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L’environnement personnel d’apprentissage :
un système hybride d’instruments
Nicolas, ROLAND (Centre de Recherche en Sciences de l’Education,
Université libre de Bruxelles), Laurent TALBOT (Centre de Recherche en
Sciences de l’Education, Université libre de Bruxelles et
Université Toulouse II Le Mirail, UMR EFTS)
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RÉSUMÉ : En
adoptant une approche sociocognitive, cette contribution a pour objectif,
d’une part, d’appréhender l’environnement personnel
d’apprentissage (EPA) dans l’enseignement universitaire comme un
système d’instruments et, d’autre part, de comprendre les
relations entre outils numériques et non numériques de ce
système. Par l’intermédiaire de carnets de bord,
d’entretiens compréhensifs menés avec 28 étudiants
issus de 6 dispositifs pédagogiques différents ainsi que des
supports d’étude produits ou utilisés, nous avons
modélisé leurs EPA ainsi que les processus
d’élaboration de ceux-ci. Nos résultats amènent
à remettre en question la définition d’un EPA purement
technologique, à comprendre les logiques de construction en fonction de
facteurs personnels et environnementaux ainsi qu’à faire
émerger les caractéristiques de ce système
d’instruments particulier.
MOTS CLÉS : Environnement
personnel d’apprentissage, EPA, Genèse intrumentale, Instruments,
Système d’instruments, Enseignement supérieur.
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The personal learning environment : an hybrid instrument system |
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ABSTRACT : Through
a social-cognitive approach, this contribution aims to treat personal learning
environment (PLE) as an instrument system on the one hand, and on the other hand
to understand the ties that bind the digital and non-digital tools of that
system. By means of logbooks, semi-structured interviews conducted with 28
students from 6 different educational environments and study document, we were
able to identify the common pattern in the students’ personal learning
environment as well as the PLE-development process. Our results led us first to
question the technocentric definition of personal learning environment,
therefore to comprehend the logics of appropriation in terms of personal and
environmental factors, and to highlight the characteristics of this specific
instrument system.
KEYWORDS : Personal
learning environment, PLE, Instrument, Instrumental genesis approach, Instrument
system, Higher education |
1. Introduction
Depuis de nombreuses
années, les Technologies de l’Information et de la Communication
(TIC) ont participé à la transformation des processus
d’apprentissage (Buckley et al., 2010) (Karsenti et al., 2012).
Ces derniers s’inscrivent désormais dans des espaces multiples
– changements de lieux – et s’étendent tout au long de
la vie – changement de temporalité (Charlier, 2013).
Dans le même temps, le discours autour du numérique, qu’il
soit situé dans la sphère sociale ou scientifique, a pris une
tournure particulièrement technocentriste ; la recherche à
propos des TICE (Technologies de l’Information et de la Communication
à l’Ecole) néglige encore fréquemment les autres
outils – non numériques – ou les autres pratiques –
comme le non-usage.
Les travaux sur les environnements personnels d’apprentissage (EPA)
étayent, de manière similaire, ces deux constats : ainsi, de
nombreuses recherches – notamment (Sclater, 2008), (Bonfils et Peraya, 2010), (Peraya et Bonfils, 2012) – mettent au jour de nouvelles pratiques d’apprentissage
développées par les étudiants de l’enseignement
universitaire en ayant recours à des outils numériques. Ces
dernières visent à concevoir, en marge des espaces virtuels
institutionnels, des environnements numériques utilisés au sein et
en dehors des campus universitaires. Les travaux sur les EPA portent,
d’une part, sur les outils et services numériques utilisés par les étudiants en omettant toute autre forme
d’outil et, d’autre part, s’intéressent principalement
aux usages et aux phénomènes consécutifs à ceux-ci
– en laissant de côté les aspects de non-usage.
À l’opposé, nos récents travaux sur les usages du
podcasting par les étudiants dans l’enseignement supérieur (Roland, 2012) ; (Roland et al., 2012) ; (Roland et Nauyens, 2013) ; (Roland et Emplit, 2013) nous ont permis de percevoir les signes d’un environnement
d’apprentissage loin d’être limité aux instruments
numériques. Le témoignage suivant, extrait d’un entretien
mené en 2012 auprès d’un étudiant, en est un bon
exemple : « Les podcasts, parfois je les utilise seul, parfois
en groupe. [...] Seul, j’ai deux manières de faire. Soit le prof a
donné les slides par l’Université Virtuelle, je les imprime
et je les annote en les complétant, aussi, avec d’autres
informations que je trouve dans les livres de référence
conseillés ou sur Internet. Soit il n’y a rien, et je divise mon
écran en deux, moitié podcast, moitié document Word mais
j’utilise aussi d’autres ressources. Après, de tout
ça, je fais de toute manière un document écrit à la
main que je vais étudier. En groupe, parfois on va se diviser la
tâche et faire nos notes de manière collaboratives sur un logiciel
commun, comme Google Docs, parfois on se réunit pour directement
travailler ensemble, chez l’un de nous et là, on peut aussi
travailler sur papier. »
Cette déclaration souligne l’existence d’une
complémentarité entre les différents outils auxquels
l’étudiant a recours en fonction de la situation et de ses
contraintes. Au-delà de cette complémentarité, nous pouvons
observer également les bases d’un système ;
c’est-à-dire les bases d’un ensemble
d’éléments de nature et de niveaux différents
entretenant entre eux des relations structurelles et fonctionnelles qui
créent de l’organisation et de la complexité (Talbot, 2009).
Partant de ce constat, il nous semble essentiel d’approcher l’EPA
en tant que système d’instruments (Rabardel et Bourmaud, 2003) afin d’en dégager les principales propriétés. Cette
vision systémique a d’ailleurs déjà été
récemment évoquée par Charlier (Charlier, 2013) dans son étude de l’apprentissage au-delà des
frontières. De manière complémentaire et à
l’instar de Jézégou (Jézégou, 2014),
nous avons choisi d’inscrire notre étude des EPA en nous
référant à l’approche sociocognitive de Bandura et
son modèle triadique réciproque (Bandura, 1986) ; (Bandura, 2003).
Pour l’auteur, le fonctionnement humain, comme les pratiques
d’apprentissage par exemple, est le produit de l’interaction
dynamique entre trois séries de facteurs : personnels,
comportementaux et environnementaux. En appliquant ce modèle à la
construction de l’EPA, nous avons posé le principe que cet
environnement s’élabore grâce à un processus
d’interactions continues et réciproques entre les facteurs
personnels de l’étudiant – sous forme
d’événements cognitifs, émotionnels, biologiques, ses
représentations, son sentiment d’efficacité personnelle,
etc. –, ses comportements (activité, actions) – vus sous le
prisme de la genèse instrumentale – et son environnement –
l’environnement pédagogique dans lequel évolue
l’étudiant avec, notamment, ses contraintes temporelles et
matérielles. Nous faisons l’hypothèse que cette approche
nous permettra de faire émerger les relations entre les outils
numériques et non numériques. Ce dernier point a toute son
importance car, comme le souligne Marquet (Marquet, 2012),
l’ensemble des travaux qui dominent la littérature sur les TICE
« occultent de façon non intentionnelle tout ce qui reste
dans l’ombre de l’introduction désormais massive des
technologies. » (Marquet, 2012).
Cette contribution relate le premier volet de notre recherche principalement
centré sur la dimension comportementale de l’approche
sociocognitive. Nous avons ainsi pour objectif, d’une part,
d’appréhender l’EPA comme un système
d’instruments et, d’autre part, de comprendre les relations entre
des outils numériques et non numériques au sein de ce
système particulier.
Dans le but d’atteindre les objectifs susmentionnés, notre
propos s’articule en deux parties : l’une théorique,
l’autre plus empirique. Le cadrage théorique propose, dans un
premier temps, de dresser un panorama des conceptualisations de l’EPA sur
base du travail d’Henri (Henri, 2014) et
de faire émerger la propriété numérique commune à ces différents paradigmes pour mieux la remettre en
question. Dans un second temps, nous nous appuyons sur l’approche
instrumentale et la théorie des systèmes d’instruments pour
élaborer un cadre d’analyse de la dimension comportementale des
pratiques d’élaboration des EPA. La partie empirique, après
avoir détaillé nos objectifs, brosse les aspects
méthodologiques de cette recherche. Elle propose ensuite, en nous
appuyant sur l’analyse des processus d’élaboration d’un
environnement d’apprentissage de vingt-huit étudiants issus de six
dispositifs pédagogiques, de faire émerger les
caractéristiques et propiétés de ce système
d’instruments particulier ainsi que d’analyser les relations entre
outils numériques et non numériques.
