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Vers une ludification adaptative expressive des environnements
numériques d’apprentissage
Élise LAVOUÉ (LIRIS, Université Jean Moulin Lyon 3), Audrey
SERNA (LIRIS, INSA Lyon)
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RÉSUMÉ : La
ludification est une approche utilisée en éducation pour augmenter
la motivation des apprenants. Cependant, les études sur l’impact de
la ludification rapportent des résultats mitigés, voire
contradictoires. Dans cet article, nous présentons la notion
d’affordances motivationnelles comme fondement théorique
d’une ludification expressive, c’est-à-dire qui a du sens
pour les apprenants et qui répond à leurs besoins motivationnels.
Nous décrivons ensuite les enjeux d’une telle approche et
différentes méthodes de conception, afin d’introduire notre
proposition permettant de prendre en compte les caractéristiques à
la fois de la situation d’apprentissage et des apprenants. Enfin, nous
proposons une approche complémentaire de ludification adaptative des
environnements d'apprentissage, permettant d’aller encore plus loin dans
la réponse aux besoins propres à chaque apprenant. Nous concluons
par différentes perspectives offertes par ces contributions.
MOTS CLÉS : Ludification
adaptative, ludification expressive, affordances motivationnelles, engagement,
méthodes de conception.
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Towards expressive adaptive gamification of digital learning environments. |
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ABSTRACT : Gamification
is an approach used in education to increase learners’ motivation.
Nevertheless, research about the impact of gamification reports mixed and even
contradictory results. In this article, we present the concept of motivational
affordances as a theoretical framework for meaningful gamification, that means
that it makes sense to learners and responds to their motivational needs. We
then describe the challenges of such an approach, and different design
processes, in order to introduce our proposal to consider the characteristics of
both the learning situation and the learners. Finally, we propose a
complementary approach of adaptive learning environments, allowing us to meet
the specific needs of each learner.
KEYWORDS : Tailored
gamification, meaningful gamification, motivational affordances, engagement,
design process. |
1. Introduction
Les apprentissages
dépendent de plus en plus de l’utilisation de dispositifs
interactifs ou d’environnements numériques. Leur utilisation ne se
limite pas au contexte scolaire ou universitaire, mais s'étend
également au temps extra-scolaire grâce aux smartphones, tablettes
et autres appareils personnels portables. Cependant, la plupart des
environnements numériques d’apprentissage n'ont pas
été conçus en tenant compte de leur impact potentiel sur
l'expérience quotidienne des apprenants, comme leurs comportements, leurs
motivations et leurs émotions (Gaggioli et al., 2017).
Dans ce contexte, Riva et al. (Riva et al., 2012, p.70) ont défini les technologies positives comme « l'approche
scientifique et appliquée de l'utilisation de la technologie pour
améliorer la qualité de notre expérience
personnelle » Les technologies positives ont été
classées en fonction de leurs effets sur l'expérience personnelle
des utilisateurs (Botella et al., 2012),
parmi elles les technologies eudémoniques créées pour
soutenir une expérience engageante, la réalisation de soi et le
développement personnel.
Cet article aborde le domaine de la ludification, approche conçue pour
augmenter la motivation et l’engagement des utilisateurs à
réaliser une tâche. Le jeu (game) et la ludification
(gamification) sont bien souvent abordés sans distinction claire
dans la littérature, bien que certains chercheurs aient identifié
des différences (Landers, 2015),
principalement en termes de perception de la part des apprenants. La
ludification n’apporte pas de dimension immersive dans le jeu, ni de
niveaux de difficultés liés à un scénario de jeu.
Contrairement aux jeux sérieux conçus en articulant dès le
départ des mécaniques ludiques avec des éléments
pédagogiques dans la scénarisation (Marne et al., 2012),
la ludification est généralement définie comme
l’ajout d’éléments de jeux dans des contextes non jeu (Deterding et al., 2011),
tels que la santé, le sport ou encore l’éducation.
D’autres définitions mettent l’accent sur
l’implémentation d’affordances motivationnelles en appliquant
des méthodes de conception issues du jeu (Sanchez et al., 2019).
Ces affordances dépendent des caractéristiques du jeu et du
joueur, les interactions en jeu influant sur les états motivationnels et
émotionnels du joueur.
Aujourd'hui, la ludification est une approche bien adoptée pour
soutenir l'engagement des apprenants dans les environnements d'apprentissage et
utilisée dans la plupart des solutions connues telles que
« OpenClassrooms », « Coursera » ou
« Duolingo ». Or, les résultats des études sur
l’impact de la ludification sont mitigés, voire parfois
contradictoires, comme nous le montrerons en section 2 de cet article. Cela peut
s’expliquer, entre autres, par le fait que les apprenants ont des
préférences de mécaniques de jeu ou encore des motivations
différentes pour les activités d'apprentissage qu’il
convient de prendre en compte en phase de conception.
Dans cet article, nous présentons tout d’abord les études
de l’impact de la ludification sur les apprenants, afin d’illustrer
plus en détail la disparité des résultats obtenus. Nous
posons ensuite le cadre théorique des affordances motivationnelles afin
d’éclairer les facteurs à considérer lors de la
conception d’une ludification expressive (i.e. qui fait sens pour les
apprenants) qui réponde à leurs besoins motivationnels. En lien
avec ces facteurs, la quatrième partie est dédiée à
l’analyse des méthodes de conception de la ludification existantes,
afin d’introduire notre approche appliquée spécifiquement au
domaine de l’éducation, et permettant de prendre en compte les
caractéristiques des activités pédagogiques
médiatisées et des apprenants pour une ludification expressive.
Enfin, nous exposons l’approche de ludification adaptative que nous avons
développée, afin de proposer des éléments de
ludification adaptés aux profils des apprenants. Nous concluons par une
discussion sur les nombreuses perspectives offertes par l’approche de
ludification adaptative expressive, comme levier de motivation pour les
apprenants.
2. Études de l’impact de la ludification sur la motivation et
l’engagement des apprenants
Plusieurs études ont
été menées ces dernières années pour
évaluer l’impact des éléments ludiques sur la
motivation des apprenants. Par exemple, Hanus et Fox (Hanus et Fox, 2015) ont étudié l’impact d’un cours ludifié sur 16
semaines sur la motivation intrinsèque des apprenants, comparé
à un cours non ludifié. Les résultats ont
révélé que les étudiants du cours ludifié ont
montré moins de motivation intrinsèque, de satisfaction et
d'autonomie au fil du temps que ceux de la classe non ludifiée. De la
même manière, Kyewski et Krämer (Kyewski et Krämer, 2018) ont étudié l’impact de l’intégration de badges
à un environnement d’apprentissage en ligne sur la motivation et
les performances des apprenants pendant cinq semaines. Les étudiants ont
été assignés au hasard à trois conditions
différentes (pas de badges, badges visibles par les pairs, badges
visibles uniquement par les étudiants eux-mêmes). Les
résultats montrent que les badges ont moins d'impact sur la motivation et
les performances qu'on ne le pense généralement.
