L’écriture inclusive ouvre des liens surprenants.
Réflexions en didactique de l’informatique
Éric BRUILLARD (Laboratoire EDA, Université de Paris)
|
RÉSUMÉ : Ce
texte présente une réflexion didactique à partir des
transformations effectuées automatiquement par des logiciels sur
certaines formes d’écriture inclusive. Il explicite les
connaissances informatiques nécessaires pour pouvoir comprendre ce qui se
passe et présente quelques effets d’apprentissage liés au
fonctionnement de certains logiciels de production. Il montre l’importance
du détournement pour comprendre les fonctionnements non visibles et
développer un esprit critique.
MOTS CLÉS : écriture
inclusive, contenus informatiques, apprentissage de l’informatique,
détournement |
Inclusive writing opens up surprising links. Reflections in informatics didactics |
|
ABSTRACT : This
text presents a didactic reflection based on the transformations carried out
automatically by software on some forms of inclusive writing. It explains the
informatics knowledge needed to understand what is happening and presents some
learning effects linked to the operation of some production software. It shows
the importance of hijacking in order to understand non-visible functions and
develop critical thinking.
KEYWORDS : inclusive
writing, computer literacy, informatics learning, détournement |
Remarque introductive : l’objectif
de ce texte est d’essayer de montrer les contenus informatiques qui
devraient être pris en compte si on souhaite que les utilisateurs puissent
comprendre certains dysfonctionnements (ici une forme simplifiée
d’écriture inclusive) liés à des traitements
automatiques faits hors de leur contrôle et qu’ils peuvent avoir des
difficultés à comprendre et à expliquer. Une tendance
courante est souvent de prêter des intentions aux logiciels ou aux
machines, alors que les traitements opérés répondent
à des logiques d’une toute autre nature. En annexe, j’ai
repris un ancien texte qui décrivait un problème analogue, celui
d’un correcteur orthographique un peu vite qualifié de raciste.
1. Un étrange phénomène
J’ai constaté début septembre
2020, dans des courriels utilisant l’écriture inclusive
destinés à des collègues de l’université,
qu’apparaissaient des liens inattendus. Ils étaient portés
par des expressions courantes, écrites sous forme inclusive. Je les
reprends sans changement : « Cher.es ami.es/
nous retrouver masqué.es/ pour certain.es/
d'entre vous ». En regardant les liens créés, on
constatait une construction directe : insertion de
« http:// » suivi de l’expression et ajout final
d’un « / ».
Les destinataires des messages, pas les auteurs puisque les transformations
s’effectuent à leur insu, avaient vu apparaître ces liens, le
plus souvent sans regarder vers quoi ils conduisaient. Or,
« cher.es » conduit au site du même nom (qui
est à vendre) affichant une page de vente de matelas, de parfums et un
comparateur de prix. Moins direct, « ami.es » conduit
au site « https://www.boxen1.com/ », page en allemand autour
de la boxe. À première vue, on peut être très surpris
qu’un message à destination de collègues, pour une
réunion censée être pacifique, puisse être
transformé et conduire à un site présentant des combats de
boxe.
À travers ce petit exemple émergent plusieurs questions, de
natures diverses, posées par l'utilisation des technologies informatiques
et ayant des implications pour leur enseignement et leur apprentissage :
que faut-il savoir pour comprendre ce qui est derrière ce
phénomène (qui est loin de se limiter à un apprentissage
dit « du code ») et comment peut-on l'enseigner ?
2. Des liens automatiques créés par des applications
« intuitives »
Sur un plan strictement informatique, on peut penser
que le logiciel de courriel reconnaît ici un motif, ou pattern, du type
« XXX.es », c’est-à-dire une suite de
caractères se terminant par un point suivi de deux caractères, ce
qui est appelé une expression
régulière. Quand il reconnait
un tel motif, sous certaines conditions (ici, « .es »
correspond à un nom de domaine Internet de premier niveau, celui de
l’Espagne), il transforme la chaîne de caractères
examinée pour qu’elle corresponde à une origine de lien
hypertexte.
La question suivante est de savoir quels logiciels font de telles
transformations automatiques. L’application de messagerie Thunderbird ne le fait pas.
