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Plateforme numérique avec système de
recommandations, agentivité des enseignants et développement
professionnel
Michelle DESCHÊNES et Thérèse LAFERRIÈRE
(Université LAVAL)
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RÉSUMÉ : Cette
étude vise à examiner la façon dont des enseignants
exercent leur agentivité sur une plateforme numérique, soit leur
capacité à définir et à poursuivre des objectifs de
développement professionnel. Nous présentons un prototype
fonctionnel développé à la suite d’ateliers de
codesign avec des enseignants. Il inclut des algorithmes de systèmes de
recommandations basés sur le contenu pour la recommandation de ressources
et de pairs. Le codesign du prototype s’est poursuivi au cours de trois
itérations. La plateforme a permis aux participantes
d’accéder rapidement à des ressources personnalisées
et mutualisées. Il s’en dégage que la plateforme a
été un médiateur technologique de
l’agentivité.
MOTS CLÉS : Apprentissage
autorégulé, interactions personne-machine, personnalisation,
environnement d’apprentissage. |
A digital platform with recommender system, teacher agency and professional development |
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ABSTRACT : This
study aims to examine the way in which teachers exercise their agency on a
digital platform, that is, their ability to define and pursue professional
development objectives. We present a functional prototype developed following
codesign workshops with teachers. It includes content-based recommendation
system algorithms for suggesting resources and peers. The codesign of the
prototype continued during three iterations. The platform allowed participants
to quickly access personalized and mutualized resources. It emerges that the
digital platform was a technological mediator of agency.
KEYWORDS : Self-regulated
learning, human-machine interactions, personalization, educational resources,
learning environments. |
1. Introduction
Au Québec, le
réseau collégial est constitué de collèges publics
(cégeps) et privés qui offrent des programmes de formation aux
jeunes d’environ 17 ans ayant complété leurs études
secondaires. Les programmes sont de deux ans pour les élèves qui
se préparent à des études universitaires, ce qui correspond
aux classes préparatoires dans le système français.
D’autres programmes sont de trois ans, pour les élèves qui
souhaitent se qualifier dans une technique pour l’exercice d’un
métier, ce qui correspond au brevet de technicien supérieur du
système français. Contrairement à d’autres niveaux
d’enseignement québécois, aucune formation en
pédagogie n’est obligatoire pour enseigner au collégial.
C’est pourquoi il importe de s’intéresser aux initiatives
prises par les enseignants du collégial concernant leur
développement professionnel.
Le développement professionnel dont il s’agit dans cet article
se veut un processus par lequel les enseignants, seuls et avec d’autres,
révisent, renouvellent et étendent leur engagement en tant
qu’agents de changement (Day, 1999). Il est
alimenté par la formation initiale, la formation continue, les
interactions et la réflexion (Daele, 2004), (Day, 1999), (Lieberman et Miller, 2001).
Toutefois, un autre sens donné à développement
professionnel correspond aux différentes offres de formation
proposées sur une base volontaire aux enseignants par les institutions
qui les emploient, par les universités, par des associations qui
œuvrent dans le milieu de l’éducation, etc. Par exemple, des
programmes de formation sont offerts aux enseignants débutants et des
occasions de perfectionnement sont offertes aux enseignants plus
expérimentés afin de répondre à des besoins
manifestes.
Le Conseil supérieur de l’éducation (CSE), un organisme
qui informe le ministre québécois de l’Éducation et
de l’Enseignement supérieur, notamment sur les besoins en
éducation, reconnait que même si la responsabilité
première en matière de développement professionnel revient
aux enseignants, il s’agit d’une responsabilité
partagée. En effet, « la réalisation du
développement professionnel du personnel enseignant est tributaire du
soutien offert par les autres acteurs concernés » (CSE, 2014, p. 29).
Le développement professionnel est un élément reconnu
déterminant, pourvu que le personnel enseignant soit au cœur du
processus.
Selon Desimone (Desimone, 2009) et Darling-Hammond et al. (Darling-Hammond et al., 2017),
un développement professionnel efficace intègre
l’apprentissage actif, soutient la collaboration, fournit
l’accompagnement nécessaire et offre des possibilités de
rétroactions ; il entraine des changements dans les connaissances et
les pratiques des enseignants ainsi qu’une amélioration des
résultats d'apprentissage des étudiants. C’est dire que le
développement professionnel qui fait appel à des voies
diversifiées n’accorde pas la priorité, et encore moins
l’exclusivité, à la formation en milieu universitaire (CSE, 2000). Il est
d’ailleurs recommandé par Cheng (Cheng, 2009) de
combiner, à des fins de développement professionnel, des
ressources globales, locales et individuelles.
L’un des objectifs de l’étude que nous avons menée
fut d’observer comment des enseignants du réseau collégial
québécois ont exercé leur agentivité sur une
plateforme numérique à des fins de développement
professionnel. Comme nous l’expliciterons dans la prochaine section, par
agentivité, nous entendons leur capacité à définir
et à atteindre des objectifs de développement professionnel en
tirant profit des possibilités offertes par des technologies et des
ressources numériques. Pour observer l’exercice de leur
agentivité, nous avons conçu, en mode codesign, un environnement
numérique, nommé ci-après plateforme, permettant aux
enseignants de prendre un rôle d’agent de leur développement
professionnel. Le codesign est considéré ici comme
l’utilisation de la créativité collective au service du
processus de design (Sanders et Stappers, 2008).
Dans un premier article (Deschênes et Laferrière, 2019) nous nous sommes centrés sur les buts motivationnels (Mascret et al., 2016), (Hassenzahl, 2010), (Carver et Scheier, 2000) que devaient soutenir une plateforme au service de l’agentivité des
enseignants en contexte de développement professionnel, de même que
les fonctionnalités à retenir pour qu’ils atteignent les
buts énoncés : 1) faire du développement
professionnel une priorité, 2) poser un regard réflexif sur
l’innovation, 3) faciliter l’accès aux ressources, et
4) faciliter les échanges et le partage. Les deux derniers buts
supposent une certaine forme de mutualisation des ressources, un usage
documenté des environnements numériques de travail (ENT) (Poyet, 2016).
Pour optimiser cette mutualisation, nous nous sommes intéressées
aux systèmes de recommandations, qui suggèrent les items les plus
susceptibles d’intéresser une personne qui fait usage d’une
plateforme numérique qui en est pourvue (Ricci et al., 2015).
Dans un contexte d’apprentissage, les systèmes de recommandations
permettent notamment de recommander des ressources d’apprentissage et,
dans une moindre proportion, de recommander des pairs (Deschênes, 2020).
Avec des enseignants, nous avons effectué des ateliers de codesign
desquels a résulté un prototype misant sur les systèmes de
recommandations. La mise à l’essai du prototype devenu fonctionnel
visait ensuite à confirmer ou à infirmer la pertinence des
fonctionnalités développées, ainsi qu’à
repérer d’autres fonctionnalités nécessaires. Aussi,
la question suivante se posait : en fonction de l’utilisation faite
par les enseignants d’une telle plateforme, quelle est la contribution du
numérique à l’exercice de l’agentivité des
enseignants ? Nous avons décliné cette question en trois
questions de recherche : dans quelle mesure le prototype permet-il de
soutenir l’agentivité des enseignants ? Dans quelle mesure les
ressources proposées se sont-elles avérées satisfaisantes
pour les participantes ? Et enfin, comment les participantes ont-elles
apprécié leur expérience utilisateur du prototype?
