À propos de diversité linguistique dans
l’enseignement supérieur et la recherche.
Georges-Louis Baron (Université Paris Descartes, Laboratoire
EDA)
D’un point de vue linguistique, la France est un pays
privilégié : la francophonie existe. L’organisation
internationale de la francophonie (OIF), son expression politique fondée
en 1970, réunit 70 pays (56 membres et 14 observateurs) et
représente 200 millions de
locuteurs1.
Bien sûr, la splendeur de jadis, celle d’une puissance politique
imposant sa langue et ses lois, n’est plus qu’un souvenir. Mais
restent un instrument de communication ancré dans une histoire et un
marché pour des produits culturels. Cet état de fait
s’observe dans un contexte de globalisation où, comme chacun sait,
l’anglais tend à occuper une place grandissante, en particulier
dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Que faire dans cette situation ? Comment maintenir une diversité
linguistique ? Ces questions ont une importance particulière dans
notre domaine de recherche, pluridisciplinaire, dont la composante francophone
est indéniable. Les lignes qui suivent sont inspirées par la
participation à une conférence sur la diversité
linguistique dans l’enseignement supérieur où j’ai
présenté la situation de notre milieu et le rôle important
qu’y joue la revue STICEF.
Contexte : une globalisation linguistique rapide
L’Europe parle beaucoup de langues, et les
autorités européennes insistent bien sur l’importance du
multilinguisme. En 2005, un texte spécifique de la Commission
européenne (CEE, 2005) a
indiqué un certain nombre de principes forts :
« L’Union européenne se fonde sur
“l’unité dans la diversité“ :
diversité des cultures, des coutumes, des opinions et des langues. Outre
les 20 langues officielles de l’Union, on recense environ 60 langues
locales et un grand nombre de langues extérieures parlées par les
communautés de migrants... C’est cette diversité qui fait de
l’Europe ce qu’elle est : non pas un creuset dans lequel les
différences se fondent, mais une maison commune qui glorifie la
diversité et où nos nombreuses langues maternelles constituent une
source de richesse et la voie vers une plus grande solidarité et à
la compréhension mutuelle ».
Mais, dans un texte de 2008, (Phillipson, 2008) remarque que :
« Il y a beaucoup de fluidité dans la politique
linguistique de l’Europe : beaucoup de tensions subsistent entre le
nationalisme linguistique (monolinguisme), le multilinguisme institutionnel de
l’Union européenne, et l’anglais qui y devient dominant... Il
y a une adoption largement acritique de l’anglicisation, l’anglais
comme lingua economica/americana ».
Cet auteur relève également que, derrière la
rhétorique des droits linguistiques, beaucoup est laissé aux
forces du marché. Il énumère une série
d’obstacles à la formation d’une politique linguistique
européenne, parmi lesquels le fait que la responsabilité en est
« fragmentée entre différentes institutions (conseil des
ministres, directions pour l’éducation et la culture, le
multilinguisme, la traduction » et, pour le domaine de la recherche,
« la fragilité des processus de dialogue entre chercheurs,
groupes d’intérêt et décideurs »).
L’anglais est devenu pour les chercheurs un vecteur obligé de
communication, ce qui représente évidemment une simplification,
une homogénéisation mais aussi un appauvrissement et parfois une
violence. Pour donner un exemple vécu, je me souviens avoir, il y a
quelques années, procédé à l’évaluation
de réponses à un appel d’offres de l’équivalent
portugais de l’Agence nationale de la recherche. Les collègues
n’avaient pas eu le choix : les dossiers devaient être
en anglais, afin de permettre à des étrangers de les lire. Cette
obligation avait dû leur poser de nombreux problèmes : chacun
sait, dès qu’il en a eu l’expérience, que
s’exprimer dans une langue étrangère conduit à
simplifier sa pensée et à minimiser les références
dans la langue nationale au profit de celles de la langue
d’expression.
