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Fonder un jeu sérieux sur un jouet-micromonde
Bertrand MARNE (ICAR UMR 5191, Université Lumière
Lyon 2, France)
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RÉSUMÉ : Ryan,
Costello et Stapleton proposent de fonder les jeux sérieux
d’apprentissage sur un jouet systémique comparable à un
micromonde. Selon leurs travaux, c’est le moyen pour concevoir des jeux
sérieux efficients, permettant un apprentissage ludique par
l’exploration et expérimentation (Ryan et al., 2012). Nous
présentons dans cet article une mise à l’épreuve en
situation écologique (23 prototypes de jeux conçus) de leur
méthode de conception. Nous avons identifié plusieurs verrous
à l’utilisation de cette méthode et nous proposons des
solutions pour les lever, notamment un patron de conception de jeux
sérieux fondés sur des jouets-micromondes.
MOTS CLÉS : Apprentissage
par le jeu, Jeux Sérieux, Apprentissage par l’investigation,
Micromondes, Jeux de simulation, Patron de conception
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Designing a serious game based on a toy-microworld |
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ABSTRACT : Ryan,
Costello and Stapleton invite basing design of a serious learning games on a
systemic toy, close to the concept of microworld. Their work points out that it
is the best way to build entertaining serious games allowing exploration and
experimentation (Ryan et al., 2012). In this paper we report an ecological
evaluation (23 games prototype made) of their design method. We identify several
issues and propose some solutions, including a full design pattern to build
serious games based on toy-microworld.
KEYWORDS : Game-based
Learning, Serious Games, Inquiry Learning, Microworlds, Simulation Games, Design
Patterns |
1. Introduction
Nous choisissons de focaliser cette étude sur
les Jeux Sérieux (JS) d’apprentissage cherchant à obtenir
une motivation intrinsèque des apprenants-joueurs plutôt que sur
les JS ayant recours à la motivation extrinsèque par le biais de
mécanismes de gamification. Nous visons plus
précisément les JS qui ne cherchent pas seulement à
augmenter la motivation, mais ceux dans lesquels les interactions sont
utilisées pour proposer aux apprenants-joueurs de l’exploration et
de l’expérimentation et qui suscitent un apprentissage plus
constructiviste que transmissif. Ryan, Costello et Stapleton, en
s’appuyant explicitement sur les travaux de Schell (Schell, 2008) et
dans une réinterprétation implicite du concept de micromonde (Papert, 1987),
proposent de centrer la conception de cette catégorie de JS sur la
construction d’un jouet systémique (Ryan et al., 2012).
Nos travaux s’inscrivent dans cette problématique
générale qui interroge les apports de la notion de jouet dans les
méthodes de conception des JS.
Dans cet article, nous décrivons nos travaux, constitués de
trois études de terrain qui évaluent les méthodes de
conception de Ryan et al., et qui permettent d’extraire deux
patrons de conception (Alexander et al., 1977), (Meszaros et Doble, 1997) de JS articulés sur des jouets systémiques.
Nous présentons d’abord, en section 2, les travaux
antérieurs qui nous ont servi de base pour définir les concepts de
notre problématique, et notamment comment cette notion de jouet
systémique rejoint celle des micromondes (Papert, 1987).
Dans la section 3, nous exposons la méthodologie de recherche que nous
avons choisie et les biais qu’elle provoque pour mener les trois
études (itérations) que nous décrivons et discutons en
section 4. Nous présentons nos principaux résultats en section 5,
avant de conclure.
2. Le jouet comme fondement de jeux sérieux constructivistes
La
mise en avant des JS comme outils pédagogiques est souvent
justifiée par la motivation et l’engagement qu’ils sont
susceptibles de provoquer (Garris et al., 2002), (Keller, 1995), (Malone et Lepper, 1987), (Prensky, 2004).
Pourtant, selon certains travaux, cette utilisation des JS pour motiver a aussi
été critiquée (Wouters et al., 2013).
Selon cette méta-étude analysant 39 travaux de recherche, les
JS ne sont pas sensiblement plus motivants que les autres outils
d’enseignement utilisés dans les groupes témoins, et ce en
tenant compte du fait que les auteurs reconnaissent la difficulté de
mesurer correctement la motivation.
Dans le même ordre d’idée, certains auteurs comme Bogost
et Ryan et al. considèrent que l’intérêt
principal des JS pour l’apprentissage n’est pas la motivation, mais
de proposer un apprentissage expérientiel (Bogost, 2007), (Bogost, 2013), (Ryan et al., 2012).
En effet, ils montrent que les JS de ce type proposent des expériences
d’apprentissage plus constructivistes, qui à leur tour peuvent
induire une motivation intrinsèque. Alors que d’autres JS,
articulés sur les principes de gamification, tentent parfois de
n’apporter qu’une motivation extrinsèque (Bogost, 2013).
Or, dans certains de ces cas, la gamification peut aussi avoir des effets
négatifs sur l’apprentissage, comme la baisse de la motivation
intrinsèque (Deci et al., 1999) ou la course à la récompense (Callan et al., 2015).
Les travaux de Ryan et al. (Ryan et al., 2012) en utilisant la « Procedural Rethoric »
(rhétorique de la
procédure)1 proposée par Bogost (Bogost, 2007) et
le « Deep Conceptual Learning » (apprentissage
conceptuel
profond)2 proposé par Gee (Gee, 2009) invitent
à fonder la conception d’un JS sur l’utilisation d’un
jouet (numérique) grâce à la « Lens of the
Toy » (objectif du jouet) de Schell (Schell, 2008).
Selon Ryan et al., un bon jouet est un système complexe qui
propose de nombreuses affordances ludiques (Brougère, 2013) et qui sollicite les capacités cognitives de reconnaissance de
structures, de raisonnement stratégique et de résolution de
problèmes. En cela, ces auteurs enrichissent la notion de jouet
proposée par Schell. Ce dernier définit moins le jouet par la
description de l’artefact lui-même, que par l’activité
qu’il engendre : « le jouet est artefact avec lequel on
joue », et non l’artefact auquel on joue, qui est lui
plutôt le jeu ; l’objet-jeu se décrit alors comme
l’ensemble de règles (obstacles et buts) qui encadrent
l’utilisation du jouet (Schell, 2008).
De plus, Schell considère déjà qu’un jeu conçu
autour d’un jouet est une activité de résolution de
problèmes envisagée avec une attitude ludique.
Ainsi, Ryan et al., sans l’expliciter dans leurs travaux,
retrouvent des notions proches des micromondes, puisqu’ils
considèrent qu’un jouet, au cœur d’un JS
éducatif, doit être un modèle concret des systèmes
(une simulation) qui dirigent le domaine à enseigner (Papert, 1987), (Ryan et al., 2012).
Et ainsi, ils décrivent le jouet comme un outil qui invite, par
l’action de jeu, à l’exploration des systèmes,
à la reconnaissance de ses structures et à
l’expérimentation pour essayer de contrôler, puis de
maîtriser ces systèmes. C’est par ces moyens que Ryan et
al. considèrent qu’on atteint le « Deep Conceptual
Learning » décrit par Gee (Gee, 2009).
Ces conceptions sont très proches de celles qui fondent le concept de
micromonde. Les micromondes sont des EIAH qui permettent de mettre les
utilisateurs dans une situation d’autonomie afin de développer des
connaissances par la découverte, la conception d’hypothèses
et l’expérimentation de celles-ci (Papert, 1987).
Ainsi, lorsqu’un apprenant-joueur manipule un micromonde ou un jouet selon
Ryan et al., il cherche à comprendre les règles et les
équilibres existant dans les systèmes que le jouet
présente, et ce de deux manières. Soit en l’explorant :
il provoque des causes et en observe les conséquences pour en induire des
règles. Soit en expérimentant : il cherche à obtenir
des conséquences en multipliant les possibilités de causes pour
vérifier une ou plusieurs règles, ses hypothèses, par
abduction (Peirce, 1902).
