Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 16, 2009
rubrique

À propos de diversité linguistique dans l’enseignement supérieur et la recherche.

Georges-Louis Baron (Université Paris Descartes, Laboratoire EDA)

D’un point de vue linguistique, la France est un pays privilégié : la francophonie existe. L’organisation internationale de la francophonie (OIF), son expression politique fondée en 1970, réunit 70 pays (56 membres et 14 observateurs) et représente 200 millions de locuteurs1. Bien sûr, la splendeur de jadis, celle d’une puissance politique imposant sa langue et ses lois, n’est plus qu’un souvenir. Mais restent un instrument de communication ancré dans une histoire et un marché pour des produits culturels. Cet état de fait s’observe dans un contexte de globalisation où, comme chacun sait, l’anglais tend à occuper une place grandissante, en particulier dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Que faire dans cette situation ? Comment maintenir une diversité linguistique ? Ces questions ont une importance particulière dans notre domaine de recherche, pluridisciplinaire, dont la composante francophone est indéniable. Les lignes qui suivent sont inspirées par la participation à une conférence sur la diversité linguistique dans l’enseignement supérieur où j’ai présenté la situation de notre milieu et le rôle important qu’y joue la revue STICEF.

Contexte : une globalisation linguistique rapide

L’Europe parle beaucoup de langues, et les autorités européennes insistent bien sur l’importance du multilinguisme. En 2005, un texte spécifique de la Commission européenne (CEE, 2005) a indiqué un certain nombre de principes forts :

« L’Union européenne se fonde sur “l’unité dans la diversité“ : diversité des cultures, des coutumes, des opinions et des langues. Outre les 20 langues officielles de l’Union, on recense environ 60 langues locales et un grand nombre de langues extérieures parlées par les communautés de migrants... C’est cette diversité qui fait de l’Europe ce qu’elle est : non pas un creuset dans lequel les différences se fondent, mais une maison commune qui glorifie la diversité et où nos nombreuses langues maternelles constituent une source de richesse et la voie vers une plus grande solidarité et à la compréhension mutuelle ».

Mais, dans un texte de 2008, (Phillipson, 2008) remarque que :

« Il y a beaucoup de fluidité dans la politique linguistique de l’Europe : beaucoup de tensions subsistent entre le nationalisme linguistique (monolinguisme), le multilinguisme institutionnel de l’Union européenne, et l’anglais qui y devient dominant... Il y a une adoption largement acritique de l’anglicisation, l’anglais comme lingua economica/americana ».

Cet auteur relève également que, derrière la rhétorique des droits linguistiques, beaucoup est laissé aux forces du marché. Il énumère une série d’obstacles à la formation d’une politique linguistique européenne, parmi lesquels le fait que la responsabilité en est « fragmentée entre différentes institutions (conseil des ministres, directions pour l’éducation et la culture, le multilinguisme, la traduction » et, pour le domaine de la recherche, « la fragilité des processus de dialogue entre chercheurs, groupes d’intérêt et décideurs »).

L’anglais est devenu pour les chercheurs un vecteur obligé de communication, ce qui représente évidemment une simplification, une homogénéisation mais aussi un appauvrissement et parfois une violence. Pour donner un exemple vécu, je me souviens avoir, il y a quelques années, procédé à l’évaluation de réponses à un appel d’offres de l’équivalent portugais de l’Agence nationale de la recherche. Les collègues n’avaient pas eu le choix : les dossiers devaient être en anglais, afin de permettre à des étrangers de les lire. Cette obligation avait dû leur poser de nombreux problèmes : chacun sait, dès qu’il en a eu l’expérience, que s’exprimer dans une langue étrangère conduit à simplifier sa pensée et à minimiser les références dans la langue nationale au profit de celles de la langue d’expression.

Il y a plus : au nom de l’espace européen, la pression pour enseigner en anglais dans les formations supérieures, encore modeste dans notre pays, est localement forte ailleurs. Elle est susceptible de s’accroître assez rapidement, en particulier pour les études « post graduées », c’est-à-dire le master et le doctorat.

Échos de la conférence

La conférence à laquelle j’ai participé a été co-organisée à Ljublana (Slovénie) par trois institutions : l’Institut Fran Ramovš pour la langue slovène2, l’European Association for Terminology (EAT)3, l’European Federation of National Institutions for Language (EFNIL). La question centrale était celle de la place des langages nationaux dans l’enseignement supérieur.