Après quelques essais, on s’aperçoit que la messagerie par
défaut des Mac fait ces transformations, de même que Gmail, la messagerie de Google (cf. figure 1).
Message saisi
Cher.es tous et cher.es toutes
alors.fr comment cela
va ?
Bonjour.es et al.es
A vous le bonjour.es et le
salut.fr |
Message reçu
Cher.es tous et cher.es toutes
alors.fr comment cela va?
Bonjour.es
et al.es
A vous le bonjour.es et
le salut.fr |
Figure 1 • Transformations
opérées par une messagerie Gmail (sur PC) : les liens
créés sont en bleu et soulignés
La vérification des liens créés dans le message
reçu confirme les transformations effectuées ; selon les
environnements utilisés, les expressions commençant par une
majuscule sont — ou ne sont pas —transformées. Il
est possible alors de faire des hypothèses et de lancer
différentes expérimentations en testant des expressions pour
vérifier si des modifications sont effectuées et, si oui,
lesquelles.
Pourquoi le logiciel utilisé fait-il une telle transformation sans
prévenir le rédacteur du
courriel ?1
Pour répondre à cette question, on sort de la technique
proprement dite pour prendre en compte les relations entre les concepteurs
d’applications et leurs utilisateurs. En effet, en voulant
« faciliter » le travail des utilisateurs, dans certaines
configurations, on aboutit à des effets non contrôlés et
inattendus. Suite aux injonctions du marketing, beaucoup d’utilisateurs
veulent des technologies qu’ils qualifient d’intuitives,
c’est-à-dire répondant directement à leurs souhaits,
sans mettre en œuvre de procédures jugées complexes. Cette
prétendue « intuition » correspond à une
stratégie de concepteurs de logiciels, qui depuis longtemps, ont
abandonné une logique purement technique pour s’adapter aux
pratiques développées par les utilisateurs. Ainsi, Microsoft
utilise depuis longtemps des anthropologues afin d’étudier en
contexte la manière avec laquelle les personnes utilisent les outils et
instruments informatiques (Briard, 2004).
Dans leurs courriels, beaucoup d’utilisateurs écrivent des
adresses de pages web et sont très satisfaits quand la machine s’arrange pour que ces adresses se transforment en liens
activables. Ils n’ont pas besoin de sélectionner une chaîne
de caractères, d’ouvrir le menu Insertion, de
préciser la destination du lien, etc. L’interaction est
« fluide » et en général efficace, sauf quand
des événements inattendus se produisent.
3. Une mise au point « médian »
La méprise du logiciel vient en partie du fait
qu’en français, après un point, on met une espace ou alors
un autre signe typographique. Normalement, on ne trouve pas le motif
« XXX. » suivi de deux lettres (ou plus). Concevoir des
applications qui font automatiquement une transformation (création d'un
lien) ne devrait pas poser problème, sauf en cas d’erreur
typographique. L'écriture inclusive amène justement ce pattern non
standard.
En fait, pas vraiment, puisque l’on est face à une seconde forme
de « déviance ». En effet, le point
préconisé pour l'écriture inclusive est le point
médian, afin que le point du féminin ne soit pas
« en bas ». Ce caractère n’est pas directement
accessible au clavier et nécessite d’effectuer un copier-coller ou
une combinaison de touches (Alt 0183 sous
Windows2 voir ici)
Quand on utilise ce point médian, en acceptant la complexification
technique, l’expression n’est plus modifiée. On peut aussi
séparer le « e » et le « s » par
un point, comme dans l’expression « bienvenu.e.s »,
qui n’est pas non plus transformée.
Dans ces changements opérés par un logiciel, il faut comprendre
que derrière une simplification apparente, se cachent une perte de
contrôle de l’utilisateur et une illusion qui rend le fonctionnement
des machines (ou des logiciels) opaque. En effet, l’utilisateur peut
être conduit à croire que la machine
« reconnaît » qu’il veut communiquer une adresse
cliquable, alors qu’il ne s’agit que d’une forme (un motif)
automatiquement repérée.
