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Volume 19, 2012
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Économie du numérique : l’introuvable modèle
Un point de vue suisse

 

Luc-Olivier Pochon (Chercheur associé à l’institut Psychologie et éducation de l’université de Neuchâtel, ancien collaborateur à l’IRDP)

Cette brève contribution ne peut être lue indépendamment du texte de A.-M. Bassy dont elle constitue la réaction d’un francophone non français sollicitée par la rédaction de la revue.

Comme remarque liminaire, il convient de garder en mémoire le fait que les systèmes éducatifs sont différents, fortement centralisés en France, plus localisés en Suisse (mais avec une tendance à l’uniformisation de plus en plus présente). De plus, il y a une différence d'échelle importante.

Cela étant dit, deux thèmes méritent d’être analysés d’un point de vue comparatif, ceux de « révolution numérique » dans le système éducatif et de modèle économique, avec une focalisation sur le modèle économique du numérique ! A noter que la plupart des considérations suivantes sont basées sur la situation de la Suisse francophone.

Un sujet toujours d’actualité

Tout d’abord, le sujet de l’ordinateur à l’école, comme en France selon A.-M. Bassy, fait encore régulièrement l’objet d’interventions politiques, principalement lors des rentrées scolaires ou d’événements particuliers touchant l’école (nouvelle nomination, par exemple). Ainsi, un quotidien de la région neuchâteloise sous le titre « L’école neuchâteloise ne veut pas rater le train de l’informatique »1 rapporte, en 2010 (!), les paroles du conseiller d’état en charge de l’instruction publique :

« L’informatique prend de plus en plus de place. Les enfants sont nés avec un ordinateur en poche. Ils maîtrisent mieux l’informatique que moi. Il faut que l’école s’adapte. Elle doit donner un accès à l’informatique et à la culture des MITIC2,... Les outils informatiques sont des sources de motivation pour les élèves et un outil d’intégration sociale ».

À remarquer que dans cette déclaration il est question plus prosaïquement d’informatique et non de révolution numérique. Cette différence d’appellation pourrait résumer en partie la différence entre la situation française et suisse. Au-delà des termes (celui de numérique apparaît aussi dans des documents en Suisse), il n’apparaît pas en Suisse sur le plan politico-économique de plan numérique global embarquant l’ensemble des facettes de l’école.

À propos de révolution numérique : une approche institutionnelle pragmatique

Le programme le plus « révolutionnaire » voire, avec le recul, utopique, date de 1987. Il a été élaboré pour le 36e congrès « Education et technologies nouvelles » de l’alors Société Pédagogique Romande — SPR (actuellement Syndicat des Enseignants Romands- SER), organisme faîtier des diverses associations d’enseignants cantonales. Ce programme, énoncé en 26 thèses et 14 tâches à assumer par la Société, est avant tout un plaidoyer pour une certaine philosophie de l’éducation : « mettre les nouvelles technologies au service de l’intégration des enfants différents », « évaluation formative », « pédagogie de la réussite », « méthodes actives », etc. résument quelques thèses ; « suivre et stimuler les relations entre les nouvelles techniques et la pédagogie » est un exemple de tâche à assumer.

Par la suite, il n’a quasiment jamais été fait référence à ce programme. Par ailleurs, si des individus peuvent avoir évoqué une révolution numérique, l’adaptation de l’école au monde numérique en Suisse a principalement été évoquée dans des analyses générales dont une des dernières, « Le fossé numérique en Suisse », date de 20043.

Ce rapport note que la diffusion et l’utilisation des « technologies de l’information et de la communication — TIC » ne sont pas sources de nouvelles différences dans la société, mais elles font ressortir celles qui existent déjà en les accentuant. Il précise que le facteur « formation » joue un rôle essentiel dans l’apparition du « fossé numérique » et a un rôle tout aussi essentiel dans la prévention et la suppression de ce même fossé. Au-delà des connaissances purement techniques, il est nécessaire, selon ce rapport, que chacun soit en mesure d’utiliser les TIC de manière responsable et à bon escient.

Le postulat principal est que les TIC, technologies transversales, peuvent être soutenues et diffusées dans différents domaines politiques : politique de la formation et de la recherche, politique sociale et de l’emploi. Le rapport propose que la Confédération prenne des mesures indirectes pour encourager de manière cohérente et durable le développement et l'utilisation des TIC dans ces domaines en précisant que la politique de la formation doit servir de dénominateur commun à des mesures visant à prévenir un fossé numérique.