2. Un environnement personnel d’apprentissage
« numérique »
La notion d’EPA n’a toujours pas de
définition qui fasse consensus ; « The concept of PLEs
is relatively new and still developping » (Valtonen et al., 2012).
En ce sens, l’EPA reste un concept insaisissable (Lubensky, 2012),
il s’agirait donc plutôt d’une notion, au sens où sa
définition même fait encore débat au sein de la
communauté scientifique. Le lecteur intéressé pourra
notamment trouver dans l’article d’Henri (Henri, 2014),
disponible dans ce numéro, une vision historique de la recherche sur les
EPA, de sa lente conceptualisation ainsi que des paradigmes qui
s’affrontent. Dans cet article, notre étude vise à mettre en
évidence que ces EPA, considérés comme une approche
pédagogique, un outil technologique à part entière ou une
réalité subjective, sont principalement définis dans des
termes « technologiques », oubliant ce qu’Henri (Henri, 2014) appelle « les EPA d’avant l’ère numérique
[...] composés de documents produits par l’apprenant pour son usage
personnel mais aussi pour le partage avec d’autres apprenants : notes de
cours, résumés de lecture, tableaux synthèses, cartes
conceptuelles, etc. ».
En première lecture, le recours aux environnements personnels
d’apprentissage peut être considéré comme une nouvelle
façon d'utiliser les technologies pour l’apprenant. Elles peuvent
l’aider dans ses activités tant formelles qu’informelles et,
surtout, lui permettre d’apprendre en dehors des établissements
d'enseignement, suggérant ainsi que les EPA se
révèlent des outils d'apprentissage tout au long de la vie (Attwell, 2007).
Henri (Henri, 2014) relève trois conceptualisations de l’EPA en analysant les
écrits recensés par Fiedler et Valjataga (Fiedler et Väljataga, 2010) et Väljataga et Laanpere (Väljataga et Laanpere, 2010).
Premièrement, il peut tout d’abord être compris comme une
approche pédagogique offrant plus d’ouverture et de souplesse au
processus d’apprentissage grâce au support des technologies du web
social – le web 2.0 – dont l’apprenant a le plein
contrôle. L’EPA se caractérise alors comme un ensemble de
logiciels – principalement en ligne – que l’apprenant
possède déjà et organise en fonction de ses apprentissages (Sclater, 2008).
Cette approche lui demande d’adopter une posture critique vis-à-vis
des technologies utilisées en lui laissant la responsabilité
– mais également la liberté – de l’assemblage de
cet EPA.
Une deuxième approche définit l’EPA comme un outil
technologique particulier en argumentant que l’apprenant se doit de
posséder un logiciel qui lui permette facilement d’organiser ses
apprentissages (Sclater, 2008).
Cette vision est particulièrement explicite chez van Harmelen (van Harmelen, 2006) : « As such, a PLE is a single user’s e-learning system that
allows collaboration with other users and teachers who use other PLEs and/or
VLEs. In some sense a PLE must contain productivity applications that facilitate
the owner’s learning activities. PLEs should be generally under the
user’s control as to use and personalisation. Some varieties of PLEs allow
for offline work to be performed. ». Dans ce courant, l’EPA
est soit un client hors ligne permettant à l’apprenant
d’interagir sans être connecté ; « we have
near-ubiquitous online access, many students will sometimes find it necessary to
learn from their computers or mobile devices without being connected to the
Internet » (Sclater, 2008),
soit un client en ligne offrant la possibilité de centraliser,
voire parfois d'agréger sur un même espace virtuel, un ensemble
d'objets (outils ou services) dans des buts d'apprentissage. Dans cette optique,
ce système est voué à simplifier la gestion des objets et
à créer du sens en utilisant notamment des systèmes de
métadonnées (Lubensky, 2012).
« In a Personal Learning Environment (PLE), the learner would
utilise a single set of tools, customised to their needs and preferences inside
a single learning Environment. » (Miligan et al., 2006).
La troisième approche de l’EPA distinguée par Henri (Henri, 2014) est
celle de Väljataga et Laanpere (Väljataga et Laanpere, 2010) visant à mettre en évidence la « dimension
psychosociale et la nature fondamentalement subjective des EPA par
l’adjonction des trois notions – environnement, environnement
d’apprentissage et environnement personnel
d’apprentissage. » (Henri, 2014).
Dès lors, il ne s’agit pas de comprendre une technologie mais
plutôt la pensée et les pratiques – les
représentations, l’utilisation, la modification et
l’attribution de sens en fonction des buts – qui sous-tendent
l’usage de celle-ci (Downes, 2007).
Si les visions diffèrent autour de la définition de
l’EPA, tous les auteurs lui confèrent une même
caractéristique : il s’agit d’un environnement
composé d’outils et de services numériques. Si nous
ne contestons pas directement cette affirmation, nos précédents
travaux (Roland, 2012), (Roland et al., 2012), (Roland et Nauyens, 2013), (Roland et Emplit, 2013) attestent de la vision réductrice qu’offre cette définition
purement technologique. En fait, il existerait des relations entre outils
numériques et non numériques. Ces dernières ont
d’ailleurs fait l’objet d’investigations antérieures,
tant au sein des sphères privées qu’académiques. La
récente thèse de Schneider (Schneider, 2013),
visant à comprendre la place de l’écriture dans les
processus identitaires des adolescents par une approche ethnographique, montre
que les étudiants écrivent énormément sur des
supports imprimés et numériques. Les écrits traversent
ainsi les modes de publication, allant du papier en classe à la page
Facebook en passant par les SMS. Au niveau académique, Ellis, Goodyear,
O’Hara et Prosser (Ellis et al., 2007) ont mené des recherches comparant l’expérience
d’apprentissage d’étudiants ayant à réaliser
une même activité – la discussion – au sein d’un
« environnement présentiel » (le face-à-face
pédagogique) et au sein d’un « environnement
numérique » (une plate-forme en ligne). Leurs résultats (Ellis et al., 2007) montrent que des processus similaires, voire complémentaires,
s’opèrent au sein des environnements. Ces conclusions offrent
principalement des pistes pour la pédagogie universitaire qui montrent la
nécessité d’une cohérence importante dans le
dispositif pédagogique – déjà mise en avant par Biggs (Biggs, 1999) (Biggs, 2005) – afin que les étudiants trouvent du sens dans les activités
en présentiel et dans les activités en ligne. Notre travail se
veut complémentaire à ces recherches et vise à
étudier les relations entre outils et ressources au sein d’un
environnement personnel d’apprentissage, c’est-à-dire un
environnement élaboré par l’apprenant lui-même dans le
cadre d’activités académiques d’apprentissage en
mobilisant des outils, dispositifs et ressources numériques, non
numériques ainsi que d’autres individus – leurs condisciples,
les parents, l’enseignant, etc.
3. Une approche instrumentale de l’EPA
3.1. L’approche instrumentale
Afin de décrire et d’analyser les EPA
ainsi que d’étudier les dynamiques d’appropriation des objets
techniques, nous mobilisons l’approche instrumentale de Rabardel (Rabardel, 1995).
Celle-ci offre un cadre pertinent pour analyser les transformations induites par
l’introduction d’une technologie, tant au niveau de
l’activité de l’utilisateur lui-même qu’au niveau
de la technologie dans la mesure où l’utilisateur adapte celle-ci
pour répondre à ses propres besoins.
Fondée notamment sur les travaux de Vygotski à propos des
concepts d’activité et d’instruments cognitifs (Vygotski, 1997) et sur les travaux de Piaget concernant la notion de schème (Piaget, 1968),
Rabardel (Rabardel, 1995) propose une approche anthropocentrée des technologies – en
dénonçant l’aspect problématique des approches
technocentrées – se focalisant sur l’utilisateur, sans
toutefois rejeter l’importance de la technologie sur son
activité.
L’approche instrumentale de Rabardel repose tout d’abord sur la
distinction entre l’artefact et l’instrument. La première
notion désigne l’objet conçu par l’homme mais ne se
restreint pas « aux choses matérielles du monde physique » (Rabardel, 1995) ;
elle offre la possibilité de prendre en compte les systèmes
symboliques comme les cartes, les graphiques, les méthodes, etc.
