Co-élaboration de connaissances nouvelles : du
modèle théorique à ses outils technologiques
Maria Antonietta IMPEDOVO, Colette ANDREUCCI (Aix-Marseille Université,
ENS Lyon, ADEF EA4671)
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RÉSUMÉ : Les
nouvelles technologies de l’information et de la communication
renouvellent les paradigmes classiques de la transmission et de la construction
individuelle des connaissances. Le but de cet article est de présenter le
modèle de la Co-élaboration des Connaissances (en anglais :
Knowledge Building model), quelques outils technologiques, comme le Knowledge
Forum, associés à sa mise en œuvre et quelques-uns de ses
développements et applications pédagogiques.
MOTS CLÉS : Co-construction
de la connaissance, création de nouveaux savoirs, responsabilité
collective, savoir partagé, démocratisation du savoir,
cocréation, Knowledge Forum. |
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ABSTRACT : The
new information and communication technologies are contributing to the renewal
of the classical paradigms of knowledge transmission and construction. The
purpose of this article is to present the Knowledge Building model, some
technological tools associated with its implementation, like the Knowledge
Forum, and some of its developments and educational applications.
KEYWORDS : Knowledge
building, creation of new knowledge, collective responsibility, shared
knowledge, democratization of knowledge, co-creation, Knowledge Forum. |
1. Introduction
En France, quand on parle de
pratiques collaboratives en éducation associées aux Technologies
de l’Information et de la Communication (TIC), on pense souvent
d’abord aux aides mutuelles que les enseignants d’une même
discipline s’apportent entre eux, notamment en s’échangeant
ou en mutualisant des ressources pour la classe qui se sont
révélées motivantes et didactiquement efficaces (Thibert, 2009).
L’usage des TIC a considérablement renforcé ces pratiques
qui sont devenues monnaie courante grâce à l’usage de
l’Internet, la création de forums de discussion, de sites
dédiés ou de plateformes spécialisées dans ce type
d’échanges (de scénarios de séances,
d’activités, de documentation, de bonnes pratiques pour la classe),
comme le site de la fondation « La main à la
pâte » pour l’enseignement des Sciences et de la
Technologie au primaire (www.fondation-lamap.org). Comme le souligne Chaptal (Chaptal, 2009),
les fonctionnalités du numérique restent néanmoins souvent
utilisées a minima par les enseignants et si les outils offerts
par les TIC constituent des aides au travail collaboratif entre enseignants, ce
n’est pas pour autant qu’ils en garantissent
l’efficacité ou l’authenticité.
Quoi qu’il en soit, le travail collaboratif en classe et entre
élèves reste, quant à lui, assez peu répandu en
France et constitue un axe central dans le programme d'éducation
prioritaire (MEN, 2015).
Seuls 20 % des enseignants français (contre 46 % en moyenne dans
l’union européenne) déclarent engager leurs
élèves dans des activités de groupe au sein de la classe (Commission européenne, 2015), (OCDE, 2014).
L’esprit de compétition entre élèves
s’avère souvent plus encouragé que l’esprit de
coopération, y compris dès le plus jeune âge où les
enfants apprennent à se comparer entre eux en termes de performances
individuelles (Huguet, 2003).
Le travail de groupe est certes devenu une pratique assez courante en classe,
mais ce n’est pas pour autant que les conditions sont habituellement
réunies pour permettre aux élèves de collaborer
réellement et efficacement. En effet, la nature même des savoirs de
type académique à acquérir, les objectifs souvent formels
de l’apprentissage ou encore le caractère fortement guidé de
l’activité de groupe ne s’y prêtent guère. Il en
est de même du contexte en général peu motivant offert aux
élèves pour réaliser les tâches qui leur sont
confiées et du contrôle souvent très limité que
l’enseignant peut exercer pour s’assurer de l’absence dans le
groupe d’une dissymétrie des apports de chacun.
