partageable entre plusieurs classes.

Au vu de ces points communs, les études portant sur les usages de ces technologies en classe peuvent offrir un certain nombre de repères et de points de comparaison utiles pour l’étude de l’usage des artefacts mobiles tactiles, et en particulier des tablettes tactiles en classe. Depuis plus de dix ans, des programmes de dotation en ordinateurs portables se sont progressivement multipliés aussi bien en Amérique du Nord (Zucker et Light, 2009) ; (Karsenti et Collin, 2011) qu'en France (Jaillet, 2004) ; (Rinaudo et al., 2008) ; (Khanéboubi, 2010) ou dans certains pays du sud dans le cadre des projets OLPC ou Intel classmate (Zucker et Light, 2009) ; (Krammer et al., 2009). Ces programmes ont une visée pédagogique, mais aussi sociale et économique. De nombreuses études ont été réalisées afin d’évaluer l’impact de ces programmes de déploiement sur l’attitude et les apprentissages des élèves : les programmes de déploiement d’ordinateurs portables contribueraient à un plus fort engagement des élèves dans les activités proposées et au développement de la « litéracie numérique ». Ils auraient également des effets positifs sur les habiletés d’écriture (Karsenti et Collin, 2011) ; (Warschauer, 2008) ; (Zucker et Light, 2009).

Nous nous intéressons plus particulièrement ici aux usages et au processus d’appropriation de ces technologies. L’usage est en général distingué de l’utilisation. L’utilisation est souvent envisagée comme « action occasionnelle et individuelle ; elle renvoie aux aspects manipulatoires de l’outil » (Rinaudo, 2012). L’usage renvoie souvent à des utilisations stabilisées qui se manifestent avec [...] récurrence sous la forme d’habitudes intégrées dans la quotidienneté selon Lacroix (1993), cité par (Rinaudo, 2012). Le concept d’usage intègre souvent une dimension sociale : l’usage se caractérise « par l’existence de groupes d’usagers ayant conscience d’appartenir à une communauté, [...] créant des schèmes d’action dont certains viennent à être légitimés par le groupe et à être transmis à d’autres » (Baron et Bruillard, 2006), p. 269. Dans les études existantes, le terme usage renvoie principalement à des utilisations considérées comme stabilisées.

L’analyse des usages de ces technologies en milieu scolaire est réalisée soit à partir d’études de cas (observations et entretiens réalisés dans différents projets), soit par la mise en place de questionnaires réalisés sur de larges échantillons. Les études réalisées dans le second degré montrent que leur utilisation est globalement peu fréquente en classe, cette fréquence étant très variable selon les disciplines (Karsenti et Collin, 2011) ; (Khaneboubi, 2009). Au Canada (Karsenti et Collin, 2011), les usages les plus fréquents en classe semblent être la recherche d’information (internet, wikipedia), l’écriture à l’aide d’éditeurs de texte, la réalisation de documents multimédias ou de présentations. Les usages sont différents selon les disciplines (Khaneboubi, 2009), ils sont peu fréquents et peu risqués dans les disciplines pour lesquelles les enjeux sont considérés comme les plus importants (mathématiques, sciences physiques). En mathématiques par exemple, on observe l’utilisation de logiciels de géométrie dynamique ou d’exerciseurs utilisés pour assurer une fonction d’évaluation.

Dans les études portant sur l’usage des tablettes en classe, les observations sont assez proches des études décrites plus haut : les tablettes sont principalement utilisées pour réaliser des recherches documentaires ou pour des exercices d’entrainement avec des exerciseurs (Villemonteix et Khaneboubi, 2012).

Dans ces différentes études, le caractère mobile des ordinateurs portables ne semble pas avoir d’influence sur les usages ; il est cependant à noter que ces études ne portent pas spécifiquement sur l’usage d’ultraportables. Dans le projet OLPC, l’ordinateur disponible est lui un ultra portable particulièrement robuste et mobile conçu pour les enfants. Toutefois les enquêtes réalisées à grande échelle - notamment en Uruguay – mettent en évidence des usages semblables à ceux décrits par Karsenti et Collin (Karsenti et Collin, 2011) : les usages principaux sont la recherche d’information et l’utilisation d’éditeurs de textes. Des observations réalisées durant un projet pilote mettent davantage en évidence l’intérêt du caractère mobile de ces artefacts, notamment à travers la description d’usages relatifs à de la collecte de données en dehors de la classe (photos, sons, vidéos, etc.), utilisées ensuite en cours (Flores et Hourcade, 2009).

Ainsi, il apparait que seuls certains enseignants mettent en place un usage régulier des ordinateurs portables en classe, et un petit nombre en font un usage innovant. Les usages des ordinateurs décrits dans les différentes études semblent majoritairement s’inscrire dans des pratiques1 pédagogiques existantes, par exemple pour faciliter la recherche documentaire, taper un document au propre ou faciliter l’évaluation (Rinaudo et al., 2008) ; (Khaneboubi, 2009). Néanmoins, si l’introduction d’une technologie en classe ne suffit pas pour transformer les pratiques (Ertmer, 1999), elle a un effet sur l’organisation du travail en classe (Khaneboubi, 2009). Pour certains enseignants, l’ordinateur « fait écran » avec le professeur. Les élèves sont plus centrés sur l’ordinateur et moins sur ce qui se passe ou se dit dans la classe, ce qui engendre une participation orale moindre.

A l’issue de cette revue, nous constatons que la plupart des études sur les usages décrivent les applications les plus utilisées sans interroger les contextes d’utilisation et leur finalité ; elles ne portent pas non plus sur les schèmes d’action socialement partagés associés à ces usages. La mise en évidence de ce qui caractérise ces usages passe par la réalisation d’analyses fondées sur des observations extensives et systématiques, peu nombreuses dans la littérature. Lorsque des observations sont présentées, celles-ci sont le plus souvent conduites sur des durées très courtes (quelques jours). Or l’appropriation d’une technologie nouvelle est un processus lent et progressif et les usages évoluent au cours du temps. Les méthodes les plus fréquemment étudiées ne permettent donc pas de comprendre le processus d’appropriation, la façon dont ces dispositifs techniques sont progressivement adoptés et dont leurs usages évoluent au cours du temps.

2. Etude de l’appropriation : intérêt de l’approche instrumentale

L’appropriation a fait l’objet de différentes études dans le domaine de la sociologie des usages. Le concept d’appropriation renvoie au « processus d’intériorisation progressive des compétences techniques et cognitives à l’œuvre chez les individus et les groupes qui manient quotidiennement une technologie » (Proulx, 2005), p. 9 ; il est également défini comme une « acquisition du sens et de la familiarité de l’artefact au cours de l’apprentissage » (Haué, 2004), p. 178. Selon Millerand (Millerand, 2002), p. 199 « le processus d’appropriation ne peut être appréhendé qu’en tant qu’activité et ne peut être saisi que dans le cadre d’un processus temporel continu durant lequel l’usager choisit ou redéfinit les fonctionnalités du dispositif pour donner un sens à son usage. » Le processus d’appropriation d’une nouvelle technologie est un processus lent durant lequel l’utilisateur développe de nouvelles compétences, mais ajuste aussi l’artefact lui-même afin de lui donner du sens.

L’approche instrumentale (Rabardel, 1995) offre un cadre conceptuel pertinent pour étudier la façon dont l’introduction d’une technologie induit à la fois une transformation de l’activité de l’utilisateur, et une adaptation de la technologie elle-même pour répondre aux besoins de l’utilisateur. Cette approche s’inscrit dans le champ des théories de l’activité.

2.1. Les théories de l’activité

Les théories de l’activité se sont développées en URSS à partir des études conduites par les plus influents psychologues russes : Vygotski, Rubinstein, Leontiev, puis dans le champ de l'ergonomie par Lomov et ses successeurs voir (Daniellou et Rabardel, 2005) pour une synthèse. Dans cette perspective, l’activité est au cœur du développement de l’individu, de sa pensée, de sa conscience. L’activité est ce qui est fait, ce qui est mis en jeu par le sujet pour réaliser l’objectif qu’il se fixe dans une situation donnée. Elle ne se réduit pas au comportement, elle inclut l’activité intellectuelle, ainsi que les discours sur l’action, les interactions avec autrui (Falzon, 2004). Elle est toujours singulière, finalisée et médiatisée (Daniellou et Rabardel, 2005). L’activité est singulière, toujours unique et dépendante de l’expérience des individus/personnes et des caractéristiques des situations. L’activité est finalisée, orientée vers un objet, un but à atteindre. La relation entre le sujet et l’objet de son activité est médiatisée par des objets techniques, des schèmes et les caractéristiques de l’organisation (règles collectives, etc.).