Dans leur interprétation de ces concepts, Ryan et al.
identifient trois états cognitifs que le jouet doit créer chez
l’apprenant-joueur (Ryan et al., 2012).
L’« abstraction » provoquée par la
confrontation avec un système concret implémente des concepts
abstraits et s’apparente à une simulation du domaine à
enseigner. Cet état permet l’exploration et autorise à
l’apprenant-joueur la construction de modèles personnels de
représentation, en étudiant les structures des systèmes
auxquels il est confronté et en raisonnant par induction et abduction.
L’état de « control » est obtenu,
grâce à des interfaces ludiques, avec la simulation du domaine.
L’idée est de parvenir à l’aphorisme attribué
à l’un des pionniers du jeu vidéo Nolan Bushnell :
« facile à prendre en main, difficile à
maîtriser » (Crawford, 1984),
tout en maintenant le plaisir de l’utilisation. Le troisième
état est l’appropriation,
l’« ownership », dans lequel
l’apprenant-joueur, ayant pu expérimenter ses modèles
hypothétiques, renforce ses compétences en travaillant à
leur maîtrise.
Pour construire ces JS fondés sur des jouets/micromondes, Ryan et
al. proposent, sans la vérifier expérimentalement, une
méthode qui ressemble beaucoup à certains de nos travaux
(légèrement antérieurs) : les 6 facettes de la
conception des jeux sérieux (Marne, 2014), (Marne et al., 2011).
Les 6 facettes forment un modèle formel de la conception des JS qui
a été conçu pour faciliter la collaboration entre les
parties prenantes de cette conception (Marne, 2014) et
qui a été évalué expérimentalement.
La méthode de Ryan et al. se décompose en 5
étapes chronologiques (contrairement aux 6 facettes qui ne sont pas
chronologiques).
1. Identifier les mécaniques et dynamiques impliquées dans
les systèmes du domaine que l’on cherche à enseigner. Cette étape correspond de façon remarquable à deux
facettes : la facette 1 (Définition des Objectifs
pédagogiques), qui correspond à la modélisation du domaine
à enseigner décrit à partir des objectifs des concepteurs,
et la facette 2 (Simulation du domaine), qui décrit les
modèles formels des systèmes à l’œuvre dans le
domaine à enseigner.
2. Présenter le système de façon à faciliter
la reconnaissance de ses structures sous-jacentes. Ceci rejoint les concepts
décrits dans la facette 2 (Simulation du domaine). Ryan et
al. proposent de s’inspirer des
« Machinations » de Dormans, qui sont des patrons de
conception pour les mécaniques de jeux vidéo (Dormans, 2012).
3. Fournir un outil pour que l’apprenant-joueur ait un
contrôle incarné et ludique. Il s’agit donc d’un
outil à la fois simple et aux affordances multiples permettant une
interaction fine et ludique avec le système. Il s’agit exactement
de ce que propose la facette 3 (Interactions avec la simulation), qui
concerne la conception de l’interface ludique avec la simulation
(facette 2) proposée à l’apprenant-joueur.
4. Ajouter des buts pour créer des étapes dans la
découverte du système par les apprenants-joueurs. C’est
en correspondance avec la facette 4 (Problèmes et progression), qui
concerne les défis et les obstacles à proposer aux
apprenants-joueurs afin de les faire progresser à la fois dans le jeu et
dans les compétences recherchées.
5. Fournir le nécessaire pour permettre aux apprenants-joueurs de
partager leurs nouvelles compétences. Ceci ressemble à la
facette 6 (Conditions d’utilisation), qui concerne notamment
l’élaboration des conditions d’institutionnalisation des
apprentissages.
Assez logiquement, compte tenu de leurs propositions en opposition à
certaines techniques de gamification, les étapes proposées par
Ryan et al. ne reprennent pas les contenus de la facette 5
(Décorum) correspondant à la conception des éléments
de gamification d’un JS.
En reprenant la définition du jouet donnée dans la
« Lens of the Toy » de Schell (Schell, 2008),
nous avons constaté que parmi ces cinq étapes, seules les trois
premières sont centrées sur l’élaboration du jouet.
Les deux suivantes sont centrées sur la construction de
l’objet-jeu.
En nous fondant sur les travaux de Ryan et al., nous décrivons
le « jouet systémique », ce jouet/micromonde qui sert
de base à un jeu sérieux, comme ayant
4 caractéristiques :
- il permet de jouer (manipuler avec plaisir) sans but,
- il permet d’explorer,
- il permet d’expérimenter,
- et surtout, il permet que cette manipulation, cette exploration et cette
expérimentation soient pratiquées sur le domaine
« sérieux » visé par le jeu.
La problématique générale de nos travaux est de
questionner les JS fondés sur des jouets systémiques. Nous
explorons notamment l’hypothèse que ces JS, comme les micromondes (Papert, 1987),
permettent aux apprenants-joueurs, d’une part, la découverte par
l’exploration, la compréhension et la modélisation des
systèmes qui régissent les domaines enseignés par des
raisonnements inductifs et, d’autre part, l’expérimentation
pour vérifier et conforter les modèles hypothétiques par
des raisonnements abductifs.
Dans cette perspective, les travaux présentés ici interrogent
la conception des JS de cette catégorie. Ainsi, notre contribution est
d’avoir mis à l’épreuve sur le terrain les
propositions méthodologiques de Ryan et al., et d’avoir
extrait des éléments de deux patrons de conception. (Alexander et al., 1977), (Meszaros et Doble, 1997) pour ce type de JS.
3. Propositions méthodologiques
Pour proposer et mettre à
l’épreuve des méthodes de conception de JS fondés sur
des jouets, nous avons choisi de nous inscrire dans une démarche de
recherche écologique dans la lignée de la recherche-action (Hugon et Seibel, 1988).
Ce choix est guidé à la fois par des choix
épistémologiques et par des contraintes pratiques.
S’agissant des choix épistémologiques, nous cherchons
à extraire des éléments de patrons de conception pour aider
à la fabrication des JS centrés sur des jouets. Dans le domaine
des JS, les méthodes récentes d’extraction de patrons de
conception s’intéressent à leur extraction à partir
de JS déjà existants (Marfisi-Schottman et Piau-Toffolon, 2015).
Ces méthodes permettent d’identifier les bons résultats et
d’en inférer des patrons de conception, mais ne permettent
malheureusement pas d’identifier les obstacles et problèmes
survenus lors de la conception, et les moyens de les résoudre.
C’est pourquoi, en complément, nous avons choisi de travailler sur
une extraction de patrons durant les itérations du processus de
conception lui-même. Ceci implique une approche très
écologique, comme celles des méthodes de la recherche-action, en
suivant les concepteurs aussi souvent que possible.
De plus, comme les JS fondés sur les jouets sont rares, nous avons
aussi choisi d’être partie prenante, pour aider les concepteurs que
nous suivions en construisant avec eux, quand c’était
nécessaire, des éléments méthodologiques notamment
élaborés à partir des expériences antérieures
et de l’état de l’art. Ainsi, nous avons choisi de nous
inscrire dans une épistémologie proche de la recherche
Collaborative Orientée par la Conception (ROC) (Sanchez et Monod-Ansaldi, 2015),
elle-même inspirée de la Design Based Research (Wang et Hannafin, 2005).
Ce choix nous a également permis de surmonter l’une des
principales contraintes pratiques de ce type de recherche : trouver un
terrain d’étude dans lequel la recherche peut être
suffisamment longue pour permettre d’observer et d’agir sur des
situations variées, sans que le risque économique pesant sur les
concepteurs soit grand. Dans ce contexte proche de la ROC, nous avons choisi le
cadre pédagogique d’un enseignement universitaire sur les JS.