Un problème analogue s’observe sur certains traitements de
texte, lorsque les utilisateurs n’utilisent pas les styles
hiérarchiques (styles Titre 1, Titre 2, etc.) et que le logiciel
« devine » le niveau de titre à la taille des
caractères choisie. Le processus est assez hasardeux. Si
l’utilisateur contrôle les éléments de structure, il
peut piloter automatiquement la forme sans erreur, alors que la
délégation à la machine peut être source de
confusions.
Ce problème donne une idée du fonctionnement des
« intelligences artificielles » qui justement font des
inductions à partir de la reconnaissance de patterns. Cela peut bien
fonctionner pour la reconnaissance des visages, l’analyse des radios en
médecine, mais peut générer des erreurs grossières
dans d’autres domaines.
4. Des destinations farfelues, sous contraintes économiques
La création automatique d'un lien, en prenant
comme adresse l’expression telle qu’elle est écrite,
n’est qu’une partie de la question. La page sur laquelle le lien
aboutit en est une autre. La réponse n'est pas technologique mais
économique. Pour attirer les internautes, les sites agrègent
beaucoup d'adresses différentes d'une part et, d'autre part, essayent
d'être bien classés sur un grand nombre de requêtes.
Ainsi, le site http://cher.es/ est en vente le
14 septembre. De même, si l’on est « mort de
rir.es » : le domaine « rir.es » est en
vente, pour 288 euros ! Le site https://www.boxen1.com/ est en lien à
« ami.es ». L’appel du site http://certain.es conduit à un message
d’erreur 403, pouvant laisser croire à un endroit privé
auquel on n’aurait pas la permission d’accéder (ce qui
correspond à ce type d’erreur) :
« Forbidden. You don’t have
permission to access / on this server. Additionally, a 403 Forbidden error was
encountered while trying to use an ErrorDocument to handle the
request ».
Ainsi, même s’il n’y a pas de page correspondant au lien
généré, les navigateurs et les moteurs utilisés vont
essayer de donner une réponse, afin d’éviter de confronter
l’utilisateur à un message d’erreur ou à
l’angoisse générée par le silence. Toujours la
recherche de la « fluidité » de
l’interaction !
En tous cas, la question de la destination du lien
généré n’a aucun lien avec la création
de ce lien !
5. Un contenu d’enseignement à construire
À la suite de cette petite enquête, on
peut s’interroger sur ce qu’il faut savoir pour pouvoir la mener.
Pour faire simple, il s’agit d’identifier des contenus
d’enseignement, au sens défini par Fluckiger (Fluckiger, 2019).
La notion générale d’expression régulière ne
fait pas partie des programmes de l’école primaire, mais
reconnaître un motif particulier dans des suites de caractères
n’est pas très difficile. Ayant identifié des logiciels
effectuant les transformations étudiées, des activités de
découverte et de tests peuvent être menées avec des
élèves, même jeunes. Cela peut contribuer à
construire une vision non anthropomorphique du fonctionnement des machines
numériques.
Ensuite, étudier les caractéristiques de
l’écriture inclusive peut conduire à
l’énonciation de certains algorithmes pour générer
les expressions et réfléchir à différentes formes de
« points » permet de travailler sur l’écriture
même de la langue, ce qui peut s’avérer très
utile.
Enfin, disposer de quelques connaissances sur l’économie du web
et le fonctionnement des moteurs de recherche, éléments qui sont
au cœur de certaines pratiques personnelles en fin d’école
primaire et au collège, est de nature à aider les
élèves à prendre de la distance avec leurs pratiques et
à leur donner des capacités d’analyse.
Pointer des dysfonctionnements des technologiques numériques, non pour
les éradiquer, mais pour déclencher des réflexions et des
activités d’enseignement et d’apprentissage, en favorisant le
détournement et l’expérimentation, est certainement au
cœur de la didactique de l’informatique. Essayons d’approfondir
ce dernier point.
5.1. Des logiciels de production qui sont en partie leur propre EIAH
Un autre exemple va nous permettre de mettre en perspective le fonctionnement
de certains logiciels généraux (comme les traitements de texte) et
les apprentissages plus ou moins implicites que les utilisateurs peuvent
réaliser.