Ainsi, cet article porte sur le codesign itératif du prototype
développé et les améliorations du prototype que les trois
cycles d’expérimentation ont permis. Les deux prochaines sections
présentent les concepts mobilisés et le cadre théorique
retenu. La section 4 présente le prototype développé et la
section 5, la méthode de recherche utilisée. Enfin, les sections 6
et 7 sont consacrées respectivement aux résultats et à leur
discussion, laquelle inclura les retombées notées au cours des
trois cycles d’expérimentation.
2. Les concepts mobilisés
Pour étudier la contribution du
numérique à l’exercice de l’agentivité des
enseignants, nous retenons d’abord le concept d’agentivité en
lien avec le développement professionnel, puis nous examinons
l’apport du numérique pour soutenir l’agentivité, en
particulier le recours aux systèmes de recommandations.
2.1. L’agentivité des enseignants
Bandura (Bandura, 1997) définit l’agentivité comme le pouvoir d’initier des
actions à des fins données. Il considère les individus
comme des agents actifs, et non simplement des êtres réagissant
à des évènements (Bandura, 2019).
En présentant sa théorie sociocognitive, Bandura (Bandura, 2006) distingue trois modes d’agentivité différents :
individuelle, collective, et par procuration (proxy). En exerçant
son agentivité individuelle, un individu influence son propre
fonctionnement et les évènements de son environnement. Ses actions
sont utilisées pour atteindre le ou les but(s) qu’il s’est
fixé(s) (Bandura, 2001).
L’agentivité collective réfère à la
capacité des individus à travailler de concert pour
améliorer une situation. Pour ce faire, ils partagent leurs intentions,
leurs connaissances et leurs habiletés, et ils rassemblent leurs
connaissances, leurs capacités et leurs ressources. Quant à
l’agentivité par procuration, elle permet à un individu de
s’appuyer sur les actions d’autres individus (appelés alors
des médiateurs d’agentivité) pour atteindre ses propres
buts. Les médiateurs d’agentivité arrivent à exercer
une influence sur l’individu qui a la connaissance et les moyens
d’agir pour atteindre ses buts sans toutefois assumer toutes les
responsabilités, vivre le stress et prendre les risques associés.
L’individu essaie alors d'obtenir que ceux qui ont accès à
des ressources ou à une expertise agissent en son nom pour obtenir les
résultats souhaités (Burns et Dietz, 2000).
Plus récemment et en s’appuyant sur des fondements
socioculturels remontant à Vygotsky (Vygotsky, 1978),
Engeström et Sannino (Engeström et Sannino, 2010) ont défini l’agentivité comme étant « la
capacité d’un individu à changer le monde et ses propres
comportements » (p. 5). Dans son étude sur les buts
d’apprentissage, Brennan (Brennan, 2012) définit l’agentivité en ces termes : « la
capacité d'un apprenant à définir et à poursuivre
des objectifs d'apprentissage » (p. 24). Pour les fins de notre
propre étude, nous définissons l’agentivité comme
étant la capacité d’un enseignant à définir et
à poursuivre des objectifs de développement professionnel. Ainsi,
nous reconnaissons le rôle de l’enseignant dans son propre
développement, dans son adaptation face à des changements. Il est
un agent actif, un individu qui sait faire appel à son agentivité.
Plus concrètement, un enseignant est capable de formuler un objectif
comme « intégrer la classe inversée dans sa
pratique » et il est capable de poursuivre son objectif en
participant, par exemple, à un MOOC qui traite de ce sujet, en consultant
des tutoriels sur la réalisation de capsules vidéos ou en lisant
des articles scientifiques au sujet de méthodes pédagogiques
actives.
2.2. Le numérique et l’agentivité des enseignants
Notre présupposé de départ est que le numérique
peut contribuer à l’agentivité en ce sens qu’il offre
l’occasion à l’enseignant d’exercer sa capacité
à sélectionner et à séquencer des ressources de
développement professionnel selon le contenu, le niveau de
difficulté, le soutien offert, etc. En permettant aux enseignants
d’exercer un certain contrôle, on stimule le développement de
stratégies de régulation (Vandewaetere, 2011).
Cependant, trop miser sur le numérique pourrait inhiber le transfert ou
l’émergence de stratégies de régulation soutiennent
Goodyear et al. (Goodyear et al., 2014).
Le processus de codesign réalisé avec des enseignants a
d’abord conduit à repérer quatre grands buts motivationnels
qui ont par la suite servi au développement de la plateforme (Deschênes et Laferrière, 2019) :
1. Faire du développement professionnel une priorité ;
2. Poser un regard réflexif sur l’innovation;
3. Faciliter l’accès aux ressources pour :
a. Mieux connaitre les occasions de développement
professionnel ;
b. Accéder aux activités de développement professionnel
les plus appropriées ;
4. Faciliter les échanges et le partage pour :
a. Obtenir un accompagnement informel ;
b. Apprendre des autres et avec les autres.
Pour chacun des buts, les enseignants ont identifié les
fonctionnalités qui leur permettraient d’atteindre ces buts.
Concernant les troisième et quatrième buts, c’est à
dire l’accès aux ressources ainsi que la facilitation des
échanges et le partage, les fonctionnalités
suggérées faisaient référence aux
propriétés des systèmes de recommandations.
2.3. Les systèmes de recommandations
Les systèmes de recommandations sont des outils et techniques qui
suggèrent les items (des vidéos, des livres, par exemple) les plus
susceptibles d’intéresser un utilisateur (Ricci et al., 2015).
Ils utilisent des algorithmes qui se basent notamment sur la navigation des
utilisateurs, les recherches qu’ils font, leurs achats et leurs
préférences (Konstan et Riedl, 2012).
Ainsi, il semblait plausible de penser, tout comme Dillenbourg (Dillenbourg, 2002),
que les systèmes de recommandations étaient une piste
intéressante à explorer puisqu’ils peuvent guider
l’enseignant dans la sélection de ressources à travers un
très grand nombre d’entre-elles, tout en évitant le
piège de trop structurer les interactions personne-machine.
Les préférences peuvent s’exprimer de façon
implicite ou explicite (Ricci et al., 2015).
Les préférences implicites sont collectées à partir
des actions des utilisateurs, le plus souvent à leur insu : cliquer
sur un lien, acheter un produit, suivre une personne sur un réseau
social, etc. Dans le cas des préférences explicites, le
système demande à l’utilisateur d’évaluer un
item. Cela peut être fait à l’aide de différents
dispositifs : une échelle de 0 à 5 étoiles, avec ou
sans les demies, avec ou sans guide de calibration ; un dispositif de votes
positifs ou négatifs, ou de votes positifs seulement, etc. Ces
données sont plus difficiles à collecter puisqu’elles
nécessitent l’action de l’utilisateur qui doit fournir un
effort, contrairement à la collecte de données implicites.
La recherche dans le domaine des systèmes de recommandations
évolue rapidement et ces systèmes sont de plus en plus
appliqués à des domaines spécifiques, incluant les
technologies éducatives (Drachsler et al., 2015).
Dans le domaine de l’éducation en général, la
majorité des systèmes recommandent des contenus : livres,
contenus d’apprentissage, objets d’apprentissage, etc. Toutefois,
peu de systèmes qui recommandent de faire appel à des pairs sont
actuellement documentés dans la littérature scientifique, que ce
soit des pairs avec qui apprendre ou des experts de qui apprendre (Deschênes, 2020).