Bien que ces choix méthodologiques aient rendu possible une
étude d’une certaine ampleur par sa durée et son nombre de
participants, nous avons dû tenir compte d’un certain nombre de
biais : par exemple, le fait que nous soyons partie prenante, ou le fait
que ce public qui découvre les JS est peut-être assez
différent du public que nous pourrions cibler avec des patrons de
conception.
Pour prendre en compte ces biais, au-delà de l’analyse des JS
produits (Marfisi-Schottman et Piau-Toffolon, 2015),
de celle des prototypes conçus à chaque itération de la
production, et des observations directes des méthodes employées,
nous avons aussi collecté des réponses à des questionnaires
et à des entretiens proposés à trois occasions : avant
le début de la conception et des discussions méthodologiques,
pendant la conception, et après la production du JS final et son
évaluation scolaire. Lors de toutes ces observations, notre collecte
d’informations a été guidée par plusieurs objectifs.
Nous avons cherché à savoir quelles étaient les
préconceptions des étudiants sur les méthodes de conception
de JS et comment et pourquoi ces méthodes ont pu changer au cours de leur
projet, afin d’avoir, pour chacun des participants, une idée des
connaissances antérieures, des choix et des sources d’information
qui ont participé à l’évolution de ces
méthodes de conception au fil du temps.
Au cours de nos trois études, nous n’avons pas cherché
à évaluer l’efficacité pédagogique ou
didactique des JS produits. Notre objectif était de savoir si la
méthode de conception de Ryan (centrée sur celle du jouet
systémique du JS) permet de créer des JS induisant
l’exploration et l’expérimentation, et d’en extraire
des patrons de conception. Par conséquent, nous avons surtout
cherché à savoir si, et comment, les JS produits avaient ces
caractéristiques. Pour cela, nous nous sommes notamment fondés sur
les qualités du JS (présence d’une simulation, d’une
interface ludique) et sur les résultats des séances de playtests3 (Davis et al., 2005), (Drachen et al., 2018) menées par les participants sur des apprenants-joueurs extérieurs
à nos trois études.
Nous avons travaillé en trois étapes (itérations), avec
plusieurs groupes d’étudiants. Progressivement, nous avons
amélioré les aides méthodologiques fournies en nous
appuyant sur les difficultés des étudiants à
appréhender et à mettre en œuvre la notion de jouet.
4. Étude de terrain et discussion
Cette étude de terrain s’est
déroulée sur une période de 3 ans (une
itération par an) auprès de 104 étudiants, qui ont
développé 23 prototypes de JS, par groupes de 3 à
12 personnes. 58 de ces étudiants étaient en Master 2
(M2) de journalisme dans un cursus axé sur les pratiques
numériques journalistiques. Les 46 autres étudiants
étaient en Diplôme Universitaire (DU) de conception de jeu (level
design), niveau bac+3.
Les étudiants ont travaillé à la conception et à
la réalisation de prototypes dans le cadre de leur formation aux JS en
général, et aux newsgames (Bogost et al., 2012) en particulier pour les étudiants journalistes. Ces projets sont
menés de façon agile, durant un semestre, avec des cours
méthodologiques (entre 12 et 24 heures) auxquels s’ajoute de
l’accompagnement.
Les prototypes de JS issus de ces travaux restent pour la plupart assez
rudimentaires, dans leurs aspects aussi bien pédagogiques que ludiques,
voire dans le mélange de ces deux aspects. L’objectif
n’était pas de faire concevoir un JS idéal, mais en
produisant un premier prototype de JS, de permettre aux étudiants de se
familiariser avec ce type de média. Ainsi, comme nous
l’évoquons dans la section précédente, nous ne
décrivons ni ne discutons des qualités ludiques ou
pédagogiques des projets portés par ces étudiants. Nous
nous limitons à décrire et discuter la présence, la
conception et l’intégration de jouets systémiques dans les
JS produits.
Pour travailler, les étudiants bénéficiaient d’un
bagage méthodologique et logiciel fourni lors des premiers cours. Ces
contenus ont varié entre les itérations, en fonction des
résultats précédents. Les trois études sont
présentées dans les sous-sections suivantes.
4.1. Première étude : le jouet présenté
comme une des méthodes de conception
La première étude menée a réuni
26 étudiants de M2 de journalisme, regroupés dans
6 projets de JS (dont un groupe de 9, pour un projet de plus grande
ampleur) dont ils ont choisi le sujet librement.
4.1.1. Protocole suivi
Les étudiants ont bénéficié d’une
introduction aux JS fondée sur Journalism at Play (Bogost et al., 2012) et mettant en avant les newsgames comme des médias
systémiques et expérientiels. Puis, la méthodologie des
6 facettes de la conception des jeux sérieux et leurs patrons de
conception (Marne et al., 2011) leur a été expliquée parce qu’elle décompose
la conception de façon intelligible, en particulier pour des novices. Au
cours de ces apports méthodologiques, la notion de jouet a
été définie et présentée comme une bonne
pratique pour combiner les facettes de la simulation du domaine et de
l’interface ludique avec cette simulation.
Pour accompagner la réalisation technique, des outils auteurs ont
été proposés avec une grande liberté de choix. Nous
les classons en plusieurs catégories : un outil de conception, Legadee, cité par (Marfisi-Schottman, 2012),
des outils de fabrication de narrations interactives
(Twinery et Klynt), un outil de
réalisation de jeux de rôles (RPG Maker), un outil auteur de JS point & clic, eAdventure, cité par (Moreno-Ger et al., 2005),
des outils de réalisation de jeux sans programmation textuelle
(GDevelop et Construct).
4.1.2. Productions des étudiants
Les 6 travaux qui en résultent sont synthétisés dans le tableau 1 et le tableau 2. La colonne Ambition (cf. Tableau 1)
décrit le but que les étudiants voulaient atteindre avec le JS.
Dans le tableau 2,
la colonne Genre de JS choisi décrit à quel genre
vidéoludique appartient le JS, la colonne Principales
mécaniques choisies décrit les interactions et les moyens
ludiques principaux mis en œuvre dans le JS. Enfin, la colonne Méthode d’apprentissage visée décrit
comment les étudiants projetaient que se fasse
l’institutionnalisation des savoirs dans leur JS.
Tableau 1 • Descriptif général des JS produits lors
de l’étude 1
Nom du JS
|
Outil auteur utilisé
|
Ambition
|
ISIS the End?4 |
Klynt |
Faire comprendre les mécanismes de la radicalisation |
Citizens of Nowhere |
Twinery |
Découvrir les épreuves endurées par les
réfugiés |
Dealopolis |
RPG Maker |
Comprendre l’articulation drogue-corruption |
Femmes à travers le monde |
Construct |
Sensibilisation aux risques d’agression pour les femmes |
Reportage Ebola |
Twinery |
Comprendre les conditions du journalisme africain |
Vélo en ville |
Twinery |
Sensibiliser aux dangers de la circulation pour les cyclistes |
Leurs travaux n’ont pour la plupart pas dépassé le stade
de prototypes et à ce titre n’ont pu être
évalués que lors de playtests rudimentaires. Au cours de
ceux-ci, l’institutionnalisation des savoirs liés à
l’utilisation du JS n’a pas pu être mesurée.
4.1.3. Observations
Les observations rapportées ici pour chaque itération portent
sur trois aspects : les caractéristiques du JS produit, les
éléments remarquables de son processus de
conception/développement, et les résultats des playtests menés. L’objectif de ces observations est de répondre
à trois questions :
- Est-ce qu’un jouet systémique est intégré dans
le JS ?
- Comment le processus de conception a, ou n’a pas, permis cette
intégration ?
