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Volume 21, 2014
Article de recherche

Numéro Spécial
Les EPA : entre description et conceptualisation



Contact : infos@sticef.org

Les Environnements Personnels d’Apprentissage : des instruments pour apprendre au-delà des frontières

 

Bernadette CHARLIER (Département des Sciences de l’Education, Université de Fribourg)

 

RÉSUMÉ : Cet article invite à appréhender les Environnements Personnels d’Apprentissage (EPA) comme des systèmes d’instruments médiateurs d’expériences d’apprentissage au-delà des frontières. Après avoir justifié cette construction des EPA comme objet de recherche singulier. Un cadre théorique est suggéré pour investiguer cet objet de recherche à six niveaux : les expériences d’apprentissage auxquelles ils renvoient, les caractéristiques des individus qui les construisent et de leur environnement social, les objets techniques qui sont mobilisés, les activités déployées et les systèmes d’instruments éventuellement constitués. Enfin, ce cadre est utilisé de manière exploratoire pour analyser trois cas de jeunes adultes mettant en évidence l’intérêt heuristique de cette proposition, ses limites et les perspectives qu’elle ouvre.

MOTS CLÉS : Environnement personnel d’apprentissage, Apprentissage au-delà des frontières, études de cas.

Personal Learning Environments: tools for learning beyond borders

ABSTRACT : In this paper, we invite to apprehend Personal Learning Environments (PLE) as systems of instruments mediating cross boundaries learning experiences. Firstly, we justify this research object. Then, we elaborate a conceptual framework to study it at six levels: the learning experience, the individual and the social characteristics, the technical objects, the activities and the system of instrument. Eventually, this framework is used to analyse three cases of young adults. This exploratory research examines the heuristic value of our proposal, its limits and the opened perspectives.

KEYWORDS : Personal learning environment, cross boundaries learning, case study

 

1. Introduction

L’intérêt pour la construction d’un nouvel objet de recherche peut-il se fonder sur une intuition ? Suffit-il d’observer ou d’écouter nos étudiants? Au début de nos investigations à propos des EPA (Henri et al., 2008), ce témoignage d’un étudiant de master en Sciences de l’Éducation a particulièrement attiré notre attention :

«J'utilise le service de moodle pour télécharger les documents de cours, pour vérifier les échéances. J'utilise ensuite google agenda pour agender les échéances et partager ma charge de travail. Je synchronise l’agenda avec mon téléphone mobile. J'utilise aussi google documents pour stocker les documents personnels afin d'y avoir accès depuis différents endroits. Le service google documents nous a aussi été utile au partage d’idées ou de documents entre étudiants pour les travaux de cours. J’utilise aussi un logiciel pour transformer les textes en sons mp3 par synthèse vocale. Je peux ainsi écouter les cours en voiture, en bus etc. J’utilise aussi google documents pour y insérer les liens des pages Internet qui sont en rapport avec les cours. »

Ce témoignage évoque les activités de gestion de l’information au moyen d’applications web et de technologies mobiles permettant à cet étudiant de gérer ses activités d’apprentissage, de partager avec d’autres étudiants, d’écouter ou de réécouter des cours ou, encore, d’enrichir les informations reçues. Mais, au-delà de la variété de ces activités, ce qui frappe de manière intuitive est en quelque sorte l’élargissement des lieux et des moments d’apprentissage possibles. Ce phénomène demande à être investigué pour « comprendre l’apprentissage vécu en des lieux multiples (salle de classe, communautés et réseaux, travail) et au fil du parcours de vie » (Facer et Sandford, 2010). Ce que nous avons appelé, « l’apprentissage au-delà des frontières » (Charlier, 2013), p. 64.

Quelle pertinence y aurait-il à construire les EPA en tant qu’objet de recherche comme des systèmes d’instruments révélateurs de cette expérience d’apprentissage au-delà des frontières ? Comment le faire ? Avec quel cadre conceptuel ? Et, quelles perspectives cette construction singulière de l’EPA comme objet de recherche ouvre-t-elle pour les personnes et pour les environnements ?

Pour aborder ces questions, nous proposons au lecteur un parcours en quatre étapes. Tout d’abord, nous examinons la pertinence de la recherche proposée en évoquant les travaux antérieurs à laquelle elle peut se référer. Dans un second temps, pour comprendre comment appréhender la construction de cet objet de recherche nous faisons nôtres les exigences posées par (Barbier, 2013) aux recherches correspondant à un champ de pratique. Troisièmement, après avoir clarifié les concepts d’instrument et de système d’instruments, nous élaborons un cadre conceptuel nous permettant d’investiguer ces systèmes d’instruments. Enfin, dans une quatrième étape, ce cadre est utilisé de manière exploratoire pour analyser trois cas de jeunes adultes questionnant l’intérêt heuristique de cette proposition, ses limites et les perspectives qu’elle ouvre.

2. Construire les EPA comme objet de recherche : pertinence et démarche

2.1. Pourquoi les EPA pour comprendre l’apprentissage au-delà des frontières ?

Les étudiants ont depuis toujours poursuivi leurs activités de lecture, d’écoute, de réflexion en dehors de situations formelles d’apprentissage. D’autres auteurs bien avant nous ont proposé de construire des objets de recherche permettant d’appréhender ce processus que nous avons appelé (Charlier, 2013) : l’apprentissage au-delà des frontières et y ont étudié les rôles des artefacts et des environnements.

Ainsi, une approche écologique de l’apprentissage reconnaît le phénomène d’apprentissage au-delà des frontières en stipulant :

« Que (a) les individus sont engagés de manière simultanée dans plusieurs situations ; (b) qu’ils créent des environnements d’apprentissage pour eux-mêmes dans et par-delà les situations ; (c) que les barrières entre situations peuvent être perméables et (d) que ces activités dirigées par l’intérêt individuel peuvent dépasser les barrières contextuelles et être autorégulées si le temps, la liberté et les ressources sont disponibles. » (Barron, 2006), (p. 199-201, notre traduction).

Dans cette perspective, Barron (2006), à partir de questionnaires et d’analyses de cas uniques auprès d’adolescents américains, a décrit cinq patterns ou configurations articulant les intentions de l’apprenant, son contexte physique ou virtuel et des pratiques médiatiques spécifiques : explorer les médias (essayer des applications, surfer, etc.) ; construire un réseau social (joindre des groupes d’intérêts, trouver des mentors, avoir des conversations avec des pairs ou des proches) ; rechercher de sources d’informations textuelles ; créer de nouvelles activités interactives telles que des projets et poursuivre des opportunités d’apprentissage structurées comme des cours.