Il arrive en effet souvent que, dans le groupe, un leader (en
général l’élève reconnu comme le plus
compétent) s’empare de l’activité ou du
matériel en distribuant des rôles subalternes aux autres, voire en
leur conférant parfois une simple place d’observateurs passifs (Andreucci & Chatoney, 2006).
Comme le montre la revue de synthèse de Plante (Plante, 2012),
de nombreux facteurs sont susceptibles de limiter l’implantation et les
bénéfices du travail collaboratif en classe et les conditions
minimales qu’il conviendrait de réunir, pour instaurer au
départ chez les élèves une motivation extrinsèque ou
un encouragement à s’entraider, sont parfois difficiles à
réunir. En effet, les objectifs du travail collaboratif à conduire
sont généralement fixés et figés au départ de
manière uniforme pour tous les groupes, au lieu d’être
discutés voire négociés au sein du groupe, afin que chaque
élève se sente partie prenante du travail à conduire. Il en
découle que le meilleur élève du groupe dans la discipline
concernée est implicitement perçu par les autres en tant que
meilleur décodeur des attentes de l’enseignant en termes de produit
fini à réaliser, ce qui conduit souvent au mieux les autres
participants à ne pas revendiquer un autre statut que celui
d’assistant ou de petite main. Le problème sous-jacent à ce
type de dérive est lui-même directement lié à la
question de l’évaluation de l’activité des
élèves qui, dans le système français,
privilégie les produits de l’activité au détriment
des processus qui ont présidé à leur réalisation. Au
plan matériel, la simple organisation du travail de groupe constitue
souvent, en outre, un pensum pour les enseignants (Gillies et Boyle, 2008).
Partant de ces constats, il semble donc important de sensibiliser les
enseignants à certains modèles du travail collaboratif entre
apprenants et aux nombreux avantages aujourd’hui offerts par les TIC pour
l’éducation (TICE) à cet égard.
Par rapport à d’autres pays outre-Atlantique ou européens
(comme la Suède, la Norvège, la Finlande ou la Hongrie), la France
accuse un certain retard dans l’intégration des TIC à des
fins pédagogiques (Commission européenne, 2015), MEN, 2012),
ou dans le recours à des dispositifs d’apprentissage innovants
fondés sur des théories telles que celle de l’apprentissage
expansif (Engeström, 1987) ou celle des processus d’élaboration de connaissances nouvelles
(knowledge creation processes) de Nonaka et Takeuchi (Nonaka et Takeuchi, 1995).
Le modèle de communauté d’élaboration de
connaissances KBC (Knowledge Building Community, traduit par
co-élaboration des connaissances au Québec) semble lui-même
largement méconnu en France, en dépit de l’importante
littérature étrangère qui lui est consacrée et des
nombreuses applications qui en sont faites au plan international dans le
contexte éducatif (Zhang et al., 2007).
Nous proposons donc dans cet article de présenter brièvement ce
modèle KBC ainsi que les différents outils associés qui
permettent d’analyser l’activité des acteurs engagés
dans ce type de dispositif.
Des expériences de formation basées sur ce modèle ont
été développées dans différents contextes
internationaux, notamment au Canada (Allaire, 2008),
en Italie (Cacciamani, 2005), (Cacciamani et al., 2012) et en Asie (Chen et Chen, 2007),
que ce soit dans le cadre de l'éducation au niveau de
l’enseignement primaire (Messina et Reeve, 2006) ou universitaire (Cesareni et al., 2008),
de la formation des enseignants ou dans le contexte professionnel, et à
propos de thématiques diverses telles que l’enseignement des
sciences ou l'ingénierie (Jalonen et al., 2011).
2. Le modèle Knowledge Building Community (KBC)
Le modèle KBC a été
développé par Scardamalia et Bereiter de l’Ontario
Institute for Studies in Education de l'Université de Toronto (Scardamalia et Bereiter, 2003), (Scardamalia et Bereiter, 2007).
Ce modèle s’applique à des communautés
d’individus s’associant pour élaborer conjointement de
nouvelles connaissances. La classe y est repensée comme une
communauté où l'apprentissage consiste à co-élaborer
de nouvelles connaissances qui puissent également être utiles
à une communauté plus large (parents, autres institutions...).