Quant aux principales techniques de recommandations, elles sont basées
soit sur le contenu (Content-Based), soit sur une approche de filtrage
collaboratif (Collaborative filtering), et d’autres encore se
veulent hybrides. Les systèmes basés sur le contenu permettent de
recommander des items qui sont similaires à ceux davantage
appréciés auparavant (Ricci et al., 2015).
Les items similaires peuvent être identifiés à partir de
différentes approches, comme le calcul du cosinus de l’angle entre
les vecteurs décrivant les attributs des items (Oduwobi et Ojokoh, 2015).
Les systèmes basés sur une approche de filtrage collaboratif
utilisent les préférences des autres utilisateurs pour fournir une
recommandation. Ces systèmes sont dits
« collaboratifs » parce qu'ils considèrent deux items
comme étant similaires sur la base que plusieurs utilisateurs ont une
préférence pour ces deux items (Konstan et Riedl, 2012).
Les systèmes hybrides, quant à eux, combinent les techniques
selon différentes approches : l’amalgame de deux
systèmes de façon séparée, l’incorporation des
caractéristiques d’une approche dans une autre, ou la construction
d’un modèle unifié qui utilise les deux approches (Adomavicius et Tuzhilin, 2005).
Différents modes d’expérimentations existent pour
évaluer les systèmes de recommandations (Gunawardana et Shani, 2015).
Les expérimentations hors ligne (offline experiments) utilisent un
protocole et des données existantes pour estimer, voire comparer, les
performances d’un système. Les expérimentations en ligne
(online experiments) visent quant à elles à mesurer le
changement de comportement des utilisateurs lors de l’interaction avec
différents systèmes de recommandations. Enfin, les tests
utilisateurs (user studies) consistent à recruter des
utilisateurs, à leur demander d’interagir avec le système de
recommandations et à collecter des données sur ces interactions.
Ces différents modes d’expérimentations peuvent être
rattachés à différents moments du processus, allant du
prototypage à l’implantation d’un système à
grande échelle (Deschênes, 2020).
3. Le cadre théorique : le codesign axé sur
l’expérience utilisateur
Hassenzahl (Hassenzahl, 2010) présente l’expérience comme « un
épisode, une partie du temps que l'on a traversé – avec des
images et des sons, des sentiments et des pensées, des motivations et des
actions, lesquels sont étroitement liés, stockés en
mémoire, étiquetés, revécus et communiqués
aux autres » (p. 8, traduction libre). L’expérience
utilisateur a de particulier qu’elle est centrée sur les produits
interactifs reconnus comme créateurs, facilitateurs et médiateurs
d'expérience. Ainsi, l’expérience utilisateur est un
sentiment momentané, principalement évaluatif lors de
l'interaction avec un produit ou un service (Hassenzahl, 2008).
En plus du produit et de l’utilisateur, le contexte dans lequel
l’interaction entre le produit et l’utilisateur survient influence
l’expérience (Pucillo et Cascini, 2014).
Il faut ajouter que le design axé sur l’expérience
utilisateur fait partie de la conception centrée sur
l’opérateur humain (Lallemand et al., 2015).
La conception centrée sur l’opérateur humain
(Human-centred design ou User-Centred Design) est définie
comme « une manière de concevoir les systèmes
interactifs, ayant pour objet de rendre les systèmes utilisables et
utiles en se concentrant sur les utilisateurs, leurs besoins et leurs
exigences » (ISO 9241-210, 2019).
Les individus perçoivent leur interaction avec les produits selon deux
dimensions différentes (Hassenzahl, 2003) :
la dimension hédonique, qui concerne le bien-être psychologique
(par exemple être compétent, être autonome, être en
relation avec les autres, etc.), et la dimension pragmatique, qui concerne
l’accomplissement des objectifs comportementaux (par exemple, appeler un
proche, trouver un produit dans une boutique en ligne, commander un article,
etc.).
Dans le design axé sur l’expérience utilisateur, d'une
part, le designer détermine le contenu, la présentation, les
fonctionnalités et l’interaction ; c’est ce qui donne au
produit son caractère particulier. D’autre part,
l’utilisateur entre en contact avec le produit et un processus est
enclenché : il construit sa perception personnelle du produit, son
caractère apparent (Hassenzahl, 2003).
C’est dans ce contexte qu’il est intéressant d’opter
pour le codesign car il permet de réduire l’écart
qu’il peut y avoir entre le caractère visé par le designer
et le caractère apparent du produit. Le codesign est une approche misant
sur la collaboration pour produire des innovations viables (Severance et al., 2016).
En sollicitant la créativité collective tout au long du processus,
le codesign dont il est ici question implique tout autant les concepteurs, les
chercheurs et les enseignants, ces derniers étant
considérés comme des experts de leur propre expérience (Sanders et Stappers, 2008).
4. La présentation du prototype initial
Au terme du processus itératif de codesign
poursuivi dans le cadre de notre recherche, un prototype initial existait. Pour
ce prototype, nous avons mis de l’avant les buts 3a et 3b, qui concernent
le fait de faciliter l’accès aux ressources, et les buts 4a et 4b,
qui concernent le fait de faciliter les échanges et le partage. Ainsi, le
prototype ne visait pas à assurer le développement professionnel
des enseignants, mais plutôt à faciliter la prise en charge par les
enseignants de leur propre développement professionnel en fournissant les
ressources les plus appropriées pour atteindre leurs objectifs. Les
paragraphes qui suivent présentent la façon dont ses principales
fonctionnalités ont été implémentées.
Pour réaliser la programmation, la première auteure de cet
article a utilisé comme langage de programmation pour la portion
« serveur » le PHP, dans un cadre de développement
modèle-vue-contrôleur (Code Igniter), une infrastructure
organisée en trois couches d’abstraction qui permettent de
séparer les données, la présentation et les traitements
pour en faciliter la maintenance et l’évolution (Cui et al., 2009).
Le prototype1 permet
d’accéder à des ressources de développement
professionnel qui correspondent le plus aux besoins et aux
préférences des enseignants. Il s’agit d’un
système de recommandations basé sur le contenu
(Content-Based) dans lequel les enseignants peuvent :
- saisir un objectif de développement
professionnel ;
- saisir leur profil et leurs préférences ;
- avoir accès à des ressources pouvant les aider
à atteindre leur objectif, soit des articles de revue, des récits
de pratique, des rapports de recherche, des formations et webinaires, etc., de
même que des pairs avec qui apprendre et de qui apprendre.
Le bouton « Mon profil » permet à
l’enseignant de sélectionner l’institution et la discipline
dans lesquelles il enseigne. C’est aussi à cet endroit qu’il
peut choisir de partager ses coordonnées et son objectif avec des
enseignants ayant un objectif similaire au sien, ou avec des enseignants qui
pourraient avoir des questions en lien avec sa propre expertise et ainsi agir
à titre de mentor. L’enseignant peut choisir de partager son
courriel, son profil Twitter ou son profil LinkedIn.
Le bouton « Mon objectif » permet à
l’enseignant de formuler son objectif de développement
professionnel et de le caractériser à l’aide de
mots-clés. Par exemple, un enseignant dont l’objectif est
d’« intégrer la classe inversée dans sa
pratique » pourrait ajouter des mots-clés comme
« classe inversée », « montage
vidéo », « pédagogie active », etc.