L’instrument renvoie quant à lui à l’artefact inscrit
dans un usage (Contamines, George et Hotte, 2003) ;
c’est-à-dire à une appropriation de l’artefact par le
sujet. Rabardel (Rabardel, 1995) définit l’instrument comme une entité mixte composée
de l’artefact lui-même – produit par le sujet ou par
d’autres – et un ou plusieurs schèmes associés –
résultant d’une construction propre au sujet, autonome ou issue
d’une appropriation de schèmes sociaux d’utilisation. Le
schème d’utilisation est une organisation active de
l’expérience vécue, intégrant le passé et
constituant une référence pour interpréter des
données nouvelles (Béguin et Rabardel, 2000).
Pour ces auteurs, il s’agit d’une « structure qui a une
histoire, qui se transforme au fur et à mesure qu’elle
s’adapte à des situations et des données plus
variées, et qui est fonction de la signification attribuée
à la situation par l’individu » (Béguin et Rabardel, 2000).
En d’autres termes, un schème d’utilisation se voit
défini comme « une structure cognitive mobilisée par
l’individu dans l’action pour utiliser l’outil à des
fins précises. » (Contamines, George et Hotte, 2003).
Il constitue une sorte de canevas d’action que le sujet mobilise notamment
à des fins d’économie cognitive.
L’approche instrumentale de Rabardel consiste à étudier
les situations dans lesquelles les objets techniques « sont des moyens
d’action pour les hommes, c'est-à-dire des instruments de leurs
actions » (Rabardel, 1995).
Elle permet d’étudier le passage de l’artefact à
l’instrument au service d’une action ; processus qu’il
nomme la genèse instrumentale. Au cours de celle-ci, le sujet construit
activement des schèmes d’utilisation par
l’intermédiaire d’un double processus : d’une
part, en réinvestissant des schèmes familiers, déjà
constitués – c’est le processus d’instrumentation
– ; d’autre part, en produisant de nouveaux schèmes afin
d’atteindre les buts visés – c’est
l’instrumentalisation. Dans ce cas, l’utilisateur crée de
nouvelles fonctions pour l’artefact ; il s’agit d’un
« processus d’enrichissement des propriétés de
l’artefact par le sujet. Un processus qui prend appui sur des
caractéristiques et propriétés intrinsèques de
l’artefact, et leur donne un statut en fonction de l’action en cours
et de la situation. » (Rabardel, 1995).
En ce sens, l’instrument se voit défini comme le résultat de
l’appropriation, par le sujet, d’un objet technique qui passe par
l’action et la construction de schèmes.
3.2. Le système d’instruments
Afin d’appréhender la dimension systémique de
l’organisation des instruments au sein de l’EPA, nous nous appuyons
sur les travaux en psychologie du travail et en ergonomie de Lefort (Lefort, 1982) ainsi que de Bourmaud (Bourmaud, 2007).
Le premier, analysant l’outillage d’opérateurs
d’atelier mécanique, remarque l’usage d’outils formels
et informels qui constituent un ensemble homogène au service de
l’opérateur. Dépassant l’approche instrumentale
centrée sur l’appropriation d’un instrument, Rabardel et
Bourmaud (Rabardel et Bourmaud, 2003) montrent que les instruments sont des composants de systèmes plus
généraux qui les intègrent et vont au-delà de ces
instruments : les systèmes d’instruments.
Par l’intermédiaire des travaux de (Lefort, 1982), (Minguy, 1995), (Minguy, 1997), (Vidal-Gomel, 2001), (Vidal-Gomel, 2002a), (Vidal-Gomel, 2002b) et (Zanarelli, 2003),
Bourmaud dresse les caractéristiques du système
d’instruments (SI) (Bourmaud, 2007) : premièrement, un SI organise de vastes ensembles d’instruments
et de ressources de nature hétérogène. Deuxièmement,
ce système est lié aux objectifs de l’action poursuivis par
le sujet et doit permettre l’atteinte d’un meilleur équilibre
entre les objectifs d’économie et d’efficacité.
Troisièmement, il présente des complémentarités et
des redondances de fonctions. Quatrièmement, un SI est différent
d’un individu à l’autre et se structure en fonction de ses
expériences et compétences. Enfin, au sein d’un tel
système, un instrument joue un rôle particulier
d’organisateur et de pivot pour les autres instruments.
Ces propriétés dégagées par Bourmaud (Bourmaud, 2007) seront à comparer à celles de l’environnement personnel
d’apprentissage vu comme un système d’instruments.
Néanmoins, elles établissent déjà des liens avec
l’approche sociocognitive de Bandura en mettant en exergue
l’importance des facteurs dits personnels (le SI se structure en fonction
des expériences et compétences de l’individu),
comportementaux (le SI est lié aux objectifs de l’action) ainsi
qu’environnementaux (la complémentarité et la redondance
seront employées en fonction du contexte propice à celles-ci) dans
la mobilisation des instruments.
En outre, la genèse instrumentale et la théorie des
systèmes d’instruments ont récemment été
utilisées pour comprendre l’intégration d’artefacts
tactiles mobiles à l’école élémentaire (Nogry et al., 2013).
Bien qu’un outil numérique puisse se substituer à un outil
non numérique – c’est le cas de l’ordinateur qui prend
la place de la feuille de papier dans le travail de l’enseignant et
modifie en profondeur son activité –, les résultats de cette
recherche permettent d’observer une complémentarité entre
ces deux types d’outils, tant dans les activités de
l’enseignant que dans celles des étudiants. Si les auteurs ne
mentionnent pas explicitement cette complémentarité, celle-ci
appuie la pertinence des théories susmentionnées pour
l’analyse des processus d’élaboration des EPA ainsi que
l’intérêt d’étayer les relations entre outils
numériques et non numériques.
4. Les objectifs de l’étude
Notre état de l’art à propos des
EPA nous amène à remettre en question l’absence de relations
entre outils numériques et outils non numériques. Nous avons
choisi de nous appuyer sur le processus de genèse instrumentale (Rabardel, 1995) et sur la théorie des systèmes d’instruments (Bourmaud, 2006) dans l’optique de pouvoir appréhender l’EPA comme un
système d’instruments. Par ce biais, l’objectif de notre
étude est, en nous intéressant principalement à la
création ou à l’utilisation d’un (ou de plusieurs)
support(s) d’étude par les étudiants universitaires –
activité mobilisant différents artefacts au sein de l’EPA
–, de comprendre les relations entre des outils numériques et non
numériques ainsi que de saisir les principales propriétés
de ce système particulier.
Le cadre général étant fixé (dans les parties 2
et 3) et les limites posées, les questions de recherche de la
présente étude sont les suivantes : dans une vision
systémique de l’instrumentation et de l’instrumentalisation
de l’EPA, quelles sont, lors de la création ou de
l’utilisation d’un (ou de plusieurs) support(s) d’étude
par les étudiants universitaires, les complémentarités
entre outils numériques et non numériques et les
propriétés de ce système particulier
d’instruments ? Notre objectif, adoptant une approche descriptive
dans un premier temps, vise à mettre en évidence les relations
entre outils numériques et non numériques au sein d’un
même EPA. Plus particulièrement, lors de l’élaboration
ou de l’utilisation d’un (ou de plusieurs) support(s), nous
proposerons également de procéder à la vérification
des caractéristiques des systèmes d’instruments
déjà mises en évidence (Bourmaud, 2007) et d’en identifier de nouvelles.
5. La méthodologie
5.1. Le corpus
Notre corpus se compose de 28 étudiants
universitaires issus de six dispositifs pédagogiques. Les
différentes recherches menées sur les EPA, notamment par Bonfils
et Peraya (Bonfils et Peraya, 2010) (Peraya et Bonfils, 2012) (Peraya et Bonfils, 2014),
s’intéressent à un corpus particulier, celui
d’étudiants en ingénierie multimédia dans le cadre de
travaux de groupes. Afin de nous démarquer de celles-ci, nous avons
opté pour un corpus plus aléatoire composé
d’étudiants participant à des cours dits
« magistraux » issus de différentes facultés
de l’Université libre de Bruxelles. Les dispositifs
pédagogiques ont été sélectionnés
aléatoirement ; les étudiants sur la base du volontariat.