2.1. Modes de rapport au savoir
Les auteurs partent de l’idée qu’il existe deux modes de
rapport au savoir.
• Dans le premier, dénommé « belief
mode », qui prédomine dans l’enseignement basé
sur la transmission de savoirs académiques généralement
stabilisés et fortement généralisables, la pédagogie
est de type dogmatique plutôt que critique et réflexive.
• Dans le second mode, dénommé « design
mode », les savoirs font l’objet d’un autre type de
questionnement relatif à leur utilité (en quoi cette idée
est-elle utile ?), leur adéquation au problème à
résoudre (qu’est-ce que cette idée permet ou non de faire
?), leur évolution potentielle (en quoi est-elle perfectible ?). Dans la
plupart des cas, ce mode s’associe à des réalisations
concrètes et créatives (production d’artefacts)
menées sur la base de projets qui impliquent de questionner et de faire
évoluer le savoir théorique disponible.
Ce second mode de rapport au savoir semble nettement mieux adapté
à une société en mutation, dans laquelle
l’évolution rapide des TIC nécessite de nouvelles
compétences sociocognitives de la part des apprenants et de nouvelles
postures et modes d’intervention chez les enseignants. En fait, la
naissance de ce modèle est liée à la perspective de
l’introduction de profonds changements dans l'école, compte tenu de
l'apparition de nouvelles technologies qui rendent accessibles la plupart des
savoirs stabilisés et formalisés, contrairement à tous ceux
qui restent mal délimités ou mal définis, à
approfondir, voire à inventer. Selon Scardamalia et Bereiter, c’est
donc sur ce mode de rapport au savoir que les programmes éducatifs
doivent aujourd’hui se focaliser au lieu de le reléguer à
des activités extracurriculaires et périphériques.
Comme les auteurs le soulignent, il existe de multiples points communs entre
leur modèle KBC et les autres approches de type constructiviste que
représentent l’apprentissage par le faire, l’apprentissage
par la résolution de problèmes ou l’apprentissage par
projet, mais ils indiquent certains écueils ou dérives de ces
approches que le KBC cherche à éviter.
2.2. Les principes du modèle KBC
Le modèle KBC repose sur douze grands principes, largement
décrits dans la littérature (Cucchiara et Wegerif, 2011), (Scardamalia, 2002),
que nous rappelons ci-dessous.
1. Idées concrètes et problèmes authentiques
(Real Ideas, Authentic Problems). Les problèmes de connaissances
que l’on se pose proviennent des efforts que l’on fait pour
comprendre le monde. Les idées que l’on produit ou que l’on
s’approprie sont aussi réelles que les objets matériels que
l’on perçoit et manipule. Les problèmes traités
correspondent à des préoccupations dont les apprenants se soucient
vraiment.
2. Idées perfectibles (Improvable Ideas). Toutes les
idées sont considérées comme améliorables. Les
apprenants s’emploient en permanence à en éprouver la
qualité, l’utilité et la cohérence. Cela suppose
qu’ils travaillent dans un climat psychologiquement sécurisant,
dans lequel on ne craint pas de manifester son ignorance, de s’exposer
à la critique, d’émettre des avis contraires ou de prendre
des risques, ces conditions étant nécessaires pour que des
changements conceptuels puissent s’opérer (Vosniadou, 2008).
3. Diversité des idées (Idea Diversity). De la
même façon que la biodiversité est essentielle à
l’équilibre des écosystèmes, la diversité des
idées est essentielle au développement du savoir et à
l’évolution des idées vers des formes plus
élaborées : « comprendre une idée,
c’est comprendre les idées qui l’entourent, y compris celles
qui lui sont opposées » (Scardamalia, 2002).
4. Dépassement de l’existant (Rise Above).
L’élaboration de nouvelles connaissances amène à se
confronter à la diversité, à la complexité et au
désordre des idées en vue d’en réaliser de nouvelles
synthèses, ce qui permet d’élever le niveau de formulation
des problèmes et de transcender les trivialités et les
simplifications abusives.