Depuis ces travaux fondateurs, différentes communautés ont fait évoluer ces concepts. Nous nous référons plus particulièrement ici à la théorie de l’activité telle qu’elle a été développée en France par l’Ergonomie de langue française cf. (Falzon, 2004), à partir de l’activité en situation professionnelle puis en conception. Une approche systémique de l’activité y est proposée, celle-ci passe par l’analyse des déterminants de l’activité, du processus et de ses effets. Dans le domaine de l’éducation, ce cadre théorique a notamment été mobilisé pour analyser l’activité des enseignants, voir par exemple (Rogalski, 2003) ; (Goigoux, 2007) ou pour analyser l’activité des élèves utilisant des environnements informatiques voir par exemple (Trouche, 2004) ; (Haspekian et Artigue, 2007).

2.2. Analyse de l’activité de l’enseignant

L’activité de l’enseignant a fait l’objet de nombreux travaux en didactique professionnelle et en ergonomie. Selon Amigue (Amigue, 2003), l’objet de l’activité des enseignants consiste à construire un milieu de travail pour faire agir les élèves ; L’enseignant a également une « visée de transformation » des élèves (Roglaski, 2003). Son activité est structurée par des prescriptions, des outils, des règles, des valeurs, des partenaires, etc. Elle est le résultat d’un compromis à trouver entre les objectifs didactiques et pédagogiques des enseignants, leurs propres buts subjectifs, ainsi que les contraintes et les ressources de leur milieu de travail (Goigoux, 2007).

Un modèle de l’activité de l’enseignant (Goigoux, 2007) a été proposé afin d’analyser, celle-ci dans une perspective systémique. Ce modèle tient compte des multiples facteurs déterminant l’activité ainsi que de ses multiples finalités. L’activité de l’enseignant est en effet dirigée dans plusieurs directions : vers les élèves, vers les autres acteurs de la scène scolaire et vers l’enseignant lui-même.

Figure 1 • Modèle de l’activité de l’enseignant (Goigoux, 2007)

L’analyse de l’activité de l’enseignant passe d’abord par l’analyse des tâches qu’il doit réaliser. Dans le métier d’enseignant, la tâche prescrite est très générale, de nombreuses compétences mobilisées sont acquises dans la pratique ; l’enseignant est donc amené à redéfinir lui-même sa tâche. La tâche redéfinie comporte une représentation du but visé par l’enseignant, les contraintes et les ressources dont il dispose pour agir, ainsi que les critères et les degrés de réussite qu’il prend en considération. Les temporalités dans lesquelles se déploie l’activité de l’enseignant sont très variées, elles peuvent se déployer à court terme (ex. gestion d’une heure de classe), moyen terme (ex. mise en place d’une progression) ou à long terme (ex. évaluation de fin de cycle) (Rogalski, 2003). A court terme, l’activité se construit entre l’enseignant et un groupe classe ; dans ce cadre, l’enseignant opérationnalise et réorganise les éléments issus des multiples prescriptions. Son activité peut être orientée vers un élève individuellement, mais aussi vers le groupe-classe parfois considéré comme un « apprenant collectif » (Rogalski, 2003). Elle met en jeu de multiples ressources matérielles (tableau, livres, affichages), organisationnelles (organisation de l’espace, règles, etc.), ou symboliques (langage, représentations schématiques ou graphiques, etc.) ; le langage et les interactions verbales sont des ressources souvent mobilisées. Le réel de l'activité est également ce qui ne se fait pas, ce que l'on cherche à faire sans y parvenir, ce que l'on aurait voulu faire : les activités suspendues, contrariées ou empêchées (Clot, 1999). Ce modèle peut être considéré comme cyclique car les effets produits peuvent avoir une rétroaction sur les déterminants, et cela à plus ou moins long terme dans l’activité de l’enseignant.

Aux déterminants de l’activité de l’enseignant mis en évidence par Goigoux, il faut ajouter un ensemble de facteurs externes et internes qui influencent plus spécifiquement l’utilisation des TIC en classe, voir par exemple (Cuban, 2003) ; (Karsenti, 2007) ; (Beziat et Villemonteix, 2012). Du point de vue des facteurs externes, l’environnement matériel et numérique joue bien sûr un rôle important, mais ne suffit pas. L’environnement institutionnel (programmes scolaires, préconisations, etc.), tout comme l’environnement social (soutien de la hiérarchie, appartenance à une communauté de pratique, ou à une équipe dynamique) sont également des facteurs qui ont une forte incidence sur l’utilisation ou la non-utilisation des technologies informatisées en classe. Des facteurs internes, tels que l’expérience professionnelle, la nature des pratiques des enseignants en classe, la maîtrise de certains gestes professionnels relatifs à l’organisation et la gestion de la classe (Khanéboubi, 2009), la motivation, le sentiment de compétence techno-pédagogique, ou l’anxiété vis-à-vis de l’utilisation de l’ordinateur jouent également un rôle important (Karsenti, 2007).

Les études conduites en référence aux théories de l’activité ont permis de bien documenter l’activité professionnelle de l’enseignant, principalement dans l’enseignement secondaire. Les études conduites avec ce cadre théorique sur l’activité des élèves sont moins nombreuses.

2.3. Vers un modèle de l’activité de l’enseignant et des élèves

L’activité de l’enseignant est pour partie dirigée vers l’activité des élèves. De plus, les enseignants et les élèves partagent certains objets de l’activité, partagent des ressources, et réalisent des actions conjointes. La réalisation d’une véritable analyse systémique de l’activité passe donc par une compréhension de l’articulation entre activité de l’enseignant et activité des élèves.

C’est le parti pris dans le projet POGO (Decortis et al., 2003) L’objectif de ce projet était d’analyser les processus de construction collective d’histoires chez les enfants de six à huit ans en vue de concevoir des technologies adaptées à cette activité. Dans ce but, une analyse systémique de l’activité de production de récits en classe a été conduite ; cette analyse portait à la fois sur l’activité des enseignants et des élèves. Elle a permis de préciser l’objectif de chacun à chaque étape de l’activité, ainsi que la nature de leur activité et les ressources mobilisées (figure 2).

Figure 2 •modèle d’une activité narrative en classe (Decortis, 2008)

A partir de cette analyse, et de différentes interactions avec les enseignants et les designers participant au projet un modèle de l’activité narrative en situation pédagogique a été construit (figure 3) (Decortis, 2008) ; (Decortis, 2013).

Figure 3 • Modèle de l’activité narrative (NAM) (Decortis, 2013)

Dans la perspective d’une analyse de l’activité comme support à une transformation future, ce modèle a été un support aux échanges entre enseignants, ergonomes et designers en charge de la conception de technologies supports aux activités narratives. Il a également permis de produire différents scénarios d’usage des technologies proposées par les designers. Ces scénarios ont été testés en classe. Ce processus a ensuite été reproduit de façon itérative au cours du projet.

Un tel modèle de l’activité de référence peut être également mobilisé afin d’analyser les transformations de l’activité provoquées par l’introduction des technologies. La mise en perspective de l’activité instrumentée avec ce modèle peut conduire à mettre en évidence les dimensions de l’activité « empêchées »/contrariées par l’artefact ainsi que les dimensions de l’activité enrichies par ce dispositif. Par exemple, dans le projet GAMME (Bationo-Tillon et al., 2010), l’introduction de guides de visite muséale tactiles mobiles est analysée dans cette perspective. La comparaison de l’activité instrumentée par cet outil et du modèle de l’activité de rencontre avec une œuvre d’art montre que l’artefact tactile mobile « empêche » l’activité sensitive : il réduit beaucoup le rapport sensible à l’œuvre (l’émergence de sensations, l’évocation de situations personnelles). En revanche il facilite d’autres dimensions de l’activité telles que l’analyse de l’œuvre ou la mise en relation avec d’autres œuvres.