Notre objectif fut de rechercher une diversité de profils que nous
présentons dans le tableau
ci-dessous1.
|
Faculté |
Année d’étude |
Nombre d’étudiants |
Dispositif A |
Ecole Polytechnique de Bruxelles |
MA 1 |
2 |
Dispositif B |
Faculté des Sciences sociales et politiques |
MA 1 / MA 2 |
5 |
Dispositif C |
Faculté des Sciences psychologiques et de
l’éducation |
BA 3 / MA 1 |
7 |
Dispositif D |
Faculté des Sciences sociales et politiques |
BA 2 |
4 |
Dispositif E |
Faculté des Sciences psychologiques et de
l’éducation |
BA 2 |
5 |
Dispositif F |
Faculté des Sciences |
BA 3 |
5 |
Tableau 1 • Présentation du corpus
MA1
5.2. Les instruments de récolte des données
Deux instruments de récolte des données ont été
utilisés : des entretiens compréhensifs et des carnets de
bord sous la forme de courriels bimensuels invitant les étudiants
à décrire les outils et ressources utilisés dans le cadre
d’activités – de toute nature – liées au cours
ainsi que les raisons du recours à ceux-ci.
Nous avons mené avec les 28 étudiants de notre corpus des
entretiens compréhensifs durant deux périodes. Un premier
entretien s’est déroulé entre la deuxième et la
cinquième semaine du premier semestre, le second après les examens
– lors de celui-ci, il était demandé aux étudiants
d’apporter le ou les supports sur lesquels ils avaient
étudié. L’objectif de ce double entretien était de
pouvoir comparer deux temps d’élaboration de l’EPA et, plus
particulièrement, de la mobilisation des outils et ressources au sein de
celui-ci pour élaborer ou (ré)utiliser un support
d’étude. Nous avons confronté les instruments
utilisés aux artefacts disponibles ainsi que les genèses
instrumentales évoquées après les premiers cours à
ce qui avait effectivement été mis en œuvre pour
l’examen. Nous avons ainsi construit une grille d’entretien visant
à étudier les trois dimensions de l’élaboration des
EPA en lien avec l’approche sociocognitive (Bandura, 1986), (Bandura, 2003) : dimension personnelle (le profil des étudiants, leurs
représentations du dispositif ainsi que l’environnement à
mettre en œuvre), la dimension environnementale (les contraintes
temporelles et matérielles) et, enfin, la dimension comportementale (les
outils utilisés et leur appropriation). Dans le cadre de cette
dernière dimension qui constitue l’objet de cet article, nous avons
dégagé les artefacts à la disposition des étudiants
et investigué ceux qui faisaient l’objet d’un processus
d’appropriation. Nous les avons ainsi amenés à
détailler les différentes genèses instrumentales des
artefacts mobilisés ainsi que les schèmes d’utilisation
associés.
Pour mener nos entretiens, nous avons adopté une approche
compréhensive (Kaufmann, 2007) pour nos entretiens semi-directifs en rejetant l’entretien impersonnel et
standardisé afin de nous adapter au mieux au vécu de chaque
étudiant et à leur manière de mobiliser les outils et
ressources au sein de leur EPA. Par ce biais, navons privilégié
l’attitude du « sociologue accoucheur » (Paugam, 2008).
Comme l’indique l’auteur, si durant l’entretien la
neutralité et la distanciation sont de mise, il ne s’agit pas
d’être froid et insensible à l’égard de la
personne enquêtée mais bien de la « rassurer sur la
relation d’enquête elle-même et de lui fournir, par des
relances appropriées et des questions opportunes –
c’est-à-dire en adéquation avec les conditions sociales
d’existence et le sens des expériences vécues –, les
moyens d’exprimer – et de découvrir peut-être pour la
première fois – une partie d’elle-même jusque-là
plus ou moins ignorée, parce qu’enfouie sous
l’épaisseur des habitudes et des contraintes de la vie
sociale » (Paugam, 2008).
Nous avons également proposé aux étudiants de
répondre, de manière bimensuelle, à un courriel les
interrogeant sur les ressources mobilisées dans le cadre du cours qui
faisait l’objet de l’entretien. Plus qu’un réel outil
de récolte de données « prêtes à
l’emploi », ces similis carnets de bord nous ont permis de mieux
préparer le second entretien et de guider celui-ci ; ils offraient
effectivement un matériel riche, notamment concernant
l’évolution temporelle des outils mobilisés.
5.3. L’analyse des données
Ces entretiens ont tous été enregistrés avec
l’accord des participants – en leur assurant l’anonymat
– et ont fait l’objet d’une retranscription totale. Nous avons
ensuite procédé à une double analyse : d’une part,
une analyse verticale – ou individuelle – permettant, par une
modélisation de l’EPA de chaque apprenant dans le cadre du
processus de production ou d’utilisation d’un support
d’étude, de détailler précisément les
artefacts à leur disposition, les processus de genèse
instrumentale en jeu, les schèmes d’utilisation mobilisés et
les systèmes et sous-systèmes d’instruments construits.
D’autre part, nous avons réalisé une analyse horizontale
– thématique – pour l’ensemble des étudiants
afin de dégager des réccurences dans la manière de
mobiliser les outils et ressources au sein de l’EPA ; chaque
retranscription a fait l’objet d’un traitement partiel permettant
d’élaborer une synthèse de l’ensemble des entretiens,
selon la méthode de catégorisation « par tas » (Bardin, 2007).
Même si certaines thématiques ont été
récupérées de notre questionnaire d’entretien, les
catégories ont fait l’objet d’une classification progressive
permettant de faire émerger le titre de chaque catégorie en fin
d’opération. Ensuite, un travail de synthèse par
thématique a été effectué.
6. Résultats et discussion
6.1. L’EPA, un système d’instruments
6.1.1. L’approche systémique de l’environnement personnel
d’apprentissage
L’analyse des entretiens comme celle des
carnets de bord montre que les étudiants s’approprient un ensemble
d’artefacts qu’ils combinent afin de former un EPA. Bien que ce
dernier ne soit pas évoqué en ces termes, de nombreux passages
issus de nos retranscriptions témoignent de la conscience des apprenants
d’une gestion de leurs ressources et de leurs instruments
d’apprentissage tant pour le travail individuel que collaboratif.
« Je retravaille mes notes sur mon ordinateur et, parfois, avec les
podcasts. Si je ne comprends pas quelque chose, je vais chercher
l’information sur Internet. A vrai dire, pour moi, le cours en
présentiel n’est pas très utile. Il y a des milliards de
sites spécialisés, académiques ou de vulgarisation. Il y a
Youtube. Si on ne comprend pas, on va là-dessus. Il y a aussi des sites
spécialisés pour poser des questions pointues et avoir des
réponses correctes. » (Étudiant 9 – Cours de
cognition numérique)
« On utilise Skype et Google Doc pour la rédaction des
rapports ; c’est l’environnement que nous nous sommes
créés. Ça nous permet de travailler tous sur notre
ordinateur, à une même tâche, et de faire comme si on
était l’un à côté de l’autre. C’est
vraiment simple. En semaine, on a beaucoup de cours et de travaux pratiques...
C’est difficile de se voir pour travailler. Le week-end, on retourne chez
nos parents. Donc on fait ça en soirée ou le week-end, à
distance. C’est bien plus pratique pour tout le monde. [...]Parfois, le
soir, même si les autres ne sont pas là, je vais relire leurs
parties. Je mets des commentaires. J’avance aussi dans ma partie.
C’est vraiment plus simple que de se voir à une heure
précise dans un endroit précis. » (Étudiant 16
– Cours de zoologie)
À l’instar des travailleurs observés par Lefort (Lefort, 1982) ou (Bourmaud, 2006),
les instruments auxquels recourent les étudiants forment un ensemble
cohérent au service de l’atteinte de leurs objectifs.
« Je sais que j’utilise plein de trucs
[L’étudiant a énoncé 12 instruments qui entrent en
interaction dans sont apprentissage du cours] mais, pour moi, ça forme un
tout pour réussir le cours. C’est difficile d’assembler et
ça dépend des cours mais tu ne peux pas juste étudier les
slides du prof. Il faut combiner intelligemment tout ça. »
(Étudiant 8 – Cours de cognition numérique)
Cet aspect systémique de l’EPA engendre une appropriation des
artefacts dépendante des relations qu’ils entretiennent avec les
autres instruments du système. L’analyse croisée des
entretiens et des carnets de bord a notamment permis de reconstituer les
genèses instrumentales de la prise de notes en auditoire – sur
papier ou ordinateur. Comme le montre la figure 2, il est possible de
dégager trois « types » – au sens
d’idéaux-types – de prise de notes : les
étudiants qui écrivent quasiment l’entièreté
des propos de l’enseignant, les étudiants qui notent à la
volée certaines informations et ceux qui n’écrivent rien si
ce n’est, pour certains, un plan des concepts abordés, la macrostructure de l’exposé de l’enseignant.
