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Volume 28, 2021
Article de recherche

Numéro Spécial
Les technologies positives
pour l'apprentissage



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L’expérience autotélique dans les EIAH : genèse socio-historique, épistémologique et critique des technologies positives pour l’apprentissage

 

Jean HEUTTE (CIREL, Université de Lille)

RÉSUMÉ : Les travaux scientifiques concernant l’expérience autotélique (le flow) dans les environnements informatiques ont été initiés dès les années 1980. Tout en gardant un esprit critique quant à l’émergence des technologies positives pour l’apprentissage, nous pouvons considérer qu’elles constituent une ramification de la psychologie positive spécifiquement dédiée à la recherche dans le champ des espaces d'apprentissage assistés par la technologie, à savoir l’étude scientifique des conditions et des processus via lesquels la technologie contribue à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal : 1) des apprenants, personnels de l’éducation ou de la formation et autres parties prenantes de l’éducation et de la formation tout au long et tout au large de la vie ; 2) des communautés (réelles ou virtuelles) dans lesquelles ils apprennent, jouent ou travaillent ; et 3) des systèmes, organismes et dispositifs d’éducation, de formation ou de travail.

MOTS CLÉS : Environnement d’apprentissage, Émotion, Engagement, Motivation

Autotelic experience in TELS: socio-historical, epistemological and critical genesis of positive technologies for learning.

ABSTRACT :  The scientific research concerning autotelic experience (flow) in human-computer interactions was initiated in the 1980s. It is therefore necessary to keep on a critical eye on the contemporary emergence of positive technologies for learning. However, we can consider that it constitutes an offshoot of positive psychology specifically dedicated to research in the field of technology-enhanced learning spaces. This field includes the scientific study of the conditions and processes through which the technology supports the flourishing or optimal functioning of 1) learners, people working in education or training, and all stakeholders of the lifelong and life-wide learning; 2) real life or virtual communities in which they learn or work; and 3) education, training or working systems, organizations or environments.

KEYWORDS : Learning Environments, Emotion, Involvement, Motivation

Différents termes comme positive computing (Sander, 2011), positive technology (Riva et al., 2012), positive design (Faust, 2009) ou encore interaction design for emotional wellbeing (Calvo et Peters, 2014) ont été utilisés ces dernières années pour faire référence aux travaux concernant le potentiel des technologies pour conforter la santé, le bien-être psychologique, ainsi que le développement optimal des individus, des groupes et des organisations : tous ces travaux peuvent être perçus comme une ramification de la psychologie positive (Wiederhold, 2012). C’est la raison pour laquelle avant d’envisager les connexions entre technologie positive et éducation, il nous semble tout d’abord nécessaire de clarifier les fondements scientifiques et épistémologiques de l’émergence de la préoccupation du développement humain optimal. Ainsi, après avoir rappelé les différentes vagues de l’histoire de la psychologie, nous ferons un focus particulier sur la théorie de l’autotélisme-flow, l’une des théories majeures de la psychologie scientifique contemporaine, dont les liens avec l’immersion dans les environnements informatiques pour les apprentissages humains ont été mis en évidence dans de nombreux travaux scientifiques dès la fin des années 80 (Ghani et al., 1991), (Webster, 1989). Enfin, après quelques éléments de mise en garde liée à l’émergence du terme valise technologie positive, nous conclurons en tentant de mettre en évidence le fait que cet étendard est très probablement porteur de nouvelles opportunités pour la recherche fondamentale à visée pragmatique dans le champ des EIAH.

1. Un intérêt scientifique croissant pour le développement humain optimal

L’émergence de l’intérêt scientifique pour le développement humain optimal s’observe dès les origines modernes de la psychologie, notamment à travers les travaux des chercheurs William James, John Dewey et Abraham Maslow (Shaffer, 1978) dont les points de vue peuvent être qualifiés rétrospectivement d’humanistes. James, en particulier, est considéré par certains comme « le premier psychologue positif de l’Amérique1 » (Taylor, 2001, p. 15). Pour (Rathunde, 2001), les approches expérientielles de James, Dewey et Maslow méritent d’être associées aux philosophies du pragmatisme (Peirce, 1877), (Peirce et Hetzel, 1878), de l’existentialisme (Kierkegaard, 1843), (Heidegger, 1927), (Sartre, 1943) et de la phénoménologie (Husserl, 1913). Ainsi, James (James, 1902) s’intéressait non seulement à ce qui était objectif et observable, mais également à ce qui était subjectif. Comme le rapporte Rathunde (Rathunde, 2001), dès le début du siècle dernier, James soulignait tout l’intérêt de l’étude du fonctionnement optimal de l’être humain et de son rapport à l’expérience : un fil conducteur tissé en commun par de nombreux auteurs se revendiquant du courant dominant actuel de la psychologie positive.

En effet, avant la Seconde Guerre mondiale, la psychologie se donnait trois objectifs : guérir la maladie mentale ; améliorer la vie normale ; identifier et cultiver les talents. Cependant, après-guerre, du fait d’une crise de santé mentale sans précédent, les travaux se sont presque exclusivement concentrés sur le premier objectif, laissant de côté les deux autres. Ainsi, pendant plusieurs décennies, la majorité des productions scientifiques ont été ainsi consacrées à l’étude des troubles psychiques et à la psychopathologie - par ex. entre 1967 et 2000, 54 040 articles sur la dépression et 41 416 sur l’anxiété contre seulement 1 710 sur le bonheur et 2 582 sur la satisfaction à l’égard de l’existence (Myers, 2000). Sur la durée, ce déséquilibre a eu de lourdes conséquences sur de nombreux modèles théoriques élaborés par les chercheurs : l’interprétation de certaines données scientifiques en a même été partiellement biaisée.

Afin de mieux situer l’émergence du courant de la psychologie positive, il est intéressant de revisiter les courants historiques de la psychologie qui l’ont précédé.

2. L’histoire de la psychologie : les quatre vagues

La psychologie positive peut être considérée comme la quatrième vague dans l’évolution de la psychologie, les trois premières vagues étant, respectivement le modèle de la maladie, le behaviorisme et la psychologie humaniste.

2.1. Le modèle de la maladie

Pendant la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, c’est principalement le souhait de guérir les troubles mentaux qui va être la priorité de la psychologie, notamment sous l’influence de Jean-Martin Charcot, Pierre Janet, Sigmund Freud, Alfred Adler ou encore Carl Jung. En soutenant que les raisons d’une grande part de nos comportements échappent à la conscience et en faisant de l’inconscient le concept majeur de compréhension de l’esprit humain, la psychanalyse apporte un point de vue radicalement différent sur les pratiques thérapeutiques. Par la suite, notamment sous l’influence des travaux d’Albert Ellis, Aaron Beck, Albert Bandura et Martin Seligman, ce sont progressivement plutôt les thérapies cognitives comportementales (TCC) qui sont majoritairement adoptées par les praticiens sur pratiquement tous les continents.