Lorsque l’on rédige un paragraphe avec une vérification
en français, l’écriture avec des chiffres de
« premier » ou « première »,
« deuxième » ou « seconde »,
etc., peut conduire à un passage automatique en exposant. Ainsi, avec le
traitement de texte Word, on écrit « 1 » puis « er » collé, puis une espace, et on
obtient « 1er ». Si on écrit
« 1 » suivi de « st », rien ne se
passe : « 1st ». Quand on écrit en anglais, avec
une langue anglaise comme langue de vérification du texte, on obtient un
fonctionnement différent : « 1st ».
Ainsi, le mode de fonctionnement semble refléter les règles
typographiques et même en quelque sorte
« implémenter » certaines de ces règles.
Cependant, ces dernières ne sont pas complètement liées aux
langues, mais avant tout aux règles édictées dans les
différents pays et qui sont évolutives. En France, on devrait
écrire « 2e », mais on voit souvent
« 2ème » et le logiciel de traitement de
texte de Microsoft fait automatiquement le passage en exposant (mais il y a
peut-être un réglage de paramètre à faire). Avec
LibreOffice ou OpenOffice, la transformation se fait avec le
« e » mais pas avec le « ème ».
Pire, « 2ième », qui est vraiment une
forme fautive en France, est aussi obtenue automatiquement par Word.
Le logiciel a certainement des effets d’apprentissage fort. Une
transformation faite automatiquement est comme une rétroaction positive,
montrant ce qui est correct. La répétition des gestes (mettre
« ième » après un chiffre et appuyer sur la
barre d’espace) agit comme un renforcement positif :
l’écriture est forcément correcte, puisqu’elle est
automatiquement effectuée par le logiciel lui-même (par la mise en
exposant). En outre, saisir une quelconque suite de caractères
précédée par un chiffre et suivie par une espace ne conduit
pas à une mise en exposant. Cela renforce l’idée que le
logiciel utilise des règles, censées être correctes, quand
il effectue la transformation (en partie) souhaitée : comme un
enseignant qui vous récompense quand vous écrivez quelque chose de
correct.
Il y a ainsi un apprentissage par expérience, par l’action. On
peut faire des essais et erreurs et observer quand on est
récompensé par une transformation :
« 1nd » pas de passage en exposant, mais avec
« 2nd », cela fonctionne. On apprend ainsi les
formes typographiques correctes... en fait, pas vraiment, comme on vient de le
voir, avec « 2ième » !
D’ailleurs un enseignement explicite des règles typographiques
pourrait se heurter au fonctionnement du logiciel et aux comportements
renforcés et « appris » via l’utilisation du
logiciel. On n’est pas si loin des technologies dites persuasives (Fogg, 2009),
conçues « pour changer les attitudes
ou les comportements des utilisateurs par la persuasion et l’influence
sociale, mais non par la coercition » - selon Fogg, traduction
de (Zouinar, 2019).
Pour des raisons notamment éthiques, il est souhaitable de
procéder autrement, en changeant la manière d’utiliser les
logiciels.
5.2. Détourner les logiciels de production pour en faire des
environnements d’apprentissage
Même s’ils ne sont pas à proprement parler des EIAH, dans
le sens d’environnements conçus pour l’apprentissage humain,
des logiciels peuvent le devenir par détournement. On observe un
dysfonctionnement dans un logiciel de production ou dans une
fonctionnalité d'un logiciel et on tire parti du caractère
réactif de ce logiciel pour le transformer en environnement
d'apprentissage : processus d'essais-erreurs, induction, etc. On
détourne le logiciel de ses finalités en essayant de
prévoir les transformations opérées par le logiciel :
faire sciemment des erreurs orthographiques, écrire des formes un peu
particulières, etc.
D'ailleurs, il y a quelques années, c'était une bonne
manière pour essayer de comprendre le fonctionnement des moteurs de
recherche : lancer la même requête pendant un certain laps de
temps pour étudier l'évolution des réponses
proposées. Mais si on le fait de manière très
instrumentée, en lançant beaucoup de requêtes, le test peut
être repéré par le moteur de recherche (enfin par celui de
Google) conduisant à d'autres processus dans la gestion des propositions.