5. Agentivité épistémique (Epistemic
Agency). Les membres de la communauté expriment et confrontent leurs
idées respectives, afin de les ajuster en mettant à profit les
divergences de points de vue pour avancer plutôt que de s’en
remettre aux autres pour cela. Ils sont directement impliqués dans la
définition et la négociation d'objectifs partagés, dans la
planification de leur activité conjointe et dans l'évaluation de
leurs contributions, activités qui sont habituellement prises en charge
par les formateurs.
6. Responsabilité collective de la communauté apprenante
(Community Knowledge, Collective Responsibility). L'avancement des
connaissances repose sur le partage des contributions individuelles
constructives dont l’ensemble du groupe assume la promotion et la
responsabilité collective tout en prenant en compte la valorisation de
l’apport de chacun.
7. Démocratisation de la connaissance (Democratizing
Knowledge). Tous les participants sont des contributeurs légitimes
à la réalisation des objectifs partagés par la
communauté. L’hétérogénéité et
les différences individuelles inhérentes à tout collectif
ne conduisent pas à générer des clivages entre ceux qui
savent et ceux qui ne savent pas ou entre ceux qui innovent et ceux qui sont
moins créatifs. Tous les participants sont habilités à
faire progresser la connaissance.
8. Progression symétrique des connaissances (Symmetric
Knowledge Advancement). L’expertise est distribuée au sein des
membres de la communauté. L’idée de symétrie renvoie
au fait qu’en communiquant ses idées aux autres on contribue
à faire progresser ses propres idées.
9. Construction omniprésente de la connaissance (Pervasive
Knowledge Building). La construction de la connaissance devient un processus
omniprésent. Elle n’est pas occasionnelle et limitée au
contexte scolaire, mais imprègne la vie mentale en dehors de
l’école.
10. Utilisation constructive des sources autorisées
(Constructive Uses of Authoritative Sources). La maîtrise
d’un sujet implique de connaître l’état de l’art
dans ce domaine, ce qui nécessite la prise en compte et la bonne
compréhension des sources autorisées, combinées à
une attitude critique à leur égard.
11. Discours relatif à la construction des connaissances
(Knowledge Building Discourse). Il dépasse le simple partage de
savoirs. Les connaissances elles-mêmes s’affinent et progressent
à travers les pratiques discursives de la communauté, pratiques
qui ont la progression des connaissances comme objectif explicite.
12. Evaluation intégrée et transformatrice (Embedded
and Transformative Assessment). L’évaluation est un des rouages
de l’avancée de la connaissance. Elle est utilisée pour
identifier les problèmes au fur et à mesure et
intégrée au fonctionnement quotidien du collectif. La
communauté se livre à sa propre évaluation interne, qui est
à la fois plus rigoureuse et plus fine que l’évaluation
externe et qui sert à garantir que le travail de la communauté va
dépasser les attentes des évaluateurs externes.
Pour accroître ce qu’ils savent, les apprenants doivent
collaborer les uns avec les autres, établir des objectifs communs, tenir
des discussions de groupe, et synthétiser les idées de telle
manière que leur connaissance d'un sujet aille au-delà de leur
compréhension actuelle. Les connaissances reposent sur la
génération de contributions que les apprenants peuvent renvoyer
à la communauté. Ainsi, le produit de la construction de la
connaissance doit être un « artefact »,
c'est-à-dire un construit (par exemple, un modèle illustré,
une théorie exemplifiée), que d'autres apprenants peuvent ensuite
utiliser pour faire avancer leur propre compréhension de ce sujet. Ainsi,
les participants constituent une véritable communauté
d'apprentissage (Brown et Campione, 1996),
encouragée à poursuivre des objectifs collectifs et à
négocier des significations partagées (Engle et Conant, 2002),
qui peut connaître des moments de co-élaboration de
connaissances.