Comme le soulignent Seligman et Csikszentmihalyi (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000), la préoccupation scientifique centrale de la construction d’un modèle de la maladie mentale a été d’une grande utilité car ainsi 14 maladies psychiques jusqu’alors incurables ont pu être traitées avec succès. Cependant, cette centration excessive a toutefois eu des répercussions négatives dans la communauté des chercheurs et praticiens en psychologie. Ces derniers sont devenus des « victimologues » et des « pathologisateurs » : dans leur hâte et souci de réparer les dommages psychiques de l’après-guerre, il ne leur est jamais venu à l’idée de développer des interventions pour rendre les gens plus heureux (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000).

2.2. Le behaviorisme

Burrhus Frederic Skinner, fut l’initiateur (avec John B. Watson et Ivan Pavlov) de l’approche comportementale en psychologie. Skinner pensait que le libre arbitre était une illusion, et que le comportement humain dépendait majoritairement de la compréhension des conséquences de nos actions. En souhaitant que la psychologie soit une discipline scientifique la plus proche possible des sciences qui se disent « exactes », Skinner s’oppose farouchement à la psychanalyse : il rejette la méthode introspective, selon lui, trop « subjective » et revendique la nécessité de restreindre l’étude les phénomènes mentaux aux seuls comportements observables. C’est ainsi que suite à de nombreuses expériences notamment sur l’animal, il développe la théorie de conditionnement opérant qui repose en particulier sur des principes de renforcement. Dans la mesure où sur un plan pédagogique, Skinner recommande vivement de récompenser les « bons » comportements via différents types de renforcement et que, de ce fait, il a sérieusement critiqué l’enseignement traditionnel qui se basait à l’époque majoritairement sur l’administration de punitions (Skinner, 1958), (Skinner, 1971), (Skinner, 1981), (Skinner, 1984), il pourrait presque être considéré comme l’un des pionniers de l’éducation positive. À ceci près que ses préconisations concernant l’enseignement programmé et l’usage des machines à apprendre - les teaching machines inspirées des travaux de Pressey (Pressey, 1924) - et son opposition farouche aux sciences cognitives et ont parfois fortement brouillé son message auprès de la Commission on Behavioral and Social Sciences and Education du National Research Council (1984). Pour sa part, Csikszentmihalyi déplore que progressivement et notamment à l’apogée du behaviorisme, la psychologie ait été un peu trop caricaturalement enseignée comme s’il s’agissait d’une branche de la mécanique statistique. Il regrette surtout qu’elle ait été incapable de « concilier les impératifs jumeaux qu’une science du comportement humain doit inclure : comprendre ce qui est et ce qui pourrait être2 » (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000, p. 7).

2.3. La psychologie humaniste

A partir du milieu du vingtième siècle, certains chercheurs comme Abraham Maslow ou Carl Rogers reconnaissent que la psychanalyse et le behaviorisme ont apporté de grandes contributions à la connaissance humaine, mais que ni isolément, ni ensemble, ils ne réussissent réellement à couvrir l’étendue presque illimitée du comportement, des relations et des possibilités humaines. C’est dans ce dessein que la psychologie humaniste s’est développée, en partie pour proposer une alternative (cf. the "third way") à la psychanalyse et au behaviorisme, mais surtout pour tenter de combler l’insuffisance de leur approche des potentialités humaines positives et la réalisation maximale de ces potentialités,

Ainsi, même si dès le départ, la psychologie positive a souhaité prendre des distances avec la psychologie humaniste, force est de constater que la psychologie humaniste en est à l’évidence une source d’inspiration. Tout d’abord, parce que la paternité du terme Positive Psychology revient à Maslow (Maslow, 1954) : il s’agit du titre du dernier chapitre de son ouvrage Motivation and Personality dans lequel il appelait à porter une plus grande attention aux aspects positifs (vs négatifs) de l’expérience humaine. Ensuite, parce qu’en poursuivant la voie ouverte par James en son temps, Maslow et Rogers s’intéressent tous les deux au fonctionnement optimal de l’être humain, même si leurs conceptions n’en représentent pas réellement les mêmes points de vue (Heutte, 2019a). Pour sa part, Csikszentmihalyi (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000) reconnaît que la vision généreuse liée à cette « troisième voie » a eu un fort impact sur la culture en général et était très prometteuse. Cependant, il déplore la faiblesse de sa base empirique cumulative : la psychologie humaniste a plutôt engendré une myriade de mouvements d’auto-assistance pseudo thérapeutique qui parfois mettent beaucoup trop l’accent sur le développement de soi et encouragent l’égocentrisme, tout en oubliant trop souvent les préoccupations liées au bien-être collectif. Seligman et Csikszentmihalyi (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000) se sont ainsi posé la question de savoir si ces dérives étaient liées au fait que Maslow et Rogers étaient trop en avance sur leur temps, que cela était inhérents à leur vision originale, ou simplement en raison du manque d’étayage scientifique de « suivants » trop enthousiastes. Mais ils constatent que l’un des héritages des années 1960 est hélas clairement en évidence dans n’importe quelle section "psychologie" de grandes librairies, dans lesquelles il y a généralement à peine 10% d’ouvrages qui tentent de rester conforme à une certaine norme scientifique (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000).

Ainsi, il est facile de comprendre pourquoi, dans un premier temps afin de clairement marquer son territoire, la psychologie positive a épistémologiquement souhaité se démarquer de la psychologie humaniste, principalement plus pour des soucis de forme (notamment de méthodes d’investigation) que de fond (d’objets d’étude) : il était impératif de clairement distinguer la psychologie positive de la vulgate des vendeurs de « pop psychology » qui surfent avec intérêt sur la médiatisation excessive de la marchandisation du bien-être et de la crédulité naïve de ceux qui y sont un peu trop réceptifs.

2.4. La psychologie positive

Il est désormais admis que l’article co-signé par Seligman et Csikszentmihalyi (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000) dans le premier numéro du millénaire de la revue American Psychologist constitue symboliquement l’acte scientifique fondateur majeur de la psychologie positive. Au-delà des origines personnelles de leurs convictions, par l’écriture conjointe de l’article séminal, ils entendent fonder scientifiquement la psychologie positive, en rappelant que :

- Le champ de légitimité de la psychologie n’est pas seulement l’étude de la pathologie, de la faiblesse et des dommages ; c’est aussi l’étude de la force et de la vertu ;

- Le traitement n’est pas seulement de réparer ce qui est cassé ; c’est de favoriser ce qu’il y a de mieux ;

- La psychologie n’est pas seulement une branche de la médecine qui s’intéresse à la maladie ou à la santé ; elle s’intéresse à un domaine beaucoup plus vaste, notamment : le travail, l’éducation, la perspicacité, l’amour, la croissance, le jeu...