On est dans un cas où le test change le phénomène à
observer. Le moteur Google intègre également des jeux (la
requête « jouer avec Google » fournit des exemples) et
des jeux peuvent aider à mieux comprendre son fonctionnement (Simonnot, 2008).
Ainsi il est intéressant d’essayer de trouver deux ou trois mots
qui, utilisés séparément dans une requête, donnent
beaucoup de résultats et plus aucun quand ils sont associés.
Via des consignes particulières qui orientent des
détournements, les environnements deviennent des environnements pour
l'apprentissage humain, juste en changeant la manière de les utiliser.
Bien évidemment, en termes de recherche, il conviendrait de tester ces
activités avec un public et d’essayer de décrire, voire de
caractériser avec quelques mesures ad hoc, ce que les utilisateurs
arrivent à mieux comprendre. On pourrait réfléchir à
intégrer des fonctionnalités aux logiciels généraux
pour qu'ils puissent plus aisément être détournés
afin de faciliter leur propre compréhension.
En outre, derrière des apprentissages plutôt techniques, on peut
également développer des « dispositions »
(esprit critique) vis-à-vis des dispositifs informatiques en
appliquant ce principe d'apprentissage essentiel : le détournement.
Demeure une tension également essentielle entre utilisation et
compréhension, s'agissant des technologies informatiques : une
relative maîtrise de leur fonctionnement ne devrait pas être
l’unique objectif, il faudrait toujours y associer des
éléments de compréhension.
RÉFÉRENCES
Briard, C. (2004, 27 janvier). Quand Microsoft se branche sur
l’anthropologie. Les Echos. Disponible sur internet
Fluckiger, C. (2019). Une
approche didactique de l’informatique scolaire. Rennes : Presses
Universitaires de Rennes.
Fogg, B. J. (2009). A behavior model for persuasive
design. Proceedings of the 4th International Conference on Persuasive
Technology, 40, 1-7. Disponible sur internet
Simonnot, B. (2008). Quand les moteurs de recherche
appellent au jeu : usages ou détournements ? Questions de
communication, 14, 95-114. Disponible sur internet
Zouinar, M. (2019). Théories et principes de
conception des systèmes d’automesure numériques. De la
quantification à la régulation distribuée de soi.
Réseaux, 4(216), 83-117. Disponible sur internet
Annexe
Il y a près de 20 ans, j’ai écrit
une tribune sur le fonctionnement du correcteur orthographique du traitement de
texte de Microsoft Word suite à un dysfonctionnement qualifié de
raciste. Cherchant à retrouver le contexte, j’ai trouvé deux
entrefilets dans des journaux informatiques.
« Le correcteur d'orthographe de Word 2000 suggère de
remplacer le mot “Anti-stress” par “Anti-arabes”.
Microsoft, profondément gêné par cette affaire, a
préféré interrompre momentanément la production de
son logiciel ». Zdnet3
« Pour se justifier, Microsoft a fourni l'explication
"technique" suivante : proche d'anti-stress, avec 8 lettres communes sur
11, la chaîne de caractères "anti-arabes", qui figure
également dans le dictionnaire en temps [sic] que mot
"d'usage courant", est automatiquement proposée par l'algorithme.
La direction de Microsoft réfute donc toute intention raciste et a
d'ores et déjà édité un correctif, qui sera
téléchargeable sur son site d'ici à quelques jours et
intégré dans la version de Word 2000 commercialisée
à partir du mois prochain. » 01.net3
Mais le texte lui-même, publié en juin 2001 dans une revue du
CNDP, longtemps accessible en ligne, ne semble plus l’être,
interrogeant sur l’intérêt et la capacité des
institutions nationales liées au ministère de
l’éducation à conserver les réflexions et
publications sur le numérique éducatif.
Comment savoir si mon correcteur orthographique est raciste ?
Éric Bruillard IUFM de Caen
L’histoire remonte à l’an dernier. Au cours d’une
émission diffusée sur une chaîne cryptée, un
animateur se sert à l’écran du correcteur orthographique
d’une version récente d’un traitement de texte
célèbre. Il tape le mot composé Anti-stress (avec
une majuscule). Ne reconnaissant pas ce vocable, le logiciel le souligne.