Il peut ensuite sélectionner ses préférences en
matière de développement professionnel. Les attributs
utilisés sont ceux qui permettent de caractériser les ressources
disponibles dans la plateforme, c’est-à-dire des ressources menant
à des crédits universitaires ou non, ou permettant d’obtenir
un badge, des ressources gratuites ou payantes, des ressources en
présence, en ligne, hybrides en présence et en ligne, ou encore
des ressources synchrones, asynchrones ou hybrides synchrones et asynchrones.
Par exemple, un cours universitaire serait ainsi décrit :
crédité, payant, en présence, synchrone. Un récit de
pratique disponible en ligne serait quant à lui décrit
ainsi : « non crédité, gratuit, en ligne,
asynchrone ».
Les deux autres boutons permettent de recommander une nouvelle ressource aux
autres enseignants et de faire afficher la documentation au sujet des
fonctionnalités de la page.
Au premier chargement, les ressources qui s’affichent sont celles qui
correspondent aux mots-clés liés à l’objectif que
s’est fixé l’enseignant. Chaque fois qu’une recherche
est lancée, le contenu des boites est actualisé selon la
recherche. Les recherches récentes et populaires faites par les autres
utilisateurs sont affichées. Pour chaque ressource affichée, des
outils sont disponibles : afficher les informations de la ressource,
ajouter la ressource à sa liste (comme sur Netflix ou Amazon, par
exemple), masquer la ressource, évaluer la ressource (de 1 à 4
étoiles) et faire afficher les évaluations des autres enseignants
à l’aide d’un histogramme représentant la distribution
des évaluations.
Les ressources qui s'affichent sont celles qui proviennent des organismes du
réseau collégial, du réseau de l'éducation et des
réseaux sociaux (des groupes et des pages Facebook, des comptes Twitter
et Instagram). Chaque boite correspond à un type de ressources et
l’ordre des boites peut être modifié par l’enseignant.
Les organismes dont les ressources s'affichent sont les suivants :
l’APOP (activités de perfectionnement technopédagogique),
l’Association québécoise de pédagogique
collégiale (revue professionnelle, actes du colloque pédagogique
et livres), Cadre21 (formations en ligne asynchrones à saveur TIC et
pédagogiques), le Centre de documentation collégiale (ouvrages de
la bibliothèque spécialisée en éducation
collégiale), Performa (cours crédités et programmes de
formation universitaire pour les enseignants du collégial), et Profweb
(récits de pratiques technopédagogiques et actualité
pédagogique et numérique du réseau collégial).
Certaines ressources ont été ajoutées manuellement à
la plateforme de façon individuelle et de façon groupée.
D’autres sont accessibles à la demande via EDUQ.info,
l’archive ouverte du réseau collégial
québécois, grâce à une interrogation utilisant le
format XML de DSpace.
Dans la colonne de gauche figurent les recommandations personnalisées.
La première boite, « Selon mes
préférences », présente les ressources qui
correspondent aux préférences entrées par les enseignants.
Les ressources s’affichent dans l’ordre suivant :
d’abord, celles ayant le plus grand nombre d’attributs correspondant
aux préférences de l’enseignant (gratuit, synchrone, en
ligne, par exemple). Parmi elles, celles ayant obtenu les meilleures
évaluations par les autres enseignants (basées sur la moyenne des
évaluations) et celles ayant obtenu le plus grand nombre
d'évaluations comptabilisées sont affichées en premier.
La deuxième boite, « Selon ce que j’ai aimé
avant », déduit un profil de préférences à
partir des évaluations des ressources faites antérieurement par
l’enseignant. Le profil calcule le poids de chacun des attributs selon la
moyenne des évaluations positives que les enseignants ont faites (3 ou 4
étoiles). La différence entre les deux premières boites est
que la première utilise les préférences
déclarées par l’enseignant alors que la deuxième
infère ses préférences à partir des ressources qui
ont été appréciées antérieurement. Par la
suite, deux boites servent à suggérer des pairs qui ont
accepté que leurs coordonnées soient partagées. La
première propose des pairs avec qui apprendre ; les
mots-clés liés à l’objectif sont utilisés afin
de trouver les enseignants dont le nombre de mots-clés en commun est le
plus élevé. La seconde boite propose des pairs de qui apprendre, c’est-à-dire des enseignants dont l’expertise
correspond le plus aux mots-clés de l’objectif fixé par
l’enseignant.
Les quatre dernières boites de la première colonne affichent
les ressources les plus appréciées (plus grand nombre de votes
positifs) et les plus récemment appréciées par les
enseignants de la même discipline ainsi que ceux de la même
institution. Dans des travaux antérieurs (Deschênes, 2018),
nous avions identifié que les enseignants souhaitaient se perfectionner
avec d’autres enseignants de leur discipline. C’est pourquoi nous
avons choisi d’utiliser ce paramètre comme étant un facteur
qui identifie des enseignants qui se ressemblent, en simulant une approche de
filtrage collaboratif.
Le dernier outil est « Ma liste », qui regroupe les
ressources que l’enseignant a ajoutées à sa liste.
5. Démarche d’investigation à des fins
d’amélioration du prototype
Nous inspirant du processus de conception
centrée sur l’opérateur humain (ISO 9241-210, 2019),
après avoir analysé le contexte, défini les exigences et
réalisé la conception (Deschênes et Laferrière, 2019),
nous avons voulu investiguer l’expérience d’utilisation du
prototype par les participantes. Cette investigation s’inscrivait dans une
expérimentation de devis (traduction de Design-Based Research par
Breuleux et al., 2002 (Breuleux et al., 2002))
plus large, et au cours de laquelle chercheurs et praticiens travaillent de
concert à produire des changements significatifs dans des contextes de
pratique (Design-Based Research Collective, 2003).
L’expérimentation de devis utilise des données fournies de
manière itérative pour informer la prise de décision de
ceux et celles qui innovent (Laferrière, 2017).
Il s’agit d’une méthode de recherche et de
développement qui implique une bonne part d’intervention de la part
des chercheurs et des praticiens comparativement à des démarches
de recherche plus classiques (Collins et al., 2004), (Laferrière, 2017).
Les sections qui suivent présentent l’objectif, la méthode
utilisée et le déroulement de cette investigation.
5.1. Questions de recherche
Pour comprendre plus en profondeur l’expérience
d’utilisation du prototype par les enseignants et leur satisfaction
à son égard de manière à le faire évoluer en
fonction de leurs besoins, les trois questions suivantes furent
posées :
- QR1. Dans quelle mesure le prototype permet-il de soutenir
l’agentivité des enseignants ?
- QR2. Dans quelle mesure les ressources proposées se
sont-elles avérées satisfaisantes pour les participantes ?
- QR3. Comment les participantes ont-elles apprécié
leur expérience utilisateur du prototype?
Conscientes de la tradition existentielle-phénoménologique pour
l’étude de l’expérience humaine (van Manen, 1990), (Creswell et Poth, 2016),
il s’agissait pour nous de collecter, au moment opportun, des
données riches et variées sur l’expérience des
participantes.
5.2. Déroulement
5.2.1. Participantes
Nous avons recruté des participants des deux genres dans quatre
institutions québécoises de niveau collégial, soient trois
institutions publiques et une privée. Le groupe de sujets comprenait au
départ six enseignantes ayant accepté de participer ; deux
d’entre elles avaient auparavant participé au codesign initial
réalisé en 2018 et 2019. Les participantes ont été
sélectionnées sur la base de raisons pratiques (proximité
géographique, intérêt pour leur développement
professionnel).