Et dans cette quête de ce qu’il y a de mieux, « la psychologie positive ne s’appuie pas sur des vœux pieux, la foi, l’illusion de soi, les modes ou l’agitation des bras ; elle essaie d’adapter les meilleures méthodes scientifiques aux problèmes uniques que présente le comportement humain à ceux qui veulent le comprendre dans toute sa complexité »3 (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000, p. 7). Ce postulat fondateur n’a cependant pas empêché la psychologie positive de faire l’objet de très nombreuses critiques (par ex. (Krueger, 2011), (Phipps, 2011), (Wong, 2011). Ainsi, après une jeunesse un peu trop dichotomique (Ehrenreich, 2009), (Held, 2002), (Held, 2004), (Lazarus, 2003), dans son adolescence, la psychologie positive adopte désormais une vision plus nuancée de l’idée même du positif, en développant une compréhension plus subtile (Ivtzan et al., 2015), via une plus grande ouverture méthodologique (Wissing, 2021), et probablement moins idéologique (Heutte, 2020), (Martin-Krumm et al., 2021), (Moreno-Jiménez et Aguirre-Camacho, 2017) du développement humain optimal (Heutte, 2019b). Il n’en reste pas moins que la référence à l’expérience autotélique y tient une place fondatrice épistémologique importante.

3. La théorie de l’autotélisme-flow : l’une des théories majeures de la psychologie scientifique contemporaine

Avec mes collègues Marta Bassi, Lucia Ceja, Teresa Freire, Corinna Peifer et Eleonora Riva, nous en avons élaboré la définition de consensus suivante qui est désormais celle retenue par l’European Flow Researchers Network (EFRN), depuis novembre 2014 : l’expérience autotélique (le flow) apparaît lorsqu’il y a une correspondance adéquate (un équilibre optimal) entre les exigences de la tâche et les compétences (cf. figure 1).

Figure 1 • Expérience optimale -Flow (Heutte, 2011, p. 102), adaptation de (Csikszentmihalyi, 1990)

Le concept de flow a été décrit pour la première fois par Mihaly Csikszentmihalyi dans son livre Beyond Boredom and Anxiety (Csikszentmihalyi, 1975). Il s’agit d’un état d’épanouissement lié à une profonde implication et au sentiment d’absorption que les personnes ressentent lorsqu’elles sont confrontées à des tâches dont les exigences sont élevées et qu’elles perçoivent que leurs compétences leur permettent de relever ces défis. Le flow est décrit comme une expérience optimale au cours de laquelle les personnes sont profondément motivées à persister dans leurs activités. De nombreux travaux scientifiques mettent en évidence que le flow a d’importantes répercussions sur l’évolution de soi, en contribuant à la fois au bien-être et au bon fonctionnement personnel dans la vie quotidienne4 (EFRN, 2014).

Pendant plus d’un quart de siècle, les travaux de Csikszentmihalyi, initiés au cours de sa recherche doctorale dès 1965 concernant la créativité (Csikszentmihalyi, 1996), (Csikszentmihalyi, 2014a), puis par la suite ce qui constitue une bonne vie et enfin le flow (Csikszentmihalyi, 1975), (Csikszentmihalyi, 1990), (Csikszentmihalyi, 2014b), sont peu connus, au-delà d’une communauté restreinte de chercheurs. C’est au cours de sa présidence de l’APA (1998-2000) que Seligman va en souligner l’importance, notamment en décrivant Csikszentmihalyi comme « le leader mondial de la recherche en psychologie positive5 » (Jarden, 2012, p. 136). Pour le dire autrement, si Seligman est considéré́ comme le fondateur et « la voix » autoproclamée de la psychologie positive, Csikszentmihalyi est décrit par Seligman comme « le cerveau » qui a inspiré la psychologie positive (Tardio, 2009). Presque deux décennies plus tard, son livre Flow: The Psychology of Optimal Experience paru en 1975 a été traduit en 23 langues (en français en 2004). Csikszentmihalyi est désormais considéré comme étant l’un des psychologues contemporains des plus influents au niveau international (TBS STAFF, 2019) : il est de plus en plus cité, dans une variété de domaines liés à la psychologie, l’éducation, le sport, les arts, le management, le jeu vidéo, les activités en ligne sur Internet... Historiquement, en Europe, c’est tout d’abord en Italie, plus particulièrement à l’Université de Milan (Csikszentmihalyi et Massimini, 1985), (Massimini et al., 1988), en Allemagne (Rheinberg, 1987), en Norvège (Vitterso et al., 2001), au Danemark (Knoop, 2002), puis en Grande Bretagne (Wright et al., 2007) que sont initiés les premiers travaux scientifiques concernant l’autotélisme-flow. En France, ainsi que dans toute la francophonie, la connaissance de ces travaux est cependant longtemps restée très confidentielle (Csikszentmihalyi, 2004), (Csikszentmihalyi et Bouffard, 2007), (Heutte, 2010), (Heutte, 2011), (Heutte, 2019b).

Dans le but de vérifier et de décrire l’intérêt croissant pour la recherche sur l’expérience autotélique au cours de ce nouveau millénaire, une équipe internationale constituée d’une douzaine de chercheurs issus de l’EFRN (Peifer et al., 2022) a produit une synthèse de 256 études empiriques publiées dans des revues en langue anglaise entre 2000 et 2016. Cette synthèse met clairement en évidence que le nombre de publications est régulièrement en nette progression d’année en année (cf. figure 2) : à l’évidence, il y a un parallèle à faire entre la progression de cette courbe et l’émergence ainsi que la croissance actuelle de la psychologie positive (Csikszentmihalyi, 2014b).

Figure 2 • L’évolution du nombre d’articles concernant le flow, publiés dans les revues scientifiques en langue anglaise, chaque année, entre 2000 et 2016

À l’initiative de nombreux chercheurs européens, les travaux les plus prometteurs concernent désormais les dimensions sociales de l’expérience autotélique (Gaggioli et al., 2011), (Heutte et al., 2022), (Pels et al., 2018), (Salanova et al., 2014).

En choisissant de présenter la psychologie positive comme étant « la science de l’expérience optimale », dans un de ses derniers ouvrages publiés en français, Boniwell (Boniwell, 2012) confirme cette place si particulière de Mihaly Csikszentmihalyi dans la communauté scientifique, ce qui fait à l’évidence de la théorie de l’autotélisme-flow l’une des théories majeures de la psychologie scientifique contemporaine (Heutte, 2020).