Cette réunion a rassemblé une quarantaine de contributeurs (dont une majorité de linguistes spécialistes de terminologie) issues d’une large série de pays : Allemagne, Belgique, Pays bas, Irlande, Espagne, Grèce, Hongrie, Lituanie, Portugal, Roumanie, Serbie, Suède, Danemark et, bien sûr, la Slovénie.

Le tableau ressortant des contributions est net et confirme ce que l’on savait déjà, sans peut-être en mesurer toutes les implications.

D’abord, dans un certain nombre de pays, enseigner en anglais est valorisé, bien que ce choix puisse directement entraîner des difficultés dans le cadre de formation de personnes ayant ensuite à dialoguer avec le public (le cas de vétérinaires a ainsi été mentionné). Il semble, d’après les chiffres cités à la conférence, qu’entre 3 et 5 % des programmes d’enseignement supérieurs en Europe étaient dispensés en anglais en 2009, la tendance étant à l’augmentation, avec de fortes disparités : dans certains pays du nord, ces pourcentages semblent pouvoir atteindre 25 %, tandis qu’au sud ils restent faibles. L’argument de l’accueil d’étudiants ERASMUS est parfois mentionné. Mais il est probable que ces étudiants sont aussi à la recherche d’immersion dans des pays qui les intéressent et qu’ils sont plutôt contents de perfectionner une langue qu’ils pratiquent déjà.

Ensuite, publier uniquement dans sa langue nationale n’est pas recommandé pour ceux et celles qui aspirent à une reconnaissance de leur excellence scientifique. Différents types de pondération sont appliqués par les agences d’évaluation selon qu’on publie dans sa langue ou dans des revues anglophones, les secondes étant favorisées.

La question des risques d’un monolinguisme utilisant en fait une version appauvrie de l’anglais a été discutée. Personne ne conteste qu’une interlangue soit utile et même indispensable pour assurer une intercompréhension minimale (c’est particulièrement évident dans le domaine du transport aérien). Mais, s’agit-il d’une lingua franca comme on l’entend parfois ?

Cette dernière notion, comme l’a expliqué Gehrard Stickel, ne s’applique pas au cas de la communication scientifique, qui s’est développée dans le passé en utilisant différentes langues de culture. Elle désigne plutôt un jargon de marins et de soldats, un sabir (étymologiquement, lingua franca est une expression liée à la langue des croisés).

Le risque encouru, lorsque les scientifiques « émigrent » en anglais, est celui de la perte de domaines de la langue : empruntant à d’autres les mots et les concepts scientifiques, elle devient incapable de les nommer. À la longue, si cette perte de domaines concerne aussi le monde des affaires, voire la politique, la langue nationale risque de se réduire aux échanges dans le domaine domestique et celui du folklore : family, friends, folklore (Stickel, 2006)4.

Jan Roukens, pour sa part, a expliqué pourquoi il y avait, dans le domaine linguistique, une mauvaise globalisation : les langages tendent à être considérés comme des barrières à la communication. Ils disparaissent dans le monde au rythme de deux par mois. Comment empêcher que « les langues véhiculaires remplacent les langues maternelles » ? Que faire face à une situation où,

« Alors que pendant quatre siècles les langues nationales ont émergé dans l’enseignement supérieur de la longue période où cet enseignement était réservé à une petite élite qui avait acquis une connaissance suffisante du latin, beaucoup d’universités européennes obligent maintenant leurs étudiants à suivre une part croissante de leurs études scientifiques en anglais, à utiliser des matériels pédagogiques dans cette langue exclusivement et à subir des examens en anglais » (Roukens, 2007, p. 4).

Il considère que l’anglais, qu’il nomme Inglish, pour signifier à la fois son caractère international, mais aussi individuel, est l’Espéranto actuel de l’enseignement supérieur, mais qu’il convient de promouvoir, comme l’avait déjà recommandé la réunion européenne de Barcelone (2002) pour chacun-e, l’utilisation de deux autres langues et valoriser la publication en trois langues.