Dans ces deux projets, cette analyse de l’activité instrumentée par comparaison à une situation de référence est réalisée en mobilisant les concepts propres à l’approche instrumentale proposée par Pierre Rabardel (Rabardel, 1995).

2.4. L’approche instrumentale

L’approche instrumentale (Rabardel, 1995) est ancrée dans les théories de l’activité : l’homme est entouré d’artefacts et de technologies culturellement constitués qu’il peut mobiliser au cours de son activité afin d’atteindre son objectif, d’agir sur l’objet de son activité. Lorsque ces artefacts jouent le rôle de médiateur entre le sujet et l’objet ils deviennent alors des instruments.

2.4.1. L’instrument, une entité mixte

Un objet technique n’est pas d’emblée un instrument, c’est d’abord un artefact. Il n’est qu’une proposition qui sera développée ou non par un utilisateur ; il deviendra instrument lorsqu’il sera transformé dans l’activité par son utilisateur en fonction d’un usage construit par celui-ci. L’artefact associé au geste qui le rend efficace constitue l’instrument. A travers l’usage se constitue progressivement une organisation invariante de l’action, un schème (Rabardel, 1995).

Dans cette perspective, l’instrument est défini comme une entité mixte, il est constitué :

- d’un artefact matériel ou symbolique produit par l’utilisateur ou par d’autres ;

- d’un ou des schèmes (Vergnaud, 1990) associés. Un schème peut être considéré comme la composante psychologique du geste.

L'instrument peut avoir différentes fonctions et constituer un médiateur dans différents types de relations et de directions : vers l’objet de l’activité, vers soi et vers les autres (Rabardel, 1995), p 16. L'instrument comme médiateur de la relation entre sujet et objet de l'activité peut permettre de transformer cet objet (médiation pragmatique) ou de construire des connaissances sur celui-ci (médiation épistémique). L’instrument peut par ailleurs permettre de réguler l'activité propre de la personne (médiation réflexive), ou de supporter la communication et la collaboration entre les acteurs de l'activité (médiation interpersonnelle).

2.4.2. Genèse instrumentale

La « genèse instrumentale » (Rabardel, 1995) est le processus par lequel un artefact matériel devient progressivement un instrument. Cette genèse associe simultanément deux processus, deux formes de transformations différentes, l’instrumentalisation et l'instrumentation :

- l’instrumentalisation renvoie au mouvement d'ajustement de l'artefact par l’utilisateur. Pour atteindre son objectif, celui-ci lui attribue de nouvelles propriétés en agissant sur sa structure et sur son fonctionnement. L’instrumentation peut être envisagé comme un processus de différenciation des artefacts (Trouche, 2002), portant à la fois sur leur contenus (fichiers, logiciels installés dans les ordinateurs), et « sur les parties de l’artefact mobilisés par le sujet.[...] L’instrumentalisation peut ainsi conduire soit à un enrichissement de l’artefact, soit à un appauvrissement de celui-ci. » (Trouche, 2002), p. 193. L’ordinateur peut être considéré comme un ensemble d’artefacts (objet matériel, système d’exploitation offrant différentes fonctionnalités, applications), qui peuvent chacun faire l’objet d’une instrumentalisation.

- l’instrumentation renvoie à « l'ajustement » de l’utilisateur à l’artefact. Autrement dit, l’utilisateur s’adapte, développe de nouvelles capacités, de nouvelles compétences, transforme son activité ; il met ainsi en place de nouvelles organisations de l’activité, de nouveaux schèmes par recomposition à partir de schèmes existants, par création de nouveaux schèmes ou par appropriation de schèmes socialement partagés. Ces schèmes sont élaborés et associés à l’artefact pour réaliser une activité donnée.

Ce processus s’inscrit dans la durée. Il est donc important d'analyser la genèse instrumentale dans une perspective diachronique.

2.4.3. Système d’instruments

Une activité n’est que rarement liée à un unique artefact, il s’agit souvent de faire face à un ensemble d’artefacts. Cet ensemble peut être développé en système d’instruments (Rabardel et Bourmaud, 2005). Les systèmes d’instruments permettent de faire face à un ensemble de situations rencontrées dans certains domaines de la vie quotidienne ou dans un cadre professionnel. Ils comportent des artefacts matériels, symboliques, etc., qui présentent parfois des redondances ou des complémentarités. Au sein de ce système, un instrument peut jouer un rôle particulier, un rôle organisateur : l’instrument pivot.

A l’école primaire, l’enseignant et les élèves mobilisent un grand nombre d’artefacts de natures hétérogènes (langage, tableau, affichages, livres dictionnaires, cahiers, ardoises, etc.). L’analyse de leur activité passe donc par une mise en évidence de la fonction des artefacts dans les différentes activités réalisées, des schèmes auxquels ils sont associés, et la façon dont ces instruments s’organisent dans chaque activité. Cette démarche est ici illustrée à travers l’étude de l’appropriation d’artefacts mobiles en classe à l’école primaire.

3. Etude de l’appropriation d’artefacts mobiles à l’école élémentaire

L’approche instrumentale permet d’appréhender finement le processus d’appropriation d’une technologie en situation. Elle est également adéquate pour étudier l’usage de technologies dans une perspective systémique à l’école primaire (Decortis et al., 2003). L’étude présentée ici est une illustration de la démarche proposée par l’approche instrumentale à l’analyse des usages d’artéfacts mobiles à l’école primaire. Cette étude conduite avec une classe mobile composée d’ordinateurs ultraportables vise à répondre aux questions suivantes : Comment l’introduction d’ordinateurs ultraportables transforme-t-elle l’activité de l’enseignant et des élèves ? Comment s’approprient-ils ces dispositifs pour les intégrer dans leur activité ?

L’objectif de l’étude est d’appréhender le processus d’appropriation à travers l’analyse de la genèse instrumentale dans son double processus d’instrumentalisation (ajustement de l’artefact par le sujet) et d’instrumentation (association de schèmes à l’artefact), et de mettre en évidence la façon dont cette classe mobile s’intègre au système d’instrument utilisé en classe.

Nous nous sommes plus particulièrement intéressées au processus d’appropriation par les enseignants. Pour cela, nous avons réalisé une analyse de l’activité de plusieurs enseignants volontaires et de leur classe au cours de différentes séquences d’apprentissage. Afin de mettre en évidence le processus d’appropriation, et les transformations de l’activité induites par l’introduction de ces artefacts, différentes séquences d’apprentissage ont été observées et analysées. La démarche mise en œuvre ici est inductive : elle consiste à partir des observations pour mettre en évidence des invariants. Pour chaque séquence nous avons d’abord analysé une situation de référence (sans usage d’ordinateur) puis différentes séances réalisées successivement durant lesquelles un artefact mobile était utilisé par chaque élève. Cette étude porte sur les trois premiers mois d’utilisation de ces artefacts mobiles en classe. L’appropriation étant un processus qui s’étale sur une longue durée, cette première étude porte donc uniquement sur le début de ce processus.

Après avoir décrit la méthode mise en œuvre dans cette étude, nous présenterons l’analyse de deux séquences d’apprentissage, une séquence de production d’écrit et une séquence de calcul mental en précisant la façon dont l’approche instrumentale a guidé notre analyse.

3.1. Méthode

3.1.1. Participants

Nous avons choisi de mener notre travail de recherche dans une école élémentaire proche de l’université Paris 8 à Saint-Denis (93). L’école est classée en réseau éclair (Ecoles, Collèges, Lycées pour l’Ambition, l’Innovation et la Réussite)2. En 2011-2012 elle accueillait 241 élèves répartis en 11 classes. Les élèves sont majoritairement issus de familles appartenant aux catégories socio-professionnelles défavorisées.

Dans cette école quatre des six enseignants de cycle 3 se sont portés volontaires pour cette étude. Ils étaient en charge des classes suivantes : une classe de CE2 (21 élèves, 10 filles, 11 garçons, âge moyen : 8 ans 5 mois), une classe de CM1 (21 élèves, 10 filles, 11 garçons, âge moyen : 9 ans 4 mois) et deux classes de CM2 (CM2 a : 23 élèves, 12 filles, 11 garçons, âge moyen : 10 ans 6 mois ; CM2b : 21 élèves, 12 filles, 9 garçons, âge moyen : 10 ans 4 mois). Ces enseignants, trois femmes et un homme (âgés de 27 à 34 ans), ont entre 4 et 8 ans d’expérience. Ils forment une équipe stable, trois d’entre eux sont dans l’école depuis plus de 5 ans, la quatrième est arrivée deux ans plus tôt. Ils sont également impliqués dans d’autres projets initiés par d’autres institutions (projet photo avec la maison de la photographie, théâtre, etc.).