Par ailleurs, (Beach, 1999) a proposé de reconceptualiser le concept de transfert en parlant de « transitions » qui peuvent être la conséquence des apprentissages de l’individu – et donc construites dans son histoire et accompagnant ses transformations identitaires. Selon l’auteur, ces transitions peuvent aussi être latérales et collatérales lorsqu’elles concernent de manière concomitante des transformations des activités des individus en institution de formation, dans la famille, la communauté ou le lieu de travail. Ce processus de transition conçu par l’auteur comme un processus conscient et volontaire peut aussi être englobant et médiationnel susceptible de modifier les activités d’apprentissage elles-mêmes en créant de nouveaux artefacts ou de nouvelles activités. Cependant, avec d’autres auteurs comme (Konkala et al., 2007) et (Volet, 2013), nous pensons que, si dans la perspective de Beach (1999), le transfert est conceptualisé comme « incluant des mouvements multidirectionnels et réciproques au-delà des frontières de différents systèmes d’activités » (p. 214), la manière dont les individus et les activités sont changés à travers ces mouvements n’est pas suffisamment étudiée (Volet, 2013), p. 93, notre traduction. De plus, nous aimerions souligner tout l’intérêt d’étudier, au sein des systèmes d’activités, le rôle des artefacts constitués en instruments ou systèmes d’instruments.

Cependant, il est bon de se rappeler que les rôles des artefacts comme facilitateurs de l’apprentissage et compagnons de celui-ci ont été étudiés il y a près de vingt ans dans les travaux de (Salomon et al., 1991) à propos de la cognition distribuée considérant «l’individu-plus » c’est-à-dire, la personne et son environnement physique et social » (Perkins, 1995) p. 57. Ainsi lorsque Perkins écrit :

« Il est certainement possible en outre d'envisager un processus éducatif qui soit orienté davantage vers l'individu-plus, qui permettrait aux étudiants de capitaliser avec plus de conscience et d'art les ressources cognitives mises à disposition par les ressources physiques et humaines qui les entourent et qui rendrait, même, les étudiants capables de construire leur propre « plus » autour d'eux, leur propre environnement pour une tâche qui évoluerait en fonction de cet environnement. » (Perkins, 1995), p. 69.

N’envisageait-il pas les EPA d’aujourd’hui ? Intéressantes encore pour notre propos, les propositions récentes de ces deux auteurs (Perkins et Salomon, 2012) à propos de l’analyse du transfert considéré comme un processus «detect-elect-connect » dans lesquels les moments de transfert peuvent être décrits par des épisodes de détection de relations potentielles avec un apprentissage antérieur, de choix d’établir cette relation et de travail pour réaliser une connexion fructueuse. Il est cependant dommage que dans cette contribution ces auteurs eux-mêmes n’aient pas fait de relation avec leurs travaux antérieurs sur la cognition distribuée !

Cependant, un dernier ensemble de travaux ont, nous semble-t-il, fait cette connexion, la récente revue de littérature d’Akkermann et Bakker à propos des passages de frontières (« boundary crossing ») et des objets de passage (« boundary objects ») (Akkerman et Bakker, 2011) en rend compte. Ainsi les auteurs rappellent la définition initiale du concept d’objets-frontières proposée par (Star, 1989) considérés comme des artefacts supportant le passage de frontières par la prise en charge de fonctions de mise en relation. L’exemple du portfolio d’enseignement est ainsi évoqué comme objet de passage entre la pratique de classe et le lieu de formation. Rappelons qu’avec Saunders et Bonamy, nous avions nous-même, dans le cadre de nos travaux sur les projets d’innovation pédagogique, défini les objets frontière comme étant produits par les acteurs pour les aider à créer une stabilité provisoire dans leur passage parfois difficilement vécu entre d’anciennes et de nouvelles pratiques (Saunders et al., 2005). Il s’agissait dans ce cadre d’exemples, de métaphores, de vignettes, de cas, de récits, de manières de travailler, de règles et de routines.

Dans une perspective qui nous semble proche de la nôtre, (Akkerman et Bakker, 2011) rappellent à raison que la notion de frontière doit être comprise comme étant de nature socioculturelle et comme étant anticipée par les sujets comme conduisant à des discontinuités (et non pas considérée a priori). Le passage de frontière étant ainsi composé de quatre processus intentionnels pouvant soutenir l’apprentissage : l’identification de moments de discontinuités ou de différences de pratiques, la coordination au sein duquel les objets frontières jouent un rôle particulier d’ « artefacts médiateur » pour articuler différentes pratiques, la réflexion sur des discontinuités suscitant des prises de conscience porteuses d’apprentissage et la transformation mettant l’accent sur les effets de ces processus sur la création de nouvelles pratiques. Cependant, il nous semble qu’en relation avec nos travaux antérieurs sur l’innovation, il nous faut insister sur le fait que ces objets frontières sont construits par les individus et les communautés pour faciliter ces passages ou transitions entre des activités perçues comme divergentes. En ce sens, nous rejoignons les travaux d’ (Engeström et Sannino, 2010) pour lesquels : « Le passage de frontières suppose de se plonger dans un domaine non familier. C’est essentiellement un effort créatif qui demande de nouvelles ressources conceptuelles. » (p. 24, notre traduction). Les auteurs implantent ce processus dans une approche de formation qu’ils nomment boundery crossing laboratory. Dans ce cadre, ils soulignent le rôle joué par les objets frontières, boundary crossing objects (répertoires de connaissances, modèles, graphiques etc.).

Pour conclure cette brève revue de la littérature, nous espérons avoir montré que ces études renouvelées du transfert et du rôle des objets frontières peuvent enrichir les recherches actuelles sur les EPA : dans quelle mesure ces environnements conçus en usage par les apprenants constituent-ils des supports aux processus d’apprentissage au-delà des frontières ? Dans quelles conditions peuvent-ils servir à l’apprenant pour : « détecter des relations avec des apprentissages antérieurs, faire le choix de poursuivre l’apprentissage et établir des connexions plus riches » ? (Perkins et Salomon, 2012) (p. 252, notre traduction). Ou encore pour tirer parti pour leur apprentissage de ces passages de frontières par « l’identification, la coordination, la réflexion et la transformation » ? (Akkerman et Bakker, 2011), p. 132 ou pour oser plonger dans des situations encore inconnues (Engeström et Sannino, 2010). Enfin, dans quelle mesure, intègrent-ils la construction d’objets-frontières ?

Si cette approche des EPA comme objet de recherche nous paraît pertinente, comment construire cet objet de recherche ?

2.2. Comment construire les EPA comme objet de recherche ?

Puisque le champ de recherche sur les EPA correspond à un champ de pratiques, nous proposons d’adopter, pour notre recherche, les six exigences posées par (Barbier, 2013) pour ce type de recherche. Par la suite, chacune de ces exigences est reprise et nous indiquons comment nous tentons d’y répondre.

Il s’agit en premier lieu de prendre pour objet de recherche un objet qui fait sens pour les acteurs, un objet qui lie « les sujets, des activités et des environnements » et qui porte leurs enjeux de transformation individuelle et sociale. L’environnement personnel d’apprentissage envisagé comme une construction individuelle, mais partagée d’un environnement qui accompagne l’apprentissage au travers des multiples expériences de l’individu semble répondre à ce premier critère. Selon (Barbier, 2013) cette perspective induit « une approche holiste » qui devrait nous conduire à observer les activités mises en œuvre mais aussi à tenter de comprendre le sens que leur donnent les personnes.