Indépendamment de la condition, la motivation intrinsèque des
élèves a diminué avec le temps. Ces études vont dans
le sens d’autres travaux sur l’impact négatif de
récompenses externes sur la motivation intrinsèque des apprenants,
mais ne permettent pas de généraliser, d’autant plus que
d’autres études apportent des résultats plus mitigés.
Par exemple, Sailer et al. (Sailer et al., 2017) ont montré que les badges, les tableaux de scores et les graphes de
performance ont un effet positif sur la satisfaction des besoins en
matière de compétences, ainsi que sur la perception du sens des
tâches à réaliser, tandis que les avatars, les histoires et
les coéquipiers ont un effet sur les expériences de relations
sociales. Par ailleurs, Landers et al. (Landers et al., 2017) ont étudié l’effet de l’usage de tableaux de scores
sur une tâche de brainstorming ludifiée. Les participants ont
été répartis au hasard entre quatre niveaux classiques
d'objectifs fixés (« faites de votre mieux »,
« faciles », « difficiles » et
« impossibles »). Un tableau de score représentant
leur classement était affiché. Sa présence a permis de
motiver les participants à atteindre les niveaux de performance les plus
élevés, même sans que cela ne leur ait été
imposé. Cependant, l’engagement à réaliser les
objectifs a été identique avec et sans la présence du
tableau de scores. Enfin, Zainuddin (Zainuddin, 2018) a étudié la différence entre une classe inversée
ludifiée et une autre non ludifiée, évaluant la motivation
intrinsèque perçue par les apprenants (sentiment de
compétence, autonomie et relations sociales) et l’impact sur leurs
performances. Les performances ont été significativement
meilleures pour le groupe ayant le cours ludifié, ainsi que les
motivations perçues en ce qui concerne le sentiment de compétence
et d’autonomie.
Van Roy et Zaman (van Roy et Zaman, 2018) ont analysé les processus motivationnels qui sous-tendent l’impact
motivationnel de la ludification C’est une des premières
études à analyser l’impact sur différents types de
motivations à l’aide d’une version adaptée de
l’échelle de motivation en éducation (EME) (Vallerand et al., 1989),
distinguant motivation intrinsèque, motivation extrinsèque,
amotivation, motivation autonome et motivation contrôlée. A
l’aide d’une expérimentation sur quinze semaines, ils ont
montré que tous les types de motivation ont évolué au cours
du temps : ils ont décru puis augmenté en fin du cours (sauf
l’amotivation qui a augmenté puis décru, et la motivation
contrôlée qui est restée stable), sans pour autant revenir
à leur niveau initial. Les résultats illustrent l'importance de la
nature individuelle des processus motivationnels (des différences entre
individus sont observées) et l'importance de mesures de motivation
longitudinales (et pas seulement le résultat final).
Cependant, les études qui analysent les processus motivationnels mis
en œuvre lorsque les apprenants utilisent un environnement ludifié
sont assez peu nombreuses. Ces processus sont principalement analysés
à travers des mesures de l’engagement des apprenants. Par exemple,
Ding et al. (Ding et al., 2017) ont effectué une première étude de l’impact de
l’usage d’un outil de discussion en ligne ludifié
« gEchoLu » sur l’engagement cognitif,
émotionnel et comportemental. Les résultats n’ont pas permis
d’observer d’évolution significative des dimensions de
l’engagement entre le milieu et la fin de l’étude. Appuyant
ces résultats, Landers et al. (Landers et al., 2017) ont montré que l’engagement des apprenants à réaliser
des objectifs a été identique avec et sans la présence
d’un tableau de scores. Ding et al. (Ding et al., 2018) ont mené une autre étude sur l'influence de l'approche de la
ludification sur l'engagement des étudiants dans les discussions en ligne
avec « gEchoLu » dans un cours de niveau licence.
Contrairement à la précédente étude, les
résultats ont montré que l'approche de ludification avait un effet
positif sur toutes les dimensions de l'engagement des étudiants. Enfin,
da Rocha Seixas et al. (da Rocha Seixas et al., 2016) ont conduit une étude sur l’efficacité de deux plates-formes
(« ClassDojo » et « ClassBadges »)
proposant des badges, sur l’engagement des élèves. Les
résultats ont montré que les élèves qui ont
reçu plus de récompenses de la part de l'enseignant ont obtenu des
performances moyennes significativement meilleures. Ils ont également
classé les élèves en quatre groupes qui montrent des types
d’engagement différents, par exemple sur les comportements
liés à l’autonomie, la participation ou encore la
collaboration.
Ces études illustrent une grande diversité de l’impact
d’environnements d’apprentissage ludifiés sur la motivation
et l’engagement des apprenants. Cela peut s’expliquer par une
ludification ad-hoc généralement implémentée sans
fondement théorique pour guider la conception
d’éléments réellement motivants pour les apprenants.
Dans la section suivante, nous nous appuyons sur le socle de la théorie
de l’autodétermination et des affordances motivationnelles afin de
poser les fondements de la conception d’une ludification expressive,
c’est-à-dire qui a du sens pour les apprenants, en lien avec leurs
caractéristiques individuelles et le contexte d’apprentissage.
3. Affordances motivationnelles pour une ludification expressive
Il existe à ce jour encore assez peu de
travaux discutant des fondements théoriques de l’approche de
ludification (Sailer, 2013) et
de l’impact des éléments de ludification instanciés
dans les environnements d’apprentissage. La plupart des travaux en
ludification s’appuient sur la théorie de
l'autodétermination (ou Self-Determination Theory - SDT),
théorie de la motivation humaine initiée par Deci et Ryan (Deci et Ryan, 2000), (Deci et Ryan, 1985).
Les deux psychologues ont proposé cette théorie afin de comprendre
le développement et le bien-être de la personnalité humaine.
Cette théorie postule que les individus ont trois besoins psychologiques
fondamentaux (la compétence, l'autonomie et les relations sociales) et
que les humains s'efforcent de satisfaire ces trois besoins afin
d'améliorer leur bien-être. S’ils sont remplis, alors leur
motivation intrinsèque se retrouve accentuée.