3.1. Le flow : l’émotion de s’apercevoir que l’on comprend

Dans la version originale du Positive Psychology Manifesto, Sheldon, Frederickson, Rathunde et Csikszentmihalyi (Sheldon et al., 2000) déclarent que l’éducation est la première des 6 applications potentielles prioritaires de la psychologie positive : « Améliorer l’éducation des enfants en utilisant davantage la motivation intrinsèque, l’effet positif et la créativité au sein des écoles6 » (Sheldon et al., 2000, p. 1). Cependant, nous pouvons convenir que cette intention peut être étendue à l’apprentissage tout au long et tout au large de la vie (Carré, 2005), puisque le 4e thème mentionné dans le manifeste concernant la vie professionnelle est : « Améliorer la satisfaction au travail tout au long de la vie en aidant les gens à trouver un engagement authentique, à vivre des états de flow et à apporter de véritables contributions dans leur travail » (ibid.). Il n’est donc pas surprenant que les applications de l’expérience autotélique dans le développement humain et l’éducation occupent une place particulièrement importante dans The Collected Works of Mihaly Csikszentmihalyi (Csikszentmihalyi, 2014c). En effet, l’expérience autotélique permet par exemple à tout un chacun de ressentir beaucoup de plaisir au cours d’une activité dans laquelle il perçoit qu’il progresse au-delà que ce qu’il avait pu imaginer avant de s’y engager, notamment l’émotion liée au sentiment d’avoir compris quelque chose de nouveau et d’important pour lui. Ainsi, le flow est un des déterminants majeurs de la persistance à vouloir comprendre, apprendre et/ou se former.

Le corpus constitué des 256 études empiriques de la revue de littérature (Peifer et al., 2022) évoquée précédemment a fait l’objet d’une étude quantitative et qualitative de nature descriptive (Heutte, 2019b). Cette analyse met en évidence que l’éducation en est le thème principal, avec 28,8% des études empiriques concernant le flow publiées entre 2000 et 2016, consacrées à ce champ d’investigation (dans un ordre décroissant, les autres thèmes sont les arts/loisirs 22,0%, la santé/psychothérapie/physiologie 14,7%, les activités professionnelles 11,6%, les activités physiques/sport 11,0%, etc.).

Parmi les 256 articles, 94 sont spécifiquement consacrés à l’éducation. Ceux-ci se concentrent sur les élèves et l’éducation au niveau primaire (8,2%), le secondaire (20,4%), l’université (69,4%) et les enseignants eux-mêmes (2,0%). Une analyse plus qualitative met en évidence que de nombreux auteurs (Bassi et Delle Fave, 2012), (Fulmer et Tulis, 2016), (Schattke, 2011), (Schüler et al., 2010) considèrent que l’expérience optimale correspond à un état de motivation optimale (Deci et Ryan, 2008), (Heutte, 2017a). Nous pouvons relever que seuls 19 articles concernent spécifiquement l’éducation et les TIC (dont 10 dans l’enseignement supérieur) : il apparaît donc que le champ de la e-formation n’a été que très peu investigué, de plus la plupart de ces travaux sont relativement récents (9 articles entre 2012 et 2016).

3.2. L’expérience autotélique avec les TIC : Time flies when you’re having fun

De longue date, la plupart des tentatives d’explications du comportement individuel des utilisateurs de technologies de l’information et de la communication (TIC) ont tendance à se concentrer essentiellement sur les croyances de maîtrise instrumentale, pour comprendre leurs intentions d’usage des TIC. Cependant, de nombreux travaux suggèrent que dans l’expérience globale avec la technologie, l’expérience autotélique-flow est une des variables explicatives potentiellement importantes dans les théories d’acceptation de l’usage des technologies (Agarwal et Karahanna, 2000). En effet, bien avant l’émergence de la psychologie positive, le flow est déjà une variable évoquée pour comprendre les expériences positives dans les interactions homme-machine (Ghani et al., 1991), (Webster, 1989), ainsi que pour ce qui concerne l’usage d’Internet (Chen et al., 1999), (Novak et Hoffman, 1996). Cette théorie a notamment été utilisée, afin de mieux appréhender l’absorption cognitive (Agarwal et Karahanna, 2000) pendant les activités d’exploration (Ghani et Deshpande, 1994), (Webster et al., 1993), de communication (Trevino et Webster, 1992), et d’apprentissage (Ghani, 1995).

La majorité de ces recherches adoptent une vision multidimensionnelle du concept de flow. Cependant, la modélisation du flow dans les environnements numériques n’est pas stabilisée. Pour leur part, Agarwal et Karahanna (Agarwal et Karahanna, 2000) proposent le concept d’absorption cognitive (AC) qu’elles définissent comme un profond état d’engagement à travers cinq dimensions :

- la dissociation temporelle ou la perte de la notion du temps ;

- l’immersion ou la concentration totale dans une tâche ;

- l’intensité du plaisir ;

- le sentiment de contrôle de l’interaction ;

- la curiosité sensorielle et cognitive.

Ces épisodes d’attention totale qui absorbent entièrement les ressources cognitives au point que plus rien d’autre n’importe sont des expériences optimales, des états de flow (Agarwal et Karahanna, 2000).

L’absorption cognitive et ses cinq dimensions sont des antécédents significatifs de la perception d’utilité et de l’utilisabilité. Ces deux dimensions sont empruntées au Technology Acceptance Model (TAM) de Davis (Davis, 1989) et sa version actualisée TAM2 (Venkatesh et Davis, 2000). Selon Agarwal et Karahanna (Agarwal et Karahanna, 2000), l’absorption cognitive est donc un état spécifique qui résulte à la fois de facteurs individuels et situationnels (cf. figure 3). L’absorption cognitive renforce l’intention d’utiliser les technologies numériques, elle serait de plus particulièrement bénéfique au sentiment de réalisation d’un individu dans le cadre de son travail et, par conséquent, influencerait sa motivation.

Figure 3 • Le modèle de l’absorption cognitive, traduit de (Agarwal et Karahanna, 2000, p. 169)

3.3. L’expérience autotélique et la téléprésence

Selon Steuer, la téléprésence fait référence à « l’expérience de la présence dans un environnement généré par un média7 » (Steuer, 1992, p. 76) : autrement dit, la présence à distance, rendue possible par les techniques de communication ou encore l’expérience de la présence dans un environnement virtuel (Heeter, 1992), (Jézégou, 2012). De nombreuses recherches identifient la téléprésence comme un des éléments susceptibles de contribuer à l’expérience autotélique (Chen, 2006), (Gaggioli et al., 2003), (Hoffman et Novak, 1996), (Novak et al., 2000), (Skadberg et Kimmel, 2004). La téléprésence présente une grande proximité avec certaines caractéristiques de l’expérience autotélique, comme le contrôle, l’immersion, l’absorption cognitive ou l’absence de préoccupation à propos du soi. Le flow est d’ailleurs l’ultime variable du modèle de la présence élaboré par Riva, Waterworth, Waterworth et Mantovani (Riva, et al., 2011).