Figure 1 • Outils utilisés lors de la
prise de « notes semi-complètes »
présentés en deux niveaux : en
amphithéâtre et hors amphiéthéâtre
Au sein d’une même finalité – ou un même
« produit fini » – se cachent plusieurs
schèmes d’utilisation – nous omettons volontairement la
complexité du processus. Dans le cadre du deuxième type de prise
de notes , nous pouvons en distinguer cinq : 1) la prise de notes sur un
support – feuille ou ordinateur – dans
l’amphithéâtre (dans l’optique de compléter chez
soi le polycopié fourni). 2) la prise de notes sur un support –
feuille ou ordinateur – dans l’auditoire (dans l’optique de
compléter chez soi le diaporama fourni). 3) la prise de notes directement
dans le polycopié afin de compléter celui-ci. 4) la prise de notes
directement sur le diaporama afin de compléter celui-ci. 5) la prise de
notes directement sur une feuille de papier en indiquant les aspects à
revoir dans le podcast.
Si les schèmes peuvent sembler similaires dans leur description, une
analyse plus fine, et notamment celle des documents produits, permet
d’observer que la prise de notes s’adapte à l’outil qui
précède – comme le polycopié que l’apprenant
complète et, parfois, a lu avant le cours – ou suit – tel que
le podcast auquel il pourra ensuite se référer.
« Je fais ça deux fois sur le quadrimestre : je prends mes
cours et je reprends tous les endroits où j'ai un "attention" et je
complète avec les podcasts. [Les attentions, vous les notez durant
le cours ?] Oui, comme je sais qu’il y a le podcast ; dès
que j’ai un doute ou que je ne comprends pas, je note attention, je prends
le temps d’écouter et ensuite, dès que c’est ok, je
recommence à prendre des notes. » (Étudiant 11 – Cours
de cognition numérique).
Ces exemples nous permettent d’observer le caractère
systémique de l’EPA et mettent en exergue des relations fortes
entre les instruments qui le composent, formant ainsi un ensemble
homogène. Dans la partie suivante, nous analysons plus
précisément ces propriétés qui définissent ce
système d’instruments particulier.
6.1.2. Les propriétés d’un EPA comme système
d’instrument
6.1.2.1. L’hétérogénéité
des ressources participant à l’organisation systémique des
instruments
Dans la lignée des résultats avancés par Lefort (Lefort, 1982),
Vidal-Gomel (Vidal-Gomel, 2001), (Vidal-Gomel, 2002) et Bourmaud (Bourmaud, 2007),
les ressources participant à l’organisation systémique des
instruments au sein de l’EPA sont de nature particulièrement
hétérogène. D’une part, nous pouvons observer une
complémentarité entre des instruments institutionnels ou formels – comme la plate-forme virtuelle, les supports officiels,
les podcasts – et des instruments non instutionnels ou informels tels que les groupes Facebook ou les dossiers Dropbox
partagés. D’autre part, comme nous le détaillerons infra, ces ressources sont à la fois numériques –
allant de la plate-forme virtuelle instutionnelle Blackboard à Facebook
en passant par d’autres Google Docs – et non numériques
– notes papier, schémas découpés, livres de
référence, lectures supplémentaires, etc.
6.1.2.2. Les systèmes et les sous-systèmes
L’exemple de la création d’un support de cours par Marie
– figure 3 détaillée infra – illustre que
l’organisation des systèmes d’instruments
s’opère en plusieurs niveaux (Bourmaud, 2007) ;
l’agrégation de sous-systèmes formant d’autres
systèmes. L’EPA est une sorte de
« macrosystème » composé de systèmes
d’instruments principaux (ceux des domaines d’activités du
sujet ; i.e. la création d’un support de cours),
organisés eux-mêmes en sous-systèmes d’instruments
(ceux des familles d’activités ; i.e. lire
d’autres ressources, écrire le support d’étude, etc.)
qui se composent à leur tour en sous-systèmes (classes de
situations ; i.e. prendre des notes de cours). Néanmoins,
l’organisation en niveaux de l’EPA, plus qu’un
emboîtement linéaire, défini et balisé,
s’avère un processus subissant des interactions continues et
réciproques (Bandura, 2003) entre les facteurs personnels de l’étudiant, ses comportements
(activité, actions) et son environnement. En ce sens, un même
domaine d’activités – tel que la création d’un
support de cours – ne fera pas appel aux mêmes familles
d’activités en fonction du lieu où l’apprenant se
trouve (en amphithéâtre, en bibliothèque, à son
domicile ou en situation de mobilité), du temps dont il dispose, voire de
ses conceptions d’apprentissage. L’EPA possède effectivement
des caractéristiques propres qui abolissent les notions d’espace et
de temps ; il est un vecteur d’apprentissage au-delà des
frontières que Charlier (Charlier, 2013) définit comme un « apprentissage reconnu par
l’adulte comme une expérience significative
développée dans plusieurs espaces et temporalités et
médiée par les technologies. » (Charlier, 2013).
6.1.2.3. Les qualités émergentes des systèmes
d’instruments
Bourmaud (Bourmaud, 2007) met en exergue quatre types d’émergence –
c’est-à-dire des « qualités et
propriétés qui naissent de l’organisation d’un
ensemble » (Morin et Le Moigne, 1999) – issus de la théorie des systèmes et des
caractéristiques d’un système : la
complémentarité des fonctions, la redondance des fonctions,
l’existence d’un instrument pivot et l’existence d’un
sous-système pivot. Nos résultats montrent que les environnements
personnels d’apprentissage possèdent également ces
différents types d’émergence.
La complémentarité et la redondance des fonctions. La
première a déjà été illustrée dans les
exemples susmentionnés ; instruments formels et informels se
complètent afin de répondre aux besoins des étudiants et
forment l’EPA. La seconde s’observe, notamment, au regard du nombre
d’instruments que les étudiants s’approprient et qui
possèdent des fonctions similaires dans l’optique de palier les
contraintes temporelles, matérielles ou environnementales.
« Oui, je prends des notes. Même si les slides de
l’enseignant sont complets. [...] Je vais aussi piocher dans les
résumés de l’année passée ou je demande ceux
de cette année. [...] Au besoin, il y a aussi les podcasts pour
compléter les notes. » (Étudiant 2 – Cours de chimie
physique et applications industrielles)
L’impact de ces contraintes se marque principalement entre le premier
et le second entretien : entre ces deux moments, plusieurs étudiants
ont été amenés à modifier la configuration de leur
EPA en changeant de stratégie ainsi que d’instrument dans
l’optique de parvenir à leur objectif premier, la réussite
de leur examen. En début de semestre, lors du premier entretien, les
étudiants nous ont fait part de « stratégies
espérées » à mettre en œuvre dans le cadre
du cours telle que la réalisation d’un support d’étude
avec ses propres notes prises lors des cours ; toutefois, nous pouvons
remarquer qu’ils reccueillent également les notes de condisciples,
voire des résumés des années antérieurs. Cela montre
que la fonction qui peut s’avérer défaillante – la
prise de notes en cours – peut être assurée par une autre
ressource aisément mobilisable par l’étude – les notes
d’un condisciple. Les notes d’autres condisciples et les notes des
années antérieures forment une ou plusieurs solutions alternatives
en cas de défaillance de l’artefact issu de la
« stratégie espérée ».
L’existence d’un instrument pivot était
avancée par Minguy (Minguy, 1997) et
étayée par Bourmaud (Bourmaud, 2006).
Dans le cadre des EPA, Facebook joue ce rôle : comme le montrent Bonfils
et Peraya dans ce numéro (Bonfils et Peraya, 2014) et comme nous l’avons constaté dans nos premiers travaux (Roland, 2013a) sur
ces environnements, les réseaux socionumériques forment
aujourd’hui la pierre angulaire des EPA et, de facto, jouent un
rôle d’organisateurs des autres instruments du système :
c’est par l’intermédiaire de Facebook que s’organisent
les prises de notes collaboratives (Google Drive), la répartition des
horaires de travaux pratiques (Doodle), l’échange de documents
(Dropbox), etc. Facebook facilite le lien entre ces différents
instruments en les centralisant en un même endroit ; il joue un
rôle d’organisateur et de création de cohérence entre
l’ensemble des instruments. Le site de réseau social apparaît
comme incontournable pour la plupart des étudiants ; il est
l’un des instruments les plus cités au sein du corpus total et
s’avère également largement évoqué au sein des
différentes classes de situations.