Ryan et Deci (Ryan et Deci, 2000) ont proposé de représenter la motivation par un continuum, de la
motivation contrôlée à la motivation autonome,
débutant par une motivation extrinsèque suscitée par des
récompenses extérieures, et se terminant par une motivation
intrinsèque liée à une forte autonomie de la part de
l’apprenant dans ses apprentissages. Soutenant cette approche, la
littérature existante souligne les effets négatifs des
récompenses sur la motivation (Deci et al., 2001), (Lepper et al., 1973) ainsi que les effets négatifs de la comparaison sociale sur la motivation
et les performances dans les milieux éducatifs (Christy et Fox, 2014), (Dijkstra et al., 2008).
L’un des enjeux de la ludification va alors consister à susciter
une motivation extrinsèque par des récompenses, tout en amenant
progressivement les apprenants à augmenter leur motivation
intrinsèque afin de les rendre de plus en plus autonomes dans leurs
apprentissages. Nous retrouvons souvent ce mécanisme sous
l’appellation d’affordances motivationnelles de l'environnement
numérique.
Zhang (Zhang, 2008) introduit le concept d’affordance motivationnelle en s’inspirant de
la notion d’affordance, classiquement utilisée pour désigner
les propriétés réelles ou perçues qui
déterminent la manière dont les artéfacts peuvent
être potentiellement utilisés (Ohlmann, 2006) et dont les usages vont dépendre (Simonian, 2015).
Appliquée à la motivation, ce concept correspond aux
propriétés d’un objet qui permettent de soutenir les besoins
motivationnels des utilisateurs, favorisant ainsi leur engagement et leur
expérience utilisateur. A partir des sources de motivation
identifiées, essentiellement celle de la théorie de la SDT ou
encore la théorie du flow (Csikszentmihalyi, 1990),
Zhang propose une théorie de conception positive pour le bien-être
des utilisateurs (Zhang, 2007) et
insiste en particulier sur la nécessité de soutenir
l’autonomie, donner des feedbacks positifs ou encore induire des
émotions positives durant l’interaction.
Le concept d’affordance motivationnelle est repris plus
spécifiquement pour la ludification par Deterding (Deterding, 2011) qui s’appuie sur les travaux de Zhang, et les étend pour proposer
le concept d’affordance motivationnelle située, faisant
référence aux travaux bien connus de Dourish (Dourish, 2001) sur l’interaction incarnée. Selon lui, la situation dans laquelle
se place l’utilisateur joue un rôle important dans les affordances
motivationnelles : elle offre ses propres caractéristiques
motivantes (affordances situationnelles) en plus d’influencer
l’usage, le sens et en conséquence les affordances motivationnelles
de l'artefact en question (affordances artefactuelles). Les affordances
motivationnelles situationnelles correspondent donc aux opportunités de
satisfaire les besoins motivationnels des utilisateurs créés par
la relation entre les caractéristiques de l’artefact et les
capacités d’un utilisateur dans une situation donnée. La
prise en compte du contexte et de la situation est primordiale pour garantir le
succès de l’interaction et la satisfaction des besoins
motivationnels.
Nous retrouvons d’ailleurs cette relation entre le contexte dans lequel
est placée l’activité ludifiée et les
éléments de jeu dans les travaux qui s’intéressent
à la conception, notamment les approches de conception expressive
(meaningful design) ou de ludification expressive (meaningful
gamification). Ces études soulignent l'importance du sens et de
l’expressivité dans le processus de conception (Deterding, 2015),
(Marache-Francisco et Brangier 2013), (Nicholson, 2015), (Nicholson, 2012).
Les éléments ludiques doivent faire sens pour les utilisateurs, en
créant des liens explicites avec l'activité donnée mais
aussi avec les objectifs et les besoins motivationnels de l’utilisateur
pour que ces derniers puissent avoir une expérience internalisée
positive (Nicholson, 2012).
En complément, Deterding (Deterding, 2015) indique que les expériences motivantes sont créées lorsque
l’environnement numérique ludifié soutient
l’utilisateur pour relever des défis en proposant des boucles
imbriquées et interconnectées d’objectifs, actions, objets,
règles et feedbacks. En plus du contexte organisationnel dans lequel
l'activité spécifique est placée, Nicholson (Nicholson, 2012) insiste sur la prise en compte des spécificités des utilisateurs
(différence de vécu, de désirs ou encore de
compétences) et suggère de concevoir des systèmes de
ludification personnalisables.
Selon cette approche, nous avons identifié plusieurs enjeux, que nous
présentons dans la section suivante, pour la conception d’une
ludification expressive dans le contexte d’environnements
numériques d’apprentissage.
4. Enjeux de conception d’une ludification expressive pour
l’éducation
4.1. Prise en compte des caractéristiques situationnelles
Dans le cadre de l’apprentissage par un
environnement numérique d’apprentissage ludifié, deux objets
de motivation peuvent être considérés : la motivation
des apprenants vis-à-vis de l’activité d’apprentissage
(correspondant aux affordances situationnelles selon le cadre de Deterding (Deterding, 2011))
et leur motivation vis-à-vis des mécaniques ludiques (affordances
artefactuelles). L'activité d’apprentissage inclut aussi bien la
discipline (p. ex. mathématiques ou français), que le type de
tâche pédagogique (p. ex. quizz, lecture, rédaction) ou
encore le contenu (p. ex. texte, vidéo, animations). Comme
souligné par Sailer et al. (Sailer et al., 2017),
la ludification n'est pas efficace en soi, mais des éléments de
jeu ont des effets psychologiques spécifiques.
De récentes études mettent en avant le rôle du contexte,
avec des impacts motivationnels différents de mêmes
éléments ludiques selon les contextes considérés (Hallifax et al., 2019b).
Par exemple, les apprenants seront d’autant plus motivés
intrinsèquement s’ils leur permettent de se sentir
compétents dans les activités d’apprentissage
proposées, par exemple par des récompenses mettant en avant les
acquisitions. Pour cela, il faut que les éléments ludiques
puissent donner un feedback clair à l’apprenant et qu’ils
soient en lien avec l’activité d’apprentissage ou avec des
objectifs pédagogiques bien identifiés. Également, les
apprenants souhaiteront de l’autonomie (dans la navigation dans
l’environnement d’apprentissage, dans le choix des mécaniques
ludiques ou encore dans le choix d’accessoires pour leur avatar), ainsi
que des relations sociales qui pourront être offertes, par exemple sous
forme d’éléments de collaboration ou de coopération.