- Et enfin, est-ce que cette intégration (quand elle a eu lieu) a
permis de vérifier lors des playtests son utilisation comme un
jouet systémique, c’est-à-dire avec ces trois
caractéristiques : il permet de jouer (manipuler avec plaisir) sans
but, il permet l’exploration, il permet
l’expérimentation ?
Tableau 2 • Synthèse des buts et des moyens mis en
œuvre dans les JS produits lors de l’étude 1
Nom du JS |
Genre de JS choisi |
Principales mécaniques choisies |
Méthode d’apprentissage visée |
ISIS the End? |
Narration interactive |
À chaque étape un choix détermine l’étape
suivante |
Exploration + texte de remédiation quand il y a erreur |
Citizens of Nowhere |
Narration interactive |
À chaque étape un choix détermine l’étape
suivante.
Des choix font varier des jauges déclenchant des
événements |
Exploration + expérimentation des hypothèses |
Dealopolis |
Narration interactive |
Collecte d’indices dans une carte. Puis QCM. |
Exploration (indices, réponses au QCM) + textes de
remédiation |
Femmes à travers le monde |
Associations d’objets |
Association de choix en fonction de la situation |
Le joueur perd toujours : Exploration + texte de remédiation |
Reportage Ebola |
Narration interactive |
À chaque étape un choix détermine l’étape
suivante |
Exploration + textes de remédiation |
Vélo en ville |
Narration interactive |
À chaque étape un choix détermine l’étape
suivante |
Exploration + textes de remédiation |
Notre première observation est que les projets des étudiants
sont quasiment tous des projets de narrations interactives, dans lesquelles les
interactions se résument le plus souvent à faire des choix qui ne
font que brancher la narration vers une succession linéaire et
limitée d’autres étapes de narration. De plus, les choix
proposés sont souvent binaires et plutôt manichéens que
cornéliens : entre bon et mauvais choix (parfois évidents
l’un comme l’autre).
Avec ces supports, les étudiants avaient prévu que
l’institutionnalisation des savoirs se ferait soit par exploration et
remédiation : en testant un choix, sans connaissance
préalable, qui s’il est « mauvais » mène
à des documents de remédiation, et à la possibilité
de refaire ce même choix, ou un choix très similaire. Soit par
instruction et éventuellement remédiation : en lisant des
« indices » fournis avant les choix et en vérifiant
avec ce choix que l’indice est compris, ou en accédant à de
la remédiation dans le cas contraire.
Un projet se distingue : Citizens of Nowhere parce qu’en
plus de la narration interactive, il ajoute un système de jauges
(santé, argent) qui varie en fonction des choix et qui peut
ré-aiguiller la narration. Ainsi, la narration initialement arborescente
a été rendue plus systémique. Tardivement dans la
conception, les étudiants avaient voulu mettre en place une petite
simulation au cœur de leur JS très narratif. Leur souhait
était d’utiliser la notion de jouet systémique pour
provoquer, en plus du couple exploration-remédiation, un apprentissage
par l’expérimentation.
Les observations menées tout au long du processus de conception nous
ont permis d’observer que cette décision s’est imposée
assez progressivement chez ces étudiants. Notamment lorsqu’ils ont
voulu mettre en place une jauge d’argent pour rendre compte de la
pauvreté des migrants, puis dans un second temps une jauge de
santé pour montrer leur précarité médicale.
C’est ainsi que les étudiants se sont rendu compte lors de playtests que les apprenants-joueurs trouvaient intéressant et
instructif de jongler avec les jauges en testant l’effet de
différentes actions (qui avaient alors un effet bien plus rudimentaire
que dans la version définitive).
Nous avons d’ailleurs retenu l’idée de jauge pour
modéliser les variables à l’œuvre dans la simulation
des systèmes, car d’après nos observations de phases de
conception et nos entretiens finaux, il a semblé parlant pour
l’ensemble des étudiants.
À l’exception de ce groupe auteur de Citizens of Nowhere,
nous avons constaté que les étudiants n’avaient pas fait le
pas de côté suggéré par Bogost et al. (Bogost et al., 2012).
Ces derniers proposent d’éviter les méthodes journalistiques
narratives pour fournir des contenus plus expérientiels et
systémiques, dans lesquels l’apprentissage, émergent, se
fait par des combinaisons d’exploration et d’expérimentation.
Du point de vue méthodologique, nous n’avions donc pas
réussi à proposer des moyens qui permettaient aux étudiants
d’envisager le jouet comme solution valide pour construire des JS avec une
représentation systémique du domaine et des expériences
avec ce type d’apprentissage, plutôt que des JS fondés sur
les récits journalistiques auxquels ils ont été
habitués par le reste de leur formation.
Nous pensons également que le choix des outils auteurs les plus
simples à prendre en main (Twinery, Klynt et RPG
Maker) par ces étudiants a joué un rôle important dans
le choix des contenus puisqu’ils sont conçus pour les narrations
interactives.
Nous avons utilisé ces observations pour construire et mener notre
deuxième étude.
4.2. Deuxième étude : le jouet placé au centre des
méthodes de conception
Notre deuxième itération s’est déroulée
d’une part auprès de 32 étudiants en M2 de journalisme
(regroupés dans 8 projets de JS) et d’autre part auprès
de 23 étudiants en DU de level design (regroupés dans
5 projets de JS).
4.2.1. Protocole pour les étudiants journalistes
Pour les étudiants journalistes, la mise en œuvre a
été fondée sur les mêmes principes que ceux de
l’étude précédente, avec les changements
suivants : le concept de jouet a été placé au centre
des enseignements méthodologiques, sans pour autant en proposer une
méthode de conception détaillée. Son articulation avec les systèmes décrits dans (Bogost et al., 2012) est réifiée grâce au principe des jauges, retenu
à la précédente itération de l’étude.
Elles permettent de modéliser les variables systémiques dont le
jouet peut faire varier les valeurs.
Afin d’éviter l’influence trop forte des outils auteurs
dans le genre du JS, nous avons demandé aux étudiants
journalistes, dans un premier temps, de faire un playtest avec un
prototype non numérique (jeu physique, jeu de plateau, etc.) et, dans un
second temps seulement, de concevoir un prototype numérique pour la
fabrication duquel les outils auteurs les plus polyvalents (GDevelop et Construct) ont été proposés en priorité.
4.2.2. Productions des étudiants journalistes
Les travaux de huit groupes sont présentés dans le tableau 3 et le tableau 4.
Tableau 3 • Descriptif général des JS produits par
les étudiants journalistes lors de l’étude 2
Nom du JS
|
Outil auteur utilisé
|
Ambition
|
Enfance dans le monde |
GDevelop |
Sensibiliser aux difficultés des enfants des pays pauvres |
Jeu de l’Amazonie |
GDevelop |
Comprendre les équilibres écologiques et économiques de
l’agriculture en Amazonie |
La Catalogne |
Construct |
Comprendre les enjeux de l’indépendance de la Catalogne |
Make Hummus not Walls |
GDevelop |
Connaître des faits sur la Barrière de séparation
d’Israël |
Make Twitter Great Again |
Klynt |
Faire connaître les tweets du Président des USA |
Rentabilise Neymar |
Twinery |
Comprendre les transferts et le management des joueurs de football |
Garde la pêche |
Twinery |
Apprendre à avoir une alimentation équilibrée à
faible impact écologique |
Un toit sur Lyon |
GDevelop |
Apprendre les démarches pour se loger |
Tableau 4 • Synthèse des buts et des moyens mis en
œuvre dans les JS produits par des étudiants journalistes lors de
l’étude 2
Nom du JS
|
Genre de JS choisi
|
Principales mécaniques choisies
|
Méthode d’apprentissage visée
|
Enfance dans le monde |
Jeu d’adresse |
Se déplacer en évitant de se faire attraper |
Exploration + expérimentation |
Jeu de l’Amazonie |
Stratégie au tour par tour |
Tour par tour : choix (déforestation, plantation,
jachère, récolte, etc.) en fonction de ses ressources |
Exploration + expérimentation |
La Catalogne |
Jeu d’action |
Se déplacer avec agilité en collectant des informations |
Lecture des informations |
Make Hummus not Walls |
Casse brique |
Récupérer des messages par agilité |
Lecture des informations |
Make Twitter Great Again |
Suite de QCM humoristiques |
À chaque étape un QCM à remporter ou perdre |
Exploration + textes de remédiation |
Rentabilise Neymar |
Narration interactive |
À chaque étape un choix détermine l’étape
suivante + système de jauges → ajouté à la fin |
Exploration + texte de remédiation + expérimentation |
Garde la pêche |
Narration interactive |
À chaque étape un choix détermine l’étape
suivante + système de jauges → ajouté à la fin |
Exploration + texte de remédiation + expérimentation |
Un toit sur Lyon |
Jeu de l’oie |
Déplacement sur un plateau + questions à chaque
étape |
Exploration + textes de remédiation |
Sur les productions des étudiants journalistes décrites dans le
tableau 3 et surtout dans le tableau 4, nous observons que la proposition de JS
a été plus diversifiée que lors de l’étude
précédente.