Les enseignantes qui ont accepté notre invitation à participer
appartiennent toutes au genre féminin. Leurs caractéristiques
démontrent néanmoins une certaine diversité : cinq
d’entre elles proviennent du réseau public et une, du réseau
privé. Leurs disciplines d’enseignement relèvent des
sciences et techniques naturelles, des sciences et techniques humaines, des
sciences et techniques administratives, ainsi que des sciences et techniques en
arts et lettres. Elles ont différents niveaux d’aisance avec le
numérique, allant d’utilisatrices à conceptrices
d’outils numériques. Le consentement explicite des participantes a
été recueilli avant d’entreprendre la collecte des
données via les différents moyens décrits dans les
prochaines sections.
5.2.2. Trois itérations
Pour améliorer le prototype, nous avons engagé un processus
itératif de collecte de données, d’analyse,
d’intervention et de développement (Fig. 1).
Figure 1 • Démarche
d’investigation à des fins d’amélioration du
prototype
5.3. Méthodes de collecte et d’analyse des données
Les quatre premières sections présentent les différentes
méthodes de collecte de données : données
entrées dans la plateforme, actions entrées au journal
d’évènements, questionnaire baromètre et
échanges par courriel. La dernière section présente quant
à elle la méthode d’analyse des données.
5.3.1. Données entrées dans la plateforme
Les participantes ont été invitées à se connecter
et à compléter leur profil : l’institution et la
discipline d’enseignement, de même que l’intérêt
ou non à participer à du développement professionnel
collectif (apprendre avec des pairs) ou à partager avec d’autres
enseignants une expertise qu’ils possèdent (que d’autres
enseignants puissent apprendre d’eux). Elles ont aussi été
invitées à entrer un objectif de développement
professionnel, à choisir des mots-clés associés à
cet objectif et à entrer leurs préférences. Les autres
données entrées dans la plateforme sont les évaluations des
ressources qui leur ont été recommandées (entre 1 et 4
étoiles).
5.3.2. Actions entrées au journal
d’évènements
Les entrées au journal d’évènements ont permis
d’étudier de manière non intrusive les comportements
d’utilisation des enseignantes. Nous avons simulé
l’observation d’un phénomène en situation
écologique (Mandran, 2018) en stockant dans le journal d’évènements chaque action
faite par les participantes : ouvrir une fenêtre, modifier son
profil, cliquer sur une ressource, faire une recherche, ajouter un
mot-clé, consulter une activité dans le calendrier, évaluer
une ressource, etc. Dans cet exemple d’entrée (Figure 2) au
journal, on peut lire que l’utilisatrice 139 s’est connectée
le 29 octobre 2019 à 13h15, puis qu’elle a lancé une
recherche sur la classe inversée et qu’elle a consulté la
ressource 609 à partir de la boite qui recommande des ressources selon
les préférences entrées :
Figure 2 • Exemple
d’entrée
Les entrées au journal contenaient des paramètres
spécifiques à certaines activités. Par exemple,
lorsqu’une enseignante consultait une ressource, l’identifiant de la
ressource ainsi que la boite dans laquelle l’utilisatrice cliquait
étaient enregistrés.
5.3.3. Questionnaire
Bien que le questionnaire soit une méthode de collecte habituellement
utilisée pour une population importante, cette méthode a
été retenue car nous voulions apprécier la variation entre
plusieurs moments de collecte ainsi qu’alimenter les échanges sur
la variation entre les moments de collecte. Le questionnaire baromètre,
disponible en annexe, est composé de trois grandes sections correspondant
respectivement aux trois questions formulées.
Section 1 : Soutien à l’agentivité. Une
échelle à cinq niveaux allant de complètement en
désaccord à complètement en accord a été
utilisée pour permettre aux répondantes d’exprimer dans
quelle mesure la plateforme répondait aux six buts motivationnels qui ont
résulté de la démarche de codesign (Deschênes et Laferrière, 2019).
Une question ouverte permettait d’expliquer les réponses au
besoin.
Section 2 : Satisfaction à l’égard des
recommandations. Nous avons traduit les cinq énoncés de Fazeli et al. (Fazeli et al., 2018) visant à évaluer les systèmes de recommandations et avons
utilisé la même échelle à cinq niveaux allant de
complètement en désaccord à complètement en accord.
Les énoncés visaient à analyser la satisfaction selon les
cinq paramètres suivants : la précision, le caractère
innovant, la diversité, l’utilité et le caractère
surprenant. Une question ouverte permettait à nouveau d’expliquer
les réponses au besoin.
Section 3 : Expérience utilisateur. Nous avons
utilisé la version courte du User Experience Questionnaire (Schrepp et al., 2017),
composée de huit énoncés sous forme de
différenciateurs sémantiques en sept points, allant de -3 à
3. Puisque le questionnaire sur l’expérience utilisateur devait
être inclus dans un questionnaire plus long, et en raison du
caractère itératif de notre démarche, nous avons
préféré la version courte à la version longue, qui
comporte 26 énoncés répartis en six sous-échelles.
Une dernière question visait à recueillir des
fonctionnalités à ajouter ou des améliorations à
faire à la plateforme.
Afin de valider la passation et le fonctionnement du questionnaire, une fois
intégré dans LimeSurvey, le questionnaire a été
soumis à trois enseignants ne participant pas au projet. Leurs
commentaires ont permis d’apporter des ajustements mineurs. Le
questionnaire a été soumis aux participantes une fois par mois
pendant trois mois. Chaque fois, les participantes ont eu deux semaines pour le
remplir. Même si cinq à dix minutes suffisaient pour
répondre aux 19 énoncés à choix de réponses
et aux trois questions facultatives à court développement, nous
avons tenu compte du fait que la tâche professionnelle des participantes
était déjà bien remplie et avons choisi, en
conséquence, de leur octroyer un temps relativement long pour
répondre au questionnaire.
Le codesign s’est poursuivi puisqu’entre chacune des collectes,
nous avons veillé à améliorer le prototype en fonction des
réponses et des commentaires reçus. Dans le courriel d’envoi
des questionnaires 2 et 3, nous avons inclus les nouveautés dans la
plateforme depuis l’itération précédente, de
même qu’une intervention sous forme de rétroaction
personnalisée.
5.3.4. Échanges par courriel
Des échanges par courriels entre les participantes et la chercheure en
interaction avec elles ont permis d’approfondir les analyses. Par exemple,
en analysant les données entrées dans la plateforme, nous avons
remarqué qu’une participante n’avait pas entré de
mots-clés liés à son objectif. Nous lui avons écrit
pour en vérifier la raison : ne savait-elle pas qu’elle
pouvait le faire (ce qui aurait nécessité des précisions
dans l’interface), l’avait-elle fait et ça ne
s’était pas enregistré (ce qui aurait
nécessité des corrections à la programmation), ne
souhaitait-elle pas le faire (ce qui aurait nécessité de
meilleures explications), etc.
5.3.5. Méthode d’analyse des données
L’analyse qualitative des données s’est faite en trois
temps, soit après chaque passation du questionnaire. L’analyse du
soutien à l’agentivité, de la satisfaction à
l’égard des ressources recommandées et de
l’expérience utilisateur a été faite en observant la
variation des réponses des enseignantes entre chaque mesure. Nous avons
également observé les fréquences de chacune des
réponses, pour chacun des aspects étudiés.