3. Technologies utilisées à l'appui des communautés de
co-construction de connaissances
Dans cette section, nous rendons compte des outils
techniques utilisés à l'appui des communautés de
construction de connaissances : le Knowledge Forum et quelques
outils spécifiques d'analyse de l’activité, proposés
dans l’Analytic Toolkit du Knowledge Forum.
3.1 Knowledge Forum
La co-élaboration de connaissances
s’effectue en ligne par le biais d’un forum nommé Knowledge Forum, désigné par KF dans la suite
(www.knowledgeforum.com). Il s’agit d’une base de données
partagée que les étudiants enrichissent par l’apport de
contributions écrites résultant de leurs propres investigations.
Le primat accordé à l’activité scripturale est
lié aux ancrages que le modèle entretient avec les recherches sur
l’expertise en écriture et sur les processus que mobilisent les
scripteurs novices par rapport aux scripteurs avancés (Allaire et al., 2013).
La plateforme de travail se compose de plusieurs outils innovants : pour
faciliter leur rédaction les élèves peuvent, par exemple,
utiliser un mode d’étiquetage des types d’apports cognitifs
concernés (Types Thinking), tels que conjecture, questionnement,
hypothèse, afin de clarifier la nature de leurs contributions. Ces outils
rendent visibles certains processus cognitifs à l’œuvre dans
le processus de construction des connaissances, tels que poser un
problème, communiquer de nouvelles informations, émettre des
commentaires sur les idées des autres ou signaler un problème
à traiter. Les contributions respectives sont affichées sous la
forme d’une carte ramifiée des échanges, qui peut donner
lieu à des synthèses (appelées « Rise
Above ») permettant de faire le point de la situation par rapport
à la connaissance construite. Tout cela permet de parvenir à une
compréhension approfondie des sujets étudiés (Bielaczyc et Collins, 2006).
Des chercheurs de l’université d’Helsinki (Muukkonen et al., 1999) ont développé un modèle d’investigation progressive
(Progressive Inquiry Model) pour rendre compte de la façon dont la
construction de connaissances s’opère dans un environnement
d’apprentissage collaboratif. Selon ce modèle, les connaissances
sont le résultat d'un processus de recherche de solutions à des
problèmes, conduisant à poser des hypothèses qui peuvent
être corroborées ou réfutées, analysées par le
groupe au travers de la recherche de données scientifiques mises en
discussion (voir illustration, Figure 1).
Figure 1 • Illustration du modèle
d’investigation progressive (Muukkonen et al., 1999)
Le modèle comporte une série de phases successives :
délimitation du contexte, descriptif du point de départ de
l'enquête ; présentation des problèmes à
élucider ; éclairage sur les théories en jeu ;
premiers commentaires sur les phénomènes à
étudier ; évaluation critique des éléments en
faveur ou non des théories examinées ; recherche de
données scientifiques confirmant ou réfutant les
élaborations concurrentes, etc.
3.2 Outils d'analyse de l’activité : Analytic Toolkit
(ATK)
L'étude des interactions en ligne est devenue
stratégique pour analyser et améliorer l'efficacité de
sessions de formation. Il est donc utile de savoir quels outils
d’enquête peuvent être utilisés à cette fin.
Pour analyser l'activité en ligne, l’Analytic Toolkit (ATK) du KF propose une série d'outils qui permettent d’extraire et
de traiter les données obtenues grâce à
l’enregistrement de l'activité de l'utilisateur (Burtis, 2002).
Cet outil d’analyse est particulièrement utile pour enquêter
sur les processus de construction des connaissances déployés par
les individus et par le groupe. Il permet aussi de faire des suggestions
relatives à l'auto-évaluation des étudiants. Nous
présentons ci-dessous les outils offerts par la version 4.6 du KF
(www.knowledgeforum.com) pour analyser les activités des participants au
plan individuel et contrôler les interactions entre les membres de
l'ensemble du groupe.