3.1.2. Matériel

Pour réaliser cette étude, nous avons fourni 25 ordinateurs ultraportables pour les enfants et 4 pour les enseignants. Ces ordinateurs fournis par l’association OLPC France étaient des ordinateurs ultraportables de type XO, conçus par le MIT pour les enfants de 6 à 12 ans. Le design de ces ordinateurs les rend très résistants et maniables, ils sont faits pour être mobiles et facilement connectables entre eux ou à un réseau. Le système d’exploitation linux est accessible via une interface graphique (Sugar) spécifiquement conçue pour les enfants (simplification des menus, gestionnaire de fichier remplacé par un journal etc.). Sur l’ordinateur, 15 applications éducatives choisies par notre équipe en fonction du niveau des élèves ont été installées. Il s’agissait de logiciels de programmation adaptés aux enfants (turtle art, etoys, etc.), de logiciels de géométrie, de jeux, d’un éditeur de texte, etc.

Ces ordinateurs, à faire circuler entre les quatre classes constituaient ce qu’on appellera ensuite une classe mobile.

3.1.3. Protocole

Notre étude s’est déroulée de février à juin 2012 en 3 étapes (Figure 4).

Figure 4 • Déroulement temporel de l’étude

- (1) trois séances de formations techniques et pédagogiques ont été réalisées avec les enseignants.

- (2) Les ordinateurs ont été livrés à l’école après les vacances de février. De mars à mai, durant les 10 semaines de cours, les enseignants ont utilisé la classe mobile dans les séquences de leur choix. Trois enseignants ont accepté que l’ensemble des séances incluant l’ordinateur soient observées et filmées. Des séances portant sur les mêmes objectifs pédagogiques, mais sans utilisation de l’ordinateur ont également été observées et filmées. Au cours de cette période des entretiens ont été conduits avec eux après chaque séance ; des entretiens semi-directifs ont été également été conduits en juin.

- (3) Un bilan a finalement été réalisé avec les enseignants en juin afin de revenir sur la façon dont ils avaient vécu cette expérience.

3.2. Analyse des déterminants de l’activité

Suivant le modèle proposé par Goigoux (Goigoux, 2007), nous avons cherché à mettre en évidence les déterminants institutionnels, les caractéristiques des enseignants, et les caractéristiques du public scolaire susceptibles d’influencer l’activité. Des échanges avec la directrice de l’école et la lecture du projet d’école ont permis de documenter les déterminants institutionnels (prescriptions, matériel à disposition), et l’environnement social.

Il apparait que le projet répond à la demande institutionnelle autour de l’apprentissage de l’outil numérique (compétences du brevet informatique et internet). Sur le plan matériel, l’école est équipée d’une salle informatique de 12 postes ainsi que d’un tableau numérique interactif (TNI), situé dans l’une des classes de CM2. Du point de vue de l’environnement social du projet, la direction de l’école soutient le projet, l’équipe d’enseignants est stable et motivée avec une habitude de travail en collaboration.

Des informations relatives aux usages des TIC par les enseignants et les élèves ont été obtenues à partir de deux questionnaires construits en s’inspirant des questionnaires proposés par l’équipe de Karsenti (Karsenti et al., 2005). Le questionnaire posé aux enseignants portait sur leur usage des TIC dans un cadre personnel et professionnel (matériel à disposition, fréquence d’utilisation, tâches réalisées en utilisant les TIC, tâches proposées aux élèves, logiciels utilisés, etc.). Le questionnaire distribué aux élèves portait également sur le matériel à disposition, la fréquence d’utilisation, les applications utilisées, les types d’utilisation (loisirs, réseaux sociaux, courriels, recherches scolaires, ...), mais aussi sur leur sentiment d’efficacité personnel (« indique à quel point tu te sens à l’aise pour »...).

Ces questionnaires montrent que les enseignants comme les élèves ont un usage régulier des TIC dans un cadre personnel. Dans le cadre professionnel, les enseignants utilisent les TIC principalement pour la préparation des cours, l’évaluation des élèves et la communication avec les familles. A l’école, leurs pratiques sont assez hétérogènes. Deux enseignantes ne proposent aucune activité aux élèves intégrant les TIC. Une enseignante propose un usage épisodique des TIC à sa classe. Un enseignant a des pratiques beaucoup plus fréquentes. Il utilise un TNI régulièrement dans sa classe et propose à ses élèves une séance hebdomadaire en salle informatique pour développer leur litéracie numérique. Plus de 85% des élèves disposent d’un équipement informatique et d’une connexion internet à domicile. Leurs usages sont principalement ludiques ou de divertissement (jeux, musique, réseaux sociaux). D’après le questionnaire proposé, les élèves se sentent compétents pour utiliser différentes fonctionnalités telles que la messagerie. Cependant, des entretiens montrent que les usages qu’ils en font sont limités.

3.3. Analyse de l’activité

3.3.1. Données recueillies sur l’activité

L’activité de la classe a été analysée à partir d’observations, d’enregistrements vidéo réalisés en classe et d’entretiens. Dans les classes des trois enseignants observés, la quasi-totalité des séances dans lesquelles la classe mobile a été utilisée ont été filmées par deux caméras. Une caméra en fond de classe filmait la classe entière, l’autre caméra, mobile, filmait l’activité de l’enseignant, ses interactions avec les élèves et la façon dont ils utilisaient l’ordinateur pour réaliser la tâche demandée. Pour chaque séquence, nous avons également observé et filmé une séance portant sur le même objectif pédagogique sans utilisation de la classe mobile, afin qu’elle serve de situation de référence.

Afin d’en savoir plus sur les objectifs des enseignants dans les différentes activités réalisées ainsi que les ressources et les contraintes qui étaient les leur en situation, nous avons complété ces observations par des entretiens informels, un entretien semi-directif et une courte auto-confrontation.

3.3.2. Démarche d’analyse

A partir des différentes données primaires collectées, quatre séquences d’apprentissage ont été analysées plus finement. Dans un premier temps, les vidéos correspondant aux séquences analysées ont été visionnées, un synopsis de chaque séance a été établi et une transcription des interactions verbales entre l’enseignant et les élèves a été faite. Les entretiens semi-directifs ont également été transcrits. A partir de ces données primaires et secondaires, l’activité de l’enseignant puis des élèves a été analysée en suivant les étapes suivantes :

- Description des différentes étapes de chaque séance d’apprentissage à partir du synopsis ;

- Repérage les pôles de l’activité (sujet, objet de l’activité, artefacts) :

• Identification des objets de l’activité de l’enseignant et des élèves ;

• identification des artefacts en jeu,

- Sélection d’une activité récurrente pour l’étudier de façon plus approfondie :

• recherche des schèmes (organisation invariante de l’action) associés aux artefacts mobilisés dans cette activité ;

• Analyse de la fonction de médiation des instruments (artefacts + schèmes) ainsi mis en évidence.

- Analyse de la place de l’ordinateur portable dans le système d’instruments.

Dans cette démarche la première étape importante consiste à discriminer l’objet de l’activité pour chacun des sujets. L’objet de l’activité correspond à la finalité de leurs actions. Il n’est pas toujours aisé de l’identifier à partir d’observations. Aussi des entretiens ont été réalisés avec les enseignants afin de mettre en évidence les finalités de leurs différentes activités.

Une autre étape clé dans l’approche instrumentale est la mise en évidence des schèmes associés aux artefacts. Rappelons que l’instrument est composé d’une composante matérielle, l’artefact, et d’une composante psychologique, le schème. « Le schème étant ce qui relie le geste à la pensée, ce n’est que sa partie émergée qui est accessible à l’observateur. Un schème ainsi est une construction de l’observateur à partir des différentes traces de l’activité du sujet. » (Trouche, 2002), p. 195. La mise en évidence de ce schème passe par la recherche d’une organisation invariante de l’action associée à un artefact dans une activité donnée, possible à travers des observations répétées d’activités visant le même objet. Aussi les vidéos des séances et les transcriptions ont été analysées en portant une attention particulière aux activités qui se reproduisent régulièrement au cours de la séquence observée.