En second lieu, il s’agit d’éviter de tomber dans le piège de présenter comme « résultats de recherche » (idem) une réification des valeurs qui sont accordées par les acteurs et les développeurs aux EPA : agentivité des acteurs, autonomie, partage, mobilité etc. Comme le dit Barbier, faire une recherche en sciences sociales suppose de « faire un pas de côté » (idem). Ceci implique deux exigences pour notre recherche, il s’agit de bien la distinguer en tant que recherche pour l’intelligibilité d’une recherche-développement ayant pour but de développer des EPA. Ensuite, il s’agit de ne pas utiliser le concept d’EPA que l’on pourrait qualifier de « mobilisateur, polysémique, porteur de souhaitables » (idem) directement comme un outil d’analyse et d’interprétation mais, plutôt, de construire un cadre théorique permettant de décrire et de questionner les processus qui nous intéressent en identifiant des « existants », autorisant « l’observation et la documentation » (idem). Par exemple, dans notre cas, les représentations des individus par rapport à leur apprentissage et leurs représentations schématiques de leurs EPA.

Ensuite, en troisième lieu, il s’agit de « disposer d’un appareil conceptuel liant constructions des activités et constructions des sujets individuels/collectifs dans leurs (inter-)activités » (Barbier, 2013), p.15. A cet égard, notre recherche sur les EPA nous paraît particulièrement adaptée puisqu’il s’agit en exploitant notamment le cadre conceptuel de la genèse instrumentale (Rabardel, 2005) de saisir comment l’activité de construction en usage de son environnement personnel soutient l’apprentissage et les transformations de l’individu lui-même. La quatrième exigence est fortement liée à la précédente, puisqu’il s’agit de pouvoir rendre compte du caractère dynamique de la relation entre l’activité du sujet et ses transformations. Cela suppose, a priori, l’adoption d’une méthode de recherche longitudinale que nous ne réalisons pas dans le cadre de cette recherche exploratoire. Cela dit, dans le discours des personnes, des indicateurs de ces changements et de ces transformations peuvent être trouvés : origine d’une activité, événement déclencheur, répétitions, expression d’émotions, envie de revivre une activité.

La cinquième exigence consiste à «rendre compte de la singularité des activités par une approche située » (Barbier, 2013), p. 18. Il s’agit de pouvoir repérer des invariants, des régularités tout en reconnaissant le caractère unique de chaque cas. Le concept de configuration défini par Barbier (Barbier, 2013) « comme une organisation singulière de formes régulières (Barbier et Galatanu, 2003) » (p. 18) est à cet égard tout à fait approprié. La sixième et dernière exigence suppose de considérer notre recherche, elle-même, comme une activité. Pour ce qui nous concerne, il s’agit de documenter et de décrire suffisamment notre démarche pour que d’autres chercheurs puissent la comprendre et la critiquer.

3. Les EPA, des systèmes d’instruments

Nous pensons que les Environnements Personnel d’Apprentissage peuvent être appréhendés comme des systèmes d’instruments tels que définis par (Rabardel, 2005) et opérationnalisés par Bourmaud dans sa thèse de doctorat (Bourmaud, 2006) : ensemble cohérent d’instruments « organisé par le sujet pour répondre à la variété des situations rencontrées » (Bourmaud, 2006), p.322. Dans les travaux des auteurs, ces systèmes d’instruments sont étudiés dans le cadre d’activités particulières d’une communauté de praticiens. Ils ont notamment pour caractéristique d’être différents d’un individu à l’autre tout en partageant des points communs. Ils se caractérisent entre autres par la présence d’un instrument pivot pour lequel (Bourmaud, 2006) a mis en évidence quelques indicateurs objectifs :

« il présente la fréquence d’occurrences dans le domaine d’activité la plus élevée ; sa fréquence d’usage pour chacune des classes de situations dans lesquelles il est mobilisé est constamment estimée à toujours ; sa répartition est homogène et couvre ainsi dans sa plus large globalité le domaine d’activité du Sujet » (p. 268).

Cette perspective instrumentale également développée dans ce numéro spécial par Henri et par Roland et Talbot, nous semble tout à fait cohérente avec une approche de l’EPA intégrant le point de vue du sujet construisant lui-même son environnement au service de son projet d’apprentissage. Dans ce cadre, l’EPA serait un système d’instruments au service notamment de l’activité constructive du sujet, c’est-à-dire centrée sur le développement du sujet lui-même, sur ses apprentissages (Rabardel, 2005).

Pour décrire et analyser les EPA comme systèmes d’instruments au-delà des frontières, nous proposons d’envisager plusieurs dimensions et de nous doter des concepts théoriques nous permettant de les appréhender :

- L’expérience d’apprentissage ;

- Les caractéristiques individuelles ;

- Les caractéristiques sociales ;

- Les objets techniques utilisés ;

- Les activités ;

- Les instruments construits et leur inscription dans un système (pivot).

3.1. L’expérience d’apprentissage

L’expérience d’apprentissage nous semble être la porte d’entrée pour l’étude des EPA considérés comme un système d’instruments supportant l’apprentissage au-delà des frontières. C’est pourquoi nous avons défini cet apprentissage comme étant « reconnu par l’adulte comme une expérience significative développée dans plusieurs espaces et temporalités et médiée par les technologies » (Charlier, 2013) p. 65. A cet égard, une analyse du contenu des discours des sujets devrait nous conduire à décrire le sens qu’ils donnent à leur expérience, c’est-à-dire la direction, l’intention (Greimas, 1983) et la signification qu’ils leur accordent. Le sujet a-t-il l’intention de dépasser des frontières réelles ou imaginaires entre ses différentes activités ? Exprime-t-il une telle expérience de passage ou de transition ? L’EPA représente-t-il pour lui l’instrument de cette expérience ? Comme nous l’avons évoqué plus haut cette entrée par l’expérience a également été adoptée par (Barron, 2006). Elle conduit à nommer les expériences relatées par le sujet en respectant autant que possible leur discours.

Pour comprendre l’expérience dont les apprenants rendent compte en relation avec leur EPA, il nous paraît également stimulant d’évoquer la notion d’expérience d’apprentissage optimale ou de flow telle que définie par (Heutte, 2011) :

« Dans sa théorisation originelle (Csikszentmihalyi, 1990), l’expérience optimale apparaît (...) lorsqu’il y a une correspondance adéquate entre le défi (les exigences de la tâche) et les capacités de l’individu. L’expérience optimale rend l’individu capable d’oublier les aspects déplaisants de la vie, les frustrations ou les préoccupations. La nature de l’expérience optimale exige une concentration totale de l’attention sur la tâche en cours, de sorte qu’il n’y a plus de place pour la distraction. L’expérience optimale entraîne des conséquences très importantes : meilleure performance (Jackson & Csikszentmihalyi, 1999 ; Demontrond-Begr & Fournier, 2003), créativité, développement des capacités, estime de soi et réduction du stress (Csikszentmihalyi, 2006) (p. 100). En effet, on pourrait considérer que l’EPA construit par un sujet pourrait être le lieu d’une telle expérience qu’il chercherait à renouveler.