1. Un outil d'analyse sémantique (Semantic Analysis Tool ou SAT), basé sur l'approche homonymique de l’analyse
sémantique latente (Latent Semantic Analysis ou LSA), permet
d'extraire et de représenter le sens des mots par le biais de calculs
statistiques appliqués à un grand corpus de documents. L'analyse
à l’œuvre est liée à la syntaxe (structure des
mots, des phrases et des paragraphes), à la sémantique
(significations et relations entre les mots à l’intérieur
des phrases) et à l'extraction des significations contextuelles d'un
texte. L'idée de base est de simuler la compréhension humaine.
Ainsi la LSA cherche la relation qui relie les mots entre eux pour reconstruire
le sens global d'un texte, ce qui explique ses qualificatifs
«sémantique» (extraction du sens) et « latente »
(relations cachées entre les mots). SAT compare les mots clés
extraits de différentes séries de contributions pour identifier
les termes utilisés par les participants et par suite les idées
partagées dans un document de base, qui devient le point de départ
pour évaluer la compréhension des participants.
2. Un outil d'analyse de réseau social (Social Network
Analysis Tool ou SNA) permet de visualiser et d’analyser les relations
qui émergent entre les individus d'une communauté. Son potentiel
est inhérent à la représentation graphique proposée,
dans laquelle les sujets sont représentés par des points et les
relations entre eux par des flèches. Il s’agit d’un
modèle mathématique inspiré de la théorie des
graphes : on retrouve ici l’influence des apports de Moreno (Moreno, 1943) relatifs à la construction de sociogrammes, de ceux de Lewin (Lewin, 1951) centrés sur la dynamique des groupes, de même que de la perspective
dite d’« anthropologie de Manchester » (Scott, 1997) qui
s’emploie à réhabiliter la place des savoirs pratiques dans
le développement. Par la suite, des indicateurs structurels de SNA ont
été développés, appelés ainsi parce qu'ils
permettent de décrire les propriétés structurales
d’un réseau de relations qui caractérisent une
communauté et le rôle du singulier dans les interactions de groupe (Wasserman et Faust, 1994).
L'utilisation de SNA s’avère particulièrement utile pour les
chercheurs intéressés par la compréhension de la dynamique
socio-relationnelle au sein d’une communauté d’apprentissage.
Grâce à cet outil, les enseignants peuvent notamment mettre en
évidence d’éventuels problèmes de participation,
quand un membre du groupe reste marginal par rapport aux autres participants (Reffay et Chanier, 2002).
3. Un outil de mesure du développement du vocabulaire
(Vocabulary Growth Tool) permet de suivre son niveau
d’enrichissement, au plan individuel et pour l'ensemble du groupe.
Mesuré par rapport à un niveau prédéfini de lexique,
il est conçu comme une mesure de l'efficacité d'un programme de
formation dans une communauté de co-construction de connaissances. La
progression du lexique d’un sujet particulier au fil du temps
apparaît sous la forme d’une représentation graphique.
4. Deux outils de mesure des contributions scripturales (Writing
Measures Tool et Contribution Tool) sont basés sur la
possibilité qu’offre le KF d'enregistrer toutes les contributions
(phrases, notes, commentaires, etc.) des participants, qui deviennent
immédiatement analysables. L’outil Writing Measures enregistre et analyse la production écrite des individus et du
groupe : il permet d’obtenir des mesures de base (nombre total de
mots, longueur moyenne des phrases, etc.) et de représenter graphiquement
l’intensité et la diversité de l’activité
scripturale à l’œuvre. Enfin, l'outil Contribution permet de visualiser l'utilisation des diverses composantes de la plateforme et
des fonctions présentes dans le KF, au niveau individuel et au niveau du
groupe (Teplovs et al., 2007).
Cette brève présentation des méthodologies et des outils
d'analyse des interactions opérées dans le cadre du modèle
KBC montre la richesse de l'information qu’il est possible d’obtenir
pour améliorer la participation de l'individu et la productivité
du groupe dans la construction de connaissances créatives.
4. Développements et applications
Plus récemment, une contribution importante
à l’étude des pratiques collaboratives d’apprentissage
assistées par ordinateur (CSCL, pour Computer Supported Collaborative
Learning) a été apportée par l’approche dite
« trialogique » de la construction des connaissances (Paavola et Hakkarainen, 2009), (Paavola et Hakkarainen, 2014).