A l’inverse, certains éléments ludiques sont à
utiliser de manière précautionneuse puisqu’ils pourraient
susciter une motivation extrinsèque principalement liée aux
mécaniques ludiques qu’ils instancient, sans réel lien avec
l’activité d’apprentissage. Par exemple, un
chronomètre peut inciter l’apprenant à répondre
rapidement à un quizz (sans pour autant répondre juste), ou un
tableau de score peut inciter à gagner des points en réalisant le
maximum d’exercices mais sans pour autant améliorer ses
performances (Hallifax et al., 2020).
Ainsi, la conception d’éléments ludiques nécessite,
dès le départ, la prise en compte de la situation
d’apprentissage. Or, l’effet du contexte d’apprentissage est
très peu discuté dans les différentes études
présentées en section 2.
4.2. Prise en compte des caractéristiques individuelles
Au-delà du contexte, nous retenons également que les
affordances motivationnelles reposent sur la prise en compte des
différences inter-individuelles lors du processus de conception. Les
apprenants ont des préférences variées envers les
mécaniques de jeu et des motivations différentes lorsqu'ils
utilisent un environnement d'apprentissage (Hamari et al., 2014), (Monterrat et al., 2017), (Vassileva, 2012).
Des travaux récents identifient des liens entre les types d'utilisateurs
et les éléments ludiques pertinents ou motivants (Jia et al., 2016), (Orji et al., 2017).
Dans le domaine de l'Éducation, la plupart des systèmes utilisent
le profil de joueur (préférences pour des mécaniques de
jeu) pour catégoriser et classifier les apprenants, à partir de
leurs préférences de jeu (Hallifax et al., 2019b).
Les premières études ont reposé sur la typologie BrainHex
proposée par (Nacke et al., 2014).
La typologie de joueur la plus adoptée aujourd’hui est la typologie
Hexad (Marczewski, 2015),
créée spécialement pour la ludification sur la base de la
SDT. Hallifax et al. (Hallifax et al., 2019b) ont montré que cette dernière typologie semble la plus pertinente
pour relier les éléments de jeu aux préférences de
jeu des apprenants. D’ailleurs, Mora et al. (Mora et al., 2018) ont rapporté un impact globalement positif d’éléments
ludiques adaptés selon la typologie de joueurs Hexad, avec une
augmentation de l’engagement comportemental et émotionnel pour les
apprenants. Plus rarement, les études prennent en compte le niveau de
motivation initial des apprenants (Roosta et al., 2016).
Par exemple, Hanus et Fox (Hanus et Fox, 2015) ont montré que l’effet de la ludification sur les résultats
des étudiants aux examens finaux a été influencé par
le niveau de motivation intrinsèque des étudiants, les
étudiants du cours ludifié étant moins motivés et
obtenant des résultats plus faibles aux examens finaux que ceux du cours
non ludifié.
4.3. Prise en compte de la variation de l’engagement en cours
d’activité d’apprentissage
Le concept d’engagement a été bien étudié
et défini dans la littérature depuis plusieurs décennies,
mais il a suscité un vif intérêt ces dernières
années dans le domaine de l'éducation numérique.
L’engagement est un concept polysémique, faisant l’objet
d’une grande variété de définitions et
d’interprétations — voir la revue de littérature
proposée par Molinari et al. (Molinari et al., 2016).
La motivation des apprenants peut être mise en relation par rapport au
concept d’engagement : lorsque les besoins fondamentaux de
l’apprenant sont remplis, alors celui-ci aura tendance à
s’engager dans l’activité d’apprentissage (Bouvier et al., 2014).
L'engagement peut ainsi être défini comme l'investissement
psychologique et l'implication comportementale des apprenants dans les
activités d'apprentissage (Appleton et al., 2008) résultant des affordances motivationnelles présentées
précédemment. Comme nous l’avons présenté en
partie 2, les études existantes prennent peu en compte la variation de
l’engagement en cours d’usage d’un environnement
d’apprentissage ludifié. Cela peut s’expliquer par le fait
que l'identification et le soutien de l'engagement des apprenants sont complexes
pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, l'engagement est un concept multidimensionnel
composé de trois dimensions complémentaires :
motivationnelle/affective, comportementale et cognitive (Fredricks et al., 2004), (Linnenbrink et Pintrich, 2003).
L'engagement motivationnel/affectif inclut l'intérêt, les
émotions et les valeurs perçues par les apprenants pendant les
activités d'apprentissage. L'engagement comportemental fait
référence aux actions observables de l'apprenant dans la
réalisation d'une tâche d'apprentissage (Fredricks et al., 2004).
L'engagement cognitif est lié au déploiement de stratégies
d'apprentissage : cognitives, autorégulées ou liées
à la gestion des ressources (Pintrich, 1999).
Ces dimensions sont souvent considérées séparément
et certaines d'entre elles (p. ex. émotions, motivations) sont moins
étudiées dans la littérature en raison de la
difficulté de les mesurer, surtout dans des situations réelles
d'apprentissage (Pekrun et al., 2002).
A cela s’ajoute que l’engagement est un processus dynamique qui
fluctue au cours du temps : un apprenant peut s’engager, se
désengager et se réengager durant un cours (O'Brien et Toms, 2008).
Cette perspective amène à considérer la ludification non
seulement sous l’angle des motivations initiales de l’apprenant
vis-vis de l’environnement ludifié et du contexte, mais
également de son impact pendant le déroulement des
activités d’apprentissage. Pour influencer positivement
l’engagement des apprenants dans l’activité
d’apprentissage, il convient alors d’identifier les éventuels
points de désengagement, mais également de réengagement de
l’apprenant si elle correspond à nouveau à ses attentes
(besoins, intérêts).
En conclusion, la conception d’éléments ludiques se
confronte à plusieurs enjeux que sont la prise en compte des
caractéristiques de la situation d’apprentissage, des besoins
individuels des apprenants, ainsi que de la variation de l’engagement au
cours de l’activité d’apprentissage. Nous présentons
dans la partie suivante, des méthodes et outils de conception que nous
proposons en réponse aux deux premiers enjeux. Cette approche repose sur
la prise en compte des caractéristiques de la situation
d’apprentissage et des apprenants dès la conception même des
éléments ludiques, menant ainsi à une ludification
expressive. Nous présentons ensuite, en partie 6, notre approche de
ludification adaptative reposant sur la proposition
d’éléments adaptés au profil des apprenants, et une
adaptation dynamique pouvant répondre au troisième enjeu de prise
en compte de la variation de l’engagement en cours
d’activité.
