Économie du numérique : l’introuvable
modèle Un point de vue suisse
Luc-Olivier Pochon (Chercheur associé à l’institut
Psychologie et éducation de l’université de Neuchâtel,
ancien collaborateur à l’IRDP)
Cette brève contribution ne peut être lue indépendamment
du texte de A.-M. Bassy dont elle constitue la réaction d’un
francophone non français sollicitée par la rédaction de la
revue.
Comme remarque liminaire, il convient de garder en mémoire le fait que
les systèmes éducatifs sont différents, fortement
centralisés en France, plus localisés en Suisse (mais avec une
tendance à l’uniformisation de plus en plus présente). De
plus, il y a une différence d'échelle importante.
Cela étant dit, deux thèmes méritent d’être
analysés d’un point de vue comparatif, ceux de
« révolution numérique » dans le
système éducatif et de modèle économique, avec une
focalisation sur le modèle économique du numérique ! A
noter que la plupart des considérations suivantes sont basées sur
la situation de la Suisse francophone.
Un sujet toujours d’actualité
Tout d’abord, le sujet de l’ordinateur à
l’école, comme en France selon A.-M. Bassy, fait encore
régulièrement l’objet d’interventions politiques,
principalement lors des rentrées scolaires ou
d’événements particuliers touchant l’école
(nouvelle nomination, par exemple). Ainsi, un quotidien de la région
neuchâteloise sous le titre « L’école
neuchâteloise ne veut pas rater le train de
l’informatique »1
rapporte, en 2010 (!), les paroles du conseiller d’état en charge
de l’instruction publique :
« L’informatique prend de plus en plus de place. Les
enfants sont nés avec un ordinateur en poche. Ils maîtrisent mieux
l’informatique que moi. Il faut que l’école s’adapte.
Elle doit donner un accès à l’informatique et à la
culture des MITIC2,... Les outils
informatiques sont des sources de motivation pour les élèves et un
outil d’intégration sociale ».
À remarquer que dans cette déclaration il est question plus
prosaïquement d’informatique et non de révolution
numérique. Cette différence d’appellation pourrait
résumer en partie la différence entre la situation
française et suisse. Au-delà des termes (celui de numérique
apparaît aussi dans des documents en Suisse), il n’apparaît
pas en Suisse sur le plan politico-économique de plan numérique
global embarquant l’ensemble des facettes de l’école.
À propos de révolution numérique : une approche
institutionnelle pragmatique
Le programme le plus « révolutionnaire » voire,
avec le recul, utopique, date de 1987. Il a été
élaboré pour le 36e congrès
« Education et technologies nouvelles » de l’alors
Société Pédagogique Romande — SPR (actuellement
Syndicat des Enseignants Romands- SER), organisme faîtier des diverses
associations d’enseignants cantonales. Ce programme, énoncé
en 26 thèses et 14 tâches à assumer par la
Société, est avant tout un plaidoyer pour une certaine philosophie
de l’éducation : « mettre les nouvelles technologies
au service de l’intégration des enfants
différents », « évaluation
formative », « pédagogie de la
réussite », « méthodes actives »,
etc. résument quelques thèses ; « suivre et
stimuler les relations entre les nouvelles techniques et la
pédagogie » est un exemple de tâche à assumer.
Par la suite, il n’a quasiment jamais été fait
référence à ce programme. Par ailleurs, si des individus
peuvent avoir évoqué une révolution numérique,
l’adaptation de l’école au monde numérique en Suisse a
principalement été évoquée dans des analyses
générales dont une des dernières, « Le
fossé numérique en Suisse », date de
20043.
Ce rapport note que la diffusion et l’utilisation des
« technologies de l’information et de la communication —
TIC » ne sont pas sources de nouvelles différences dans la
société, mais elles font ressortir celles qui existent
déjà en les accentuant. Il précise que le facteur
« formation » joue un rôle essentiel dans
l’apparition du « fossé numérique » et a
un rôle tout aussi essentiel dans la prévention et la suppression
de ce même fossé. Au-delà des connaissances purement
techniques, il est nécessaire, selon ce rapport, que chacun soit en
mesure d’utiliser les TIC de manière responsable et à bon
escient.
Le postulat principal est que les TIC, technologies transversales, peuvent
être soutenues et diffusées dans différents domaines
politiques : politique de la formation et de la recherche, politique
sociale et de l’emploi. Le rapport propose que la
Confédération prenne des mesures indirectes pour encourager de
manière cohérente et durable le développement et
l'utilisation des TIC dans ces domaines en précisant que la politique de
la formation doit servir de dénominateur commun à des mesures
visant à prévenir un fossé numérique.