Cette approche confère aux artefacts (matériels et conceptuels) un
rôle plus central que dans les théories traditionnelles de
l’apprentissage humain (voir Figure 2). Le terme trialogical (ou trialogic) se réfère aux processus collaboratifs
dévolus à la création d’artefacts concrets innovants.
Il emprunte à d’autres modèles de l’apprentissage et
de la construction de connaissances tels que ceux d’Engeström (1987)
et de Nonaka et Takeuchi (1995), déjà cités (voir
Introduction, p.3).
Figure 2 • Illustration de l'approche
trialogique de l'apprentissage (Paavola et Hakkarainen, 2009)
Le modèle de l'apprentissage expansif
(Expansive learning) d’Engeström applique au processus
d’acquisition la métaphore de l'expansion (Engeström et Sannino, 2010) :
le résultat du processus d'apprentissage est le renouvellement des formes
antérieures de l'activité, grâce à
l'élargissement du registre conceptuel. Ce modèle partage avec le
modèle KBC différents points communs : l’attention
à la dimension collective de l’activité cognitive, l'accent
sur les progrès liés à la confrontation et au partage des
pratiques et des connaissances de la communauté, ainsi que le rôle
constructif de la médiation artefactuelle (Impedovo et al., 2011).
La théorie de Nonaka et Takeuchi (Knowledge creation processes)
se réfère à la distinction entre connaissance tacite et
connaissance explicite. La connaissance tacite est le résultat d'une
multiplicité de sources internes non verbalisées (croyances
personnelles, perspectives et valeurs), tandis que la connaissance explicite est
formellement exprimée et partagée.
L’approche trialogique de l’apprentissage (Trialectic Learning
Approach ou TLA) met l’accent sur la médiation
qu’apportent les TICE. Ici la collaboration est organisée pour
développer conjointement un objet de savoir partagé significatif,
qui permet aux étudiants d'externaliser leurs connaissances. Les
applications possibles sont diverses, comme dans la formation en ligne selon le
modèle de la participation collaborative et constructive ou
« Blended Collaborative and Constructive
Participation » (Ligorio et Sansone, 2014).
Les expériences d'utilisation en classe du KF (Knowledge Forum) ont
conduit à définir une pédagogie spécifique à
l’élaboration créative de connaissances :
« a knowledge building pedagogy evolved along with the technology,
with teachers’ innovations and students’ accomplishments
instrumental in this evolution» (Scardamalia et Bereiter, 2006, p. 108)1.
Ligorio et Cacciamani (Ligorio et Cacciamani, 2013) résument ainsi les principaux objectifs de cette
pédagogie :
• mettre l'accent sur l'explicitation des problèmes, expliquer
pourquoi et en quoi la question est importante, et comment il est possible de
résoudre le problème en question, plutôt que se concentrer
d’emblée sur la recherche de solutions ;
• utiliser la plateforme pour construire des connaissances plutôt
que devenir des experts de l’utilisation de ses logiciels ;
• questionner les savoirs et contribuer à
l’évolution des idées plutôt que se borner à
les échanger ;
• soutenir le processus dans son ensemble plutôt
qu’étape par étape ;
• interagir au niveau collectif plutôt
qu’individuel ;
• communiquer selon son propre rythme.
A noter aussi que, selon Scardamalia et Bereiter, «when knowledge
building fails, it is usually because of a failure to deal with problems that
are authentic for students and that elicit real ideas from them. (...) At the
deepest level, knowledge building can only succeed if teachers believe students
are capable of it. (...) It requires a belief that students can deliberately
create knowledge that is useful to their community in further knowledge building
and that is a legitimate part of the civilization-wide effort to advance
knowledge frontiers» (Scardamalia et Bereiter, 2006),
p. 1132.