5. Méthodes et outils de conception de la ludification expressive en
éducation
Différents travaux proposent des
méthodes de conception de systèmes ludifiés (Mora et al., 2017) en partageant des recommandations pour prendre en compte le contexte et pour
intégrer une réflexion sur l’expressivité des
éléments ludiques. Ces méthodes suggèrent plus ou
moins les étapes suivantes : définir l'objectif principal,
comprendre la motivation de l'utilisateur, identifier les mécaniques de
jeu et analyser l'effet de la ludification (Tondello et al., 2016).
En complément, plusieurs auteurs proposent de considérer les
éléments ludiques selon différents niveaux
d’abstraction qui peuvent être étudiés de façon
indépendante comme une lentille de conception (Deterding, 2015).
Par exemple, le cadre MDA (Mechanics, Dynamics, Aesthetics)
distingue :
- 1) les mécaniques qui correspondent aux composants de
jeu,
- 2) les dynamiques qui décrivent les comportements des
éléments lors de leur intégration dans
l’environnement numérique,
- 3) l’esthétique qui décrit les aspects
émotionnels lorsque l’utilisateur interagit avec
l’environnement ludifié (Hunicke et al., 2004).
Cependant, ces approches offrent peu de conseils concernant la
personnalisation et la mise en œuvre d'éléments pour un
contexte donné, comme le souligne d’ailleurs (Deterding, 2015).
La plupart des cadres de conception présentés
précédemment n’arrivent pas à passer de la recherche
formative à une base opérationnelle et utile pour la
créativité dans la phase de conception.
En pratique, lors des sessions de conception, les concepteurs,
développeurs et autres parties prenantes (par exemple, des
ingénieurs en sciences de l’éducation et en pédagogie
pour le domaine de l’éducation), qui peuvent ne pas avoir le
même niveau d'expertise en matière de ludification, doivent choisir
des éléments de jeu pertinents et décider comment les
mettre en œuvre dans une situation concrète. Ils manquent de
conseils pour choisir parmi un grand nombre d'éléments sans
connaître leur impact potentiel sur la motivation des différents
utilisateurs. En conséquence, ils sont souvent amenés à
n'utiliser qu'un sous-ensemble d'éléments bien connus et
prédéfinis, comme le soulignent Tondello et al. (Tondello et al., 2017),
réduisant ainsi la créativité lors du processus de
conception.
Il existe cependant quelques travaux qui proposent
d’opérationnaliser le processus de conception de la ludification.
Par exemple, pour guider les sessions de conception, Marache-Francisco et
Brangier (Marache-Francisco et Brangier, 2013) offrent aux concepteurs une boîte à outils pour la ludification qui
prend en charge deux étapes de conception : l'analyse de contexte et
la conception itérative de l'expérience de ludification. Les
concepteurs peuvent s'appuyer sur une grille de conception et des arbres de
décision composés de questions qui guident la sélection des
éléments. D'autres travaux fournissent des cartes de conception de
situations d’apprentissage ludiques pour permettre aux concepteurs
d’explorer les ressorts ludiques. C’est le cas de Mariais et al. (Mariais et al., 2010) et Pernin et al. (Pernin et al., 2014) qui proposent une méthode de conception graphique et tangible pour des
scénarios d’apprentissage utilisant des ressorts ludiques bien
définis. Serna et al. (Serna et al., 2015) proposent JEN.cards, un outil à base de cartes pour faciliter la
conception collaborative de situations ludiques pervasives. Les cartes
comportent plusieurs dimensions, dont une spécifiquement pour explorer
les différentes mécaniques et les ressorts à
intégrer dans l’environnement numérique. Cependant, ces
outils offrent peu de conseils pour prendre en compte les différences
individuelles des apprenants et combiner plusieurs sources d’affordances
motivationnelles, en particulier celles liées à la situation (par
exemple la motivation initiale des apprenants pour la matière dans le
domaine de l'Éducation).
Nous avons récemment défini un espace de conception
générique pour la ludification structurelle expressive
appliqué spécifiquement aux environnements numériques
d’apprentissage (Hallifax et al., 2018).
Ce cadre offre l’avantage de s’accompagner d’outils pour
animer les séances de conception (plateau papier et cartes de conception)
et d’instaurer un langage commun entre les différents acteurs
pouvant être impliqués dans le processus de conception. De plus, la
classification des éléments ludiques avec différents
niveaux d’abstraction et différentes dimensions permet de
définir les aspects opérationnels et visuels des
éléments ludiques afin d’intégrer les
différents facteurs motivationnels à considérer dans la
conception. Sur le même principe que les lentilles de conception de
Deterding (Deterding, 2015),
ces dimensions permettent de répondre à 5 questions que les
concepteurs doivent considérer pour chaque élément ludique
à concevoir, que nous déclinons ici pour le domaine de
l’éducation.
La première question, « Pourquoi l'élément
de jeu est-il utilisé ? », permet de cibler les changements
de comportement souhaités par la ludification, par exemple favoriser
l’autonomie, la compétence (améliorer les performances),
encourager un certain comportement lié à l’environnement
d’apprentissage ou à la nature spécifique de la discipline,
du type d’exercices, etc. Cette question oriente donc les concepteurs sur
la prise en considération de l’impact de la ludification en termes
de motivation de l’apprenant (intrinsèque ou extrinsèque) et
d’engagement souhaité (comportemental, cognitif ou
émotionnel).
La deuxième question, « Quel est le focus de
l'élément de jeu ? », fait référence
à la granularité avec laquelle l’élément
ludique doit s’insérer dans l’activité
d’apprentissage. Trois niveaux de granularité sont
distingués : le niveau global de l’activité, certains
objectifs pédagogiques ou bien des actions précises (p. ex.
réaliser un QCM). Prendre en considération ces aspects permet de
s’assurer que les éléments ludiques sont bien liés
aux objectifs pédagogiques et que les apprenants comprennent le sens de
la ludification par rapport à leurs apprentissages. Cela assure en partie
l’expressivité des éléments ludiques.