A noter que si des formations du corps enseignant ont été
organisées dès les années quatre-vingt avec des plans
d’équipement plus ou moins systématiques selon les cantons,
c’est la généralisation d’Internet avec
l’arrivée du web qui a remis à l’ordre du jour des
sujets qui étaient passés au second plan.
Par exemple, le projet « TIC-JURA-2002 » a relancé
le programme jurassien d’intégration des TIC dans les écoles
initié en 1998. Plus récemment le dispositif
F3-MITIC4, mené sur 5 ans
dès 2001, soutenu par l’Office fédéral de la
formation professionnelle et de la technologie (OFFT), a permis
d’organiser dans les Hautes Écoles Pédagogiques (HEP) des
formations à la création de scénarii pédagogiques
intégrant les technologies et les médias numériques. Les
retombées de ce dispositif aux niveaux des formateurs d'enseignants (F2),
des enseignants et des élèves au bout de la chaîne ne
semblent pas avoir fait l’objet d’attentions
particulières.
Des plans d’équipement ou, selon le cas de
rééquipement, datent également du début des
années 2000 et se sont répartis selon les différents
niveaux décisionnels de la Confédération, de
l’intercantonal5, des cantons,
voire des communes. Notamment en 2001, est lancé un projet de partenariat
public-privé : « Partenariat public-privé —
l’école sur le
net »6.
Ce projet de la Confédération et des cantons en collaboration
avec le secteur privé (notamment Swisscom l’équivalent de
France Télécom) est éminemment pragmatique. Il propose une
aide technique et financière pour l’installation de postes
reliés à Internet dans les classes. A noter que tous les cantons
n’ont pas forcément « profité » de ce
programme, préférant s’organiser par eux-mêmes. Dans
les cantons, des programmes de formation et d’animation liés
à l’utilisation de l’ordinateur sont organisés.
En résumé, la « révolution »
numérique suisse, a consisté à installer, peu à peu,
des ordinateurs dans les classes ou dans les écoles puis dans une
deuxième étape, nettement plus généralisée,
d’équiper l’ensemble des classes et de les relier à
Internet. Si des cours de formation continue ont été mis sur pied
depuis de longue date (comme partout en Europe), l’apparition
d’Internet a provoqué une systématisation des formations et
une consolidation d’un système de « coaching »
et d’incitation à l’usage des technologies de
l’information.
À propos du modèle économique du numérique
L’énoncé de ce thème pourrait embarrasser plus
d’un responsable de la contrée romande. Ce n’est pas que les
préoccupations à propos du « ménage »
de l’école y soient absentes, mais bien plutôt le
problème de s’y retrouver dans l’enchevêtrement de
modèles économiques implicites locaux. L’achat
d’équipements a été porté sur des budgets,
parfois extraordinaires, soit des communes ou des cantons avec l’octroi
possible de subventions. Des missions ou bureaux, voire offices, gèrent
ce matériel dans le cadre de budgets ordinaires et fournissent aides,
conseils, voire impulsent ou soutiennent certaines actions
novatrices7.
Un véritable modèle économique pourrait
s’avérer utile si un plan concerté de moyens
d’enseignement ou de contenus pédagogiques
« numériques » était à l’ordre du
jour. À ce propos, l’approche est encore
hésitante8. L’ordinateur
est utilisé dans un cadre que l’on peut qualifier de
généraliste (recherche d’informations, apprentissage du
traitement de texte, approche par centres d’intérêt,
séquences tutorées, etc.). Il ne semble pas se dégager un
usage officiel faisant l’objet de prescriptions institutionnelles. En
particulier, les propositions d'intégrer des savoir-faire concernant le
tableur et la géométrie dynamique dans la partie
mathématique des nouveaux plans d'études
romands9 ont toutes été
rejetées.
À propos de la production des moyens d’enseignement ou de
contenus pédagogiques, il faut noter que la Suisse, petitesse et
diversité linguistique obligent, ne possède pas une industrie de
l’édition pédagogique très importante. Les moyens
d’enseignement pour la Suisse francophone sont souvent produits par des
équipes d’enseignants mandatés sur le plan cantonal ou
régional, en partenariat ou pas avec le secteur privé, ou, selon
le cas achetés (parfois après adaptation) à des maisons
d’éditions (françaises la plupart du temps). Selon les
époques la production locale ou régionale était
privilégiée. Actuellement, la procédure mise en place pour
l'adoption d'ouvrages romands est tout d'abord d'utiliser, après
évaluation, l'existant.