A noter que si des formations du corps enseignant ont été organisées dès les années quatre-vingt avec des plans d’équipement plus ou moins systématiques selon les cantons, c’est la généralisation d’Internet avec l’arrivée du web qui a remis à l’ordre du jour des sujets qui étaient passés au second plan.

Par exemple, le projet « TIC-JURA-2002 » a relancé le programme jurassien d’intégration des TIC dans les écoles initié en 1998. Plus récemment le dispositif F3-MITIC4, mené sur 5 ans dès 2001, soutenu par l’Office fédéral de la formation professionnelle et de la technologie (OFFT), a permis d’organiser dans les Hautes Écoles Pédagogiques (HEP) des formations à la création de scénarii pédagogiques intégrant les technologies et les médias numériques. Les retombées de ce dispositif aux niveaux des formateurs d'enseignants (F2), des enseignants et des élèves au bout de la chaîne ne semblent pas avoir fait l’objet d’attentions particulières.

Des plans d’équipement ou, selon le cas de rééquipement, datent également du début des années 2000 et se sont répartis selon les différents niveaux décisionnels de la Confédération, de l’intercantonal5, des cantons, voire des communes. Notamment en 2001, est lancé un projet de partenariat public-privé : « Partenariat public-privé — l’école sur le net »6.

Ce projet de la Confédération et des cantons en collaboration avec le secteur privé (notamment Swisscom l’équivalent de France Télécom) est éminemment pragmatique. Il propose une aide technique et financière pour l’installation de postes reliés à Internet dans les classes. A noter que tous les cantons n’ont pas forcément « profité » de ce programme, préférant s’organiser par eux-mêmes. Dans les cantons, des programmes de formation et d’animation liés à l’utilisation de l’ordinateur sont organisés.

En résumé, la « révolution » numérique suisse, a consisté à installer, peu à peu, des ordinateurs dans les classes ou dans les écoles puis dans une deuxième étape, nettement plus généralisée, d’équiper l’ensemble des classes et de les relier à Internet. Si des cours de formation continue ont été mis sur pied depuis de longue date (comme partout en Europe), l’apparition d’Internet a provoqué une systématisation des formations et une consolidation d’un système de « coaching » et d’incitation à l’usage des technologies de l’information.

À propos du modèle économique du numérique

L’énoncé de ce thème pourrait embarrasser plus d’un responsable de la contrée romande. Ce n’est pas que les préoccupations à propos du « ménage » de l’école y soient absentes, mais bien plutôt le problème de s’y retrouver dans l’enchevêtrement de modèles économiques implicites locaux. L’achat d’équipements a été porté sur des budgets, parfois extraordinaires, soit des communes ou des cantons avec l’octroi possible de subventions. Des missions ou bureaux, voire offices, gèrent ce matériel dans le cadre de budgets ordinaires et fournissent aides, conseils, voire impulsent ou soutiennent certaines actions novatrices7.

Un véritable modèle économique pourrait s’avérer utile si un plan concerté de moyens d’enseignement ou de contenus pédagogiques « numériques » était à l’ordre du jour. À ce propos, l’approche est encore hésitante8. L’ordinateur est utilisé dans un cadre que l’on peut qualifier de généraliste (recherche d’informations, apprentissage du traitement de texte, approche par centres d’intérêt, séquences tutorées, etc.). Il ne semble pas se dégager un usage officiel faisant l’objet de prescriptions institutionnelles. En particulier, les propositions d'intégrer des savoir-faire concernant le tableur et la géométrie dynamique dans la partie mathématique des nouveaux plans d'études romands9 ont toutes été rejetées.

À propos de la production des moyens d’enseignement ou de contenus pédagogiques, il faut noter que la Suisse, petitesse et diversité linguistique obligent, ne possède pas une industrie de l’édition pédagogique très importante. Les moyens d’enseignement pour la Suisse francophone sont souvent produits par des équipes d’enseignants mandatés sur le plan cantonal ou régional, en partenariat ou pas avec le secteur privé, ou, selon le cas achetés (parfois après adaptation) à des maisons d’éditions (françaises la plupart du temps). Selon les époques la production locale ou régionale était privilégiée. Actuellement, la procédure mise en place pour l'adoption d'ouvrages romands est tout d'abord d'utiliser, après évaluation, l'existant.

Dans ce processus peuvent apparaître des compléments informatisés à l’exemple du complément informatisé pour les mathématiques du secondaire paru en 200210.

En résumé des moyens d’enseignement informatisés et des contenus pédagogiques apparaissent peu à peu en suivant la voie traditionnelle.