En ce qui concerne plus précisément l’expérience
utilisateur, les données recueillies à l’aide de la version
courte du User Experience Questionnaire (UEQ) ont été
regroupées selon la qualité pragmatique (items 1 à 4 :
aidant, simple, efficace, clair), la qualité hédonique (items 5
à 8 : captivant, intéressant, original, inédit) et le
résultat global (items 1 à 8). Comme le prévoit
l’UEQ, les résultats compris entre -0,8 et 0,8 ont
été considérés comme neutres, les résultats
plus grands que 0,8 ont été considérés comme
positifs et les résultats plus petits que -0,8 comme négatifs.
La variation des réponses par participante a été
croisée avec les données du journal
d’évènements et les données entrées dans la
plateforme. Par exemple, lorsqu’une participante s’est
montrée moins satisfaite, nous avons vérifié ses actions
dans la plateforme et avons constaté qu’elle ne
s’était pas reconnectée depuis la collecte
précédente, ce qui nous a permis d’ajuster notre
intervention.
Pour approfondir l’analyse, nous avons observé les
fonctionnalités utilisées (fréquences et séquences)
grâce à l’interface d’administration permettant
d’apprécier le parcours de chacune des participantes à
partir du journal d’évènements. Nous avons identifié
les fonctionnalités les plus et les moins utilisées, selon les
moments de la session et de la recherche. Pour faciliter l’analyse, nous
avons regroupé les fonctionnalités (voir Tableau 1).
Tableau 1 • Regroupements des
fonctionnalités
Regroupement |
Fonctionnalités |
Interface |
Se connecter, accéder à la documentation, etc. |
Profil |
Modifier le profil, ajouter ou supprimer un mot-clé décrivant
l’expertise, etc. |
Objectif |
Ajouter, atteindre ou arrêter un objectif, ajouter ou supprimer un
mot-clé lié à l’objectif, ajouter un supprimer une
préférence, etc. |
Ressources |
Ajouter ou supprimer une ressource à la liste, consulter la liste,
etc. |
Listes |
Consulter, évaluer, masquer ou recommander une ressource, consulter
les informations ou les évaluations d’une ressource, consulter les
informations d’un autre enseignant, etc. |
Recherches |
Lancer une recherche, cliquer sur une recherche liée à
l’objectif, une recherche récente ou populaire |
Nous avons analysé les fonctionnalités à ajouter ou
à corriger sous l’angle de la faisabilité et de la relation
avec l’agentivité d’enseignantes en contexte de
développement professionnel.
En outre, nous avons croisé les données du questionnaire, les
données entrées par les enseignants dans la plateforme ainsi que
les actions faites dans la plateforme et celles entrées au journal
d’évènements. L’exercice de triangulation des
données visait à saisir la complexité de la situation et
à assurer la validité des conclusions (Briand et Larivière, 2014).
6. Résultats
La section des résultats débutera par
une synthèse des améliorations apportées lors des trois
itérations. Nous présenterons ensuite les actions
réalisées sur la plateforme par les participantes. Nous
enchaînerons avec les résultats liés respectivement aux
trois questions de recherche.
6.1. Les améliorations après chacune des
itérations
Le tableau 2 présente les améliorations apportées au
prototype initial selon le moment du processus. Il inclut les
améliorations qui ont été utilisées par les
participantes, soient celles apportées avant le deuxième
questionnaire (après l’itération 1) et avant le
troisième questionnaire (après l’itération 2).
L’intervenante à l’origine de chaque amélioration est
aussi indiquée.
Tableau 2 • Améliorations
apportées
Améliorations après l’itération 1 |
Améliorations après l’itération 2 |
À la demande explicite d’une enseignante
•Ajout de la possibilité d’entrer un commentaire lorsque
l’enseignant ajoute une ressource à sa liste personnalisée
•Ajout de la possibilité de déplacer les boites pour
personnaliser l’interface.
•Augmentation de la taille du texte.
•Ajout du nom et du prénom des enseignants souhaitant publier
leurs coordonnées.
À l’initiative de la chercheure
•Ajout de notifications lorsqu’il manque des informations :
si l’enseignant n’a pas entré le collège et la
discipline dans lesquels il enseigne, si l’objectif, les mots-clés
ou les préférences n’ont pas été
entrés.
•Liste déplacée sous un bouton, faisant davantage de
place aux autres boites.
•Ajout de deux nouvelles boites, dans lesquelles se trouvent des
ressources supplémentaires.
•Ajout et modification d’éléments pour clarifier
l’interface : le titre de certaines boites, la rubrique d’aide,
etc. |
À la demande explicite d’une enseignante
•Ajout de la possibilité d’entrer une courte biographie.
•Ajout du nombre d’enseignants par discipline.
•Clarification du déplacement des boites (rubrique d’aide
en format vidéo).
•Ajout d’éléments dans l’interface pour
l’affichage des ressources ajoutées à la liste :
couleur, nombre de ressources listées affiché sur le bouton.
À l’initiative de la chercheure
•Mise à jour du graphique de la répartition des
évaluations des ressources par les enseignantes (1 à 4
étoiles) dès qu’une nouvelle évaluation est
entrée. |
Les améliorations apportées à la première
itération touchent essentiellement les quatre derniers buts du graphique
(mieux connaitre les occasions de développement professionnel,
accéder aux activités de développement professionnel les
plus appropriées, obtenir un accompagnement informel, et apprendre des
autres et avec les autres). À la deuxième itération, les
améliorations apportées étaient davantage en lien avec les
deux derniers buts, c’est-à-dire ceux qui concernent le fait de
faciliter les échanges et le partage. Par exemple, nous avons
ajouté le nom, le prénom et la biographie des participantes qui le
souhaitaient lorsqu’une participante a écrit :
« Est-ce que je peux les contacter pour discuter, échanger?
Si oui, j'aimerais peut-être en savoir plus à leur sujet
avant ». Nous avons ajouté la possibilité de
déplacer les boites après qu’une autre enseignante ait
écrit « J’aimerais pouvoir réorganiser les
"boîtes" par exemple en déplaçant celles qui
m'intéressent le plus vers le haut de l'écran ».
Enfin, au terme de la dernière itération, d’autres
suggestions ont été faites par les participantes. Ces suggestions
manifestent que les usages sont passés d’une exploration à
une utilisation plus approfondie : faire afficher le nom des auteurs des
ressources, préciser l’ordre d’affichage des ressources,
ajouter d’autres types de ressources, etc. Les trois itérations ont
d’ailleurs permis d’atteindre une certaine saturation dans les
réponses et dans les commentaires.
6.2. Les actions réalisées sur la plateforme
En nous intéressant au parcours de chacune des participantes
grâce aux entrées faites dans le journal
d’évènements, nous avons constaté que le nombre total
d’actions réalisées par les enseignantes dans la plateforme
variait entre 14 et 282 au cours des trois mois qu’a duré la
collecte de données, pour une moyenne de 117 actions par enseignante. Le
nombre de connexions varie aussi d’une participante à une autre,
allant de 1 à 17 connexions, pour une moyenne de 6 connexions par
participante. Ces visites correspondent, dans plusieurs cas, aux dates
auxquelles elles ont répondu à chacun des questionnaires, ce qui
s’explique par le fait qu’il était demandé aux
participantes d’utiliser la plateforme pour prendre connaissance des
modifications qui y avaient été apportées.
L’utilisation des fonctionnalités au fil de l’étude
est illustrée à la Figure 3, accompagnée des moments
où les questionnaires ont été envoyés aux
participantes.