Bien qu’il y ait encore deux JS qui sont des narrations interactives,
il faut noter que, cette fois, les deux groupes concernés ont
cherché à ajouter un système de jauges
incrémentées/décrémentées en fonction des
choix. Comme pour la première étude, il s’est agi d’un
ajout tardif, en cours de conception, les étudiants cherchant absolument
à intégrer un jouet dans leur JS (c’était dans la
consigne qui leur était donnée). Dans ces deux cas, à la
manière des tests dans les magazines estivaux, le résultat obtenu
dans ces jauges sert à classer l’apprenant-joueur dans une
catégorie à la fin du JS.
D’autres JS conçus lors de cette étude n’ont pas
d’aspect systémique. Le jeu de l’oie, le casse brique et le
QCM humoristique ne proposent pas d’expérimentation aux
apprenants-joueurs, seulement la lecture d’informations.
Dans La Catalogne et Make Hummus not Walls les
étudiantes ont pourtant intégré un
« jouet » au sens de Schell, c’est-à-dire un
élément amusant à utiliser, indépendamment des buts
du JS lui-même (Schell, 2008).
Mais, ce jouet était totalement décorrélé des
aspects systémiques du domaine à découvrir. Il ne
s’agissait pour ces groupes que de gamification, donc avec un but
de motivation totalement indépendant des apprentissages. Par
conséquent, il ne s’agit pas du tout d’un jouet au sens de
Ryan et al., c’est-à-dire utilisable comme un micromonde
pour l’apprentissage par l’exploration et
l’expérimentation (Papert, 1987), (Ryan et al., 2012).
Seuls les deux JS Enfance dans le monde et Jeu de
l’Amazonie proposent aux joueurs de comprendre comment fonctionnent
des systèmes en leur permettant d’explorer, puis
expérimenter. Pour le premier, cet aspect systémique a
été introduit par un système de jauges (santé,
éducation, plaisir, etc.). Les actions de l’apprenant-joueur ont
des effets sur les jauges, et celles-ci déterminent les conditions de
victoire ou de défaite. Le second JS (Jeu de l’Amazonie) comporte une petite simulation qui est interrogée à chaque tour
par les actions du joueur. Et comme dans l’exemple
précédent, ces actions (planter, déforester, replanter,
construire des logements, une usine, une école, etc.) ont un impact sur
les variables (pas toujours rendues visibles aux apprenants-joueurs) et
déterminent à la fois les actions futures possibles, mais aussi
les conditions de victoire ou de défaite dans le JS.
Quatre des huit JS produits par les étudiants journalistes n’ont
pas d’aspect systémique, même si deux d’entre eux
contiennent des « jouets » (pour répondre aux
demandes de l’enseignant). Dans les deux JS narratifs (Rentabilise
Neymar et Garde la pêche), les étudiants sont parvenus
à contourner les contraintes des outils auteurs (avec des pions
réels, à comptabiliser à la fin de la partie) pour
introduire un aspect systémique fondé sur des jauges. Les deux
autres JS (Enfance dans le monde et Jeu de l’Amazonie)
s’approchent plus encore de la notion de jouet selon Ryan et al.,
en intégrant un système avec lequel il est possible de jouer pour
en expérimenter le fonctionnement et les limites. Dans ces deux derniers
JS, les playtests ont montré que des apprenants-joueurs
exploraient et expérimentaient le jouet systémique sans
nécessairement suivre les buts des JS.
Nous avons constaté que les outils auteurs les plus polyvalents
étaient très difficiles à prendre en main par des
étudiants peu familiers des outils numériques. C’est ce qui
a conduit certains groupes, après avoir fait un JS non numérique
avec des aspects très systémiques, à se résoudre
à réaliser un JS numérique non systémique,
conçu avec des outils plus simples à appréhender comme Twinery ou Klynt, mais qui les ont contraints dans cette voie.
4.2.3. Protocole pour les étudiants en level design
Nous avons introduit plusieurs différences dans l’étude
menée avec les étudiants level designers, par rapport au
protocole suivi avec les étudiants journalistes. À la place des
travaux de Bogost et al. sur les newsgames (Bogost et al., 2012),
une réflexion a été menée sur The Lens of the
Toy de Schell (Schell, 2008) avec un travail d’identification de bons exemples de jouets dans les jeux
vidéo populaires. De plus, le domaine a été
imposé : les étudiants devaient concevoir un JS de niveau
collège sur le système immunitaire.
Au contraire des étudiants journalistes, les étudiants en level design étaient pour la plupart familiers du numérique
et de la programmation et se sont facilement approprié l’outil
auteur Construct à partir duquel tous les projets sauf un ont
été menés.
4.2.4. Productions des étudiants level designers
Les travaux des groupes d’étudiants level designers sont
présentés dans le tableau 5.
Tableau 5 • Synthèse des JS produits par les
étudiants level designers lors de
l’étude 2
Nom du JS
(tous conçus avec Construct, sauf *) |
Genre de JS choisi |
Principales mécaniques |
Méthode d’apprentissage visée |
Deficience |
Tower defense |
Association de défenses à des vagues de microbes |
Exploration + expérimentation |
Heal and Help * |
Jeu de plateau |
Choisir des défenses pour contrer des événements
infectieux |
Exploration + expérimentation |
Immune Defense |
Tower defense |
Association de défenses à des vagues de microbe |
informations textuelles + entraînement |
Immunis |
Jeu de tir |
Poursuivre et détruire les microbes ciblés par anticorps |
informations textuelles + entraînement |
Infiltrhex |
Jeu de stratégie au tour par tour |
À chaque tour, choisir des actions pour les microbes afin de
traverser les défenses |
Exploration + expérimentation |
Nous observons que les JS réalisés appartiennent à des
genres assez proches : le genre tower defense est assez proche du
genre jeu de stratégie au tour par tour.
Nous distinguons néanmoins deux familles de choix de méthodes
d’apprentissage visées par les étudiants,
indépendantes des genres :
- d’une part, les JS dans lesquels il est prévu que
l’apprentissage se fasse par l’apport d’informations
(tutoriels) et son renforcement est prévu par
l’entraînement ;
- d’autre part, ceux dans lesquels il est prévu que
l’apprentissage se fasse en explorant, puis en expérimentant
différentes solutions.