Exploitant les technologies mises en œuvre pour le fonctionnement de forums de discussion, les premiers jeux d’aventures textuels en réseau sont apparus dans les réseaux des universités, comme celle d’Essex, dès 1978 (cf. multi-user dungeon, plus communément appelé MUD). Ils offraient déjà aux joueurs la possibilité de prolonger l’expérience optimale de jeu en se libérant de l’obligation d’une présence synchrone en présentiel, en leur permettant notamment d’organiser leur présence à distance via un avatar dont ils assuraient l’évolution au sein d’un monde virtuel persistant, lui-même en constante évolution (car la description textuelle et les règles de fonctionnement pouvaient elles aussi progressivement s’enrichir au fil du jeu). Actuellement, de nombreuses évolutions techniques, notamment celles qui concernent la réalité virtuelle, permettent de renforcer la qualité graphique de l’environnement de jeu, renforçant ainsi l’immersion et la téléprésence des joueurs dans des mondes virtuels de plus en plus réalistes. Il est d’ailleurs parfois amusant de constater que certains joueurs peuvent passer presque plus de temps à définir les éléments qui caractérisent l’apparence de leur avatar qu’à jouer. Certains jeux intègrent ainsi dans leur conception de nombreux modules additionnels (qui en tant que tels n’ont aucun lien direct avec le scénario du jeu), juste pour satisfaire le plaisir des joueurs de se créer un personnage afin d’être encore mieux identifié par les autres à distance : le plaisir d’assurer et de maintenir sa téléprésence dans la communauté.

Ainsi, la téléprésence apparaît comme une situation pouvant générer une expérience autotélique liée à l’usage des TIC. En retour, de nombreux travaux mettent en évidence que le flow est renforcé par l’expérience subjective de la présence, notamment via l’usage des réseaux sociaux (Pelet et al., 2017), ce qui a pour conséquence de fortement contribuer à améliorer la qualité de l’expérience dans les environnements virtuels (Gaggioli et al., 2003). Cela ouvre aussi sur des pistes de recherche (fondamentale, comme appliquée), dans le champ de la cyberpsychologie et des interactions homme-machine, concernant les usages des technologies pour promouvoir un fonctionnement optimal des individus, des groupes et des institutions. Cette approche est tout particulièrement portée par le courant de la technologie positive - cf. « l’approche scientifique et appliquée de l’utilisation de la technologie pour améliorer la qualité de notre expérience personnelle par la structuration, l’augmentation et/ou le remplacement de celle-ci » selon Riva et ses collègues (Riva et al., 2012, p. 69) -, qui concerne tout particulièrement, dans son niveau eudémonique, le champ de recherche spécifiquement centré sur l’étude des environnements numériques qui soutiennent l’expérience autotélique des apprenants (Heutte et al., 2014).

Selon Riva et ses collègues (Riva et al., 2012), la technologie positive constitue un axe de la psychologie positive spécifiquement dédié à la recherche dans le champ des technologies numériques, selon trois caractéristiques de l'expérience personnelle (cf. figure 4) :

- Hédonique : technologies utilisées pour induire des expériences positives et agréables ;

- Eudémonique : technologies utilisées pour aider les individus à vivre des expériences engageantes et à se réaliser ;

- Social/interpersonnel : technologies utilisées pour soutenir et améliorer la connectivité entre les individus, les groupes et les organisations.

Figure 4 • Les trois domaines couverts par la technologie positive, traduit de (Riva et al., 2012, p. 71)

De plus, pour chaque niveau, ils identifient des variables critiques - régulation de l'affect pour le niveau hédonique, flow et présence pour le niveau eudémonique ; présence sociale, intentions collectives et flow en réseau pour le niveau social/interpersonnel - qui peuvent être manipulées et contrôlées afin de guider la conception et le développement de technologies positives.

L’expérience subjective de la présence au sein d’une communauté d’apprenance en ligne est probablement l’un des meilleurs indicateurs de la qualité du climat motivationnel en e-formation (Gaggioli et al., 2003), notamment d’un climat propice à l’absorption cognitive (Heutte, 2019b). Comme le mettent en évidence Riva et ses collègues, il n’est donc pas surprenant que la théorie de l’autotélisme-flow occupe une place centrale si importante parmi les domaines couverts par la technologie positive.

3.4. L’expérience autotélique et la motivation optimale

Les travaux concernant l’influence de la motivation sur la persistance dans l’apprentissage sont très nombreux (Molinari et al., 2016). La théorie de l’autodétermination (TAD) est l’une des modélisations régulièrement sollicitées pour étudier cette influence. Selon Deci et Ryan (Deci et Ryan, 2002), (Deci et Ryan, 2008), trois types de motivations forment le continuum de l’autodétermination : la motivation intrinsèque, la motivation extrinsèque et l’amotivation. Le niveau le plus élevé d’autodétermination se trouverait au niveau de la motivation intrinsèque, alors que le niveau le moins élevé serait au niveau de l’amotivation (cf. figure 5).

Figure 5 • Les différents types de motivation selon leur degré d’autodétermination (Heutte, 2017a, p. 201), adapté de (Deci et Ryan, 2008)

Les auteurs proposent également l’existence de quatre types de régulations de la motivation extrinsèque plus ou moins autodéterminées. Ils distinguent ainsi (1) la régulation externe, (2) la régulation introjectée, (3) la régulation identifiée et (4) la régulation intégrée. Le seuil d’autodétermination, entre la régulation introjectée et la régulation identifiée, permet de distinguer la motivation contrôlée de la motivation autonome.

Dans le cadre d’un projet financé par la Commission européenne (Dig-e-Lab), Heutte et ses collègues ont plus particulièrement étudié les déterminants psychologiques de la motivation des apprenants dans le MOOC Gestion de projets (GdP) développé par l’École Centrale de Lille (Heutte et al., 2016b).

Prolongeant les analyses, Heutte (Heutte, 2018), (Heutte, 2019b) s’est plus particulièrement intéressé aux liens entre le flow et les différents types de motivations autodéterminées. Pour ce faire il a notamment utilisé :

- l’échelle de flow en éducation (EduFlow-2) (Heutte et al., 2021) incluant 4 sous-échelles : contrôle cognitif (FlowD1), immersion et altération de la perception du temps (FlowD2), absence de préoccupation à propos du soi (FlowD3), expérience autotélique (FlowD4)

- l’échelle de motivation en formation des adultes (EMFA), (Fenouillet et al., 2015) avec six sous-échelles, incluant la motivation intrinsèque pour la connaissance, quatre types de motivation extrinsèque (c’est-à-dire intégrée, identifiée, introjectée et externe), et l’amotivation.

Les résultats mettent en évidence que presque toutes les formes de régulation de l’autodétermination sont corrélées avec la plupart des composantes du flow (cf. tableau 1). De plus, comme nous pouvions nous y attendre, pour presque toutes les composantes du flow, les corrélations suivent généralement une progression qui correspond au continuum de l’autodétermination (Deci et Ryan, 2002). Le seul écart par rapport à cette observation générale concerne l’expérience autotélique qui est davantage liée à la régulation intégrée de la motivation extrinsèque (r=.62**) qu’à la motivation intrinsèque (r=.59**), ce qui peut conforter l’idée que la motivation allocentrée — en congruence avec les valeurs d’un comportement défini par un contexte social — est la motivation optimale en contexte éducatif (Heutte et al., 2016a).