L’appel au correcteur fournit une seule proposition :
« Anti-Arabes ». L’association du mot
« stress » à « Arabes » est pour
le moins troublante. Sur le plateau de l’émission, la cause est
jugée : voilà, à n’en pas douter, un flagrant
délit de racisme par machine interposée... Les coupables sont vite
désignés : l’entreprise responsable du programme ou ses
sous-traitants.
Avant de souscrire à ce verdict sans appel, en se glorifiant
même de ne rien comprendre au programme, donnons un moment la parole au
correcteur orthographique afin qu’il puisse
« expliquer » son comportement.
Deux questions préalables
Nous nous faisons toujours une représentation — même
grossière, même en partie inconsciente — des systèmes
techniques que nous utilisons. Ainsi, nous supposons que la machine,
lorsqu’elle ne reconnaît pas un mot, cherche à en donner un
autre, proche. Mais que signifie proche, dans ce cas ? J’ai
travaillé la question avec plusieurs groupes d’adultes en
formation. L’idée qu’ils s’en faisaient est que la
machine consulte une sorte de dictionnaire aux entrées classées
alphabétiquement ; la proximité serait alors l’ordre
classique du dictionnaire. Or, on s’en rend compte, à la suite de
la racine anti, il y a loin du « s » de stress au « A » de Arabes...
L’autre question est celle de l’origine du corpus.
D’où sort le mot « Anti-Arabes » ? Il
n’est certainement pas dans le dictionnaire de l’Académie. De
façon plus générale, d’où viennent les mots
reconnus par le dictionnaire orthographique d’un logiciel ? En
fait, conçu pour aider le scripteur, ici et maintenant, il doit
forcément intégrer les mots courants – et pas uniquement
ceux qui sont passés à la postérité. Des
sociétés établissent donc des corpus sur la base,
notamment, des articles de journaux. On comprend alors qu’un mot comme
« Anti-Arabes », malheureusement d’actualité,
ait été retenu. On ne peut pas bannir certains mots de la langue
sous prétexte que le concept qu’ils véhiculent ne nous
plaît pas.
Une démarche expérimentale
Mais comment trouver le fonctionnement d’un correcteur informatique,
et, plus exactement, du programme qui, à partir d’une graphie
incorrecte dans une langue, propose des mots de graphie proches et
acceptables ? Nous choisissons la démarche
expérimentale : fournir à la machine des mots mal
orthographiés et essayer de déduire de ses propositions des
règles de fonctionnement (au passage, il est intéressant de
constater que les utilisateurs répugnent à commettre sciemment des
erreurs...). Cette activité est en elle-même formatrice :
étudier le phénomène, faire des hypothèses, les
mettre à l’épreuve, essayer de prédire sur de
nouveaux cas le comportement du programme...
On tombe rapidement d’accord sur la nécessité de
travailler de manière méthodique et de commencer avec des mots
courts. Ainsi, à partir de rpie, on obtient dans l’ordre prie, ripe, pie, pies, rie. Le mot rabre conduit aux propositions arbre et rare. Dans ces deux
exemples, la première proposition s’est faite à partir de
l’inversion des deux premières lettres du mot. Le logiciel ne
s’attache donc pas à l’ordre alphabétique.
En fait, la logique de conception du programme étant d’aider un
scripteur en chair et en os, elle tient compte des sources d’erreur :
une inversion de lettres est beaucoup plus courante avec un clavier
qu’avec un stylo. La réflexion à mener est donc de nature
ergonomique.
En multipliant les expériences, on s’aperçoit que les
solutions proposées résultent de trois transformations
élémentaires : l’inversion de deux lettres
consécutives, la soustraction ou l’ajout d’une lettre. Cela
indique bien que les opérateurs sont de nature formelle. Et la
combinaison de ces transformations donne l’idée de distance entre
deux suites de caractères. La notion de proximité devient alors
claire : elle dépend du nombre de transformations
élémentaires nécessaires pour passer d’un mot
à un autre. Ainsi, des rapprochements apparemment magiques viennent-ils
simplement du fait que deux mots sont proches, dans le sens qui vient
d’être défini.