Cette analyse concourt à la description de la genèse instrumentale qui s’opère dans les situations observées. « La genèse instrumentale permet de rendre compte du développement des instruments effectués par les utilisateurs. C’est un phénomène qui est à l’initiative du sujet qui peut attribuer une fonction à un artefact (instrumentalisation) ou accommoder ses schèmes (instrumentation) » (Rabardel, 1995)

Nous avons donc cherché à mettre en évidence d’une part l’instrumentalisation : la personnalisation, la transformation de l’artefact, l’enrichissement par des contenus nouveaux, ou la sélection de parties de l’artefact préférentiellement mobilisées, et d’autre part l’instrumentation, la modification des schèmes de l’enseignant et des élèves après l’introduction de l’ordinateur en classe. Dans ce but, nous avons comparé à partir des vidéos et transcriptions les schèmes mobilisés dans les situations de référence (sans ordinateur) et après introduction des ordinateurs, et nous avons cherché à mettre en évidence la façon dont cette organisation évolue au cours du temps. Nous avons enfin cherché à caractériser la place de ce nouvel instrument dans le système d’instruments des différents acteurs.

3.4. Deux études de cas

Durant les trois mois durant lesquels les observations ont été réalisées, la classe mobile a été utilisée principalement en cours de mathématiques et de français (deux disciplines travaillées durant la formation proposée). Nous avons donc choisi de décrire ici l’analyse d’une séquence de production d’écrit et d’une séquence de calcul mental dans lesquelles la classe mobile a été introduite afin d’illustrer deux aspects de la démarche proposée : la mise en évidence de schèmes (organisation invariante de l’activité) et de l’organisation d’un système d’instruments.

3.4.1. Production d’écrit

La séquence de production d’écrit a été mise en œuvre dans une classe de CM1; la classe était composée de 21 élèves (10 filles, 11 garçons, âge moyen : 9 ans 4 mois). L’enseignante en charge de la classe utilise très rarement les TIC avec ses élèves.

La séquence observée avait un double objectif : travailler la construction de phrases interrogatives et déclaratives puis construire de façon collaborative de petits textes humoristiques en combinant des questions écrites par un élève et les réponses écrites par un autre élève.

L’enseignante avait déjà proposé la même séquence l’année précédente avec une autre classe dans une séance classique (sans ordinateur). La moitié des élèves devait écrire 10 questions, l’autre moitié 10 phrases déclaratives, puis en classe entière questions et réponses étaient lues alternativement. Dans cette séquence, elle a choisi de substituer le papier-crayon par le traitement de texte « écrire » (adapté aux enfants), en utilisant la connectivité entre ordinateurs pour partager les fichiers et proposer une co-écriture. Ces attentes étaient les suivantes : l’utilisation d’un traitement de texte doit faciliter la production d’écrit pour des élèves qui ont des difficultés à maitriser la scription et la gestion des ratures et des brouillons. La connectivité entre ordinateurs doit permettre de faciliter le partage de texte entre élèves et la construction collaborative d’un texte commun.

L’enseignante avait prévu une séance de 45 mn pour atteindre son objectif, mais le travail s’est finalement déroulé durant deux séances (d’une durée de 35 mn et 50 mn). Elle a ensuite ajouté une troisième séance (45 mn) avec la classe mobile en proposant un autre exercice sur le même principe (partage des productions par deux entre élèves après un travail individuel). Notre analyse a porté sur ces trois séances à partir des 6 vidéos enregistrées (2 par séance), et de leur transcription. Elle a été comparée à une autre situation de production d’écrit sans utilisation de la classe mobile réalisée durant la même période (2 vidéos d’une durée de 35 mn et une transcription).

3.4.1.1. Identification des différents pôles de l’activité (objet, artefacts)

Activité de l’enseignante. A partir des vidéos et de l’entretien avec l’enseignante, il ressort qu’elle poursuit plusieurs buts généraux : mettre les élèves au travail, réguler leur activité tout au long de la séance, et les conduire à une plus grande maitrise de la langue française (orthographe, syntaxe). Pour cela, elle alterne des activités orientées soit vers le groupe classe, soit vers les élèves individuellement. Elle consacre une grande partie de la séquence à aider les élèves et à leur faire un retour sur leurs productions. L’aide qu’elle apporte concerne d’une part la maîtrise technique de l’outil et la présentation de ses potentialités, et d’autre part une aide centrée sur l’objet d’apprentissage, la maîtrise de la langue (orthographe, syntaxe). Ces activités et les artefacts mobilisés dans chacune d’elles sont résumés dans le tableau 1.

Tableau 1 : Artefacts utilisés lors de la séquence de production d’écrit

Activité des élèves. Les élèves, pour leur part, se mettent rapidement en activité en cherchant à rédiger des phrases interrogatives ou déclaratives sur l’ordinateur. Ils font très souvent appel à l’enseignante soit pour régler des difficultés techniques (ouverture de l’application, utilisation de certaines fonctionnalités du traitement de texte, connexion entre ordinateurs), soit pour lui faire valider leurs phrases. Comme ils sont nombreux à la solliciter, ils passent beaucoup de temps à attendre. Lorsque l’enseignante leur fait un retour sur leur production (correction orthographique ou syntaxique), les élèves révisent leur production en s’aidant de documents (cahier de grammaire, dictionnaire) si l’enseignante les y incite. Dans une deuxième phase, ils se connectent par deux (en utilisant les fenêtres permettant de visualiser la connectivité avec le voisinage) et échangent leurs questions et réponses (via l’application « ecrire ») afin de construire un texte commun. Certains groupes s’entre-aident pour corriger leurs erreurs respectives. Une fois que les élèves ont construit un dialogue à partir des questions et réponses qu’ils avaient produites, ils peuvent passer à une autre activité.

3.4.1.2. Mise en évidence de l’organisation invariante de l’action

Dans les séances de production d’écrit intégrant la classe mobile comme dans la situation de référence, une même activité est récurrente tout au long des séances : l’enseignante fait un retour sur la production des élèves puis ceux-ci révisent leur production. A partir des transcriptions, nous avons cherché à mettre en évidence l’organisation invariante de l’action dans cette activité à la fois dans la situation de référence (production d’écrit sans ordinateur) et dans l’activité instrumentée. Durant ces séances, nous avons focalisé notre attention sur l’activité de l’enseignant. Les vidéos dont nous disposons permettent de caractériser le système d’instruments de l’enseignant et les artéfacts utilisés conjointement par l’enseignant et les élèves ; ils ne permettent cependant pas de caractériser l’ensemble du système d’instrument des élèves.

Situation de référence. Dans la situation de référence, lorsque les élèves doivent produire un écrit sur papier, les retours sur les productions individuelles sont très rapides. L’enseignante lit la production de l’élève sur la feuille, et, si nécessaire, pointe et souligne avec son stylo rouge les erreurs en signalant que quelque chose ne va pas « ça tu me le remplaces, ça à vérifier » ; elle peut demander à l’élève de consulter les ressources à sa disposition, son cahier de grammaire ou un dictionnaire (« il y a un certain nombre d’erreurs donc je crois que tu as le droit au dictionnaire[...] et pourquoi pas le cahier bleu [grammaire] ». Elle ne donne pas d’autre indication supplémentaire. Suite à ces retours, certains élèves consultent les ressources proposées, d’autres cherchent à corriger par eux-mêmes leur production.

Séances incluant la classe mobile. Lorsque le traitement de texte se substitue au papier crayon, l’activité de correction de l’enseignante prend alors plus de temps. Après avoir lu la production de l’élève sur écran, elle passe du temps à faire comprendre à l’élève où est son erreur. Le langage remplace alors le stylo rouge. Au cours des trois séances, elle utilise différentes stratégies : donner des indices à l’élève « il s’agit peut-être d’un mot invariable », dire à haute voix le mot concerné, ou pointer l’erreur sur l’écran. Ensuite elle ouvre un dialogue avec l’élève pour lui faire identifier la règle à utiliser pour corriger son erreur en lui indiquant si besoin les ressources à utiliser (cahier de grammaire, dictionnaire papier/dictionnaire en ligne), dans certains cas, elle consulte le cahier avec l’élève pour l’aider à trouver son erreur et à la réviser. Il est à noter qu’au cours des deux séances, l’enseignante utilise plusieurs stratégies, l’organisation de son action ne semble pas stabilisée.