Dans ce processus peuvent apparaître des compléments
informatisés à l’exemple du complément
informatisé pour les mathématiques du secondaire paru en
200210.
En résumé des moyens d’enseignement informatisés
et des contenus pédagogiques apparaissent peu à peu en suivant la
voie traditionnelle.
Pour conclure
Dans le cadre de la petite Suisse (romande), on serait tenté de dire
que l’informatique a trouvé sa place, que l’usage de
l’ordinateur s’est invité naturellement dans le cadre des
fonctionnements, outillages et « modèles
économiques » traditionnels. Par rapport à certains
discours novateurs, cette situation pourrait être décrite en
adaptant l’aphorisme (titre d’un article) de Larry Cuban :
« Computers meet classroom : classroom
wins ».
Néanmoins, il faut admettre que la situation n’est pas
stabilisée. Réseaux sociaux, téléphones portables,
tablettes numériques et d’autres à venir sont autant de
dispositifs logiciels et matériels qui interrogent le monde de
l’éducation. Toutefois l’interrogation semble plus relever de
questions éducatives traditionnelles que d’un problème de
modèle économique particulier. Par exemple, les interventions
concernant la prévention à Internet se multiplient. En 2006,
notamment, partant du constat que « Internet comporte des dangers
importants », une campagne, à laquelle se joint la police
cantonale, de sensibilisation et de prévention a été
lancée dans les écoles du canton de Neuchâtel, afin de
sensibiliser les élèves, les enseignants et les
parents11.
Par ailleurs, de nombreux défis accaparent enseignants et
autorités scolaires, notamment la réorganisation très
conséquente de l’école en Suisse (concordat intercantonal
Harmos qui, entre autres directives, fait passer la durée de la
scolarité obligatoire de 9 ans à 11
ans12), sans compter d’autres
sujets liés notamment à la situation socio-économique
détériorée.
Ainsi, mais cela reste évidemment un point de vue personnel, si parler
de l’école à l’heure du numérique reste
d’actualité, le champ des thématiques particulières
s’est particulièrement diversifié. Certaines
préoccupations rejoignent des questions générales de
société (lien entre sphère privée et sphère
publique, par exemple), d’autres des problèmes traditionnels
(gestion du matériel) même si certains prennent une importance
accrue (rapport aux médias). Des (r)-évolutions encore en
gestation (tablettes, Internet mobile) vont-elles impliquer des
réorganisations plus importantes de la gestion et du ménage de
l’école ? La question reste ouverte comme celle de savoir si
ces réorganisations ne seront pas aussi dues à des
évolutions plus générales impliquant seulement en partie le
numérique.
1L'impartial, 10 novembre 2010 (http://www.parler-partout.ch/.../IMP_20101110_42915.pdf,
consulté : février 2013).
2MITIC : médias, images,
technologies de l’information et de la communication.
3Le fossé numérique
en Suisse: rapport à l’intention du Conseil fédéral.
Juin 2004 (http://icp.ge.ch/sem/lesemeur/spip.php?article366,
ou http://www.infosociety.ch/,
consultés : février 2013 ).
4http://wwwedu.ge.ch/cptic/f3mitic/
(consulté : février 2013). Le sigle F3 se
réfère aux formateurs de formateurs d’enseignants.
5Ces deux niveaux sont à
distinguer même si l'intercantonal peut concerner l'ensemble des cantons
de la Confédération. Le niveau intercantonal,
représenté par des conférences de ministres cantonaux, peut
s'accorder sur des propositions que chacun respectera, plus ou moins, dans sa
région, sans que le débat ne soit porté au niveau des
autorités fédérales.
6http://www.news.admin.ch/message/index.html?lang=fr&msg-id=6506
(consulté : février 2013).
7Notamment l'usage de tablettes (http://www.lexpress.ch/fr/regions/canton-de-neuchatel/la-tablette-debarque-a-l-ecole-556-1091923,
consulté : février 2013).
8Pour le moins jusqu'à fin
2010, époque à laquelle l'auteur a pris sa retraite de l'IRDP.
9http://www.plandetudes.ch
(consulté : février 2013).
10Ces complément ont fait
l'objet d'une analyse dans le cadre de l'évaluation
générale des moyens d'enseignement 7-8-9 (dernières
années de la scolarité obligatoire). (http://www.irdp.ch/math789-eval/etudeComp2-v3.pdf,
consulté : février 2013).
11http://www.lexpress.ch/fr/regions/montagnes-neuchateloises/internet-et-ses-dangers-558-262778
(consulté : février 2013).
12http://www.edk.ch/dyn/11737.php
(consulté : février 2013).
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