Nos résultats démontrent également l’existence
d’un sous-système pivot du système
d’instruments ; ce sous-sytème pivot « dépasse
le concept d’instrument pivot unique et renforce la notion de
sous-système. » (Bourmaud, 2007) en organisant les autres instruments, voire les autres sous-systèmes
d’instruments. Le support d’étude rédigé par
l’étudiant2 joue,
par exemple, ce rôle de sous-système pivot ; il organise
plusieurs sous-systèmes d’instruments (l’ensemble des
instruments non numériques de prise de notes, l’ensemble des
instruments numériques de prise de notes, les supports de prise de notes,
etc.) et crée de la cohérence entre ceux-ci. Il est par ailleurs
l’un des sous-systèmes les plus mentionnés par les
étudiants. Les médias socionumériques forment quant
à eux un autre sous-système pivot.
6.1.2.4. La robustesse et l’adaptabilité des systèmes
d’instruments
La double caractéristique susmentionnée de
complémentarité et de redondance contribue, telle que
soulignée par Bourmaud (Bourmaud, 2007),
à une adaptabilité du système, lui offrant une certaine
robustesse. Le système se contextualise et prend ainsi en compte les
contraintes tout en ayant recours à la redondance des fonctions, voire
d’instruments afin de palier toute défaillance. Les
étudiants jugent toutefois ces instruments de substitution moins
efficaces, moins pratiques, moins sûrs et peu précis.
Néanmoins, il s’avère toujours possible et utile pour eux
d’y avoir recours : le résumé d’un condisciple
est ainsi toujours décrit comme une solution de secours que les
étudiants mobilisent s’ils sont dans l’impossibilité
de réaliser leur propre support de cours.
6.1.2.5. D’autres propriétés
L’analyse des EPA des étudiants nous permet également
d’avancer d’autres propriétés des systèmes
d’instruments : les boucles de rétroaction au sein du
système, la fonction d’instrument pivot inter-personnel, les
catachrèses systémiques3 et les influences extérieures – personnelles et
environnementales.
L’EPA en tant que méta-système semble évoluer sur
base de boucles de rétroaction ; les étudiants
évaluent, à divers moments, les forces et les faiblesses des
éléments de l’EPA mis en œuvre – ainsi que des
sous-systèmes associés – et, si nécessaire, modifient
certains de ceux-ci afin de tendre vers une meilleure efficience du
système. Nous pouvons ainsi observer des rétroactions positives
engendrant une appropriation similaire – ou améliorée
– d’un artefact qui a permis d’atteindre les résultats
attendus, voire de les dépasser, ainsi que des rétroactions
négatives visant à modifier le processus d’appropriation de
l’outil, voire à abandonner son utilisation.
« En cours... Je ne fais que prendre notes et, souvent, je ne
comprends plus par la suite. Là, c'est "LE" cours où j'ai
l'impression qu'il est resté dans ma tête ; alors que d'autres
cours, je les ai bossés peut-être aussi pendant une semaine mais
c'est pas rentré comme avec les podcasts. Je ne sais pas. Donc
l’année prochaine, s’il y a encore un cours avec les
podcasts, je fais la même chose [L’étudiante ne va pas au
cours et travaille uniquement avec les podcasts]. » (Étudiante
14 – Cours de cognition numérique)
Au-delà de sa propriété d'instrument pivot du
système intra-personnel de l’apprenant, Facebook peut être
analysé comme un instrument pivot inter-personnel. En effet, de
par ses propriétés ainsi que par les détournements
opérés par les étudiants, nous pouvons observer que
Facebook se place comme le pivot entre les différents EPA des
étudiants d’un même « groupe
classe » et joue le rôle de passerelle, voire
d’organisateur entre ces différents EPA. Ces résultats sont
également observés par Bonfils et Peraya dans ce numéro (Bonfils et Peraya, 2014).
La catachrèse a été définie par Rabardel comme « l’utilisation d’un outil à la place d’un
autre ou l’utilisation d’outils pour des usages pour lesquels ils ne
sont pas conçus » (Rabardel, 1995).
Dépassant la catachrèse instrumentale, nos résultats
permettent d’observer des catachrèses systémiques.
Plus qu’un unique instrument détourné, les apprenants se
créent des systèmes qui se fondent sur un ensemble d’outils
détournés. C’est ainsi le cas pour le sous-système
« médias socionumériques » que les
étudiants détournent à des fins académiques (Roland, 2013b) : en agrégeant, autour de Facebook, des outils comme Dropbox, Doodle,
Skype et d’autres, ils créent un sous-système
d’instruments détournés mais adaptés à leurs
besoins et engendrant, de la sorte, un écart avec les usages
prévus par les concepteurs. Les usages
« académiques » développés par les
étudiants sur les médias socionumériques ne relèvent
pas des fonctions premières de ceux-ci, notamment pour Facebook. Ils
relativisent d’ailleurs l’aspect de
« réseau » en ce qui concerne les activités
académiques ; le groupe permettant surtout de collaborer avec des
individus sans être directement amis avec ceux-ci sur le site de
réseau social. Dès lors, les fonctionnalités de Facebook sont détournées afin de favoriser des usages
particulièrement éloignés de ceux pensés par les
concepteurs. En d’autres termes, par cet intermédiaire, les
médias utilisés ne présentent plus une
caractéristique de site de réseau social mais plutôt
de site de computation sociale, par les mises en relation et les partages
d’informations, les utilisateurs collaborent à la construction
d’objets communs.
Enfin, nos résultats mettent également en lumière des
influences extérieures qu’il conviendra d’étudier de
manière plus approfondie. Nous avons effectivement pu mettre au jour des
variations inter-dispositifs et intra-dispositifs en termes de systèmes
d’instruments. En premier lieu, au sein d’un même dispositif
pédagogique, les systèmes d’instruments
déployés par les étudiants seront beaucoup plus similaires
qu’entre étudiants de dispositifs pédagogiques
différents. Ces résultats peuvent être
éclairés par les travaux d’Entwistle et Peterson (Entwistle et Peterson, 2004) qui concluent à des relations entre les pratiques pédagogiques de
l’enseignant et les stratégies d’apprentissage des
étudiants. Ainsi, les professeurs utilisant une pédagogie
centrée sur l’étudiant – par opposition à une
approche transmissive – favorisent, chez leurs étudiants, des
approches d’étude en profondeur (Prosser et Trigwell, 1997) (Prosser et Trigwell, 1999).
Nous pouvons également observer une influence dite sociale au sein des
« groupes-classe » : d’une part, une influence
informationnelle lorsque les étudiants se basent sur les informations
détenues par des anciens étudiants et se conforment à
celles-ci s’ils les jugent efficaces ; ceci illustre la
théorie de la comparaison sociale (Oberlé et Drozda-Senkowska, 2006).
Ainsi, dans le but d’augmenter la confiance dans leur jugement ou
d’avoir des opinions bien fondées – et manquant pour ce faire
de critères objectifs ou de renseignements suffisants –, les
étudiants se tournent vers d’autres – souvent les
« anciens » – pour obtenir de l’information
voire comparer leurs choix à ceux-ci.
« J’ai demandé aux étudiants de Master qui
avaient réussi [quels sont les supports qu’ils utilisaient]. Je me
dis que s’ils réussissent en utilisant tel résumé, ou
en travaillant avec les podcasts, c’est que ça doit
fonctionner. » (Étudiant 13 – Cours de cognition
numérique).
D’autre part, nous observons une influence dite normative :
un étudiant tend à avoir recours aux ressources qui sont
communément partagées au sein du groupe qu’il
fréquente. La fonction normative exprime ainsi « la pression
qu’exerce le groupe sur les individus par les normes et les règles
de comportement qu’il suggère : dévier des normes du groupe,
c’est courir le risque d’être exclu » (Decrop et al., 2004).