En conclusion, on peut considérer, en accord avec Philip (Philip, 2007),
que le modèle de KB répond à l’exigence
éducative actuelle qui ambitionne de préparer les individus
à contribuer aux innovations et à mettre en œuvre des
idées créatives dans leur travail, compétence de plus en
plus nécessaire face à la transformation et au renouvellement
inéluctable de nombreux métiers. Les communautés
d’apprentissage visent bien, dans ce sens, à élargir les
frontières de la connaissance actuelle et à promouvoir des
attitudes participatives face au progrès du savoir dans de multiples
domaines.
5. Conclusion
Le modèle du Knowledge Building, qui
fait l’objet d’un projet international (KB International
Project, http://kbip.co ), offre de larges
perspectives d'application dans différents contextes :
réseaux sociaux, environnements virtuels, web-forums, blogs, wikis, etc. (Allaire, 2010), (Hewitt et al., 1997), (Thibert, 2009).
L’ouverture de l’école à ces nouveaux media
s’accompagne de profonds changements de la professionnalité requise
par le métier d’enseignant. Les professeurs qui ont détenu
pendant longtemps leur autorité principale de leur maîtrise de
savoirs académiques stabilisés (mais parfois aussi en partie
dépassés du fait de la lente évolution des curriculums) ne
pourront plus, à cet égard, se situer par rapport aux apprenants
dans une relation de type asymétrique (instruit vs ignorant de telle ou
telle question), du fait de l’offre parallèle que proposent les
TICE en matière de diffusion de savoirs (sans cesse actualisés).
Certes, l’apparition de l’imprimerie, des livres et des
bibliothèques a pu susciter, en son temps, des commentaires du même
type. Ce n’est pas, en outre, parce que le savoir devient plus accessible
qu’il devient pour autant plus facile de se l’approprier.
La libre circulation des idées et des connaissances représente
de fait une valeur très ancienne des communautés scientifiques,
qui n’ont pas attendu la mondialisation pour la mettre en pratique.
Toutefois, aujourd’hui les moyens informatiques à disposition de
cette diffusion des savoirs n’ont plus rien en commun avec ce qu’ils
étaient il y a trente ans.
Le rôle essentiel de passeurs de la culture savante des enseignants
semble aujourd’hui confronté à de nouvelles exigences
pédagogiques, du fait notamment de la présence sur le Net de
nombreux cours en ligne. Plutôt que se poser en tant que détenteurs
et transmetteurs de savoirs spécifiques, ils sont de plus en plus
amenés à se situer en tant qu’experts dans le domaine de la
sélection, du tri, du classement, de la confrontation, de la mise en
question, de la hiérarchisation et de l’évaluation de
savoirs accessibles. Leur maitrise de la culture savante leur permet de rendre
ces savoirs questionnables, critiquables et perfectibles, afin de
répondre notamment à des préoccupations citoyennes,
intellectuelles ou matérielles spécifiques et
contextualisées telles que celles liées aux questions primordiales
actuellement posées par le partage et la sauvegarde des ressources, la
pauvreté dans le monde, l’alphabétisation, la
préservation de la biodiversité, la lutte contre les
communautarismes, etc. Autant de questions qui diversifient
considérablement la culture et les compétences à faire
acquérir à leurs élèves.
BIBLIOGRAPHIE
ALLAIRE
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1 Notre traduction :
« La pédagogie liée à la construction de nouveaux
savoirs évolue en même temps que la technologie, avec les
innovations des enseignants et les réalisations des apprenants qui
contribuent à cette évolution »
2 Notre traduction :
« Lorsque la construction des connaissances échoue, il
s’agit généralement d'une incapacité à faire
appel à des problèmes authentiques susceptibles de susciter chez
les étudiants de véritables interrogations. (...) Plus
profondément, la connaissance à bâtir ne peut progresser que
si les enseignants sont convaincus que les étudiants en sont capables.
(...). Cela suppose qu’ils pensent que les étudiants peuvent
délibérément créer des connaissances utiles pour la
communauté et l’édification ultérieure de savoirs, ce
qui constitue une participation légitime à l’effort de la
civilisation pour faire avancer les frontières de la connaissance
»
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