Figure
3 • Nombre d’actions exécutées dans la
plateforme, par catégorie de fonctionnalités
On remarque que les résultats varient au fil du temps. Les
fonctionnalités liées au profil sont davantage utilisées en
début de parcours, puisque le profil demeure assez stable dans le temps
(le collège et la discipline, le désir d’échanger
avec d’autres enseignants, etc.). Ces fonctionnalités sont
toutefois davantage utilisées à la semaine 7, où
l’ajout de notifications a sensibilisé les enseignantes à
l’importance de compléter leur profil. Les fonctionnalités
liées aux listes ont été davantage utilisées
à la semaine 7, où nous avons déployé la
possibilité d’entrer un commentaire en ajoutant une ressource
à la liste.
Enfin, en analysant la provenance des ressources consultées,
ajoutées à la liste et évaluées, nous avons
remarqué que les boites proposant des ressources personnalisées
ont été davantage utilisées à partir de la semaine
7. C’est à ce moment que les notifications indiquant ce qui pouvait
être fait pour améliorer la recommandation de ressources ont
été ajoutées, en plus des interventions qui ont
été rédigées par la voie de courriels.
6.3. Le soutien à l’agentivité
Concernant le soutien à l’agentivité des enseignants
(QR1), nous en constatons la variation au fil des trois itérations, selon
les différents buts qui avaient été identifiés lors
du codesign. Les quatre premiers buts relèvent davantage de
l’agentivité individuelle, alors que les deux derniers
relèvent davantage de l’agentivité collective. La Figure 4
présente les réponses des participantes aux trois
itérations.
On remarque d’abord que dans la carte thermique
« heatmap » (Wu, Tzeng, et Chen, 2008),
le vert domine, ce qui témoigne du fait que les participantes ont
répondu davantage « en accord » ou
« complètement en accord » pour l’ensemble du
processus. On note qu’entre la première et la deuxième
itération, pour tous les buts à l’exception de
« Poser un regard réflexif sur l’innovation »,
les réponses positives de toutes les participantes se sont maintenues ou
ont augmenté. Toutefois, pour le but « Poser un regard
réflexif sur l’innovation », dans quatre cas, les
réponses positives ont diminué. En contrepartie, toutes les
réponses obtenues pour le but « Faciliter l’accès
aux ressources pour accéder aux activités de développement
professionnel les plus appropriées » sont favorables (en accord
ou complètement en accord).
Figure
4 • Variation du soutien à
l’agentivité
Entre la deuxième et la troisième itération, la
majorité des niveaux d’accord se sont maintenus ou ont
augmenté. On remarque toutefois que deux participantes ont diminué
leurs niveaux d’accord pour quatre des six buts. Remarquons, par ailleurs,
que même si elles ont diminué entre l’itération 2 et
3, les réponses pour le but « Faciliter l’accès
aux ressources pour accéder aux activités de développement
professionnel les plus appropriées » demeurent celles qui
recueillent le niveau d’accord le plus élevé au terme de la
troisième itération.
En nous intéressant à la variation entre la première et
la dernière itération, on remarque que les deux buts en lien avec
« Faciliter les échanges et le partage » ont obtenu
des variations positives ou neutres, c’est-à-dire qu’aucune
participante n’a diminué ses réponses entre le début
et la fin du projet pour ces deux buts.
Les réponses à la question ouverte sur le soutien à
l’agentivité nous ont permis d’observer certaines
manifestations d’agentivité individuelle, collective et par
procuration. À différents moments de la recherche, des
participantes ont mentionné qu’elles appréciaient
l’économie de temps, une économie qu’elles
attribuaient à la mutualisation des ressources. Les trois commentaires
suivants en témoignent :
« C'est vraiment génial d'avoir
accès à cette plateforme puisqu'elle centralise toutes les
informations au même endroit. Le fait de pouvoir simplement accéder
aux ressources en cliquant sur les liens permet de sauver du temps.
J'apprécie qu'une présélection ait été faite
pour nous. »
« C'est pratique de retrouver plusieurs
ressources au même endroit, sur les sujets qui nous
intéressent »
« Le gros point fort en ce qui me
concerne est vraiment la centralisation des ressources [...] Beaucoup de temps
de gagné. »
Certaines réponses manifestaient une agentivité collective plus
limitée, par exemple :
« Je n'ai pas échangé
avec les autres utilisateurs. Peut-être par manque de temps ? mais
aussi parce que je préfère naviguer à mon
rythme. »
« Les participantes au projet de
recherche n'ont pas nécessairement une expertise qui répond
à mes besoins actuels de développement. ».
Une participante apporte une explication :
« Pour le moment je suis pas mal la
seule avec mon sujet d'intérêt mais je vois facilement une petite
"communauté" se créer lorsque le nombre d'utilisateurs
augmentera. ».
Enfin, nous avons vu des manifestations d’agentivité allant
au-delà de la plateforme :
« J'ai fait de belles découvertes dans mes lectures. J'ai
enregistré des textes que je vais relire et même présenter
à mes collègues. Je compte bien m'en inspirer pour
développer de nouveaux projets en classe avec mes
étudiants. »
6.4. La satisfaction à l’égard des ressources
L’analyse de la satisfaction des participantes à
l’égard des ressources recommandées (QR2) à
l’aide de la carte thermique (Figure 5) montre une majorité de
réponses positives (en accord ou complètement en accord). On
constate que le niveau d’accord de cinq des six participantes a
augmenté ou s’est maintenu pour chacun des aspects. Une seule
participante a manifesté être moins satisfaite à la
deuxième itération pour quatre des cinq aspects. Cette
participante ne s’est toutefois pas connectée à la
plateforme entre la première et la deuxième itération,
contrairement aux cinq participantes qui se sont montrées satisfaites.
Figure
5 • Variation de la satisfaction à l’égard
des ressources recommandées
Que ce soit entre l’itération 1 et 2, ou entre
l’itération 2 et 3, aucun ajustement n’a été
apporté quant aux algorithmes permettant de recommander des ressources.
Nous avons plutôt misé sur ce qui permet à ces algorithmes
de mieux fonctionner, c’est-à-dire l’entrée de tous
les paramètres du profil, de l’objectif et des
préférences. Pour y arriver, nous avons modifié la
plateforme (ajout des notifications pour les éléments manquants et
clarification de l’interface pour l’entrée de ces
informations) et avons précisé, lors des interventions par
courriels, les raisons pour lesquelles il était important d’entrer
ces données dans la plateforme. L’aspect ayant obtenu la plus
grande augmentation de la satisfaction entre la première et la
dernière itération est d’ailleurs la précision.
L’aspect qui a obtenu les meilleures évaluations au terme des trois
itérations est celui de la diversité.
6.5. L’expérience utilisateur
Pour analyser l’expérience utilisateur (QR3 : Comment les
participantes ont apprécié-ils leur expérience utilisateur
du prototype ?), nous avons observé les points de vue
hédonique (captivant, intéressant, original, inédit) et
pragmatique (aidant, simple, efficace, clair). Selon le mode de calcul
décrit ci-dessus, les moyennes des résultats pour les aspects
hédoniques aux trois collectes de données sont de 0,92, 0,92 et
1,17. Les moyennes pour les résultats pragmatiques sont quant à
elles de 0,92, 1,50 et 1,46. Ainsi, les moyennes globales varient toujours
à la hausse : 0,92, 1,21 et 1,31. Dans tous les cas, les moyennes
sont jugées positives, puisqu’elles sont supérieures au
seuil de 0,8. Sur un total de 144 réponses obtenues (trois
itérations, huit critères, six enseignantes), 94 étaient du
côté positif de la paire de différenciateurs
sémantiques, 32 étaient neutres et 18 étaient du
côté négatif.