Apparaît alors une notion de complexité, qui peut être
mesurée par le nombre de combinaisons d’opérations
élémentaires. On convoque les mathématiques pour montrer
que le nombre de ces combinaisons croît avec la longueur du mot de
départ. Ainsi, pour les mots longs, il est difficile d’appliquer
exactement les mêmes principes. Si l’orthographe est trop
altérée, on a peu de chance de retrouver une graphie correcte par
le jeu des transformations élémentaires. Le nombre de propositions
faites par l’ordinateur diminue d’ailleurs
considérablement.
Sur des mots encore plus longs, il arrive que la seule suggestion de la
machine consiste à remplacer un mot par deux (c’est le cas pour les
adverbes qu’elle ne reconnaît pas, pour lesquels elle propose de
traiter le suffixe ment comme un mot séparé). Notons que
l’oubli de l’espace entre deux mots est une erreur que personne ne
ferait avec un stylo.
Différents essais montrent que les principes mis en évidence
sont à peu près respectés, avec cependant, parfois, des
propositions plus énigmatiques, sans doute à mettre sur le compte
de l’obligation, pour le programme, de répondre quasi
instantanément.
Une machine mieux contrôlée
Pour résumer, cette expérience a permis de se convaincre
qu’aucun traitement sémantique n’est opéré par
la machine. On peut être déçu de ne pas avoir su mettre en
lumière le processus qui a conduit à cette proposition du
logiciel. L’énigme n’a certes pas été
complètement levée mais des pistes ont été
données et d’autres restent à explorer. Par exemple :
les mots stress et Arabes ont tous les deux six lettres, dont
trois en commun. Existe-t-il beaucoup de mots de six lettres qui acceptent le
préfixe anti ? Et parmi ces mots, y en a-t-il beaucoup
à posséder plus de trois lettres en commun ?
Reste, bien sûr, la solution de demander des comptes à
l’entreprise. Mais outre qu’elle n’acceptera sans doute pas de
dévoiler ses secrets de fabrication, il n’est pas sûr que les
explications qu’elle fournirait seraient lisibles par des
non-spécialistes...
L’intérêt de cette expérimentation, même si
elle n’est qu’exploratoire, c’est qu’elle a fait
comprendre aux adultes en formation que la machine n’avait pas de
comportement magique ou aléatoire et qu’elle n’était
habitée par aucun « malin génie » qui aurait
truffé de mots pièges sa banque de données... Au passage,
on a eu l’occasion de réfléchir au rôle de
l’interface d’un logiciel de bureautique. On s’est posé
quelques questions : pourquoi les mots mal orthographiés sont-ils
soulignés ? De quelles connaissances ou informations dispose la
machine et quel processus met-elle en œuvre ? Quelles sont les
compétences nécessaires ou utiles à l’utilisateur
pour s’approprier un tel programme ? Quels détournements
peut-il opérer ? (On sait qu’il est parfois plus rapide de
faire sciemment des fautes, sachant que le recours au correcteur permet
d’aller plus vite. C’est notamment le cas lorsqu’il faut
inclure des caractères qui ne sont pas directement accessibles au clavier
– par exemple des majuscules accentuées.)
Avoir une meilleure idée de ce que fait la machine ne rendra pas
toujours un usager plus performant, mais cela lui permettra d’exercer un
contrôle plus grand sur les instruments technologiques qu’il
utilise. Sous des formes diverses, les dispositifs informatiques sont maintenant
partout présents dans notre environnement quotidien. Ignorer totalement
leur fonctionnement ne peut que renforcer des visions naïves ou
erronées ; aussi est-il important d’essayer de le
dévoiler en invitant les élèves à une
démarche de type expérimental et en aiguisant leur
curiosité – par exemple, à propos d’un correcteur
politiquement incorrect...
1 A vérifier, mais les
logiciels libres éviteront de faire des traitements à l’insu
des utilisateurs, ce qui peut être moins le cas pour les logiciels des
GAFAM.
2 Attention, il faut disposer d'un
pavé numérique séparé, sinon, avec un traitement de
texte, il faut insérer le caractère.
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