Nous avons constaté que l’ensemble des JS proposés ont
des aspects systémiques, et nous pensons que cela est lié à
trois causes :
- en premier lieu, la nature du sujet imposé aux étudiants
(système immunitaire) ;
- en second lieu, l’absence de la barrière technique de la
maîtrise de l’outil auteur générique ;
- en dernier lieu, la culture vidéoludique des étudiants,
associée au travail d’inventaire qui a été fait de
systèmes et des jouets dans les jeux vidéo populaires.
Cependant, seuls les JS qui proposent de l’exploration semblent
être vraiment structurés autour d’un jouet au sens de Schell
et de Ryan et al. En effet, ils sont les seuls à proposer des
artefacts que les candidats aux playtests ont pris plaisir à
manipuler indépendamment des instructions et des buts donnés dans
les JS (Ryan et al., 2012), (Schell, 2008).
4.2.5. Conclusion de la deuxième étude
Nous avons tiré trois observations principales de l’ensemble de
cette étude 2 :
- (1) L’introduction du concept de jauge semble faciliter la
conception d’artefacts systémiques (Bogost et al., 2012),
mais pas forcément celle de jouets (Ryan et al., 2012) ;
- (2) Le manque de maîtrise des outils auteurs polyvalents
(Construct, Gdevelop) est un obstacle à
l’implémentation de jouets dans les prototypes ;
- (3) Les sujets qui paraissent plus systémiques facilitent la
création de jouets dans le jeu sérieux qui les traite. Donc, il
nous faut proposer une méthode d’identification des aspects
systémiques pour tous les types de sujets — étapes 1 et
2 de Ryan et al. (Ryan et al., 2012).
4.3. Troisième étude : avec une méthode de
conception détaillée du jouet
Cette troisième étude a impliqué
23 étudiants de DU de level design et 11 étudiants en M2
de journalisme.
4.3.1. Protocole suivi
Cette fois-ci, les deux formations ont été
mélangées et les étudiants répartis
équitablement sur trois projets de JS avec un thème
imposé : L’Europe politique. Nous avons été
convaincus d’instaurer ce mélange par le changement de
stratégie de certains étudiants journalistes lors de la
deuxième étude : ils avaient d’abord conçu des
prototypes de JS non numériques, plutôt systémiques. Puis,
finalement, ils avaient décidé de les abandonner face aux
problèmes d’implémentation dans les outils auteurs
(Construct, Gdevelop).
Comme nous avions (volontairement) imposé un thème qui pouvait
sembler peu systémique aux étudiants, nous leur avions aussi
fourni une méthode détaillée de conception de jouet,
fondée d’une part sur Ryan et al. (Ryan et al., 2012) articulée avec les 6 facettes (Marne, 2014) et,
d’autre part, co-construite avec les précédents participants
à partir des difficultés rencontrées lors des deux
premières études. Cette méthode décrit le travail
qui doit être opéré dans les facettes de la Simulation du
domaine et des Interactions avec la simulation.
Le tableau 6 contient le texte de l’une des fiches méthodologiques de
synthèse fournies aux étudiants. En fournissant ces fiches aux
étudiants, nous avions également l’ambition de tester si
leur contenu pouvait fonder des patrons de conception pour
l’élaboration de jeux sérieux articulés sur des
jouets systémiques.
Tableau 6 • Récapitulatif de la méthode de
conception des jouets proposée aux étudiants
Facette n°2 : Concevoir la simulation |
Facette n°3 : Construire les interactions |
1.Choisir un sujet systémique
2.Décrire et modéliser les systèmes
1.Identifier les paramètres du système → jauges
2.Identifier les événements qui font varier les
paramètres
3.Identifier comment les paramètres interagissent entre eux
4.Identifier les règles qui régissent le système
5.Simplifier en se concentrant sur ce que l’on veut faire comprendre
aux utilisateurs/trices
3.Programmer la simulation des systèmes
◦Système à base d’équations
◦Système à base de règles
◦Ou les deux
4.Tester la simulation pour vérifier...
◦Sa fiabilité
◦Sa simplicité |
1.Identifier comment le hasard peut jouer dans le système
2.Imaginer une métaphore
1.Imaginer plusieurs interactions potentielles pour chaque paramètre
2.Imaginer plusieurs feedbacks possibles pour chaque changement du
système
3.Coordonner interactions et feedbacks
4.Imaginer un environnement et des objets pour
« emballer » les interactions et les feedbacks
3.Vérifier que les interactions+feedbacks permettent...
1.D’explorer le jouet pour essayer de comprendre le
système : explorer les règles du système
2.D’expérimenter les règles que les utilisateurs/trices
ont comprises
4.Tester : est-il intéressant de manipuler le jouet, sans but et
sans contrainte ? |
4.3.2. Productions des étudiants
Le tableau 7 synthétise les JS produits lors de cette étude 3.
Tableau 7 • Synthèse
des JS produits lors de l’étude 3
Nom du JS |
Genre |
Ambition |
Principales mécaniques |
Méthode d’apprentissage visée |
Enter the EU |
Simulation |
Comprendre le processus d’entrée d’un pays dans
l’UE |
Choix binaires à chaque tour pour influencer des jauges |
Exploration + expérimentation |
Élections européennes |
Succession de QCM |
Comprendre la constitution de listes électorales |
Choisir ou non les cartes qui sont présentées |
Exploration + textes de remédiation |
Procédure législative |
Simulation |
Comprendre l’élaboration des lois dans l’UE |
Choix binaires à chaque tour pour influencer des jauges |
Exploration + expérimentation |
Nous avons fait deux observations principales. D’une part, les outils
auteurs n’ont pas été un obstacle technique : les
groupes étaient peuplés de suffisamment d’étudiants
connaisseurs, si bien que le groupe Élections européennes a
même choisi un outil auteur plus complexe que Construct : Unity 3D.
D’autre part, nous avons observé que pour deux des trois
projets, les étudiants se sont emparés des éléments
méthodologiques pour identifier ce qui faisait système dans leurs
sujets afin de concevoir des simulations autour de jauges. Pour ces deux JS,
l’interface choisie est celle de Reigns (Alliot et al., 2016) qui propose un moyen simple de faire une interface ludique à une
simulation multifactorielle. La figure 1 est une
capture d’écran de l’interface de ce jeu. Son principe est de
présenter au joueur une situation décrite sommairement sur une
carte. Une question fermée est posée au joueur à laquelle
il ne peut répondre que positivement en glissant la carte vers la droite
(mouvement de « swipe » sur les appareils mobiles) ou
négativement en glissant la carte vers la gauche. En fonction de ce
choix, les 4 jauges présentes en haut de l’écran
(influence sur le clergé, influence sur la population, influence sur
l’armée et budget) sont impactées positivement ou
négativement. Puis, une nouvelle carte/situation/question est
proposée au joueur. Tant que ces jauges n’atteignent pas
zéro, la partie peut continuer.
Figure 1 • Capture
d’écran du jeu Reigns, montrant l’interface
La figure 2 montre un exemple de la manière dont les étudiants se sont
appropriés cette interface dans le JS Enter the EU : cette
fois-ci ce sont des synthèses de textes de loi qui sont proposées
à chaque tour, avec la possibilité de les présenter au
parlement (tampon vert) ou de les rejeter (tampon rouge). Ce choix influence les
jauges « Économie »,
« Social », « Politique »,
« Écologie ». Ce JS présente
d’autres différences (ajout de conditions de victoire
supplémentaires, d’événements plus marqués que
dans Reigns, etc.).
Figure 2 • Capture
d’écran du JS Enter the EU s’inspirant de Reigns
Les étudiants des deux groupes qui ont fait le choix de
l’interface de Reigns ont pu constater à l’occasion
des playtests que des participants exploraient et expérimentaient
en jouant avec la simulation pour inférer la compréhension
des systèmes, parfois sans poursuivre les buts du JS,
c’est-à-dire exactement comme pour des jouets au sens de Ryan et
al. (Ryan et al., 2012).