Conformément aux attentes, les résultats (cf. tableau 1) mettent en évidence que la motivation intrinsèque pour la connaissance est corrélée avec toutes les composantes du flow, en importance décroissante : expérience autotélique (r=.59**), immersion et altération de la perception du temps (r=.56**), contrôle cognitif (r=.34**) et à l’absorption cognitive (r=.42**).

Tableau 1 • Les liens entre le flow et l’autodétermination pour des apprenants adultes dans un MOOC (Heutte, 2019b, p. 195)

N = 3 291

Absorption cognitive

EduFlow

FlowD1

FlowD2

FlowD3

FlowD4

AM

-.353**

-.408**

-.282**

-.443**

-.109**

-.380**

MEext

-.009

 .058**

 .066**

 .049**

-.094**

 .174**

MEintr

 .113**

 .224**

 .076**

 .261**

-.051**

 .371**

MEident

 .267**

 .370**

 .264**

 .377**

 .019

 .449**

MEintég

 .282**

 .446**

 .255**

 .436**

 .003

 .624**

MIc

 .421**

 .540**

 .335**

 .558**

 .108**

 .594**

IAD

 .465**

 .573**

 .365**

 .587**

 .144**

 .593**

Note : AM = amotivation, MEext = régulation externe, MEintr = régulation introjectée, MEident = régulation identifiée, MEinteg = régulation intégrée, MIc = motivation intrinsèque à la connaissance, IAD = index d’autodétermination

IAD = (3 x MIc) + (2 x MEIntég) + MEident – MEIntroj - (2 x MEext) - (3 x AM)

FlowD1 = contrôle cognitif, FlowD2 = immersion et altération de la perception du temps, FlowD3 = absence de préoccupation à propos du soi, FlowD4 = expérience autotélique, Absorption cognitive = FlowD1+FlowD2+FlowD3, EduFlow = FlowD1+FlowD2+FlowD3+FlowD4.

Ainsi, nous pouvons conclure que l’expérience autotélique est un très bon indicateur de la motivation autonome et probablement un excellent prédicteur de la persistance en formation. Il convient cependant de ne pas perdre de vue la perspective dualistique de l’expérience autotélique (Heutte et al., 2018).

3.5. Le côté obscur de la force (Dark Side of Flow)

Malgré ses effets positifs sur le développement personnel et la qualité de vie, en tant que tel, le flow est amoral (Nakamura et Csikszentmihalyi, 2002) : « Comme toute source d’énergie, du feu à la fission nucléaire, il [le flow] peut tout aussi bien servir des finalités positives que destructives8. » (Csikszentmihalyi et Rathunde, 1993, p. 91). En effet, il est régulièrement constaté que les individus « tendent à poursuivre et à reproduire les activités qui leur procurent du flow, indépendamment des conséquences, positives, comme négatives, pour eux ou pour la société9 » (Delle Fave et al., 2011, p. 187). Cependant, le flow est toujours une expérience subjective positive pour celui qui est en état de flow. De ce fait, tout en souhaitant souligner la pertinence de la perspective dualistique de l’expérience autotélique, il convient de considérer que la qualification négative des affects/comportements/effets du flow résulte d’un jugement social ou culturel : l’expression Dark Side of Flow (Partington et al., 2009) est clairement une facilité de langage.

À notre connaissance, l’une des premières études scientifiques concernant le côté obscur du flow concernait les comportements asociaux des Bosozokus, des gangs de motards japonais (Sato, 1988). Cette étude mettait en évidence que, lorsque les personnes n’ont pas l’occasion de vivre d’expérience autotélique dans d’autres domaines de la vie, elles peuvent chercher le flow dans des activités destructrices telles que les comportements agressifs, la violence, voire le crime. Dans une étude concernant les expériences positives vécues en contexte de guerre, notamment du sentiment accru d’être en vie qui maximise les capacités mentales et physiques des soldats, Harari (Harari, 2008) met en évidence une forme extrême de flow liée à la perte de conscience réflexive concernant plus particulièrement la moralité et des valeurs humaines lorsqu’on est accaparé par l’action de tuer. Dans des contextes de sports extrêmes ou de pleine nature Partington et al. (Partington et al., 2009), (Schüler et Nakamura, 2013) ont pour leur part mis en évidence une association entre le flow et la prise de risque.

Dans un tout autre registre, Chou et Ting (Chou et Ting, 2003) mettent en évidence les liens entre le flow et les comportements excessifs (voir addictifs) dans l’usage des jeux vidéo en ligne. Pour leur part, Fenouillet, Romo, Chauvin, Kaplan, Kern, Chainon, Heutte, Vallerand et Csikszentmihalyi (Heutte, 2019b) mettent en évidence que les joueurs problématiques (identifiés via le test Internet gaming disorder intégré au DSM-V en 2013) et les joueurs réguliers ont sensiblement le même niveau de flow (significativement plus élevé que les joueurs occasionnels). Cependant, ce qui distingue les joueurs problématiques (vs réguliers) c’est la passion obsessive (vs harmonieuse) pour le jeu, ainsi qu’un niveau d’anxiété et de dépression plus élevé. Cela confirme que le flow est toujours une expérience subjective positive, même quand les conséquences d’un comportement excessif peuvent être préjudiciables pour la personne.

3.6. L’expérience autotélique et l’illusion d’avoir compris (l’ignorance de son ignorance)

Dans le prolongement d’une étude concernant les modalités d’hybridation du MOOC GdP (Amini et al., 2018), nous avons constaté (Heutte, 2018) que pour les auditeurs libres — des apprenants volontaires sans obligations ou contraintes académiques — dans ce MOOC, le niveau de flow est significativement plus élevé (F(3060, 1) = 28,42 ; p. <.001) (cf. figure 6). Cette évaluation a été réalisée à la fin du parcours (4e semaine du MOOC), avec l’échelle EduFlow-2 (Heutte et al., 2021).

Figure 6 • Variation de l’expérience autotélique (Heutte, 2018) en fonction de l’âge et du statut (candidats libres (N=2191) vs étudiants (N=884))

Cependant (cf. figure 7), ce sont les étudiants inscrits dans un programme académique institutionnel — et pour lesquels les résultats obtenus dans le MOOC sont pris en compte pour l’obtention d’un diplôme — qui produisent les meilleurs résultats d’examen final non surveillé (Bachelet, 2014) du MOOC (F(8635, 1) = 141,41 ; p. <.001).

Figure 7 • Réussite à l’examen final (Heutte, 2019b, p. 199) en fonction de l’âge et du statut (candidats libres (N=6932) vs étudiants (N=1704))

En effet, étant plus souvent confrontés aux connaissances et savoirs académiques et à la contradiction par leurs enseignants à l’occasion des cours ou par d’autres étudiants à l’occasion de travaux personnels en groupes, les étudiants inscrits par leur université dans le MOOC GdP ont a priori plus de chances d’avoir dépassé certaines de leurs connaissances naïves, ce qui est moins probable pour des candidats libres. D’autre part, cette expérience académique permet a priori aux étudiants d’avoir un point de vue plus réaliste concernant ce qu’ils maîtrisent ou pensent maîtriser. Ils sont davantage conscients de la complexité qui peut se cacher derrière certaines connaissances académiques, car ils y ont déjà été confrontés. De ce fait, les étudiants doutent probablement bien plus de leurs capacités que les candidats libres.