Il y a plus : au nom de l’espace européen, la pression pour
enseigner en anglais dans les formations supérieures, encore modeste dans
notre pays, est localement forte ailleurs. Elle est susceptible de
s’accroître assez rapidement, en particulier pour les études
« post graduées », c’est-à-dire le
master et le doctorat.
Échos de la conférence
La conférence à laquelle j’ai
participé a été co-organisée à Ljublana
(Slovénie) par trois institutions : l’Institut Fran
Ramovš pour la langue
slovène2, l’European Association for Terminology (EAT)3, l’European Federation
of National Institutions for Language (EFNIL). La question centrale
était celle de la place des langages nationaux dans l’enseignement
supérieur.
Cette réunion a rassemblé une quarantaine de contributeurs
(dont une majorité de linguistes spécialistes de terminologie)
issues d’une large série de pays : Allemagne, Belgique, Pays
bas, Irlande, Espagne, Grèce, Hongrie, Lituanie, Portugal, Roumanie,
Serbie, Suède, Danemark et, bien sûr, la Slovénie.
Le tableau ressortant des contributions est net et confirme ce que l’on
savait déjà, sans peut-être en mesurer toutes les
implications.
D’abord, dans un certain nombre de pays, enseigner en anglais est
valorisé, bien que ce choix puisse directement entraîner des
difficultés dans le cadre de formation de personnes ayant ensuite
à dialoguer avec le public (le cas de vétérinaires a ainsi
été mentionné). Il semble, d’après les
chiffres cités à la conférence, qu’entre 3 et
5 % des programmes d’enseignement supérieurs en Europe
étaient dispensés en anglais en 2009, la tendance étant
à l’augmentation, avec de fortes disparités : dans
certains pays du nord, ces pourcentages semblent pouvoir atteindre 25 %,
tandis qu’au sud ils restent faibles. L’argument de l’accueil
d’étudiants ERASMUS est parfois mentionné. Mais il est
probable que ces étudiants sont aussi à la recherche
d’immersion dans des pays qui les intéressent et qu’ils sont
plutôt contents de perfectionner une langue qu’ils pratiquent
déjà.
Ensuite, publier uniquement dans sa langue nationale n’est pas
recommandé pour ceux et celles qui aspirent à une reconnaissance
de leur excellence scientifique. Différents types de pondération
sont appliqués par les agences d’évaluation selon
qu’on publie dans sa langue ou dans des revues anglophones, les secondes
étant favorisées.
La question des risques d’un monolinguisme utilisant en fait une
version appauvrie de l’anglais a été discutée.
Personne ne conteste qu’une interlangue soit utile et même
indispensable pour assurer une intercompréhension minimale (c’est
particulièrement évident dans le domaine du transport
aérien). Mais, s’agit-il d’une lingua franca comme on
l’entend parfois ?
Cette dernière notion, comme l’a expliqué Gehrard
Stickel, ne s’applique pas au cas de la communication scientifique, qui
s’est développée dans le passé en utilisant
différentes langues de culture. Elle désigne plutôt un
jargon de marins et de soldats, un sabir (étymologiquement, lingua
franca est une expression liée à la langue des
croisés).
Le risque encouru, lorsque les scientifiques
« émigrent » en anglais, est celui de la perte de
domaines de la langue : empruntant à d’autres les mots et
les concepts scientifiques, elle devient incapable de les nommer. À la
longue, si cette perte de domaines concerne aussi le monde des affaires, voire
la politique, la langue nationale risque de se réduire aux
échanges dans le domaine domestique et celui du folklore : family, friends, folklore (Stickel, 2006)4.
Jan Roukens, pour sa part, a expliqué pourquoi il y avait, dans le
domaine linguistique, une mauvaise globalisation : les langages
tendent à être considérés comme des barrières
à la communication. Ils disparaissent dans le monde au rythme de deux par
mois. Comment empêcher que « les langues véhiculaires
remplacent les langues maternelles » ? Que faire face à
une situation où,
« Alors que pendant quatre siècles les langues nationales
ont émergé dans l’enseignement supérieur de la longue
période où cet enseignement était réservé
à une petite élite qui avait acquis une connaissance suffisante du
latin, beaucoup d’universités européennes obligent
maintenant leurs étudiants à suivre une part croissante de leurs
études scientifiques en anglais, à utiliser des matériels
pédagogiques dans cette langue exclusivement et à subir des
examens en anglais » (Roukens, 2007, p. 4).