La troisième question, « Quel est le type de
l'élément de jeu ? », permet de guider les
concepteurs dans le choix, à proprement parler, de
l’élément ludique. Notre approche suggère de choisir
une dynamique puis une mécanique de jeu parmi les récompenses
(points, collection ou objets utiles), les objectifs (déterminés
par le système ou fixés par l’utilisateur lui-même),
les éléments liés au temps (chronomètres ou agenda),
la représentation de soi (compétences), les interactions sociales
(équipes, échanges ou discussions) et la progression (dans la
tâche ou par rapport aux autres). Cette classification permet de couvrir
les mécaniques les plus couramment utilisées dans le domaine de
l’éducation. Les différents niveaux d’abstraction
permettent de réfléchir à la correspondance de
mécaniques par rapport aux motivations ciblées des apprenants,
puis le choix d’un élément peut se faire par rapport aux
autres caractéristiques individuelles à considérer (en
termes d’engagement par exemple ou de préférences de
joueurs).
La quatrième question, « Qui est concerné par
l'élément de jeu ? », s’intéresse
à la fois à l’apprenant qui va utiliser
l’élément ludique et aux autres personnes susceptibles de
voir l’élément ludique (les autres apprenants et/ou
l’enseignant). Cette question incite à réfléchir aux
mécanismes de régulation que peuvent susciter les
éléments ludiques. Si l’élément ludique reste
personnel, des mécanismes d’autorégulation permettront
à l’apprenant d’atteindre ses propres objectifs. A contrario,
un élément de jeu partagé par un groupe d’apprenants
peut les aider à co-réguler leurs activités en fonction de
leurs objectifs personnels, mais également soutenir une régulation
partagée qui nécessite l'interdépendance et la
coopération complète des participants vers un objectif commun.
Enfin la cinquième question, « comment
l'élément de jeu est-il représenté
? », englobe les dimensions liées à la visualisation
de l’élément ludique ainsi que l’esthétisme,
facteur identifié comme déterminant pour l’engagement des
apprenants. Ces considérations correspondent à
l’implémentation concrète de la mécanique choisie en
un élément de jeu pour une situation d’apprentissage
donnée. Pour que la ludification soit expressive, il est important de
renforcer les liens entre l’activité d’apprentissage et
l’information représentée dans
l’élément. Le feedback doit être pertinent et certains
types de visualisation seront plus adaptés que d’autres. Par
exemple, pour un élément ludique de type « comparaison
de sa progression par rapport aux autres », au lieu de choisir un
classement absolu des performances de l’apprenant par rapport à
celles des autres apprenants, les concepteurs peuvent s’orienter vers une
visualisation relative par rapport à des groupes anonymisés
d’apprenants. Cela permet de ne pas rendre le classement démotivant
pour un apprenant ayant obtenu de faibles performances. Ces aspects liés
à l’implémentation sont les moins traités dans la
littérature. Les caractéristiques individuelles des apprenants
(motivation, profil de joueur, etc.) pourraient être prises en compte au
travers de cette question pour proposer différentes versions d’un
même élément ludique que l’environnement
numérique d’apprentissage proposerait en fonction du profil de
l’apprenant.
En conclusion, les méthodes et outils de conception
présentés dans cette section sont utiles pour concevoir un
ensemble d’éléments ludiques intégrés à
l’environnement d’apprentissage, en considérant à la
fois les caractéristiques de la situation d’apprentissage et celles
des apprenants. Cette première étape est importante pour que les
éléments ludiques ainsi conçus aient du sens pour les
apprenants et un impact positif sur leur motivation. Nous présentons dans
la section suivante une approche complémentaire : la ludification
adaptative, qui propose d’adapter les éléments ludiques au
profil des apprenants, c’est-dire de choisir parmi les
éléments ludiques disponibles, ceux qui seront les plus
motivants.
6. Approche de ludification adaptative
6.1. Adaptation initiale des éléments ludiques
La revue de la littérature sur la ludification
adaptative en éducation présentée dans Hallifax et al. (Hallifax et al., 2019a) montre que ce domaine en est à ses prémisses, et se résume
à ce jour à une adaptation initiale (ou statique). Celle-ci
consiste en la proposition en amont de l’activité
d’apprentissage d’éléments ludiques adaptés aux
apprenants. Nous avons introduit en section 4.2 le lien entre les
caractéristiques individuelles des apprenants et les
éléments ludiques pertinents ou motivants. Les travaux proposant
ce type d’adaptation reposent sur ce lien afin de faire des
recommandations d’éléments ludiques, avec des
résultats assez variés. Mora et al. (Mora et al., 2018) ont rapporté un impact globalement positif d’éléments
ludiques adaptés selon la typologie de types de joueurs Hexad, avec une
augmentation de l’engagement comportemental et émotionnel pour les
apprenants. Cependant, Oliveira et al. (Oliveira et al., 2020) ont mené une expérience auprès de 121 élèves
brésiliens en école primaire en comparant une version
adaptée (toujours selon le profil Hexad) à une version
non-adaptée d'un système d'enseignement ludifié. Les
principaux résultats indiquent qu'il n'y a pas de différence
significative sur l’état de flow des élèves. À
notre connaissance, seule l’étude de Roosta et al. (Roosta et al., 2016) propose d’adapter les éléments ludiques au type de
motivation des apprenants, et montrent par une première
expérimentation des résultats positifs de cette adaptation sur la
participation et les performances des apprenants.
Nous avons également proposé plusieurs méthodes
d’adaptation initiale d’éléments ludiques. Dans nos
premiers travaux, nous avons proposé de construire une Q-matrice faisant
le lien entre les dimensions du profil de joueur des apprenants (utilisant la
typologie BrainHex) et les caractéristiques des éléments
ludiques. Nous avons montré que des élèves de
collège ayant utilisé des éléments ludiques
non-adaptés les ont évalués comme plus utiles et plus
ludiques que les éléments adaptés ou attribués
aléatoirement (Monterrat et al., 2017).
Utilisant le même modèle, nous avons identifié que parmi les
apprenants adultes les plus engagés (c'est-à-dire ceux qui
utilisent l'environnement le plus longtemps), ceux qui ont des
éléments ludiques adaptés à leurs
préférences de joueur (selon le profil Hexad) passent
significativement plus de temps dans l'environnement d'apprentissage que ceux
qui ont des éléments non-adaptés ou attribués
aléatoirement (Lavoué et al., 2018).