3.2. Les caractéristiques individuelles

Les caractéristiques individuelles des apprenants font partie des conditions de l’apprentissage à côté des conditions environnementales associées aux ressources humaines et non humaines à disposition. Ces conditions individuelles et environnementales sont, bien entendu, à considérer dans leurs interactions réciproques.

Au niveau des caractéristiques individuelles, nous retenons ici deux concepts centraux. L’autodirection et l’ «adaptative expertise ». Comme nous l’avions déjà souligné en 2008 avec Henri et Limpens, l’autodirection de l’apprenant constitue un fondement de la notion d’Environnement Personnel d’apprentissage (Henri et al., 2008). Il n’est pas imposé à un individu mais construit de manière autonome par lui pour répondre à ses besoins. A cet égard, (Jézégou, 2012) rappelle la définition proposée par Carré en 2003 : « l’apprenant autodirigé serait à la fois fortement engagé dans son propre projet (autodétermination), armé de techniques et de ressources cognitives, matérielles et humaines dont il est capable de réguler les usages en fonction de ses propres objectifs (autorégulation), le tout étant fortement soutenu et dynamisé par un sentiment affirmé de son efficacité personnelle à apprendre » (p.56).

Une autre caractéristique individuelle nous semble associée à la précédente, il s’agit de l’adaptative expertise (Bransford et al., 2006). Elle est liée à la révision du concept de transfert, déjà évoquée plus haut. Dans cette perspective, le contenu du transfert est élargi aux composantes affectives et motivationnelles. La nature active du processus de transfert est soulignée, ainsi que le contrôle métacognitif de l'apprenant sur la situation de transfert. Cette capacité à anticiper sur quand, pourquoi et comment les aspects des connaissances acquises, compétences et motivation seront pertinents pour une autre situation est nommée l’adaptative expertise.

Envisager ainsi les conditions de l’apprentissage au-delà des frontières nous conduit à considérer l’Environnement Personnel d’Apprentissage comme un environnement construit par un apprenant autodirigé exploitant et adaptant les ressources technologiques et humaines à sa disposition pour apprendre, c’est-à-dire transformer les composantes de ses systèmes d’activités individuelles et collectives. Cet environnement devrait être considéré comme un système d’instruments adaptable selon les contextes reconnus par l’apprenant comme des contextes d’apprentissage au sein duquel cependant certains instruments pivots pourraient être identifiés.

3.3. Les caractéristiques sociales

L’EPA a une forte composante sociale dont nous n’avons pas encore parlé. A ce niveau, nous pourrions évoquer les caractéristiques des réseaux ou des communautés auxquelles l’apprenant appartient ainsi que la qualité des interactions vécues dans ces contextes. (Wenger, 2000) a montré le potentiel d’innovation et d’apprentissage associé à l’appartenance des personnes à plusieurs communautés en mettant en évidence le rôle de supports humains les personnes qui jouent le rôle de courtier ou d’intermédiaires entre des communautés tout comme les objets frontières ou les objets de transition dont nous avons déjà parlé plus haut.

Enfin, la qualité des interactions pourrait être analysée en caractérisant le niveau de construction des connaissances, content processing (le niveau haut correspondant à une construction de signification ou de connaissances et le niveau bas à un simple échange ou à une acquisition de connaissances), ainsi que le type de régulations sociales, social regulation (individuelle, centrée sur soi ou collective centrée sur le groupe), vécues au sein des réseaux et des communautés (Volet et al., 2009) auxquelles l’apprenant appartient. Le croisement de ces deux axes permet d’identifier 4 patterns : low-level individual regulation, low-level co-regulation, high-level individual regulation, and high-level co-regulation. Nous choisissons le modèle de (Volet et al., 2009) pour ses qualités de lisibilité et d’applicabilité mais également pour la rigueur de son élaboration théorique.

3.4. Les objets techniques

En tant qu’objet concret, l’EPA renvoie notamment à un ensemble d’artefacts techniques à la disposition de l’apprenant. S’il n’est guère utile de les lister tant ils sont nombreux et changeants, il peut être intéressant pour notre propos de tenter de les caractériser. Ainsi au plan technique, ces environnements renvoient à des applications WEB 2.0 conçues pour aider les personnes à agréger et à partager des ressources, participer à l’élaboration collective de connaissances et gérer leur construction de connaissances (Dabbagh et Kitsantas, 2011), mais aussi à une quantité d’applications disponibles sur le WEB servant différentes fonctions telles que caractérisées par (Attwell, 2008) et reprises par (Felder, 2014) : recherche et structuration d’informations, traitement, analyse, réflexion, présentation, transfert, partage et réseautage. Nous y avons ajouté (Henri et al., 2008) des fonctions d’autorégulation, de réflexivité et d’apprentissage collectif. Enfin, comme le font bien remarquer (Väljataga et Laanpere, 2010) l’intérêt des études sur les environnements d’apprentissage réside d’avantage dans la description et l’analyse de ce que les apprenants font avec ces technologies plutôt que dans les technologies elles-mêmes.

3.5. Les activités

De manière intuitive, l’activité se perçoit comme un phénomène dynamique. L’approche clinique analyse l’activité en appréhendant les interactions entre d’une part, les intentions du sujet avec leurs actions menées en interaction avec d’autres acteurs humains et non-humains et, d’autre part, leurs opérations observées à un niveau plus micro à partir de traces de comportements ou chaînes de comportements précis (Durand, 2009). Cette approche a été adoptée et diffusée notamment en français par (Clot, 1995) et en anglais par les travaux d’ (Engeström, 2009).

Plusieurs concepts peuvent être convoqués pour appréhender ces différents niveaux de l’activité des apprenants et leurs interactions. L’approche clinique de l’activité de Clot intègre particulièrement bien l’analyse de l’intention du sujet puisqu’elle ne s’intéresse pas uniquement à l’activité réalisée mais aussi à l’activité possible. Ce que le sujet aurait voulu faire et ce qu’il fait vraiment.

Qu’est-ce qui peut spécifiquement pousser une personne à chercher à sortir de son cadre ou à construire une expérience significative à partir de son engagement dans des activités multiples et parfois en contradiction ? A ce niveau, il nous semble que le modèle des motifs d’engagement d’adultes en formation de (Carré, 2001) et particulièrement bien présenté par (Vertongen et al., 2012) pourrait être stimulant :

«Carré identifie dix motifs d’engagement en formation, trois intrinsèques et sept extrinsèques, chacun étant focalisé sur un aspect particulier du rapport à la formation: épistémique (pour le savoir en lui-même), socio-affectif (pour rencontrer d’autres personnes), hédonique (pour participer à l’ambiance), économique (pour un bénéfice économique direct ou indirect), prescrit (par obligation ou contrainte), dérivatif (pour échapper à autre chose), opératoire professionnel (pour acquérir des compétences dans le cadre de son emploi), opératoire personnel (pour développer des compétences utiles à un projet personnel), identitaire (pour l’image de soi) et vocationnel (pour répondre à un projet de mobilité professionnelle). » (Vertongen et al., 2012), p. 4.