A l’issue de cet échange, les élèves observés commencent par effacer la totalité du texte qu’ils ont précédemment écrit et recommencent en s’aidant des ressources désignées par l’enseignantes. Dans cette situation, il n’y a pas de traces matérielles laissées par l’échange oral, et les traces de la production rédigée précédemment disparaissent également.

3.4.1.3. Place des ordinateurs portables dans le système d’instruments

Dans ces séances de production d’écrit, l’enseignante et les élèves font tous deux appel à des artefacts diversifiés (tableau, affichage, langage, ordinateur portable, cahier de grammaire construit tout au long de l’année, dictionnaire). L’enseignante les utilise afin de mettre les élèves au travail, de réguler leur activité tout au long de la séance, et de les conduire à une plus grande maitrise de la langue française. Elle utilise le clavier et la souris de l’ordinateur pour aider les élèves à se mettre en activité (sélection de l’application, ouverture de fichier, coopération) (médiation pragmatique), puis elle utilise l’écran de l’ordinateur durant l’activité pour prendre connaissance des productions des élèves.

Nous avons porté notre attention sur le système d’instruments mobilisé dans une activité en particulier, la révision du texte. Dans cette activité, on observe que l’ordinateur portable et les applications qu’il met à disposition se substituent progressivement à une partie des ressources utilisées sans classe mobile. Ils se substituent d’abord à la feuille et au crayon de l’élève, puis, lors de la seconde séance, ils se substituent aussi au dictionnaire papier. Le dictionnaire en ligne est alors perçu comme une ressource plus facilement accessible et mobilisable. Néanmoins, l’ordinateur ne remplace pas tout le système d’instruments de l’enseignant et des élèves ; il s’intègre au système d’instruments existant et aux ressources partagées par l’enseignante et par les élèves (le langage, le cahier de grammaire et le dictionnaire). En effet, le traitement de texte permet à l’enseignante de prendre de l’information sur la production de l’élève, mais ne lui permet pas d’inscrire elle-même une trace relative aux erreurs qu’elle remarque. Les interactions verbales entre enseignant et élève prennent alors une place plus importante. Elles permettent d’aider l’élève à repérer ses erreurs, et de lui proposer une réflexion sur son travail. Le cahier de grammaire permet également de supporter cette réflexion.

A l’issue de cette analyse, revenons sur les attentes de l’enseignant : elle faisait l’hypothèse que l’utilisation d’un traitement de texte et des ordinateurs faciliterait la production d’écrit, la gestion des ratures et des brouillons ainsi que le partage de texte entre élèves. L’utilisation du traitement de texte ne semble pas poser de difficultés aux élèves, il évite les ratures, mais fait également disparaitre les brouillons, les traces intermédiaires de la construction du texte. L’ordinateur facilite bien l’échange entre élèves, la construction d’un texte commun et les conduit à s’entre-aider pour corriger leurs erreurs. Mais cet échange de fichiers via l’ordinateur remplit un rôle très différent du partage à l’oral qui suit la séance de production d’écrit sur papier. Avec le partage de fichiers sur ordinateur, le caractère ludique du partage lors de la lecture devant la classe entière disparait. Une autre application telle qu’un wiki aurait peut-être conduit à des résultats différents.

3.4.2. Calcul mental

La séquence observée a été mise en place dans une classe de CM2 composée de 23 élèves (âge moyen : 10,5 ans). L’enseignant en charge de cette classe a choisi d’utiliser la classe mobile dans une activité de calcul mental. Le calcul mental était pratiqué tout au long de l’année tous les jours pendant une dizaine de minutes à l’aide d’une feuille d’exercice. Avec l’arrivée de la classe mobile, il a choisi de substituer à cette feuille d’exercice le logiciel Tuxmath, un jeu sérieux dédié au calcul mental afin d’individualiser le travail proposé. Ce jeu propose différents niveaux de difficulté, et génère des opérations qui doivent être résolues en temps limité. Le logiciel renvoie un feedback immédiat relatif aux réponses de l’élève et au niveau atteint après chaque partie. Les séances de calcul mental journalières sont ainsi remplacées par deux séances de calcul mental avec Tuxmath (de 45 minutes) par semaine.

L’enseignant observé dans cette étude de cas utilise régulièrement un TNI, et les TIC en salle informatique ; il avait déjà utilisé ce logiciel en aide personnalisée et avait pu constater l’effet stimulant du logiciel sur l’engagement des élèves dans la tâche, et la facilité à différencier le niveau travaillé en fonction des besoins des élèves.

Dans un premier temps, cinq séances de calcul mental sans ordinateur ont été observées ; l’une d’entre elles a été filmée et a été utilisée comme situation de référence. Ensuite, après l’introduction de la classe mobile, la séance de découverte de la classe mobile ainsi que sept séances utilisant le logiciel Tuxmath ont été observées et filmées ; un entretien semi-directif et un entretien d’auto-confrontation ont réalisés.

3.4.2.1. Déroulement de la séquence

Avec l’introduction du logiciel Tuxmath, l’enseignant a pu viser de nouveaux objectifs : proposer un travail différencié et en autonomie aux élèves en assurant un suivi personnalisé. Après une séance de découverte du fonctionnement de l’ordinateur et du logiciel Tuxmath à l’aide du TNI - utilisé comme vidéoprojecteur pour faire une démonstration des fonctionnalités de l’ordinateur - les séances suivantes se sont toutes déroulées de façon identique, très ritualisée. Le TNI n’y est plus utilisé ; l’enseignant souhaite travailler sur la mémoire pour retrouver les fonctions oubliées.

Activité de l’enseignant. Après le lancement de l’activité et l’enrôlement des élèves dans la tâche, l’enseignant passe toute la séance à circuler entre les élèves pour vérifier leur avancement, évaluer et valider le niveau de chacun ou gérer les problèmes techniques qu’ils rencontrent. Ces problèmes, présents lors des premières séances, ont rapidement diminués, et l’enseignant a pu se concentrer davantage sur le niveau des élèves. Il est à noter qu’un nouvel artefact prend place dans l’activité de l’enseignant : un tableau permettant de cocher le niveau atteint par chaque élève. Celui-ci est utilisé de façon très récurrente durant chaque séance.

Activité des élèves. Les élèves eux apprennent très rapidement à ouvrir l’application, choisir le niveau désigné par l’enseignant, et s’engagent très rapidement dans l’activité. Tout au long de la séance, ils sont très concentrés sur les calculs à réaliser pour répondre en temps limité. Dans ce but ils utilisent différentes techniques (calcul mental, référence aux tables d’addition et de multiplication affichées au mur, comptage sur leurs doigts, etc.). Une grande émulation est perceptible. Une fois le niveau réalisé, ils lèvent la main, attendent l’enseignant, puis commencent le niveau que l’enseignant leur indique.

La comparaison avec la situation de référence (séance journalière de calcul mental de 10 minutes) montre que la possibilité de choisir le niveau, les contraintes temporelles et les feedbacks renvoyés par le logiciel transforment à la fois les objectifs de l’enseignant et des élèves (individualiser le travail des élèves / répondre en temps limité) et l’organisation de leur activité (Sort et al., 2013). Par exemple l’activité d’évaluation des productions des élèves ne consiste plus à vérifier la validité des calculs des élèves, mais à vérifier le niveau atteint par les élèves d’après le feedback renvoyé par le logiciel. Ce gain de temps favorise l’individualisation, mais ne permet plus d’évaluer les techniques opératoires utilisées.

3.4.2.2. Organisation invariante de l’action et place de la classe mobile dans le système d’instruments

Pour l’élève, Tuxmath se substitue à la feuille d’exercice et semble en première analyse être le seul instrument mobilisé par les élèves. Toutefois, l’analyse de leurs stratégies de résolution montre qu’ils mobilisent parfois d’autres ressources telles que leurs doigts ou les tables affichées au mur de la classe pour résoudre certaines opérations difficiles.