Cette influence est particulièrement observable pour l’utilisation
de Facebook : c’est parce que « tous les
étudiants y sont » ou « qu’il faut y
être si on souhaite obtenir les informations » que de
nombreux étudiants ont recours au réseau social. Ces variations
comportementales inter-dispositifs restent donc à investiguer par rapport
au pôle environnemental. En second lieu, une analyse plus individuelle
amène à constater qu’il existe également des
variations intra-dispositifs : au sein d’un dispositif
pédagogique particulier, les EPA, ainsi que les actions et
procédures qui les sous-tendent varient particulièrement en
fonction de chaque étudiant. Comme l’indique Richardson (Richardson, 2011),
si les stratégies d’apprentissage des étudiants sont,
certes, influencées par leur environnement scolaire – tel
qu’indiqué supra –, elles sont également
influencées par la perception même de l’étudiant de
son contexte scolaire : comme l’indique l’auteur, un
étudiant ayant une perception positive de son contexte sera ainsi plus
susceptible d’adopter des stratégies visant un apprentissage en
profondeur. En ce sens, certains de nos résultats laissent à
penser que les facteurs personnels influencent les facteurs comportementaux tout
autant que les facteurs environnementaux ; nous reviendrons
d’ailleurs infra sur ces derniers.
En d’autres termes, ces premiers résultats confirment
l’intérêt et la pertinence de l’approche sociocognitive
de Bandura en montrant des influences dynamiques et réciproques du
dispositif pédagogique – dimension environnementale – et de
l’individu lui-même – dimension personnelle – dans les
pratiques d’appropriation d’outils par les étudiants de
l’enseignement supérieur.
6.2. L’EPA, entre continuités et discontinuités
numériques
6.2.1. Un environnement d’apprentissage hybride
À l’instar d’Attwell (Attwell, 2007),
nous considérons que l’EPA se compose notamment d’un ensemble
d’outils et de services que l’individu mobilise quotidiennement pour
apprendre. Toutefois, si comme d’autres (Downes, 2007) ; (Bonfils et Peraya, 2010) ; (Peraya et Bonfils, 2012),
Attwell évoque les outils et services
« numériques », il nous semble également
nécessaire d’envisager l’EPA comme un ensemble
complémentaire d’instruments numériques et non
numériques.
En adoptant une telle approche systémique, l’analyse de la
genèse instrumentale de certains artefacts ainsi que des schèmes
d’usage associés permet d’observer une réelle
complémentarité entre instruments numériques et non
numériques ; c’est ainsi le cas pour l’exemple
susmentionné ou pour Marie (figure 1), étudiante d’un cours
de droit constitutionnel en Faculté de Sciences politiques, dont le
sous-système de création du support d’étude
(présenté dans la figure 2 dont nous détaillons uniquement
certains aspects) se compose d’outils et de services issus du web,
certains qu’elle transpose d’ailleurs dans un format « non
numérique », ainsi que d’un ensemble d’outils
« non numériques ». Cet exemple n’a pas pour
vocation de généraliser notre propos mais bien d’offrir une
illustration de la complémentarité entre outils numériques
et non numériques.
Figure 2 • Le sous-système
d’instruments pour la création d’un support
d’étude de Marie
Comme nous le voyons, la création du support peut être
décomposée en un ensemble d’actions ou procédures (Bégin, 2008).
Dans un premier temps, Marie va (re)lire ses notes prises en cours et va
souligner et surligner différentes informations en cherchant à
identifier les composantes ou les caractéristiques de certains points du
cours, à identifier les multiples étapes ou procédures
– judiciaires, dans son cas –, à trouver des rapports
d’importance ainsi que des rapports d’ordre ou de séquences.
Ces actions peuvent faire appel à différents instruments :
souligner avec un stylo de couleur, surligner avec un Stabilo de couleur,
retracer les étapes avec des fiches, etc. Dans un deuxième temps,
Marie s’attèle à la réalisation d’un plan du
support qui lui offre une table des matières du cours. Ce plan est
rédigé à partir de la table des matières
distribuée par l’enseignante à laquelle Marie ajoute des
informations trouvées sur Internet – notamment des anciens examens
partagés sur Facebook – pour créer un support
d’étude en adéquation avec les attentes de
l’enseignante. Dans un troisième temps, Marie va produire son
support d’étude final sur base de la table des matières
constituée. Elle utilise les éléments mis en
évidence dans ses notes écrites (lors de l’étape 1)
qu’elle vérifiera avec des podcasts –
écoutés en ligne par l’intermédiaire de son
ordinateur – tout en ajoutant, pour illustrer des concepts
théoriques, des exemples issus de la presse qu’elle suit par le
biais de flux RSS4. Qui plus est, si
elle se retrouve face à un problème de compréhension, elle
se tournera en priorité vers Internet – pour consulter la
constitution belge ou pour trouver des informations sur d’autres sites
–, ensuite vers le livre de référence, ensuite vers le
groupe Facebook où elle posera sa question et, si nécessaire, vers
l’enseignant au prochain cours.
Par l’intermédiaire de cette illustration, nous pouvons observer
que la création du support d’étude mobilise
simultanément des outils numériques, des outils non
numériques ainsi que des instruments que nous pourrions qualifier
d’hybrides – c’est-à-dire résultant de
l’appropriation d’un artefact numérique en un instrument non
numérique, ou d’un artefact non numérique en un instrument
numérique. Les flux RSS (outil numérique), par exemple,
font l’objet de trois schèmes d’utilisation – à
trois moments différents – afin d’aboutir à son
intégration dans le support d’étude (outil non
numérique) : premièrement, les flux font l’objet d’une
sélection et sont placés dans un agrégateur de flux RSS
– Netvibes dans le cas de Marie. Deuxièmement, de
manière régulière, Marie lit les informations disponibles
sur les différents flux et conserve, dans un document
électronique, l’ensemble des articles pertinents vis-à-vis
du cours. Troisièmement, lors de la rédaction du support
d’étude, elle résume, de manière manuscrite, les
articles archivés qu’elle juge utiles en fonction des
problématiques traitées dans le cours.
6.2.2. L’hybridation instrumentale personnelle et les pratiques
numériques sociales
Sur l’ensemble de notre corpus, nous avons pu voir émerger deux
grandes familles de situations engendrant deux types d’appropriation
différente des artefacts : d’une part, l’appropriation
dans le cadre d’un usage individuel et, d’autre part,
l’appropriation dans le cadre d’un usage collectif.
Dans le premier cas, nous avons observé des pratiques associant
le recours à des outils et ressources numériques et non
numériques. Dans ces situations, l’apprenant tend souvent à
faire prendre en charge une fonction habituellement réalisée par
un instrument numérique par un instrument non numérique ;
plus conforme à leurs schèmes et objectifs personnels ; ce que
nous appelons le processus d’hybridation instrumentale,
c’est-à-dire un processus de genèse instrumentale au sein
duquel l’instrumentalisation transpose la fonction d’un outil
numérique à un outil non numérique ou inversement. Cette hybridation instrumentale se justifie par exemple par le fait de
« pouvoir mieux gérer les informations », par « besoin de réécrire soi-même et de construire
son cours » ou encore de ne pas « dépendre
d’une connexion à Internet. »
« Je retiens mieux quand j’écris et, en plus,
ça me tient concentré. » (Étudiant
22 – Cours de psychologie du développement)
Au sein de notre corpus, ce processus d’hybridation instrumentale est justifié par des raisons personnelles, centrées sur la
facilité et l’utilisabilité des instruments non
numériques. Comme le soulignent Simonian et Audran (Simonian et Audran, 2012),
les étudiants ont tendance à utiliser un outil à deux
conditions : d’une part, « ils perçoivent une
utilité (gain espéré) ; perception nécessitant
une certaine connaissance théorique et/ou pratique des fonctions de
l’outil » et, d’autre part, « ils
possèdent une familiarité technique suffisante de l’outil en
question pour l’utiliser rapidement et facilement ce qui dépend en
partie des schèmes stimulés par l’outil
lui-même » (Simonian et Audran, 2012).
Dans le cadre d’un usage personnel, les étudiants
préfèrent utiliser des supports connus, maîtrisés et
jugés comme efficaces. Sur ce point, la rédaction d’un
support d’étude à la main est souvent
mentionnée par les étudiants de notre corpus, car l’acte
même de rédaction constitue une étape de
l’apprentissage jugée comme efficace ; même si, au
départ, la prise de notes lors des séances en présentiel se
fait, pour des raisons de rapidité, sur un ordinateur.