Ensuite, au niveau de l’action, les médiations recherchées permettraient de décrire les stratégies voulues ou mises en œuvre en lien avec les motifs identifiés. Ainsi, le concept de médiation tel que décrit par (Rabardel et Béguin, 2005) s’articulerait partiellement avec la typologie de motifs proposée par Carré :

« Les relations entre le sujet et l’objet sur lequel il agit pour réaliser un but ne sont pas directes mais médiées (...) les actions du sujet sur l’objet peuvent prendre deux formes : les médiations épistémiques sont orientées vers la connaissance de l’objet et de ses propriétés ; les médiations pragmatiques sont orientées vers la transformation de l’objet, sa manipulation (...) Durant son activité avec un instrument, le sujet n’est pas seulement en relation avec l’objet. Les médiations réflexives concernent les relations du sujet avec lui-même médiées par un instrument (...) Finalement, les médiations relationnelles concernent les relations médiées avec d’autres » (Rabardel et Béguin , 2005), p. 443.

Enfin, au niveau des opérations, la construction des instruments et systèmes d’instruments (Rabardel, 2005) constituerait un objet d’observation central (cf. infra).

Pour conclure, la dimension régulatrice de l’activité doit être prise en compte pour appréhender les interactions possibles entre les trois niveaux de l’activité : intention, action, opération. A ce niveau, la définition de l’autorégulation environnementale proposée par Zimmermann cité par (Jézégou, 2012) nous paraît particulièrement utile : « Elle concerne plus particulièrement les stratégies que le sujet met en œuvre pour disposer des conditions environnementales propices à ses apprentissages (Zimmerman, 2002). » (p. 60). Il s’agirait de décrire et de comprendre par quels processus et dans quelles conditions, l’individu réalise ces régulations. A cet égard, la recherche que mène actuellement (Felder, 2014) ouvre des perspectives intéressantes.

3.6. Les instruments construits

Comme le rappelle bien (Rabardel, 2005), l’instrument composé d’un schème d’usage et d’un artefact symbolique ou matériel n’est instrument que pour le sujet. En ce sens, il est de nature subjective, c’est-à-dire constitué par le sujet ou le groupe dans le cadre de médiations - épistémique, relationnelle, pragmatique et réflexive – le caractérisant.

Nous avons proposé dans l’introduction de ce paragraphe de considérer l’EPA comme un système d’instruments. En ce sens l’articulation d’un ensemble d’instruments constitués par le sujet pour soutenir son apprentissage caractériserait son EPA. Pour le décrire, il serait nécessaire d’en identifier le pivot, permettant de relier entre eux plusieurs instruments, ainsi que la configuration d’instruments plus stable et propre à un individu.

3.7. Synthèse du cadre descriptif

Le cadre conceptuel constitué, de nature encore très exploratoire, permet d’appréhender l’EPA en tant que système d’instrument révélateur et médiateur d’une expérience d’apprentissage au-delà des frontières. Dans celui-ci, nous situons l’EPA dans un cadre d’analyse de l’activité interagissant avec des conditions : caractéristiques individuelles et de l’environnement matériel et humain.

Le schéma ci-dessous synthétisant ce cadre devrait être vu en trois dimensions, l’expérience venant en surplomb des autres parties.

Fig. 1 • Un modèle pour comprendre l’apprentissage au-delà des frontières

A la droite de celui-ci, l’expérience d’apprentissage au-delà des frontières pourrait être décrite et analysée du point de vue de l’adulte en réponse à des questions du type :

« Pourriez-vous choisir une situation dans laquelle vous avez eu l’impression d’apprendre durant ces derniers mois. Cette situation devrait avoir commencé en formation, au cours de vos loisirs ou sur votre lieu de travail et s’être poursuivie dans un autre contexte. Pourriez-vous décrire cette situation, en essayant de vous rappeler les détails. C’était quand ? Avec quel point de départ ? Avec qui ? Avec quelles ressources (personnelles ou extérieures, éventuellement technologique) ? Que ressentiez-vous ? Quel était votre but ? Votre intention ? » (Charlier, 2013), p. 64.

L’analyse des contenus des discours permettrait notamment de caractériser un nombre limité d’expériences d’apprentissage auxquelles nous pourrions associer des analyses plus détaillées de l’activité et du système d’instruments constitué. Les conditions contribuant ou formant obstacle à un apprentissage au-delà des frontières pourraient être objectivées : les caractéristiques des apprenants et de l'environnement notamment les types d'outils technologiques à disposition et les régulations sociales vécues.

Ainsi, nous pourrions répondre aux questions posées précédemment : dans quelle mesure les EPA constituent-ils des supports aux processus d’apprentissage au-delà des frontières ? Dans quelle mesure intègrent-ils la construction d’objets frontières ? Quelles perspectives cette construction singulière de l’EPA comme objet de recherche ouvre-t-elle pour les personnes et pour les environnements?

4. Méthode

Huit entretiens d’explicitation auprès de jeunes adultes ayant terminé depuis une à deux années leur master en Sciences de l’Education ont été réalisés. Ce choix est justifié par le caractère exploratoire de cette recherche et par la volonté de situer cette investigation auprès d’un public habitué aux usages des technologies (Web 2.0, réseaux sociaux, etc.) et vivant une période de transition dans leur vie personnelle et professionnelle, nécessitant potentiellement la réalisation de nombreux apprentissages. Il s’agit en d’autres termes de se donner toutes les chances de rencontrer un phénomène encore peu exploré comme tel. Outre les questions proposées au point 2.1.4., il a été demandé aux jeunes adultes de représenter leur EPA par un dessin. Les huit entretiens ont été retranscrits verbatim et analysés en appliquant la technique d’analyse catégorielle selon le modèle mixte (L’Ecuyer, 1990). Ainsi, à partir du cadre conceptuel, décrit au paragraphe précédent, un système de catégories a été produit. Les analyses de contenu ont permis la proposition de nouvelles catégories. Cette analyse a été facilitée par l’usage du logiciel HYPERRESEARCH. Les dessins produits n’ont malheureusement pas été de qualité suffisante pour une analyse approfondie. En particulier, les commentaires produits par les sujets au moment de réaliser ces dessins auraient dû être enregistrés. Ci-dessous nous détaillons donc les trois analyses cas fondées uniquement sur l’analyse du contenu des entretiens. Pour chaque analyse de cas, nous présentons tout d’abord le sujet interrogé et synthétisons, ensuite, les données sous la forme d’une matrice conceptuelle (Miles et Huberman, 2003) reprenant les principaux concepts représentés dans la fig.1