Figure 8 • Pic de stupidité : l’ignorance de son ignorance (Heutte, 2021, p. 394), d’après (Kruger et Dunning, 1999)

Selon Kruger et Dunning, (Kruger et Dunning, 1999), la variation de la confiance dans ses capacités en fonction de l’expérience est le résultat de biais cognitifs qui conduisent les personnes les moins compétentes à surestimer leurs capacités (parce qu’elles sont dans l’ignorance de leur ignorance) et les plus compétentes à les sous-estimer (parce qu’elles surestiment la complexité de ce qu’elles doivent maîtriser).

Cette courbe inversée peut expliquer le découragement des étudiants tant qu’ils n’ont pas l’expertise suffisante pour reprendre confiance en leurs capacités. Cela pourrait aussi tout à fait expliquer l’abandon (drop out) important en première année à l’université́ et encore plus massif au cours des premières semaines d’un MOOC. En tant que tel, le pic de stupidité permet aussi de mieux comprendre les nombreuses contaminations virales via les fake news, les Trumperies populistes et autres mêmes liés à diverses théories complotistes sur le web.

Les candidats libres pour leur part peuvent, en toute bonne foi, avoir l’illusion d’avoir compris et totalement ignorer leur ignorance et vivre heureux, en quelque sorte, protégés de cette ignorance (cf. figure 8). À l’inverse, le doute et l’inquiétude liés à la connaissance de la complexité de ce qu’il faut apprendre génère une entropie psychique qui est préjudiciable à l’expérience autotélique (Csikszentmihalyi, 1975), (Csikszentmihalyi, 1990), (Csikszentmihalyi, 2004), (Csikszentmihalyi, 2014c). Cela ne permet pas aux étudiants d’atteindre des niveaux de flow aussi élevés que celui des candidats libres, cependant, même si cela se passe de façon manifestement moins plaisante pour eux, ils ont une meilleure réussite académique.

Ainsi, il apparaît que sans contrainte, les auditeurs libres vivent une expérience optimale d’apprentissage plus forte que les étudiants inscrits dans un parcours universitaire formel, mais au final, la réussite des auditeurs libres est plus faible que celle des étudiants. Cela met clairement en évidence que sans un accompagnement permettant a minima de pointer l’ignorance, un individu seul a peu de chance de pouvoir prendre conscience de ses erreurs, et par là même de progresser dans son expertise et ses apprentissages (Kruger et Dunning, 1999).

Ce constat doit nous rappeler qu’il n’y a pas de lien systématique entre l’expérience autotélique (par extension, motivations et émotions positives) en formation et la réussite dans les apprentissages, et donc nous appeler à être d’un optimisme prudent concernant la portée pragmatique des promesses des technologies positives en contexte d’éducation et de formation (Heutte, 2020), (Heutte, 2021).

4. Conclusion et perspectives

L’un de nos premiers objectifs était de bien remettre en contexte que les travaux scientifiques concernant les liens entre expérience autotélique et les EIAH ont été initiés bien avant l’apparition de la psychologie positive. Il n’est d’ailleurs par totalement surprenant que le terme positive technology ait été forgé par Riva et ses collègues de l’université de Milan, près d’une quarantaine d’années après les premiers travaux concernant l’expérience autotélique réalisés dans cette université par Massimini, Delle Fave, Bassi et leurs collègues.

Il semble cependant évident que l’émergence du terme valise technologie positive est un étendard qui va permettre de mieux identifier toutes celles et tous ceux qui revendiqueront d’y contribuer. Cela pourra certainement offrir de nouvelles opportunités de collaborations porteuses de nouvelles pistes de recherche fondamentale, comme appliquée, mais cela va aussi probablement cristalliser l’animosité de toutes celles et tous ceux qui sont, parfois à juste titre, exaspérés par de potentielles dérives (idéologiques, mercantiles ou éthiquement douteuses) induites par la référence ad nauseam au positif. Il faut donc se préserver d’un risque, celui que technologie positive devienne juste le prochain educational buzword à la mode. En effet, portés par des vagues successives incessantes, comme le souligne Audran, « apparaissent et prolifèrent des termes génériques sur lesquels chacun semble s’accorder mais qui traduisent, en fait, des représentations fort différentes de l’acte de former comme de l’acte d’apprendre, et confèrent aux dispositifs comme aux pratiques qui les accompagnent des significations parfois floues » (Audran, 2007, p. 173). En cela il convient probablement aussi de se rappeler notamment de la mise en garde de Charlier quand elle se demande comment nous pouvons encore accepter que l’émergence de nouveaux termes ou acronymes fassent trop souvent « écran à une réelle intelligibilité des dispositifs de formation offerts et à leurs enjeux pour les institutions, les enseignants et les étudiants ? Pourquoi ? Parce qu’il s’agit (a minima) de technologies, doit-on ignorer les connaissances construites depuis près de 60 ans en technologie de l’éducation ? » (Charlier, 2014, p. 15). Il convient à l’évidence de ne jamais oublier que la raison principale de nombreuses déconvenues tient moins aux outils qu’aux conceptions de l’acte d’apprendre : une sorte d’impasse qui interroge l’éventualité d’une technologie démocratique (Linard, 2004).

Quoi qu’il en soit, après ces quelques éléments liminaires de mise en garde, compte tenu du nombre d’outils psychométriques spécifiquement dédiés à la mesure des indicateurs du bien-être psychologique et à de nombreux concepts voisins (émotions, motivations, passions...), il apparaît clairement que c’est plus particulièrement dans le domaine des méthodes d’évaluation des dispositifs que les perspectives prometteuses à courts et moyens termes semblent les plus accessibles (un grand nombre de ces outils d'évaluation sont notamment disponibles sur le site de la Fabrique des formations de l’Université de Lille : https://fabrique-formations.univ-lille.fr/emopi/methodes-et-outils-devaluations). Parallèlement à l'explosion des intérêts liés aux big data (Intelligence Artificielle, Educational Data Mining (EDM), Learning Analytics...), les environnements d'apprentissage en ligne massivement multi-apprenants (tels que les MOOC) ouvrent notamment de nouvelles perspectives de recherche. Ils permettent, par exemple, de modéliser le décrochage dans des conditions expérimentales idéales. Ces environnements ont le potentiel de permettre de nouvelles avancées de la recherche en sciences humaines et sociales, comparables à l'émergence des accélérateurs de particules ou des cyclotrons pour les physiciens au siècle dernier (Heutte, 2017b). Ainsi, l’émergence de ces "nouveaux terrains de jeux" pour la recherche offre à la fois de nouvelles opportunités (notamment la validation de modélisations théoriques dans des conditions méthodologiques jusqu’ici très difficile à réunir) et aussi de nouvelles contraintes (notamment conception des modèles théoriques vs big data), ainsi que la nécessité d’un outillage méthodologique (notamment conception d’outils d’évaluation spécifiquement adaptés à ces contextes, dans le respects des règles légales, éthiques et déontologiques en vigueur) afin de conforter la recherche empirique concernant les impacts des émotions et de la motivation dans les EIAH.