Nous avons plus récemment proposé une matrice
d’affinité fondée sur l’analyse de l’influence
des caractéristiques des apprenants sur l’impact des
éléments ludiques. Nous avons mené une étude qui a
mis en avant qu’une adaptation au niveau de la motivation initiale pour la
discipline ou aux préférences de joueur n’impacte pas les
mêmes dimensions (Hallifax et al., 2020) :
alors que l'adaptation à la motivation initiale des apprenants pour
apprendre les mathématiques influence positivement leur motivation
intrinsèque, la prise en compte des préférences de joueur
impacte les comportements engagés et les performances des apprenants (ils
répondent plus vite, mais avec de moins bons résultats). Enfin,
cette étude montre qu’une adaptation à la fois au type de
joueur et aux niveaux de motivation peut améliorer la motivation
intrinsèque et diminuer l'amotivation, par rapport à une
adaptation fondée uniquement sur la motivation des apprenants.
Ainsi, hormis les préférences de joueurs, encore assez peu de
caractéristiques individuelles des apprenants ont été
explorées en ce qui concerne leur impact sur le processus de
ludification, alors même qu’elles sont très présentes
dans la littérature sur la conception d’affordances
motivationnelles de la ludification. De plus, l’adaptation initiale ne
permet pas de prendre en compte la variation de l’engagement en cours
d’activité d’apprentissage (cf. section 4.3), nous proposons
pour cela les premiers fondements d’une approche d’adaptation
dynamique des éléments ludiques.
6.2. Vers une adaptation dynamique
Comme introduit en section 4.3, l’engagement des apprenants fluctue au
cours du temps, un élément ludique engageant en début de
cours peut ne plus être efficace après quelques séances. Ce
constat peut expliquer des résultats décevants de la ludification
non adaptée au cours des activités d’apprentissage. Une
adaptation dynamique de la ludification serait alors nécessaire, mais
implique plusieurs questionnements, que nous avons identifiés à
partir de nos travaux récents.
Tout d’abord, quand et selon quel(s) critère(s) adapter ? Comme
nous l’avons vu, la ludification peut avoir des finalités
différentes pour les apprenants : augmenter leur autonomie, leurs
sentiments de compétences, leur niveau de performance ou encore leur
engagement. Selon la finalité, les données à observer ne
seront pas les mêmes pour déclencher l’adaptation : par
exemple les résultats à un quizz, ou le niveau et le type
d’interaction avec l’environnement d’apprentissage. De
même, les comportements engagés étant de plusieurs types
(cognitif, émotionnel, comportemental), l’adaptation selon
l’engagement de l’apprenant nécessite de mettre en place des
capteurs multimodaux (traces d’interaction, reconnaissance des
émotions, questionnaires). L’analyse et
l’interprétation des données multimodales collectées
sont très délicates. Selon les motivations initiales de
l’apprenant (intérêt pour la matière enseignée
ou par rapport à certaines mécaniques ludiques), son engagement
pourra se traduire de manière différente (p. ex. volonté de
faire le maximum d’exercices ou volonté de réussir les
exercices avec le meilleur score possible). Parfois, c’est plutôt
l’origine du comportement engagé avec l’environnement
d’apprentissage ludifié qui va être difficile à
distinguer. Par exemple, un apprenant n’ayant pas eu de très bonnes
performances lors d’une activité avec un désengagement
significatif peut s’expliquer par le fait que cet apprenant n’a pas
apprécié une certaine activité (ou ne l’a pas
comprise) ou bien parce que les affordances motivationnelles de
l’élément ludique ne lui correspondent pas, auquel cas
l’utilisation d’un autre élément n’aurait
peut-être pas aboutit à ce désengagement.
Ces considérations amènent alors à la question
“quoi” adapter. En effet, un élément ludique est une
implémentation spécifique d’une mécanique ludique.
Lorsqu’un élément n’est plus motivant ou engageant,
cela pourrait être dû à un effet de lassitude de cet
élément, bien que la mécanique qu’il instancie soit
toujours la plus pertinente pour l’apprenant. Il serait alors suffisant de
modifier l’apparence de l’élément, ou encore les
règles de fonctionnement. Par exemple, si l’obtention de badges se
révèle trop simple pour l’apprenant, il conviendra de
modifier le niveau de difficulté. Si l’apprenant n'interagit plus
avec son avatar, il peut suffire de changer d’univers pour inciter
à de nouvelles interactions. Cependant, s’il s’avère
que c’est la mécanique de jeu qui ne convient pas, cela implique
d’introduire un nouvel élément ludique en cours
d’utilisation de l’environnement d’apprentissage. Ce
changement peut s’opérer au sein de la même dynamique (p. ex.
remplacer un score par l’obtention de badges en restant dans la dynamique
récompenses) ou à un plus haut niveau d'abstraction, au sein de
dynamiques différentes (p. ex. remplacer des récompenses sous
forme de badges, par un tableau de score pour inciter à la comparaison).
Se pose alors la question de l’intelligibilité de cette
adaptation pour l’apprenant. L’adaptation dynamique des
éléments ludiques induit un risque important de rupture de
l’activité d’apprentissage et de la motivation si
l’apprenant n’en comprend pas la raison et les nouvelles
règles de fonctionnement en lien avec l’activité
d’apprentissage en cours. Nous pensons que cette adaptation inclut a
priori au moins les conditions suivantes :
- 1) envoyer à l’apprenant un feedback sur les raisons
de l’introduction d’un nouvel élément ludique (p. ex.
pourquoi à ce moment-là, pourquoi le choix de cet
élément ludique),
- 2) avoir lieu entre deux activités d’apprentissage
distinctes pour ne pas créer de point de rupture (p. ex. entre deux
leçons),
- 3) expliciter les règles de fonctionnement de
l’élément introduit (p. ex. comment obtenir un meilleur
score),
- 4) préserver une continuité des récompenses
ou progressions entre les activités pour que l'apprenant n’ait pas
l’impression de régresser (p. ex. ne pas perdre les badges obtenus
si les badges sont remplacés par un tableau de score),
- 5) introduire un degré de contrôle sur
l’adaptation dynamique proposée par l’environnement.
Cette adaptation peut se faire de manière automatique sur la seule
base de l’analyse des données collectées mais elle peut
aussi être contrôlée par l’apprenant lui-même ou
bien par l’enseignant.
Dans le cadre du projet LudiMoodle (https://ludimoodle.universite-lyon.fr/),
nous proposons une approche d’adaptation dynamique
d’éléments ludiques fondée sur une première
adaptation initiale (Hallifax et al., 2020).