Expériences

Activité

Conditions

Type d’expérience

Intentions- Motifs

Caractéristiques individuelles

Signification

Action- médiations

Interactions sociales : régulations vécues
EPA : conception et évolution


Opérations
Instruments pivots

EPA : artefacts et systèmes d’artefacts

Tableau 1 • Matrice conceptuelle (Charlier, 2013), p. 73

5. Analyses de cas

5.1. Jean-Marc 

Jean-Marc après des études d’instituteur a repris ses études universitaires « sur le tard » à l’âge de 37 ans afin de conserver son emploi. Pour faire son métier actuel, il n’a pas vraiment l’impression de devoir apprendre « par contre pour garder la motivation pour gagner du plaisir, pour rester éveillé », il a « l’impression de toujours devoir chercher un petit peu à côté du travail ». Il résume sa démarche comme suit : « Je réfléchis sur ce sujet, il y en a d’autres qui réfléchissent j’ai envie de pouvoir rentrer en contact et de pouvoir échanger avec ces personnes ». La situation qu’il choisit d’évoquer est une situation de collaboration avec un collègue québécois, à côté de son travail : « on a voulu faire une communication dans un colloque ensemble et à ce moment-là on a dû commencer à travailler en collaboration à distance pour préparer le travail. Et tout cet apprentissage autour (du sujet...) c’est un domaine que j’avais jamais étudié vraiment précisément, c’est un apprentissage que j’ai pu faire dans ce cadre-là. »

Expériences

Activité

Conditions

Type d’expérience : « apprendre à côté »

Intention - Motifs
Socio-affectifs, hédoniques et identitaires

Caractéristiques individuelles : auto- dirigé, de type expert adaptatif

Signification
« Entrer en contact, échanger et construire un environnement selon ses besoins pour gagner du plaisir, rester éveillé « à côté ». »

Action- médiations
Relationnelle : « entrer en contact, échanger »
« Au moment où Skype démarre ça me frappe toujours, j’ai l’impression qu’il est à le côté de moi comme vous êtes là maintenant.. »

Interactions sociales :
« [On est] vraiment à fond là-dedans dans le travail, on est sur le même document et c’est extrêmement efficace.. »
EPA : conception et évolution
« Mon environnement il évolue lorsque j’ai un besoin. (...) Ça veut dire que pour moi je sens que j’ai vraiment besoin pour pouvoir avancer j’ai besoin d’un outil qui me permettrait de faire telle tâche et ensuite si je trouve un outil qui correspond à mon besoin je l’adopte »

« Si je suis en train de faire le Skype depuis la maison si j’entends du bruit de la maison, les enfants qui m’appellent ou n’importe, c’est comme si ça n’existait pas, je suis focalisé sur une activité. »

Opérations
Instruments pivots
L’ordinateur portable

EPA : « à la maison, je vais représenter ici mon bureau avec l’écran de, l’ordinateur portable, le téléphone, posé comme ça sur un trépied pour travailler (...) déjà les livres et quelques articles (...). Ensuite sur le téléphone ici, j’ai Skype, je le mets ici comme ça me permet de garder le visage de l’autre visible (...). Ensuite le document avec Google doc (...) ici, en règle générale, je partage l’écran en deux, avec une partie internet et puis une partie Zotero. Comme ça je trouve mes notes et références plus facilement ».

Tableau 2 • Matrice conceptuelle Jean-Marc

Dans le cas de Jean-Marc, se décrivant lui-même comme un apprenant autodirigé et orienté vers la réutilisation de ses connaissances (usage de Zotero), son EPA semble accompagner l’expérience de « plonger dans une situation encore inconnue » suscitant un apprentissage créatif tel qu’ (Engeström et Sannino, 2010) le proposent. Il ne s’agit pas de se confronter à une barrière imaginaire ou réelle entre l’apprentissage et le travail mais de s’évader volontairement pour « apprendre à côté ». En ce sens l’EPA est construit et évolue de manière intentionnelle par Jean-Marc pour répondre à un besoin. Le système d’instruments constitué semble cependant présenter certains invariants. Ainsi, dans l’expérience relatée l’ordinateur portable apparaît comme un pivot associé à Google doc (éditeur) et à Zotero (gestionnaire de bibliographie).

Dans le cas de Jean-Marc, on pourrait considérer que la situation de communication avec son collègue québécois lui permettant d’ « être à côté de lui » répond à des motifs socio-affectifs, hédoniques et identitaires (Carré, 2001). Ce type de situation et les conditions technologiques, physiques et sociales qui l’accompagnent (supposant un haut niveau d’interactions sociales et des régulations collectives) seront recherchées à nouveau par Jean-Marc comme (Heutte, 2011) l’a montré dans sa thèse concernant les conditions du bien être des étudiants à l’Université. Tout se passe comme si Jean-Marc vivait une expérience optimale (« flow ») et cherchait par la suite à la recréer au travers de la construction de son EPA.

5.2. Jean

Jean, 27 ans a terminé son Master, il y a un an. Il travaille dans le monde de la presse, c’est un travail qu’il avait déjà commencé à la fin de ses études. En réponse à la question posée, il nous dit : « je suis quelqu’un qui marche surtout au challenge »; « Ca veut dire qu’un moment donné je ne sais pas faire quelque chose, surtout en informatique euh on est en train de mettre en place une application iPhone. Il y a quelque mois en arrière je ne savais pas le faire, et après je vais prendre des renseignements, c’est très empirique hein je vais regarder des forums sur internet je vais aller chercher des revues spécialisées et puis je vais m’y mettre. Je prends du temps pas sur les heures de travail bien sûr, parce que j’ai aussi de l’intérêt de rajouter des compétences et je bosse le weekend, je fais des tests, des essais et à un moment donné je vais dire « ok, je sais le faire ». « J’utilise les outils où là je vais apprendre quelque chose et je vais y arriver avec ça. ». « Et c’est un peu (...) j’aime bien cette manière de rechercher l’information, d’apprendre par soi-même tout d’un coup, de posséder l’outil et de savoir créer les choses. Au niveau du ressenti ben, il y a une grande satisfaction à le faire à diffuser un nouvel outil et le but c’est de rajouter des compétences, mais c’est des compétences qui sont assez spécifiques. ».

Expériences

Activité

Conditions

Type d’expérience : « ajouter des compétences, je sais le faire »

Intentions – Motifs : Intrinsèques, opératoires, personnels et professionnels

Caractéristiques individuelles : autodirigé

Signification :
« Rechercher de l’information, apprendre par soi-même »

Action- médiations : « Je vais regarder des forums sur internet je vais aller chercher des revues spécialisées (médiations épistémiques) »
« je fais des tests, des essais et à un moment donné je vais dire « ok, je sais le faire » (médiation pragmatique)

Interactions sociales :
EPA : conception et évolution


Opérations
Instruments pivots :
Il n’y a pas d’instrument pivot, plutôt un espace pivot.
« Alors, si je dois prendre le cadre général où j’apprends le plus, étonnamment c’est la maison. (...) la plus part des temps on étudie chez soi, donc c’est pour ça que la maison prend de l’importance et puis après, le bureau, ce n’est pas un lieu où j’apprends beaucoup, c’est un lieu où j’exécute où je fais les choses et autre. »