Pour conclure

Dans le cadre de la petite Suisse (romande), on serait tenté de dire que l’informatique a trouvé sa place, que l’usage de l’ordinateur s’est invité naturellement dans le cadre des fonctionnements, outillages et « modèles économiques » traditionnels. Par rapport à certains discours novateurs, cette situation pourrait être décrite en adaptant l’aphorisme (titre d’un article) de Larry Cuban : « Computers meet classroom : classroom wins ».

Néanmoins, il faut admettre que la situation n’est pas stabilisée. Réseaux sociaux, téléphones portables, tablettes numériques et d’autres à venir sont autant de dispositifs logiciels et matériels qui interrogent le monde de l’éducation. Toutefois l’interrogation semble plus relever de questions éducatives traditionnelles que d’un problème de modèle économique particulier. Par exemple, les interventions concernant la prévention à Internet se multiplient. En 2006, notamment, partant du constat que « Internet comporte des dangers importants », une campagne, à laquelle se joint la police cantonale, de sensibilisation et de prévention a été lancée dans les écoles du canton de Neuchâtel, afin de sensibiliser les élèves, les enseignants et les parents11.

Par ailleurs, de nombreux défis accaparent enseignants et autorités scolaires, notamment la réorganisation très conséquente de l’école en Suisse (concordat intercantonal Harmos qui, entre autres directives, fait passer la durée de la scolarité obligatoire de 9 ans à 11 ans12), sans compter d’autres sujets liés notamment à la situation socio-économique détériorée.

Ainsi, mais cela reste évidemment un point de vue personnel, si parler de l’école à l’heure du numérique reste d’actualité, le champ des thématiques particulières s’est particulièrement diversifié. Certaines préoccupations rejoignent des questions générales de société (lien entre sphère privée et sphère publique, par exemple), d’autres des problèmes traditionnels (gestion du matériel) même si certains prennent une importance accrue (rapport aux médias). Des (r)-évolutions encore en gestation (tablettes, Internet mobile) vont-elles impliquer des réorganisations plus importantes de la gestion et du ménage de l’école ? La question reste ouverte comme celle de savoir si ces réorganisations ne seront pas aussi dues à des évolutions plus générales impliquant seulement en partie le numérique.


1L'impartial, 10 novembre 2010 (http://www.parler-partout.ch/.../IMP_20101110_42915.pdf, consulté : février 2013).

2MITIC : médias, images, technologies de l’information et de la communication.

3Le fossé numérique en Suisse: rapport à l’intention du Conseil fédéral. Juin 2004 (http://icp.ge.ch/sem/lesemeur/spip.php?article366, ou http://www.infosociety.ch/, consultés : février 2013 ).

4http://wwwedu.ge.ch/cptic/f3mitic/ (consulté : février 2013). Le sigle F3 se réfère aux formateurs de formateurs d’enseignants.

5Ces deux niveaux sont à distinguer même si l'intercantonal peut concerner l'ensemble des cantons de la Confédération. Le niveau intercantonal, représenté par des conférences de ministres cantonaux, peut s'accorder sur des propositions que chacun respectera, plus ou moins, dans sa région, sans que le débat ne soit porté au niveau des autorités fédérales.

6http://www.news.admin.ch/message/index.html?lang=fr&msg-id=6506 (consulté : février 2013).

7Notamment l'usage de tablettes (http://www.lexpress.ch/fr/regions/canton-de-neuchatel/la-tablette-debarque-a-l-ecole-556-1091923, consulté : février 2013).

8Pour le moins jusqu'à fin 2010, époque à laquelle l'auteur a pris sa retraite de l'IRDP.

9http://www.plandetudes.ch (consulté : février 2013).

10Ces complément ont fait l'objet d'une analyse dans le cadre de l'évaluation générale des moyens d'enseignement 7-8-9 (dernières années de la scolarité obligatoire). (http://www.irdp.ch/math789-eval/etudeComp2-v3.pdf,  consulté : février 2013).

11http://www.lexpress.ch/fr/regions/montagnes-neuchateloises/internet-et-ses-dangers-558-262778 (consulté : février 2013).

12http://www.edk.ch/dyn/11737.php (consulté : février 2013).

 
Référence de l'article :
Luc-Olivier Pochon , Économie du numérique : l'introuvable modèle. Un point de vue suisse , Rubrique de la Revue STICEF, Volume 19, 2012, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 9/04/2013, http://sticef.org
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Mise à jour du 9/04/13