Dans leur article fondateur, Riva et ses collègues (Riva et al., 2012) suggèrent qu'il est possible d'utiliser la technologie pour manipuler la qualité de l'expérience, dans le but d'accroître le bien-être et de générer des forces et une résilience chez les individus, dans les organisations et dans la société en général. Selon ces auteurs la technologie peut être utilisée pour manipuler les caractéristiques d'une expérience de trois manières distinctes mais liées :

- En la structurant à l'aide d'un objectif, de règles et d'un système de retour d'information. Le but donne aux sujets un sens de l'objectif en focalisant leur attention et en orientant leur participation à l'expérience. Les règles, en supprimant ou en limitant les moyens évidents d'atteindre l'objectif, poussent les sujets à voir l'expérience d'une manière différente. Le système de retour d'information indique aux individus à quel point ils sont proches de l'objectif et les motive à continuer d'essayer.

- En l'enrichissant pour obtenir des expériences multimodales et mixtes. La technologie permet des expériences multi-sensorielles dans lesquelles le contenu et son interaction sont offerts par plus d'un des sens. Il est même possible d'utiliser la technologie pour superposer des objets virtuels sur des scènes réelles.

- En la remplaçant par une simulation. En utilisant la réalité virtuelle, il est possible de simuler une présence physique dans un monde virtuel qui réagit à l'action du sujet comme s'il était réellement là. En outre, les possibilités de remplacement offertes par la technologie s'étendent même à l'induction d'une illusion de propriété sur un bras ou un corps virtuel.

Toutes ces perspectives semblent globalement potentiellement porteuses de sens dans le champ de l’éducation et de la formation. Il faut cependant, garder en tête que les travaux de ces équipes (Botella et al., 2012) s’inscrivent principalement dans le domaine de la santé. Ils se concentrent principalement sur trois variables clés – la qualité émotionnelle (niveau hédonique), l'engagement/la réalisation (niveau eudaimonique) et la connectivité (niveau social) – en vue de manipuler la qualité de l'expérience dans le but d’améliorer le bien-être, les forces/ressources psychologiques, ainsi que la résilience. Dans ces contextes, les postulats concernant les postures, besoins et compétences des patients, comme des professionnels qui ont à prendre soin d’eux ne sont ni neutres, ni universellement acceptés (Diefenbach, 2018). De ce fait, il convient probablement de rester d’un optimisme prudent (Wiederhold, 2012) et de garder un esprit critique — niveaux méthodologiques, théoriques et/ou épistémologiques — concernant le développement des courants dominants en psychologie de la santé (Santiago-Delfosse et Chamberlain, 2008), comme il en va désormais de soit concernant ceux de la psychologie positive (Brown et al., 2017), (Heutte, 2020), (Martin-Krumm et al., 2021) ou de l’éducation positive (Heutte, 2019b), (Heutte, 2021), (Kristjánsson, 2012).

In fine, croisant les définitions de Gable et Haidt (Gable et Haidt, 2005), de Riva et de ses collègues (Riva et al., 2012), ainsi que de Heutte, Fenouillet et Martin-Krumm (Heutte et al., 2013), nous souhaitons conclure que les technologies positives pour l’apprentissage constituent une ramification de la psychologie positive spécifiquement dédiée à la recherche fondamentale à visée pragmatique dans le champ des espaces d'apprentissage assistés par la technologie, à savoir l’étude scientifique des conditions et des processus via lesquels la technologie contribue à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal :

- des apprenants, personnels de l’éducation ou de la formation et autres parties prenantes de l’éducation et de la formation tout au long et tout au large de la vie ;

- des communautés (réelles, comme virtuelles) dans lesquelles ils apprennent, jouent ou travaillent ;

- des systèmes, organismes et dispositifs d’éducation, de formation ou de travail.

Ce triple niveau d’interrogation (individu, groupe et organisation) ouvre sur de nombreuses pistes de recherches scientifiques originales dans le domaine des Learning Sciences (Sawyer, 2014), notamment les recherches centrées sur l’environnement optimal d’apprentissage (Heutte, 2019b), (Shernoff et Csikszentmihalyi, 2009), dont les implications pratiques peuvent à l’évidence soutenir, et le cas échéant renouveler utilement le pilotage de l’innovation dans les organisations, dans une perspective plus contextualisée et plus dynamique de l’apprentissage que l’approche strictement cognitiviste du traitement de l’information, en considérant le caractère situé, social et distribué de la cognition humaine.

À propos de l’auteur

Jean Heutte est Professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation au CIREL (ULR 4354) de l’université de Lille, ainsi que Directeur de recherche associé à la Chaire de recherche Technology-Enhanced Learning Spaces (I-SITE ULNE / ANR-16-IDEX-0004 ULNE). Il est l'un des chercheurs référents au niveau européen de la modélisation théorique de l'expérience optimale (autotélisme-Flow), ainsi que des dimensions sociales et conatives de la persistance (volition), dans le champ de l'éducation et de la formation, tout au long et tout au large de la vie, notamment dans l’enseignement supérieur (depuis 2003). Il est par ailleurs le premier chercheur francophone à avoir été invité à contribuer aux travaux de l'European Flow-Researchers’ Network (depuis 2012).

Adresse : Université de Lille, ULR 4354 - CIREL - Centre Interuniversitaire de Recherche en Éducation de Lille, F-59000 Lille, France

Courriel : jean.heutte@univ-lille.fr

Toile : https://pro.univ-lille.fr/jean-heutte

REMERCIEMENT

L’auteur remercie l’I-Site Université Lille Nord-Europe (ULNE) pour son soutien via trois projets/The author thanks the I-SITE Université Lille Nord-Europe (ULNE) for its support in three projects :

- The Social Dimensions of Flow ;

- La Fabrique des formations de l’Université de Lille ;

- The Chair on Technology-Enhanced Learning Spaces (TELS).

Ces projets sont réalisés dans le cadre du Programme « Investissements d’avenir » (I-SITE ULNE / ANR-16-IDEX-0004 ULNE) géré par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR)./These projects are supported by the French state through the Programme "Investissement d’Avenir" (I-SITE ULNE / ANR-16-IDEX-0004 ULNE) managed by the Agence Nationale de la Recherche.

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Référence de l'article :
Jean HEUTTE, L’expérience autotélique dans les EIAH : genèse socio-historique, épistémologique et critique des technologies positives pour l’apprentissage, Revue STICEF, Volume 28, numéro 2, 2021, DOI:10.23709/sticef.28.2.5, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 23/05/2022, http://sticef.org
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Mise à jour du 17/06/22