À l’opposé, lorsque l’usage est d’ordre
collectif – partage de notes de cours, travaux de groupes, etc. –,
les étudiants auront tendance à privilégier le versant
numérique, car il s’avère, pour eux, plus simple et
intéressant de partager de l’information par ce biais. Ainsi, comme
l’exprime Florian, sa prise de notes est habituellement
manuscrite5. Toutefois, lors
d’un cours précis, il doit partager ses notes car la plupart de ses
amis sont absents à cause d’un chevauchement d’horaire ;
il saisit les informations sur ordinateur afin de les transmettre plus
facilement. C’est ainsi parce que Florian subit des contraintes
extérieures – la nécessité de partager ses notes
facilement avec ses condiciples – qu’il fait le choix du
numérique. Ce comportement est observé dans l’ensemble de
notre corpus au sein duquel le comportement de photocopiage des notes
manuscrites est quasiment absent. Le versant de l’EPA tourné vers
le collectif tend, dès lors, à privilégier des outils
numériques pour des facilités de partage et de travail
collaboratif. À nouveau, le recours à ces outils s’explique
par des critères d’utilité et de familiarité avec
ceux-ci. Cette combinaison entre utilité et familiarité explique
notamment l’utilisation massive de Facebook qui répond, d’une
part, à des besoins d’appropriation et d’interaction des
contenus d’apprentissage mis à disposition par leurs enseignants,
de centralisation de l’ensemble des informations institutionnelles, de
notification de toute nouvelle information, de partage des documents entre
étudiants ; d’autre part, au regard des faibles
compétences technologiques des étudiants (Poellhuber, 2013),
Facebook, le site de réseau social qu’ils fréquentent
quasiment tous, semble l’outil le plus simple à mettre en
œuvre afin de répondre à ces différents besoins.
7. Conclusion
Cet article a pour objectif de questionner la notion
d’EPA dans sa dimension purement numérique ainsi que de
l’appréhender en tant que système d’instruments.
Approcher l’EPA par ce prisme en nous intéressant principalement
à la réalisation ou à l’utilisation de supports
d’étude nous a amenés à découvrir les
complémentarités et relations qui existent entre les outils
numériques et non numériques. Considérer cet environnement
comme une émanation d’artefacts uniquement numériques est,
à notre sens, problématique car cette vision omet
complètement les relations que ces instruments – les artefacts
numériques appropriés – peuvent entretenir avec
d’autres instruments non numériques. L’apprentissage
au-delà des frontières mis en exergue par Charlier (Charlier, 2013) ne pourrait-il pas débuter par une lecture fortuite sur le web qui
amènerait ensuite l’apprenant à faire des recherches en
bibliothèque sur une thématique précise ? S’en
suivrait une inscription sur les réseaux sociaux permettant
d’appartenir à une communauté en ligne offrant la
possibilité d’échanger en tout lieu et en tout temps sur
ladite thématique et de consigner toutes ses
« trouvailles » dans un cahier physique.
Comme nous avons pu le montrer, l’EPA peut être
considéré comme système hybride d’instruments. Cette hybridité varie en fonction des contextes, des contraintes, des
besoins de l’apprenant ainsi que des calculs rationnels par rapport
à l’utilité et à la pertinence des outils (Bétrancourt, 2007), (Simonian et Audran, 2012), (Uyttebrouck, 2005) ainsi que de l’affordance des outils (Norman, 1988).
Toutefois, à l’heure actuelle, s’il semble illusoire de
penser l’EPA comme purement non numérique. Il nous
apparaît tout aussi illogique de le penser comme uniquement un construit numérique. Néanmoins, une définition de
l’EPA se doit d’être établie afin de travailler sur un
objet de recherche qui fasse consensus. Si cet objet se voit alors défini
dans des termes purement numériques ; nous insistons sur la
nécessité d’une approche scientifique systémique
permettant de prendre en compte les relations que ces outils numériques
entretiennent avec d’autres outils non numériques. En
d’autres termes, l’analyse de l’appropriation des technologies
ne doit pas se centrer uniquement sur ces nouvelles technologies mais
également sur les liens qu’elles entretiennent avec d’autres
outils ou ressources non numériques.
Les perspectives pour la recherche sont nombreuses et le lecteur
intéressé trouvera dans ce numéro des pistes
interdisciplinaires. Une première étape s’avère
être la nécessité de convenir d’une définition
à propos de cet objet de recherche afin de pouvoir mobiliser des
théories et modèles propices à son étude. Notre
appréhension de l’EPA dans une dimension sociocognitive se doit
d’être opérationnalisée de manière empirique et
fera l’objet du premier volet de notre thèse de doctorat. À
côté de celle-ci, de nombreuses pistes d’approche
scientifique de l’EPA telles que l’agentivité humaine (Jézégou, 2014),
l’autorégulation environnementale (Jézégou, 2011) ou encore l’apprentissage au-delà des frontières (Charlier, 2013) pourront être développées. Cet article fait également
émerger des pratiques – telle que l’hybridation instrumentale
– qu’il conviendra d’étudier par le biais de travaux
ultérieurs. Par ailleurs, les recherches sur les EPA amènent
à de nouveaux questionnements, notamment concernant le rapport au savoir
des étudiants, qui nécessitent d’être
investigués depuis longtemps : « Internet popularise en
effet de nouvelles procédures permettant d’accéder à
de l’information numérisée, de la traiter, de
s’assurer de sa validité. Mais celles-ci sont fondées sur
des modes sophistiqués de traitement automatique de données et
nécessitent une forme de compréhension de ce qui est en
jeu. » (Baron et Bruillard, 2001).
Ainsi, tous les étudiants ne possèdent pas les compétences
nécessaires à une gestion optimale de leur EPA (Dabbagh et Kitsantas, 2012).
Sur un plan plus technique, vu leur manque de connaissances des outils à
disposition (Poellhuber, 2013),
les apprenants nécessitent aide et intervention pédagogiques afin
de choisir les outils adéquats en vue d’atteindre leurs objectifs
d’apprentissage (Cigognini et al., 2011).
De même, les résultats de ces recherches ne pourront pas être
ignorés par les professeurs de l’enseignement supérieur ou
les formateurs d’enseignants. Les enseignants voient, dans
l’émergence de ces EPA, l’environnement de leurs pratiques
d’enseignement évoluer à grand pas, ce qui ne peut
être sans incidence sur la mutation de leurs pratiques
professionnelles.
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1 BA :
Bachelor of Arts – BA2 : Licence 2e année –
BA3 : Licence 3e année – MA1 : Master
1ère année – MA2 : Master 2e année
2Voir la figure 2 infra.
3 Nous définirons cette
notion infra.
4 Il s’agit d’un
fichier dont le contenu est produit automatiquement en fonction des mises
à jours d’un site web.
5 « Je retiens mieux
quand j’écris et, en plus, ça me tient
concentré. » (Étudiant 22 – Cours de
psychologie du développement)
A
propos des auteurs
Nicolas ROLAND est chercheur en Sciences de
l’Education au Centre des Technologies au service de l’Enseignement
et doctorant au sein du Centre de Recherche en Sciences de l’Education de
l’Université libre de Bruxelles. Il est également professeur
invité à la Haute Ecole de Bruxelles et à la Haute Ecole
Francisco Ferrer où il enseigne dans le cadre d’une année de
spécialisation aux TICE pour les enseignants du primaire et du
secondaire. Ses travaux de recherche portent notamment sur l’efficience
des productions audiovisuelles pédagogiques, sur l’appropriation
des technologies par les enseignants de l’enseignement supérieur
ainsi que sur les stratégies d’élaboration
d’environnements personnels d’apprentissage par les étudiants
de l’enseignement universitaire.
Laurent TALBOT est enseignant-chercheur en sciences de
l’éducation depuis une quinzaine d’années après
avoir été instituteur, maître formateur et inspecteur. Ses
travaux de recherche portent sur les questions des pratiques
d’enseignement lorsqu’elles sont confrontées aux
difficultés d’apprentissage ou à
l’hétérogénéité des
élèves et ce, de l’école préscolaire à
l’enseignement supérieur. Dans une visée
épistémologique épistémique et non transformative,
ses recherches tentent de décrire, comprendre et expliquer les
organisations, les invariances et les stabilités dans les pratiques des
acteurs des systèmes éducatifs.
Adresse : Faculté des Sc psycho.
et Education
Campus du Solbosch
ULB CP*, avenue F.D. Roosevelt 50, 1050 Bruxelles
Courriel : Laurent.Talbot@ulb.ac.be
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