Dans cette séquence nous avons centré nos analyses sur l’activité de l’enseignant. Deux objets de l’activité de l’enseignant sont très récurrents durant les différentes séances observées : l’évaluation du niveau atteint par l’élève et la validation du niveau, nécessaire pour passer au suivant. Ces deux objets sont associés à une séquence d’action invariante présente dans toutes les séances : prise d’information sur l’écran de l’ordinateur de l’élève évalué, validation en tapant sur la touche entrée de l’ordinateur, remplissage du tableau, et précision du niveau suivant (tableau 2).

Activité d’évaluation-validation

Artefacts

Langage

Tableau

Ecran

Clavier

lecture du feedback du logiciel

 

 

X

 

Valider la "mission"

 

 

X

X

Compléter le tableau

 

X

 

 

niveau suivant

X

X

X

X

Tableau 2 : artefacts impliqués dans l’activité d’évaluation-validation

Pour l’enseignant, l’ordinateur portable s’est substitué à la feuille d’exercice qu’il concevait précédemment, et a transformé en profondeur son activité. L’évaluation, qui était auparavant réalisée pendant la préparation de la séance a maintenant lieu durant la séance. Chacun des artefacts mobilisés durant cette organisation invariante de l’action remplit une ou plusieurs fonctions qui lui sont propres. L’écran de l’ordinateur portable permet à l’enseignant une prise d’information sur le niveau de l’élève (médiation épistémique). Le clavier de l’ordinateur, permet de valider le niveau réussi par l’élève, de signifier le passage à un autre niveau et permet à l’élève de savoir comment poursuivre. Peu d’échanges ont lieu avec l’élève sur l’activité de calcul, mais de nombreux échanges sont adressés à la classe entière et jouent un rôle dans la régulation du climat de la classe.

Néanmoins, l’ordinateur ne remplit pas à lui seul les fonctions nécessaires pour concilier les différents objectifs de l’enseignant : proposer un travail différencié et en autonomie aux élèves et réaliser une orchestration du travail de l’ensemble des 25 élèves de sa classe. Pour pouvoir suivre la progression en temps réel de l’ensemble des élèves de sa classe afin d’orchestrer leur travail, il construit un nouvel artefact en s’inspirant d’un tableau utilisé en défi lecture, Celui-ci lui permet à tout instant prendre connaissance du niveau atteint par un élève. Ce tableau remplit les fonctions de mémoire externe pour l’enseignant (médiation épistémique), d’outil de prise de décision sur l’évolution du niveau de l’élève (médiation pragmatique), et d’outil de partage d’information entre les élèves lorsqu’il est ensuite affiché sur le mur de la classe (médiation interpersonnelle).

4. Discussion

Cet article vise à décrire une démarche d’analyse de l’activité inspirée de l’ergonomie et de l’approche instrumentale (Rabardel, 1995) permettant d’analyser finement l’usage et l’appropriation d’artefacts mobiles tactiles dans un cadre scolaire.

L’étude que nous avons présentée visait à illustrer la mise en œuvre de cette démarche afin d’analyser l’activité lors de différentes séquences d’apprentissage instrumentée par des artefacts mobiles - des ordinateurs ultraportables - et l’appropriation de ces artefacts par l’enseignant et les élèves.

4.1. Stabilité des pratiques, modification de l’activité

Comme dans d’autres études portant sur l’usage des ordinateurs portables en classe dans l’enseignement secondaire (Khaneboubi, 2009) ; (Rinaudo et al., 2008), il apparait dans cette étude que l’introduction de la classe mobile semble peu modifier les pratiques des enseignants. Les séquences mises en place consistent à reproduire des séquences déjà faites, les logiciels utilisés sont déjà connus et maitrisés par les enseignants. Néanmoins, la comparaison des déroulements des séances avec et sans ordinateur montre que l’introduction de la classe mobile modifie l’organisation des séances (allongement de la durée des séances, disparition de la mise en commun et de la phase de partage en production d’écrit). Des observations similaires avaient déjà été faites dans l’enseignement secondaire (Abboud-Blanchard et Chappet-Pariès, 2008) ; (Khanéboubi, 2009). La classe mobile transforme également la nature même de l’activité de l’enseignant et des élèves. Du point de vue des élèves, comme on peut s’y attendre, l’introduction des artéfacts mobiles favorise une individualisation des activités proposées et, dans le second cas présenté, un travail en autonomie. Du point de vue de l’enseignant, certaines activités sont également transformées. Par exemple lorsque le jeu Tuxmath est utilisé, l’activité d’évaluation évolue, elle ne porte plus sur les réponses des élèves et le diagnostic des procédures de résolution utilisées mais uniquement sur la réussite par les élèves d’un « niveau » proposé par le logiciel. Par ailleurs, l’utilisation de l’ordinateur est associée à une réduction de la présence des traces écrites.

Il est à noter que, dans notre étude, c’est la comparaison avec une situation de référence - une séance appartenant à la même séquence réalisée sans ordinateur – qui a permis de mettre en évidence une transformation de l’organisation de la séance provoquée par l’introduction de l’ordinateur. Pour la séquence de production d’écrit, la séquence mise en place l’année précédente a également constitué une situation de référence permettant de comprendre la transformation de l’activité induite par les artéfacts mobiles utilisés. La comparaison avec une situation de référence permet également de faire apparaitre l’évolution des schèmes mobilisés dans une activité donnée et associés à un artéfact.

4.2. Genèse instrumentale

Afin d’analyser l’appropriation de ce dispositif par les enseignants, nous avons mobilisé l’approche instrumentale. Dans cette perspective, la description du processus d’appropriation passe par la mise en évidence de différentes formes d’instrumentation (association de schèmes, de nouvelles organisations invariantes de l’action à l’artefact) et d’instrumentalisation (adaptations de l’artefact par sujet), et de la façon dont ce nouvel instrument trouve sa place dans le système d’instruments du sujet.

Instrumentation. De notre point de vue, la séquence de production est une bonne illustration de la façon dont l’introduction de l’ordinateur et d’un logiciel - le traitement de texte – fait évoluer les schèmes d’action instrumentée de l’enseignante et des élèves mobilisés dans l’activité de révision. Du point de vue des élèves, nous avons pu observer que le remplacement du cahier par le traitement de texte leur offrait une facilité d’effacement qui les a souvent conduit à supprimer leur production même pour corriger une erreur limitée (ponctuation, erreur d’orthographe). Cette transformation pourrait avoir des incidences sur l’apprentissage.

Pour l’enseignante, l’organisation invariante de l’action de révision associée au stylo rouge et au cahier de l’élève est remise en cause par l’introduction de l’ordinateur. Contrairement au cahier, le traitement de texte ne fait pas l’objet d’annotation (il est à noter que le traitement de texte utilisé, simplifié pour les enfants, n’offre pas de fonctionnalités de révisions). Dans les séances instrumentées, l’organisation de son action de révision devient très variable d’un élève à l’autre. Au cours des trois séances qui ont eu lieu avec l’application utilisée, il ne s’est pas dégagé de formes invariantes de l’action de révision.

Dans la séquence de calcul mental, le schème de « vérification-validation » de l’enseignant est mis en place et stabilisé dès la première séance. Cette organisation de l’action semble être une adaptation des schèmes de vérification mis en place dans d’autres activités adaptées à la présence de la classe mobile.

Il est à noter que, en dehors de la séquence de calcul mental, les ordinateurs et applications choisies ont été utilisés durant un faible nombre de séances (deux à quatre séances). On peut donc s’interroger sur la possibilité pour chacun de construire des schèmes d’actions stabilisés pendant un temps d’utilisation si court.

Sur le plan méthodologique, notons que, contrairement à la didactique professionnelle, nous n’avons pas cherché à mettre en évidence la composante cognitive du schème (les invariants opératoires) ou les représentations mentales organisatrices de l’action (concepts pragmatiques).

Instrumentalisation. Durant la durée de l’étude, au vu des applications choisies et de l’utilisation qui en est faite, il est difficile de mettre en évidence une instrumentalisation. Du point de vue de l’ordinateur considéré en tant qu’artefact mobile, la caractéristique mobile facilite la mise en place des séances, mais entre peu en ligne de compte au cours de l’activité. Elle permet néanmoins aux élèves de s’entre-aider plus facilement en déplaçant l’ordinateur. Concernant les applications choisies l’instrumentalisation peut être considérée comme un appauvrissement plutôt que comme un enrichissement. Du point de vue de l’enseignant, l’application est essentiellement utilisée pour prendre de l’information sur la production de l’élève ; les parties de l’artefact mobilisées sont très limitées. Du point de vue de l’élève, pour le logiciel Tuxmaths, l’application, très simple, est utilisée telle qu’elle. Pour le traitement de texte, les fonctionnalités de l’application mobilisées sont limitées, le traitement de texte est le plus souvent utilisé comme une machine à écrire.