À la fin de la rencontre, les organisateurs avaient souhaité publier une déclaration ; mais le temps limité de discussion et la complexité du problème n’ont pas permis d’aboutir à un texte consensuel. On comprend en effet que la problématique n’est pas la même pour des langues ayant un nombre important de locuteurs et pour celles qui sont nommées, par euphémisme, « langues moins parlées ». Ceci étant, comme l’ont expliqué des conférenciers slovènes, il est tout à fait possible de publier dans cette langue, (environ 2 millions de locuteurs natifs) dans les domaines où existent des communautés scientifiquement fortes.

Réflexions

Pour continuer à publier des articles à caractère scientifique dans la langue nationale, un point essentiel est la présence d’un milieu comptant un nombre suffisant de personnes produisant de la recherche et capables d’expertiser des articles dans cette langue, afin d’assurer l’indispensable fonction de filtre préalable. Cette condition une fois remplie (et elle l’est largement dans notre champ), la pérennité d’une revue à comité de lecture est possible si une institution la soutient et si les instances d’évaluation de la recherche la reconnaissent.

Reste, bien sûr, le fait qu’une revue dans une autre langue que l’anglais semble bénéficier a priori d’un public moins vaste qu’une revue anglophone. Mais est-ce un argument fort ? Il y a actuellement pléthore de revues à comité de lecture très spécialisées, dont le lectorat est limité mais qui font référence.

Par ailleurs, la traduction existe et permet de diffuser dans d’autres contextes des idées nouvelles, d’abord publiées dans des supports à diffusion limitée. Le rapport 2009 de la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF5) rappelle que le Conseil des ministres de l’Éducation, de la Jeunesse, de la Culture et de l’Audiovisuel de l’Union européenne a adopté en novembre 2008 une résolution relative à une stratégie européenne en faveur du multilinguisme invitant les états membres et la commission à mettre en place un programme spécifique de traduction à l’échéance 2012-2013 (DGLFLF, 2009, p. 11).

Ce même rapport indique, en se fondant sur une étude auprès de 9 000 chercheurs que :

« Là aussi, la reconnaissance de l’anglais comme langue internationale dans les sciences exactes ou naturelles est maximale (supérieure à 70 %), mais atteint seulement 34 % dans les sciences de l’homme et de la société. Par ailleurs, 29 % des chercheurs admettent éprouver des difficultés pour l’expression écrite dans une langue qui n’est pas la leur, un pourcentage équivalent étant constaté pour l’oral ; 42 % des chercheurs déclarent éprouver des limites en anglais » (p. 8).

Cet état de fait se reflète bien en France dans les positions des différentes sections du conseil national des universités (CNU) et de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), dont les critères varient en fonction des domaines. Personnellement, je suis convaincu qu’il existe une marge de manœuvre assez importante car il n’existe pas encore de jurisprudence et les personnels dont la charge est de définir des règles d’évaluation sont à l’écoute des communautés.

Bien entendu, il convient de ne pas oublier que les articles de revue ne sont qu’un des éléments de la diffusion des résultats de la recherche. Dans les disciplines de sciences humaines et sociales, la publication d’ouvrages reste un vecteur majeur de diffusion, d’ailleurs reconnu par les instances d’évaluation.

On est là au cœur de questions qui ont déjà été posées, mais qui insistent. Par exemple, l’enquête sur les lecteurs de STICEF menée en 2007 indiquait que la majorité des répondants se prononcent en faveur du maintien du français (26) mais que nombre d’entre eux étaient favorables à la publication en anglais (22), et quelques-uns à celle dans d’autres langues (6) (Dané et Bruillard, 2007).

En somme, une partie de la question est liée aux traditions différentes des communautés disciplinaires et à la tension entre celles qui s’affilient aux « sciences dures » et les autres.

Un rapport récent (GFII, 2009) a analysé la situation spécifique de ces dernières. Il constate en particulier (p. 9) qu’en SHS « la notion de communauté de recherche n’est pas déterminée a priori par la structuration internationale d’un champ de recherche disciplinaire ou sous disciplinaire » et que :

« Les revues SHS, avant d’être l’expression du travail collectif d’une communauté disciplinaire ou sous-disciplinaire sont l’expression, le vecteur de communication d’équipes de recherche. Il en résulte un extrême morcellement de l’offre de revues SHS en France (ce même constat est sans doute à la base du grand nombre de titres d’ouvrages paraissant annuellement, avec des chiffres d’affaires très limités). On dénombre en France 1,34 revue de recherche en SHS par unité de recherche (labo, UMR...) »

Il relève également que « Fin 2008, 54 % des revues de recherche en SHS (ce chiffre était de 76 % en 2005) ne disposent d’aucune présence sur Internet et restent exclusivement ancrées dans l’économie de l’imprimé » (p. 11).