Il considère que l’anglais, qu’il nomme Inglish,
pour signifier à la fois son caractère international, mais aussi
individuel, est l’Espéranto actuel de l’enseignement
supérieur, mais qu’il convient de promouvoir, comme l’avait
déjà recommandé la réunion européenne de
Barcelone (2002) pour chacun-e, l’utilisation de deux autres langues et
valoriser la publication en trois langues.
À la fin de la rencontre, les organisateurs avaient souhaité
publier une déclaration ; mais le temps limité de discussion
et la complexité du problème n’ont pas permis
d’aboutir à un texte consensuel. On comprend en effet que la
problématique n’est pas la même pour des langues ayant un
nombre important de locuteurs et pour celles qui sont nommées, par
euphémisme, « langues moins parlées ». Ceci
étant, comme l’ont expliqué des conférenciers
slovènes, il est tout à fait possible de publier dans cette
langue, (environ 2 millions de locuteurs natifs) dans les domaines où
existent des communautés scientifiquement fortes.
Réflexions
Pour continuer à publier des articles à
caractère scientifique dans la langue nationale, un point essentiel est
la présence d’un milieu comptant un nombre suffisant de
personnes produisant de la recherche et capables d’expertiser des articles
dans cette langue, afin d’assurer l’indispensable fonction de filtre
préalable. Cette condition une fois remplie (et elle l’est
largement dans notre champ), la pérennité d’une revue
à comité de lecture est possible si une institution la soutient et
si les instances d’évaluation de la recherche la reconnaissent.
Reste, bien sûr, le fait qu’une revue dans une autre langue que
l’anglais semble bénéficier a priori d’un public moins
vaste qu’une revue anglophone. Mais est-ce un argument fort ? Il y a
actuellement pléthore de revues à comité de lecture
très spécialisées, dont le lectorat est limité mais
qui font référence.
Par ailleurs, la traduction existe et permet de diffuser dans d’autres
contextes des idées nouvelles, d’abord publiées dans des
supports à diffusion limitée. Le rapport 2009 de la
délégation générale à la langue
française et aux langues de France
(DGLFLF5) rappelle que le Conseil des
ministres de l’Éducation, de la Jeunesse, de la Culture et de
l’Audiovisuel de l’Union européenne a adopté en
novembre 2008 une résolution relative à une stratégie
européenne en faveur du multilinguisme invitant les états membres
et la commission à mettre en place un programme spécifique de
traduction à l’échéance 2012-2013 (DGLFLF, 2009,
p. 11).
Ce même rapport indique, en se fondant sur une étude
auprès de 9 000 chercheurs que :
« Là aussi, la reconnaissance de l’anglais comme
langue internationale dans les sciences exactes ou naturelles est maximale
(supérieure à 70 %), mais atteint seulement 34 % dans
les sciences de l’homme et de la société. Par ailleurs,
29 % des chercheurs admettent éprouver des difficultés pour
l’expression écrite dans une langue qui n’est pas la leur, un
pourcentage équivalent étant constaté pour
l’oral ; 42 % des chercheurs déclarent éprouver
des limites en anglais » (p. 8).
Cet état de fait se reflète bien en France dans les positions
des différentes sections du conseil national des universités (CNU)
et de l’Agence d’évaluation de la recherche et de
l’enseignement supérieur (AERES), dont les critères varient
en fonction des domaines. Personnellement, je suis convaincu qu’il existe
une marge de manœuvre assez importante car il n’existe pas encore de
jurisprudence et les personnels dont la charge est de définir des
règles d’évaluation sont à l’écoute des
communautés.