Des observations menées au cours de ces trois études, nous
retenons de nombreux enseignements, dont les principaux sont
présentés dans la partie suivante.
5. Principaux enseignements des trois études
Nous revenons ici sur les deux principaux
enseignements de ces trois études, dont nous pensons qu’ils doivent
fonder de prochains travaux de recherche : d’une part,
l’identification de trois verrous à la conception de JS
fondés sur des jouets systémiques et, d’autre part, la
proposition d’un patron de conception inspiré de l’interface
de Reigns, dont le but est d’aider à lever un des verrous ou
plusieurs d’entre eux.
5.1. Build the Toy First : 3 verrous principaux à la mise en
œuvre
Dans sa « Lens of the Toy » Schell conseille, pour
faire ce qu’il appelle un bon jeu, de commencer par construire le jouet
qui le fonde : « Build the Toy First » (Schell, 2008).
Ce principe est repris dans les étapes proposées par Ryan et
al. que nous avons décrites dans la section 2. Nous avons
également associé ces étapes à 5 des 6 facettes de
la conception des JS. Et, notamment, nous avons mis en évidence que la
facette de la Simulation du domaine (facette 2) et la facette des Interactions avec la simulation (facette 3) étaient celles
qui décrivaient la conception du jouet. Nous avons donc cherché
à comprendre si cette association de méthodes était
efficiente pour construire, en premier, un jouet systémique dans le but
de fonder un JS.
Selon nous, ces trois études confirment que la méthode de Ryan et al. associée aux 6 facettes est efficiente à trois
conditions. Les concepteurs doivent être capables de :
- (1) repérer les aspects systémiques du domaine que
l’on cherche à enseigner ;
- (2) identifier et réaliser une interface claire et ludique pour
permettre à l’apprenant-joueur de piloter cette
simulation ;
- (3) maîtriser un outil auteur permettant d’intégrer
cette simulation et son interface.
Au fil de nos études, nous avons essayé de co-construire des
éléments méthodologiques complémentaires pour
permettre aux concepteurs de lever ces trois verrous. Pour le premier
d’entre eux, en nous appuyant sur les travaux de Ryan et al., sur
ceux de Dormans, sur nos propres travaux relatifs aux 6 facettes, et sur
les travaux des participants, nous avons proposé des
éléments de patrons de conception présentés dans le tableau 6
(Dormans, 2012), (Marne, 2014), (Ryan et al., 2012). Compte tenu des observations faites dans notre
troisième étude, nous considérons que ces
éléments de patrons, bien que trop rudimentaires actuellement,
sont une bonne piste pour aider des concepteurs à envisager de commencer
leurs JS par concevoir son jouet systémique, y compris pour des
thématiques qui ne leur semblent pas systémiques au premier abord.
Notamment, le concept éclairant pour les étudiants que nous avons
observés a semblé être celui de jauge.
En ce qui concerne le deuxième verrou, nous détaillons dans la
sous-section suivante un patron de conception qui, en s’inspirant de
l’interface de Reigns, tente d’apporter une aide
méthodologique concrète.
Enfin, en ce qui concerne les outils auteurs, nous avons clairement
observé l’influence que peuvent avoir ces outils sur le produit
final. Par exemple, si techniquement il est possible avec des outils
destinés à la narration interactive comme Twinery et Klynt de faire des jeux vidéo ou des JS avec des aspects
systémiques5, la tâche
est rendue ardue et surtout le fonctionnement de ces outils oriente grandement
les concepteurs vers une narration linéaire branchée. C’est
pourquoi nous pensons qu’il faut soit privilégier les outils
auteurs plus génériques (Gdevelopp, Construct, Unity 3D) auprès des concepteurs capables de les manipuler
(bonnes connaissances du numérique et compétences en
algorithmique, voire en programmation), soit proposer de nouveaux outils
auteurs, centrés sur la simulation et son interface, destinés
à un public n’ayant pas ces prérequis. Le patron de
conception présenté dans la section suivante pourrait, par son
implémentation, servir de fondement à un outil auteur de ce
type.
5.2. Un patron complet et structuré, inspiré de Reigns
L’un des enseignements concrets des trois études
précédentes que nous testons actuellement est la construction
d’un patron de conception directement inspiré de l’interface
du jeu vidéo Reigns, telle qu’elle a été
utilisée par les étudiants de la troisième
étude.
Ce patron reprend le formalisme décrit par (Meszaros et Doble, 1997),
inspiré par (Alexander et al., 1977) et déjà utilisé dans le contexte des EIAH (Delozanne et al., 2007), (Marne, 2014).
Nous en présentons un extrait dans la sous-section 5.2.1, centré
sur le problème posé et la solution qu’on peut y apporter.
Le titre de la sous-section est le titre du patron de conception. La
sous-section 5.2.2 qui suit cet extrait est un commentaire sur cet extrait.
5.2.1. Modalités et temporalités de l’interaction avec la
simulation [Extrait du patron de conception]
Problème
Comment construire une interface à cette simulation qui puisse
être utilisée comme un jouet ou un micromonde,
c’est-à-dire, dont l’exploration et
l’expérimentation est à la fois ludique et
instructive ?
Solution
En vous inspirant du jeu vidéo Reigns, vous pouvez facilement
créer une interface ludique avec les paramètres de la simulation,
qui soit simple à concevoir et ludique pour les apprenants-joueurs.
Reigns est un jeu de gestion, où vous incarnez un roi. Le jeu
est piloté par une simulation dans laquelle 4 paramètres
principaux sont visibles sous forme de jauges (les relations avec le
clergé, la population, l’armée et le budget).
L’interface choisie dans Reigns pour agir sur ces
paramètres et donner du feedback au joueur est inspirée par
les applications mobiles de rencontre comme Tinder : à chaque
tour, une situation est présentée sur une carte au joueur. Elle
s’accompagne d’une question. Si le joueur swipe à
droite, c’est qu’il répond oui à la question,
et non s’il swipe à gauche.
Le fonctionnement est détaillé dans la figure suivante.
Modélisation de la relation entre la simulation
et son interface dans un jeu de type Reigns
Les tours de jeu sont appelés des « pas ». Le haut
de la figure présente les moyens que l’on donne au joueur pour
interagir avec les paramètres de la simulation (présentation du
monde simulé, actions possibles, feedbacks). Le bas de la figure
présente la façon dont la simulation recalcule le monde en
fonction de ces interactions. a, b, c, d, x, y, z désignent des exemples
de paramètres qui peuvent être modifiés par l’action
du joueur. Entre chaque pas, la simulation recalcule l’état du
monde, en tenant compte des paramètres modifiés par le joueur.
Elle recalcule l’ensemble des paramètres, mais aussi les
données temporelles (ordonnancement) qui peuvent être liées
au pas courant, à l’action du joueur ou au hasard. Le recalcul du
monde permet de piocher ou de générer une nouvelle situation et
une nouvelle question qui seront présentées au pas suivant par une
nouvelle carte.
Vous pouvez réutiliser ce type d’interaction tel quel dans votre
jeu sérieux, c’est-à-dire avec une proposition binaire
d’interactions oui/non et des pas distingués par la
présentation de situations/questions. Mais vous pouvez aussi faire varier
deux aspects. [...]
La temporalité (durée du pas). Dans Reigns, le joueur peut prendre son temps pour décider de son
action (répondre oui ou non) à chaque pas. À la
place, vous pouvez aussi proposer un pas qui n’est pas
temporisé par l’action du joueur, c’est-à-dire que si
le joueur n’agit pas au bout d’un temps défini, le pas suivant est déclenché. Vous avez ainsi la possibilité de
faire varier la durée du pas avec, à un extrême, le pas terminé par l’action du joueur (tour par tour) comme
dans Reigns, et, à un autre extrême, le pas exécuté automatiquement aussi vite que possible (temps
réel) comme dans Ancestorsn: The Humankind Odyssey. À vous
de choisir où vous placez le curseur.