Cette situation n’est bien entendu pas la même en sciences, technologie et mathématiques (STM). Mais le domaine des EIAH (et plus largement celui des technologies de l’information et de la communication en éducation) ont comme caractéristique d’être peu ou prou fréquentées par des « marginaux-sécants » par rapport à leur communauté d’origine, pour reprendre une notion de sociologie des organisations. Cette situation à l’interface de champs différents a indéniablement des inconvénients, mais elle offre aussi des avantages.

Pour sa part la revue STICEF, qui assume d’être clairement située à une interface entre plusieurs disciplines aux traditions différentes, contribue à sa manière à préserver la diversité linguistique et à faire fonctionner le français comme langue de communication scientifique. Ce choix qui est celui de l’ATIEF, ne pose pas de problème majeur du côté des sciences de l’éducation et des sciences de l’information et de la communication. Pour les informaticiens, il est peut-être plus délicat du point de vue de la reconnaissance par leur discipline si sont surtout prises en compte dans les évaluations les publications en anglais, car il n’est pas simple de convaincre les autorités chargées de l’évaluation de l’intérêt qu’il y a à continuer à publier en français. Mais l’existence de la revue contribue grandement à la permanence du champ de recherche et il me semble de notre responsabilité d’y contribuer...

BIBLIOGRAPHIE

CEE. (2005). Communication from the Commission to the Council, the European Parliament, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions — A New Framework Strategy for Multilingualism. http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2005:0596:FIN:FR:HTML.

DANÉ, E., et BRUILLARD, E. (2007). Résultats et analyse d'une enquête sur la revue sticef. Sciences et Technologies de l´Information et de la Communication pour l´Éducation et la Formation, 14. Retrouvé de http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2007/10r-dane/sticef_2007_dane_10.htm

DGLFLF. (2009). Bilan 09. de nouveaux enjeux pour le français. Direction générale à la langue française et aus langues de France. Retrouvé de http://www.dglf.culture.gouv.fr/publications/Bilan09.pdf.

GFII. (2009). L’édition scientifique française en sciences sociales et humaines. ne étude réalisée pour le TGE Adonis par le GFII Avec l’appui de M.V. Etudes et Conseil (p. 42). Groupement français de l'industrie de l'information. Retrouvé de http://www.gfii.asso.fr/IMG/pdf/editionsSHS_vol1_synthese.pdf.

PHILLIPSON, R. (2008). Is there any unity in diversity in language policies national and supranational? English as an EU lingua franca or lingua frankensteinia? Dans G. Stickel (Éd.), National and European Language Policies. Contributions to the Annual Conference 2008 of EFNIL in Riga,, Duisburger Arbeiten zur Sprach- und Kulturwissenschaft, 73) (p. 145 - 154). Bern: Peter Lang. http://www.cbs.dk/content/download/98849/1275313/file/EFNIL%20Phillipson.pdf.

ROUKENS, J. (2007). Towards a linguistic world order. Dans 1-3 novembre 2007. Présenté au ELETO, 6th conference "Hellenic language and Terminology", Athène, grèce. Retrouvé de http://www.eleto.gr/download/Conferences/6th%20Conference/6th_32-31-RoukensJanPaper_V03.pdf.

STICKEL, G. (2006). Multilingualism and policy. Europe’s Wealth Consists Essentially in its Variety of Languages. Goethe Institut. Retrouvé de http://www.goethe.de/ges/spa/prj/sog/mup/en1399909.htm.


1 http://www.francophonie.org/Qui-sommes-nous.html

2 http://www.zrc-sazu.si/isj/

3 http://www.eaft-aet.net/fr/accueil/

4 En passant, je suis toujours très étonné par l’attitude d’un certain nombre de collègues qui empruntent sans plus de façon à l’anglais des expressions ayant pourtant un équivalent facile dans notre langue. Le dernier exemple en date est celui des « serious games », expression pourtant facilement traduisible en « jeux sérieux ». Le problème, évidemment, de cette dernière traduction, c’est qu’elle ne sonne pas très sérieux.

5 http://www.dglf.culture.gouv.fr/