Bien entendu, il convient de ne pas oublier que les articles de revue ne sont
qu’un des éléments de la diffusion des résultats de
la recherche. Dans les disciplines de sciences humaines et sociales, la
publication d’ouvrages reste un vecteur majeur de diffusion,
d’ailleurs reconnu par les instances d’évaluation.
On est là au cœur de questions qui ont déjà
été posées, mais qui insistent. Par exemple,
l’enquête sur les lecteurs de STICEF menée en 2007 indiquait
que la majorité des répondants se prononcent en faveur du maintien
du français (26) mais que nombre d’entre eux étaient
favorables à la publication en anglais (22), et quelques-uns à
celle dans d’autres langues (6) (Dané et Bruillard, 2007).
En somme, une partie de la question est liée aux traditions
différentes des communautés disciplinaires et à la tension
entre celles qui s’affilient aux « sciences dures » et
les autres.
Un rapport récent (GFII, 2009) a
analysé la situation spécifique de ces dernières. Il
constate en particulier (p. 9) qu’en SHS « la notion de
communauté de recherche n’est pas déterminée a priori
par la structuration internationale d’un champ de recherche disciplinaire
ou sous disciplinaire » et que :
« Les revues SHS, avant d’être l’expression du
travail collectif d’une communauté disciplinaire ou
sous-disciplinaire sont l’expression, le vecteur de communication
d’équipes de recherche. Il en résulte un extrême
morcellement de l’offre de revues SHS en France (ce même constat est
sans doute à la base du grand nombre de titres d’ouvrages
paraissant annuellement, avec des chiffres d’affaires très
limités). On dénombre en France 1,34 revue de recherche en SHS par
unité de recherche (labo, UMR...) »
Il relève également que « Fin 2008, 54 % des
revues de recherche en SHS (ce chiffre était de 76 % en 2005) ne
disposent d’aucune présence sur Internet et restent exclusivement
ancrées dans l’économie de
l’imprimé » (p. 11).
Cette situation n’est bien entendu pas la même en sciences,
technologie et mathématiques (STM). Mais le domaine des EIAH (et plus
largement celui des technologies de l’information et de la communication
en éducation) ont comme caractéristique d’être peu ou
prou fréquentées par des
« marginaux-sécants » par rapport à leur
communauté d’origine, pour reprendre une notion de sociologie des
organisations. Cette situation à l’interface de champs
différents a indéniablement des inconvénients, mais elle
offre aussi des avantages.
Pour sa part la revue STICEF, qui assume d’être clairement
située à une interface entre plusieurs disciplines aux traditions
différentes, contribue à sa manière à
préserver la diversité linguistique et à faire fonctionner
le français comme langue de communication scientifique. Ce choix qui est
celui de l’ATIEF, ne pose pas de problème majeur du
côté des sciences de l’éducation et des sciences de
l’information et de la communication. Pour les informaticiens, il est
peut-être plus délicat du point de vue de la reconnaissance par
leur discipline si sont surtout prises en compte dans les évaluations les
publications en anglais, car il n’est pas simple de convaincre les
autorités chargées de l’évaluation de
l’intérêt qu’il y a à continuer à publier
en français. Mais l’existence de la revue contribue grandement
à la permanence du champ de recherche et il me semble de notre
responsabilité d’y contribuer...
BIBLIOGRAPHIE
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Europe’s Wealth Consists Essentially in its Variety of Languages. Goethe
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1 http://www.francophonie.org/Qui-sommes-nous.html
2 http://www.zrc-sazu.si/isj/
3 http://www.eaft-aet.net/fr/accueil/
4 En passant, je suis toujours
très étonné par l’attitude d’un certain nombre
de collègues qui empruntent sans plus de façon à
l’anglais des expressions ayant pourtant un équivalent facile dans
notre langue. Le dernier exemple en date est celui des « serious
games », expression pourtant facilement traduisible en
« jeux sérieux ». Le problème,
évidemment, de cette dernière traduction, c’est
qu’elle ne sonne pas très sérieux.
5 http://www.dglf.culture.gouv.fr/
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