Ce projet vise à tester la ludification adaptative des ressources
pédagogiques numériques de Moodle comme levier de motivation des
apprenants, appliqué à des élèves de
4ème pour l’apprentissage de notions
d’algèbre. Selon cette approche, chaque apprenant se voit
attribuer, en début de cours, l’élément ludique
identifié comme étant le plus adapté à partir
d’une matrice d’affinité. Puis, le système calcule
après chaque séance de cours le niveau d’engagement de
l’élève sur la base de plusieurs indicateurs et le compare
au niveau d’engagement des autres élèves. Pour les
élèves ayant le niveau d’engagement le plus faible pendant 3
séances consécutives, le système suggère un autre
élément ludique (le deuxième le mieux adapté selon
la matrice d’affinité). L’enseignant voit cette suggestion
sur un tableau de bord et décide de la valider ou non, en indiquant les
raisons de ce choix en cas de refus. L’élève, s’il se
voit attribuer un nouvel élément ludique, peut tout de même
voir l’historique des éléments qu’il a utilisés
et ne perd pas les récompenses qu’il a acquises.
Cette proposition présente plusieurs limites par rapport aux
questionnements présentés précédemment. Tout
d’abord, les raisons des modifications d’éléments
ludiques ne sont pas explicitées à l’apprenant.
Également, c’est un élément entier qui est
adapté et non son apparence ou ses règles de fonctionnement.
Enfin, l’implication demandée à l’enseignant pourrait
entraîner une surcharge cognitive. Cependant, l’intérêt
d'une telle approche est de collecter des informations de la part de
l’enseignant dans le cas d’une non validation de la recommandation
faite par le système, permettant, en partie, une prise en compte
d’éléments de contexte que le système ne saurait
capter automatiquement. De manière générale, alors que la
prise en compte de la situation d’apprentissage apparaît essentielle
dans le processus de ludification, elle représente un véritable
enjeu pour l’adaptation car elle nécessite de pouvoir capturer des
éléments de contexte et de les intégrer dans le processus
de recommandation des éléments ludiques.
7. Conclusion
Dans cet article, nous proposons une approche
conceptuelle et pragmatique pour une ludification adaptative expressive des
environnements numériques d’apprentissage. Après avoir
présenté les études sur la motivation et l’engagement
des apprenants, nous avons identifié les facteurs à
considérer pour offrir des affordances motivationnelles de
l’environnement d’apprentissage ludifié. Notre approche
assure une conception expressive des éléments ludiques avec des
affordances situationnelles et artefactuelles en prenant en compte les
particularités du contexte d’apprentissage et les
caractéristiques des éléments ludiques pour les aligner
avec les besoins motivationnels des apprenants. Notre approche de ludification
adaptative permet ensuite de prendre en compte les caractéristiques
individuelles des apprenants par une adaptation en amont des
éléments ludiques et en proposant des mécanismes
d’adaptation dynamique des éléments ludiques pendant
l’activité pédagogique pour éviter le
désengagement des apprenants.
Ces contributions ouvrent de nombreuses perspectives. Tout d’abord,
notre méthode et nos outils de conception méritent
d’être testés sur d’autres terrains, afin de les faire
évoluer en fonction des retours que pourront nous faire les participants.
Par ailleurs, l’adaptation initiale se limite bien souvent à la
prise en compte des préférences de mécaniques de jeu, alors
que d’autres caractéristiques individuelles telles que la
motivation initiale doivent être prises en compte. Nous étudierons
différentes approches combinant ces différents profils tout en
assurant une cohérence dans le processus d’adaptation. Notre
approche d’adaptation dynamique mérite également
d’être approfondie, par exemple en comparant une adaptation initiale
à une adaptation dynamique. Enfin, la question de la préservation
de la dynamique de groupe au sein de la classe lorsque les apprenants utilisent
des éléments ludiques sociaux mérite d’être
explorée. En effet, l’usage de certains éléments
ludiques induit des interactions entre apprenants : le tableau de score
incite à la comparaison, les interactions par chat induisent de la
collaboration, ou encore les badges peuvent récompenser des
activités de groupe. Si l’on change les éléments
ludiques des apprenants, alors cette dynamique de groupe sera
impactée.
REMERCIEMENTS
Opération soutenue par l’État
dans le cadre du volet e-FRAN du Programme d’investissement
d’avenir, opéré par la Caisse des Dépôts.
À
propos des auteurs
Élise Lavoué est Maître de
Conférences HDR en informatique à l'iaelyon School of Management
de l’Université Jean Moulin Lyon 3, et responsable du groupe de
recherche « Interaction Située, Collaboration, Adaptation, et
Apprentissage » du laboratoire LIRIS. Ses recherches portent sur la
ludification des environnements numériques, l’analyse de
comportements et les tableaux de bord réflexifs dans les domaines des
Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain, de
l’Interaction Humain Machine. Elle est (co)-auteure de plus de 100
publications dans ces domaines. Elle a présidé l'organisation de
la conférence européenne EC-TEL 2016, co-présidé le
comité de programme de EC-TEL 2017 et de la conférence
internationale CSCL 2019. Elle est aujourd’hui responsable de la gestion
des SIG (Special Interest Group) au sein de l’association
européenne EA-TEL et membre du comité de pilotage de la
conférence EC-TEL. Elle est rédactrice en chef de revue STICEF
depuis janvier 2020.
Adresse : Université Jean moulin
Lyon 3 – iaelyon School of Management - CNRS, LIRIS UMR5205 - 1C avenue
des Frères Lumière, CS 78242 - 69372 Lyon Cedex 08
Courriel : elise.lavoue@liris.cnrs.fr
Toile : https://perso.liris.cnrs.fr/elise.lavoue
Audrey Serna est Maître de Conférences en
informatique à l'INSA de Lyon, membre de l’équipe de
recherche « Interaction Située, Collaboration, Adaptation, et
Apprentissage » du laboratoire LIRIS. Ses recherches se situent
à la croisée de l'informatique (interaction homme-machine) et des
sciences cognitives (modélisation cognitive/modélisation de
l'utilisateur) et portent sur la conception de systèmes interactifs
adaptatifs et engageants pour un meilleur accompagnement des utilisateurs dans
leurs activités médiées par des technologies. Ses
recherches portent principalement sur deux aspects complémentaires :
la modélisation de l'utilisateur (modélisation de
l'activité humaine et analyse de l'engagement des utilisateurs) et
l'interaction avec les utilisateurs (conception des affordances
motivationnelles, mécanismes d’adaptation).
Adresse : INSA de Lyon - CNRS, LIRIS
UMR5205, Lyon F-69621, France
Courriel : Audrey.serna@insa-lyon.fr
Toile : https://perso.liris.cnrs.fr/aserna/
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