La modalité (type d’actions autorisées). Dans Reigns, le joueur ne peut agir qu’en répondant oui ou
non. À la place, vous pouvez proposer plus de modalités
d’interaction, par exemple en autorisant plus de types de réponses,
ou d’autres types d’actions que de répondre à des
questions. Dans le processus de conception, il est judicieux d’augmenter
progressivement le nombre de modalités disponibles : en partant du
premier extrême qui est celui de Reigns avec la modalité la
plus rudimentaire (choix binaire), en allant vers l’autre extrême
dans lequel les choix d’actions sont très nombreux et
diversifiés (choix multimodaux) comme dans Crusader Kings.
À vous de choisir progressivement où arrêter le curseur.
5.2.2. À propos de ce patron de conception
L’identification du patron de conception présenté dans la
sous-section précédente était évidente dans la
3e étape de l’expérimentation, puisque le
jeu Reigns a été explicitement pris comme modèle par
les étudiants. Mais, nous l’avons aussi repéré dans
la deuxième étude. Dans les JS Enfance dans le monde et Jeu de l’Amazonie décrits dans le tableau 3 et le tableau 4, les
étudiantes impliquées avaient déjà construit leurs
interactions avec la simulation en utilisant certains principes de ce
patron : discriminer les paramètres, la temporalité des
actions du joueur, et les modalités de ces actions. Et même dans la
première étude, dans le JS au tour par tour Citizens of
Nowhere, décrit dans le tableau 1 et le tableau 2, les
étudiants avaient aussi travaillé la question de la
temporalité et des modalités d’action des
apprenants-joueurs.
Aujourd’hui encore, nous observons ce patron de conception dans la
suite de l’expérimentation (itération 4) : les
étudiants impliqués (connaissant Reigns et les travaux de
leurs prédécesseurs) ont voulu réutiliser des interfaces
similaires. Il est difficile de tirer des conclusions ou de discuter davantage
sur cette expérimentation encore en cours.
Nous pensons que ce patron de conception pourrait permettre à des
concepteurs de déterminer plus facilement la bonne interface avec la
simulation du domaine. Mais, nous pensons aussi que ce patron pourrait clarifier
dans l’esprit des concepteurs le rôle que peuvent jouer la
simulation et son interface dans la conception d’un jouet
systémique/micromonde. Ces nouvelles hypothèses sont à
tester dans de futures études.
D’autres travaux sont à mener sur le formalisme des patrons de
conception présentés ici, afin de parvenir à en produire
une implémentation sous forme d’outil auteur. En effet, un outil
auteur inspiré du patron « Modalités et
temporalités de l’interaction avec la simulation » semble
réalisable, et pourrait, comme le patron lui-même, être un
outil de conception intéressant pour des JS fondés sur des jouets
systémiques ou des micromondes.
6. Conclusion
Dans la perspective de fournir des Jeux
Sérieux (JS) permettant un apprentissage par l’exploration et
l’expérimentation grâce à des jouets/micromondes
très systémiques, nous avons choisi de mener trois études
de terrain en situation écologique. Inspirées de la recherche
collaborative orientée par la conception, elles ont été
menées auprès d’une centaine d’étudiants qui
ont participé à la conception de 23 prototypes de JS. Les
objectifs de ces études étaient, d’une part, de mettre
à l’épreuve la méthode de conception proposée
par Ryan et al. (Ryan et al., 2012) et, d’autre part, d’extraire des éléments de patrons
de conception pour les JS centrés sur des jouets/micromondes.
Nous avons observé que, pour que les participants appréhendent
correctement la notion du jouet systémique, comme un micromonde, il est
nécessaire d’aller au-delà de la définition et des
éléments méthodologiques proposés par Schell dans The Lens of the Toy (Schell, 2008).
Ainsi, nous montrons que les trois étapes de conception de jouets
proposées par Ryan et al. (Ryan et al., 2012) associées aux 6 facettes de la conception des jeux sérieux
présentées dans (Marne et al., 2011) ont aidé les participants à intégrer et concevoir leurs JS
autour de jouets systémiques. Toutefois, nous avons aussi
identifié trois verrous à lever dans cette méthode :
(1) l’identification des éléments de simulation dans
les sujets qui paraissent les moins systémiques ; (2) la conception
d’interactions ludiques pour cette simulation ; (3) l’influence
parfois négative des outils auteurs sur la construction de JS à
partir de jouets/micromondes.
Pour les deux premiers verrous, nous proposons des patrons de conception,
dont le patron « Modalités et temporalités de
l’interaction avec la simulation », qui restent à
raffiner ou à tester. Quant au troisième verrou, nous proposons de
diriger les concepteurs compétents vers les outils auteurs
génériques (du type de Unity 3D ou de Construct) et nous proposons d’orienter nos futures recherches vers
l’implémentation, sous forme d’outil auteur simplifié,
de ce même patron de conception pour permettre aux concepteurs
non-informaticiens de développer des JS fondés sur des
jouets/micromondes.
À
propos de l'auteur
Bertrand Marne est maître de conférences en
sciences de l’information et de la communication à
l’université Lumière Lyon 2. Il y assure notamment la
responsabilité du diplôme universitaire de level design de
la filière de formation aux métiers du jeu vidéo Gamagora.
Ses recherches, menées dans l’UMR ICAR, portent sur
l’ingénierie des jeux sérieux et plus
précisément sur deux aspects : d’une part sur les
méthodes et les outils pour faciliter l’intégration des
enseignants dans leur conception par l’intermédiaire du
méta-design (sujet de sa thèse en 2014) ; d’autre part,
il étudie les différentes façons d’associer le jeu et
l’apprentissage dans la scénarisation comme dans le cœur des
moteurs de jeux sérieux.
Adresse : ICAR, École Normale
Supérieure de Lyon — Site Descartes, 15 Parvis René
Descartes, BP 7000, 69342 LYON cedex 07
Courriel : bertrand.marne@ens-lyon.fr
Toile : https://bertrand.marne.me
REMERCIEMENTS
L’auteur remercie le LABEX ASLAN
(ANR-10-LABX-0081) de l’Université de Lyon pour son soutien
financier dans le cadre du programme « Investissements
d’Avenir » (ANR-11-IDEX-0007) de l’État
français géré par l’Agence Nationale de la Recherche
(ANR).
RÉFERENCES
Alexander, C., Ishikawa, S. et
Silverstein, M. (1977). A pattern language: Towns, buildings,
construction. New York, NY : Oxford University Press.
Alliot, F., Murakami, M., Vreeland, R. et Lugo, M.
(2016). Reigns. Nerial, Devolver Digital. Disponible sur internet.
Bogost, I. (2007). Persuasive Games: The Expressive
Power of Videogames. Cambridge, MA : MIT Press.
Bogost, I. (2013). Exploitationware. Dans R. Colby, M. S.
S. Johnson et R. S. Colby (dir.), Rhetoric/Composition/Play through Video
Games: Reshaping Theory and Practice of Writing (p. 139‑147). New
York, NY : Palgrave Macmillan US.
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1 Capacité d’un
processus interactif à porter un message.
2 Un apprentissage profond est
émergent et se fait intrinsèquement par l’activité de
jeu.
3 Technique
d’évaluation des jeux très employée dans
l’industrie des jeux vidéo.
4 ISIS the End? est un projet
de plus grande ampleur (projet de l’année des étudiants) qui
a été publié en ligne par la
suite (James et al., 2016).
5 Il existe sur le web de
nombreux tutoriels comme (greyelf, 2017) qui montrent étape par étape comment parvenir à incorporer
un fonctionnement systémique dans ces outils de narration
branchée.
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