EPA : artefacts et systèmes d’artefacts
« Puis après à la maison bon si je fais un croquis on va mettre (...) la télévision, je regarde simplement la télévision, mais des choses assez pointues qui m’intéressent, puis après j’ai, on va dire, tout ce qui est la lecture qui prend une grande place, alors, si c’est des choses universitaires ça sera les articles, des choses, on va dire, scientifiques et tout ce qui est, justement par rapport à tous ces outils de graphisme c’est des revues et puis c’est des revues spécialisées et autres et puis après ben il y a l’ordinateur, internet »

Tableau 3 • Matrice conceptuelle Jean

Chez Jean, comme chez Jean-Marc d’ailleurs, l’autodirection semble prégnante. Cette intention est située par (Barron, 2006) dans une perspective d’écologie de l’apprentissage, l’individu crée un contexte dans lequel il va apprendre pour réaliser un but qui est né ailleurs dans un autre contexte. Ses motifs semblent intrinsèques, opératoires et personnels (« je sais le faire »). Pour Jean c’est le domicile qui constitue le contexte le plus favorable à ses apprentissages répondant à des challenges nés sur le lieu de travail. A ce propos, Jean établit une frontière assez claire entre le travail et le domicile : « au travail on n’apprend pas ». Cependant, c’est au travail que le besoin de compétences nouvelles né et que ces compétences développées à domicile seront réinvesties. La place centrale occupée par le domicile comme espace d’apprentissage (lieu ou on retrouve la télévision, l’ordinateur avec l’accès internet et les revues spécialisées) pourrait conduire à se représenter l’EPA également comme un lieu, un espace intermédiaire comme le sont les objets frontières ou les objets de transition nécessaire pour chercher, apprendre, essayer seul puisque dans le cas de Jean les interactions sociales sont peu présentes.

5.3. Marie

Marie 26 ans a également terminé son master depuis un an, elle a décidé de passer quelques mois à l’étranger pour apprendre l’anglais avant de chercher un emploi dans le domaine des Sciences de l’Education. C’est en évoquant le téléphone intelligent qu’elle évoque le mieux ses expériences d’apprentissage : « Alors, pour moi je pense qu’il (le téléphone intelligent) est, bon capital peut être qu’on pourrait faire autrement, mais disons c’est surtout dans le sens où c’est quelque chose qui va très vite, l’utilisation. Par exemple si (...) assez souvent quand tu parles de quelque chose avec des amis, tu te dis « mais oui, voir par exemple simplement les sujet actuel, l’Euro (la compétition de football) par exemple on se dit « dis donc ce joueur dans quelle équipe il joue par exemple ? » ou ce genre des choses et toute de suite tu pianotes sur ton téléphone et tu as la réponse, alors je pense que, mais ça c’est des apprentissages entre guillemets, mais voilà par exemple mais disons qu’après ça peut être la même chose pour, dans une discussion quelqu’un emploie un mot que tu te dis « dis donc t’es sur que c’est juste dans ce contexte ? » tu cherches aussi très rapidement et puis t’as toute de suite la réponse. C’est aussi quelque chose qui, peut-être tu n’utiliserais pas comme un dictionnaire, c’est quelque chose que t’utilises tellement rapidement que c’est, c’est vraiment génial au fait, j’aime beaucoup parce que c’est vrai que si tu dois aller noter sur un bout de papier, aller chercher dans ton dictionnaire le soir quand tu rentres, je pense qu’on le fait pas. Donc après ce que l’on retient exactement ce qu’on a été cherché je ne sais pas, mais en tout cas on l’a au moins une fois lu. Donc... ».

Expériences

Activité

Conditions

Type d’expérience :
« apprendre tout le temps, partout, tous les jours »

Intentions – Motifs : Extrinsèques, opératoires personnels

Caractéristiques individuelles : relativement peu autodirigée

Signification : « J’aime beaucoup, c’est capital »

Action- médiations :
« C’est immédiat, c’est quelque chose que t’as tous les temps sur toi donc ton téléphone » (médiation pragmatique)
« Non, apprendre partout, je pense que c’est aussi finalement, si on arrive soit dans les transports publics, soit à lire deux lignes de théorie (...) on arrive à peut-être les mémoriser aussi même si que c’est deux lignes, donc je pense que c’est aussi bien de (...) de l’avoir partout au fait. » (médiation épistémique)

Interactions sociales :
EPA : conception et évolution


Opération
Instruments pivots :
Téléphone intelligent

EPA : artefacts et systèmes d’artefacts : Téléphone intelligent

Tableau 4 • Matrice conceptuelle Marie

Marie décrit une expérience dans laquelle elle fait apparaître peu d’auto-direction c’est plutôt la situation et la disponibilité du téléphone intelligent qui la conduit à réaliser un apprentissage en cherchant sur le vif une information factuelle. En ce sens dans cette expérience c’est l’absence de frontières qui est remarquable. On peut apprendre partout et tout le temps. Le motif semble extrinsèque et opératoire, il s’agit de montrer que l’on peut répondre à une question dans l’instant. Les interactions sociales correspondantes seraient de bas niveau (échange d’information) et régulées individuellement.

Chez Marie l’apprentissage semble être moins guidé par l’intention d’apprendre que par la disponibilité de l’accès à l’Internet pour rechercher des informations. C’est la disponibilité partout de cette technologie qui rend possible un apprentissage du type « prendre des informations ». L’EPA conçu dans ce cadre apparaît comme beaucoup moins complexe et renvoie à une seule technologie à disposition : le téléphone mobile.

6. Analyse intercas et discussion des résultats

Les cas de Jean-Marc, Jean et Marie sont suffisamment contrastés pour évoquer des configurations particulières comme l’a fait (Barron, 2006) en distinguant des types d’apprentissage « auto-initiés » comme l’exploration de médias (essayer des applications, surfer...), construire un réseau de connaissances (joindre des groupes d’intérêts, trouver des mentors, avoir des conversations avec des pairs ou des proches) ou ceux d’(Ito et al., 2008) concernant les genres de participation des adolescents américains sur internet (« Hanging out, seeking around et geeking »). C’est la raison pour laquelle dans la catégorie « signification » de l’expérience nous avons présenté les termes caractérisant, selon nous, le mieux l’activité d’apprentissage au-delà des frontières telle qu’exprimée par ces trois adultes. Le cas de Jean-Marc est sans doute le plus complet puisqu’il est possible de mettre en relation son intention de « gagner du plaisir », « rester éveillé », « à côté » avec ses actions « d’entrer en contact et d’échanger » et ses opérations de conception et d’usage de son EPA. Les cas de jean et de Marie montrent, par ailleurs, qu’il serait possible de distinguer plus finement les formes d’apprentissage au-delà des frontières en tenant compte de motifs différents (« apprendre par soi-même, devenir compétent en cherchant des informations» et « apprendre tout le temps»).

Dans la suite de notre analyse, nous reprenons les trois questions de notre recherche exploratoire et identifions les pistes apportées par notre démarche. Ce faisant nous en questionnons la valeur heuristique.

Dans quelle mesure les EPA conçus en usage par les apprenants constituent-ils des supports aux processus d’apprentissage au-delà des frontières ?