Transformation du système d’instruments. Dans la séquence de production d’écrit, on observe une substitution progressive de l’ordinateur et de ses différentes applications à différentes ressources précédemment utilisées, et une complémentarité avec des ressources existantes, constituées par la classe au cours de l’année (cahier de grammaire, affichages), et plus difficilement substituables. Pour cette activité, l’instrument pivot semble être l’ordinateur.

Dans la séquence de calcul mental, l'introduction de la classe mobile conduit l’enseignant à construire une nouvelle ressource complémentaire de la classe mobile. Celle-ci ne remplit pas toutes les fonctions nécessaires à l'enseignant pour concilier un travail en autonomie des élèves, un suivi personnalisé de leur progression et une orchestration de tous les apprenants dans la classe. Un nouvel artefact (tableau de suivi des élèves), conçu sur le modèle d’artefacts déjà utilisés est donc introduit pour assurer ces fonctions. Pour l’enseignant, ce tableau semble être l’instrument pivot de l’activité de validation. Il est à noter que dans cette séquence, le TNI n’est pas introduit dans le système d’instrument de l’enseignant au-delà de la séance de découverte du logiciel, où il est utilisé pour présenter l’interface. Il n’était pas davantage utilisé dans les séances de calcul mental papier-crayon. En géométrie, en revanche, il est davantage utilisé pour faire découvrir aux élèves les fonctionnalités de l’application Arttortue (tortue logo).

4.3. Limites de l’étude

Dans cette étude, durant les observations, nous avons privilégié l’observation de l’activité de l’enseignant. Celle-ci semble en effet avoir un impact important sur l’appropriation de TIC par les élèves. Néanmoins cette focalisation initiale n’a pas permis d’avoir suffisamment d’observables pour caractériser finement le déroulement de l’activité des élèves ou la co-activité entre enseignant et élèves (la façon dont l’activité de chacun s’organise en direction d’un objet commun).. En effet, contrairement au projet POGO, l’activité des élèves est non pas collective, mais fortement individualisée. L’analyse de l’activité des élèves doit donc passer par une observation de l’activité de quelques élèves individuellement pendant tout le déroulement d’une activité alors que l’activité de l’enseignant est partagée entre les différents élèves de la classe.

Par ailleurs, l’appropriation est un processus qui s’installe dans la durée. Notre étude, réalisée durant les premiers mois d’utilisation des artefacts mobiles en classe porte donc uniquement sur la première phase d’appropriation, la découverte de ces artefacts, de leurs potentialités, et des contraintes associées. Nous n’avons pas présenté ici les ressources et contraintes apportées, nous nous sommes focalisées uniquement sur la mise en évidence de la genèse instrumentale, l’évolution des schèmes d’action, et la place prise par les ordinateurs dans le système d’instrument existant. Par ailleurs, la mise en évidence de schèmes et donc d’une organisation invariante de l’action nécessite l’analyse d’activité qui se répètent ce qui constitue une contrainte forte pour ce type d’analyse.

Afin de mieux comprendre ce processus d’appropriation et la genèse instrumentale dans la durée, il est important de poursuivre cette étude sur un temps long en suivant les mêmes enseignants. L’étude présentée ici s’est poursuivie dans la même école durant l’année 2012-2013, en focalisant les observations d’une part sur l’activité de l’enseignant et d’autre part sur l’activité de quelques élèves. La comparaison entre les analyses réalisées en 2012, et celles faites à partir des données obtenues à différentes périodes de l’année vont permettre de mettre en évidence l’évolution de l’appropriation au cours dans temps. Les analyses sont actuellement en cours.

5. Conclusion

A travers cette contribution, nous avons voulu mettre en évidence l’intérêt de l’approche instrumentale pour mieux comprendre les usages et le processus d’appropriation des artefacts tactiles mobiles en situation scolaire. Notons que l’étude présentée pour illustrer cette approche porte sur des artefacts mobiles (ultraportables) et non tactiles, néanmoins ces artefacts sont utilisés dans un contexte identique et ont certaines propriétés communes avec les artefacts mobiles tactiles. Une étude mobilisant cette approche pour analyser l’usage de tablettes tactiles est actuellement en cours.

Du point de vue de la théorie de l’activité il est important de ne pas se focaliser uniquement sur les interactions entre l’utilisateur et l’interface mais de prendre également en compte l’activité vers laquelle les acteurs orientent leurs actions au sein d’un environnement offrant des contraintes et ressources variées. Le concept de système d’instruments permet de considérer l’usage de l’artefact dans cet environnement. L’analyse des systèmes d’instruments dans les études de cas décrites montre ainsi que si l’artéfact se substitue à certains instruments de l’enseignant et des élèves, il est loin de remplacer l’ensemble des ressources qu’ils mobilisent dans l’activité ; au sein de ce système une complémentarité s’installe. L’analyse de la genèse instrumentale des instruments qui constituent ce système vient éclairer le processus d’appropriation. Dans la première phase du processus d’appropriation, l’organisation de l’action peut être changeante. Il est donc important d’étudier ce processus dans la durée. Une étude mobilisant cette approche pour analyser les usages des tablettes tactiles en classe à l’école primaire débute actuellement.

Remerciements

Ce projet a été financé par l'université Paris 8 (projet Programme d'aide à la recherche innovante "ergonomie pour l'enfant") et s’inscrit dans un projet PICRI financé par la région île de France. Les auteurs tiennent à remercier pour leur soutien OLPC France, Lyonness child and family, la circonscription et l'école qui nous ont accueillies, ainsi que les enseignants et les enfants.

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À propos des auteurs

Sandra NOGRY est Maître de Confèrence en Psychologie des apprentissages et membre de l’équipe Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances (laboratoire Paragraphe, Université de Cergy-Pontoise) Ces recherches portent sur l’usage et l’appropriation des technologies support aux apprentissages à l’école primaire.

Adresse : Laboratoire Paragraphe – site universitaire de Gennevilliers - Avenue Marcel Paul - Z.A.C. des Barbanniers - 92230 Gennevilliers

Courriel : sandra.nogry@u-cergy.fr

Françoise DECORTIS est Professeur en ergonomie, responsable de l’équipe Conception, Créativité, Compétences et Usages (C3U) rattachée au laboratoire Paragraphe, Université Paris 8). Ces recherches portent sur la conception de technologies adaptées aux enfants. Elle a notamment participé au projet POGO, projet qui visait à développer des interfaces tangibles destinées à développer les habiletés narratives chez les jeunes enfants.

Adresse : Laboratoire Paragraphe, Université Paris 8 - 2 rue de la Liberté - 93526 Saint-Denis cedex

Courriel : francoise.decortis@univ-paris8.fr

Carine SORT est Professeure agrégée en mathématiques, formatrice à l’ESPé de l’académie de Versailles, titulaire d’un master recherche en sciences de l’éducation de l’université Cergy-Pontoise et membre associée au laboratoire Paragraphe.

Adresse : Laboratoire Paragraphe – site universitaire de Gennevilliers - Avenue Marcel Paul - Z.A.C. des Barbanniers - 92230 Gennevilliers

Courriel : carine.sort@u-cergy.fr

Stéphanie HEURTIER est professeure des écoles dans les hauts de Seine et titulaire d’un master recherche en sciences de l’éducation de l’université Cergy-Pontoise.


1 La pratique « correspond à un champ d’activité humaine définie par des procédés des conduites propres à une personne ou à un groupe professionnel marqué par une culture, une idéologie, des techniques » (Vinatier et Pastré, 2007)

2 Les réseaux éclair créés en 2012 s’inscrivent dans les politiques d’éducation prioritaire visant à réduire les effets des inégalités sur la réussite scolaire. http://www.education.gouv.fr/cid52765/le-programme-eclair-pour-les-ecoles-colleges-et-lycees.html