Chez Jean-Marc tout comme chez Jean, des processus de passages de frontières décrits dans la littérature peuvent être identifiés. Il s’agit essentiellement d’oser plonger dans des situations inconnues (Engeström et Sannino, 2010) et du premier processus décrit par (Akkerman et Bakker, 2011) et par (Perkins et Salomon, 2012) : détecter ou identifier une situation dans laquelle un besoin de compétences se fait sentir. Dans ces deux cas, il est intéressant de constater que l’EPA pourrait lui-même être considéré comme un espace intermédiaire, frontière, de transition ou passeur selon l’expression adoptée pour traduire l’expression anglaise de « boundary object ». Tout se passe comme si le sujet se construisait son environnement d’apprentissage comme un environnement « protégé » à la fois physique et instrumenté au plan social et technologique, lui permettant de se plonger dans l’inconnu, de faire des essais, enfin d’apprendre.

L’intuition de départ semble donc pertinente. Cependant, pour poursuivre notre recherche, plusieurs aspects devraient être pris en compte : il s’agirait tout d’abord de revoir la situation de recueil de données qui nous semble trop spécifique. En effet, si elle permet au sujet d’évoquer des expériences riches et précises, elle empêche d’envisager d’autres types d’expériences vécues éventuellement sur une période de vie plus longue. En outre, pour vraiment saisir une expérience d’apprentissage au-delà des frontières une étude longitudinale s’avèrerait indispensable.

Dans quelle mesure constituent-ils des systèmes d’instruments ?

Dans les deux premiers cas également, les EPA décrits peuvent être considérés comme des systèmes d’instruments, c’est-à-dire des ensembles cohérents d’instruments « organisés par le sujet pour répondre à la diversité des situations rencontrées » (Bourmaud, 2006). Si l’ordinateur joue un rôle central, contrairement à ce que nous avions envisagé au départ, l’espace du domicile joue un rôle particulièrement important. Malgré le caractère mobile des applications, l’espace physique du domicile rend possible une expérience d’apprentissage valorisée par nos deux sujets particulièrement autodirigés. Notons à nouveau qu’il est difficile d’identifier réellement un instrument pivot au plan individuel sans réaliser d’étude longitudinale et se doter d’observations plus précises.

Quelles perspectives cette construction singulière de l’EPA comme objet de recherche ouvre-t-elle pour les personnes et pour les environnements?

Dans notre article de 2013, nous suggérions trois conjectures : « Il est possible de mettre en évidence des configurations spécifiques ; (...) 2. Ces configurations évoluent et impactent sur les intentions d’apprendre (conceptions, motifs) (...); 3. Les EPA constituent des systèmes d’instruments de transition » (Charlier, 2013), p. 75-76.

Les configurations spécifiques nous semblent être bien décrites au moyen de notre cadre d’analyse (fig1. et table 1.) ainsi que leur rôle potentiel comme systèmes d’instruments de transition.

A ce niveau, il faut insister sur la différence marquante apparue avec le cas de Marie. Au travers de ce qu’elle nous donne à voir, Marie semble beaucoup moins autodirigée. La constitution de son EPA serait bien davantage orientée par l’action que par l’intention. En relation avec cette intention, son EPA semble être limité à son téléphone intelligent et à ses fonctionnalités de recherche d’informations.

Bien entendu, la mise en évidence de configurations spécifiques devrait être poursuivie dans le cadre d’autres recherches. Mais, en attendant, nous pouvons nous interroger sur les rôles des dispositifs de formation formels et des technologies dans le développement de nouvelles manières d’apprendre. Apprendre partout et tout le temps a parfois été considéré comme un label de qualité, or ce type de démarche peut renvoyer davantage à la prise d’informations ponctuelles qu’à des apprentissages. Ou, au contraire, nos visions de l’apprentissage et de son évaluation devraient peut-être évoluer au sens de « l’individu plus » proposé par (Perkins, 1995). Ce seraient aussi les objets autour de nous qui apprendraient.

Au-delà des recherches nécessaires, une réflexion approfondie devrait être menée sur le rôle de nos formations pour préparer les individus à devenir des experts adaptatifs, ou encore comme le proposent (Cune et Entwistle, 2011) à développer leur disposition à comprendre par eux-mêmes (« disposition to understand for oneself »). Cette préparation ne passerait pas seulement par une réflexion sur leurs manières d’apprendre mais aussi par une préparation à un usage efficient des ressources à leur disposition (outils technologiques et ressources humaines).

7. Conclusions et perspectives

Les EPA semblent pouvoir constituer des sources de données essentielles. Au-delà de données objectives (traces, logiciels utilisés, interactions sociales), notre contribution démontre qu’il n’est pas possible de les décrire et des analyser sans prendre en compte les intentions et les représentations des apprenants. En effet, les EPA intègrent aussi un environnement social et des enjeux identitaires qu’il n’est pas possible de représenter uniquement avec les technologies. Les apprenants construisent et font évoluer leurs EPA non seulement en fonction de leurs motifs mais aussi en réaction à leurs expériences d’apprentissage (dans les cas analysés pour les revivre). Nous ne savons pas quels impacts ces expériences plus ou moins complexes ont sur le devenir personnel et professionnel des personnes. De nombreuses questions restent ouvertes.

Au regard de nos analyses, nous avons relevé plusieurs limites à cette recherche exploratoire. Nous pensons cependant avoir pu démontrer tout l’intérêt heuristique d’un programme de recherche sur les EPA comme systèmes d’instruments pour l’apprentissage au-delà des frontières. Il s’agit d’aller au-delà du discours idéal associé aux dernières nouvelles technologies, d’en repérer les exigences et les impacts sur et pour les apprenants. Bref tenter de « faire un pas de côté » (Barbier, 2013). Le cadre d’analyse du passage de frontières nous semble particulièrement stimulant pour ce faire.

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A propos de l’auteur

Bernadette Charlier est titulaire d’un doctorat en sciences de l’éducation de l’Université Catholique de Louvain (UCL), elle est professeur ordinaire au Département des sciences de l’éducation de l’Université de Fribourg (Suisse), titulaire du domaine d’expertise Innovation, Formation  et directrice du Centre de didactique universitaire de cette université. Elle y enseigne depuis 2002 après avoir dirigé le Centre multimédia de l’Université de Namur (Belgique) et la Cellule d’ingénierie pédagogique de la même institution. Ses recherches et ses enseignements portent sur la Technologie de l’Éducation, la formation des adultes et la pédagogie universitaire.

Adresse : Université de Fribourg, Centre de Didactique Universitaire, Boulevard de Pérolles 90, CH. 1700 Fribourg, Suisse.

Courriel : bernadette.charlier@unifr.ch

 

 
Référence de l'article :
Bernadette CHARLIER (Département des Sciences de l'Education, Université de Fribourg), Les Environnements Personnels d’Apprentissage : des instruments pour apprendre au-delà des frontières, Revue STICEF, Volume 21, 2014, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 17/12/2014, http://sticef.org
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Mise à jour du 5/12/16