Figure 6 • Variation de l’expérience
utilisateur
La Figure 6 présente le détail des réponses pour les
aspects hédoniques (axe vertical) et pragmatiques (axe horizontal) de
toutes les participantes, et ce, concernant chaque itération. On peut
constater qu’elles sont en grande majorité dans le cadran
supérieur droit, ce que Hassenzahl (Hassenzahl, 2003) identifie comme la situation désirée.
La question ouverte concernant l’expérience utilisateur a
conduit à certaines des améliorations listées en
début de section, par exemple : « Augmenter la taille
de certaines fenêtres », « [C’est] plus
flou pour le contact avec les pairs ».
7. Discussion
Tout au long de cette démarche
d’amélioration de la plateforme numérique, nous avons pu
observer une augmentation de la perception du soutien à
l’agentivité des enseignantes, en particulier faire du
développement professionnel une priorité et faciliter les
échanges et le partage pour obtenir un accompagnement informel.
C’est toutefois les deux aspects qui concernent l’accès
facilité aux ressources qui ont obtenu les meilleurs résultats,
c’est-à-dire faciliter l’accès aux ressources pour
mieux connaitre les occasions de développement professionnel et faciliter
l’accès aux ressources pour accéder aux activités de
développement professionnel les plus appropriées. Cela permet
d’avancer que l’utilisation de systèmes de recommandations
appliquées à la recommandation de ressources de
développement professionnel est pertinente. En adaptant des algorithmes
de recommandations, nous avons observé une augmentation de la
satisfaction à l’égard des ressources recommandées
grâce à une approche basée sur le contenu, en particulier
l’appréciation qu’ont manifestée les enseignantes
à l’égard de la précision des recommandations. Au
final, c’est la diversité qui a obtenu les meilleurs
résultats, suivie de près par la précision et le
caractère innovant.
Enfin, concernant l’expérience utilisateur, la variation de la
moyenne globale est elle aussi positive à chacune des itérations.
La moyenne des résultats pour les aspects pragmatiques a davantage
augmenté que la moyenne des résultats pour les aspects
hédoniques, ce qui est cohérent avec le fait que ce qui a
changé entre chaque collecte est davantage de l’ordre du
pragmatique (les fonctionnalités). Mentionnons toutefois que
l’ajout d’une fonctionnalité a pu faire émerger des
possibilités qui n’étaient pas perçues
jusqu’ici, et donc influencer également les aspects
hédoniques. Aussi, les fonctionnalités décrites comme des
« nouveautés dans la plateforme », lors de chacune
des interventions, pourraient aussi être perçues comme
hédoniques, à la différence des fonctionnalités
utilisées, qui sont perçues comme pragmatiques (Hassenzahl, 2003).
7.1. La contribution du numérique à l’exercice de
l’agentivité
Il semble que l’aspect pour lequel le numérique ait le plus
contribué à l’exercice de l’agentivité des
participantes concerne le temps économisé par la mutualisation des
ressources. Ce temps gagné peut aussi être attribuable à ce
qu’une participante nomme « la
présélection », c’est-à-dire le
système de recommandations. L’augmentation de la satisfaction
à l’égard des ressources recommandées
s’explique par le fait qu’au départ, peu de données
étaient disponibles, notamment les préférences des
utilisateurs : c’est un problème (cold-start) bien
documenté (Camacho et Alves-Souza, 2017).
Pour pallier ce problème, nous avons demandé aux participantes de
déclarer leurs préférences plutôt que de seulement
les déduire à partir des évaluations des ressources
qu’elles en avaient faites antérieurement.
Par ailleurs, comme le nombre de participantes était petit, nous
n’avons pas pu utiliser un système de filtrage collaboratif. Nous
avons toutefois simulé cet aspect collaboratif (dans les boites
« Plus aimées par les profs de ma discipline » et
« Récemment aimées par les profs de ma
discipline »). Au moment d’un déploiement massif, les
données que nous accumulerons permettront l’implémentation
de fonctionnalités de filtrage collaboratif, qui utilisent les
préférences des autres enseignants pour fournir une
recommandation. La satisfaction qu’ont manifestée les participantes
à l’égard des recommandations nous amène à
envisager l’utilisation d’algorithmes de systèmes de
recommandations pour d’autres volets, pour formuler un objectif de
développement professionnel, par exemple.
Les participantes ont manifesté leur agentivité individuelle,
en contrepartie, il semble que l’agentivité collective ait
été moins mise à contribution qu’attendu.
L’ouverture de la plateforme à un plus grand nombre de
participantes et de participants pourrait toutefois contribuer à stimuler
l’agentivité collective.
Bien que le potentiel de voir émerger des communautés ait
été soulevé, nous avons observé que les
fonctionnalités de réseautage souhaitées au début du
codesign, comme « trouver l’accompagnateur
approprié » ou « échanger sur sa
pratique » (Deschênes et Laferrière, 2019) n’ont été que peu utilisées durant
l’étude. Nous avons observé une tension croissante entre le
désir d’avoir accès à des fonctionnalités de
réseautage et l’utilisation réelle de ces
fonctionnalités, qui requiert d’investir le temps et les efforts
nécessaires. Cela nous ramène au défi qu’ont
soulevé Bruillard et Baron (Bruillard et Baron, 2009) :
« au-delà de la mutualisation, la production commune, dans
des situations de travail, l’écoute de l’autre,
l’intégration de son point de vue sont des objectifs difficiles
à atteindre » (p. 110).
Si nous avions d’abord misé sur l’agentivité
individuelle et l’agentivité collective des enseignants, il semble
que l’agentivité par procuration (proxy agency) soit
à considérer en contexte de développement professionnel.
Les participantes se sont plutôt servies de la plateforme pour
accéder aux ressources ou à une expertise pour obtenir les
résultats souhaités (Burns et Dietz, 2000).
Dans notre contexte, le médiateur de l’agentivité est la
plateforme utilisée, ce qui nous permet de constater le passage
d’un médiateur social (socially-mediated agent) à un
médiateur technologique (technology-mediated agent). En ce sens,
nous percevons l’environnement numérique étudié comme
un médiateur permettant à un enseignant d’agir à
l’intérieur de sa zone proximale de développement,
c’est-à-dire la zone entre ce qu’il aurait pu faire seul et
ce qu’il peut faire à l’aide d’un agent (Vygotsky, 1978).
Le recours excessif à l’agentivité par procuration pourrait
toutefois contraindre les capacités d’autorégulation, voire
réduire les possibilités d’acquérir et de
développer les habiletés requises pour agir efficacement (Bandura, 1997), (Bandura, 2001).
C’est dans ce contexte que nous soulignons la tension entre le recours
à un outil comme celui étudié et le recours à
d’autres moyens permettant aux enseignants d’atteindre leurs
objectifs de développement professionnel. Les répercussions dans
la pratique des enseignants sont à explorer : comment le recours aux
ressources et aux experts proposés influence-t-il la préparation
et la prestation d’un cours, l’évaluation des apprentissages
ou le suivi des élèves ?
Severance et al. (Severance et al., 2016) affirmaient que le codesign pédagogique favorisait
l’agentivité des enseignants. Voogt et al. (Voogt et al., 2015) affirmaient quant à eux, que le codesign pédagogique était
une forme de développement professionnel, en faisant des liens avec
l’agentivité des enseignants. Nous proposons quant à nous
que le codesign et l’évaluation itérative d’un
environnement numérique ont favorisé l’exercice de
l’agentivité des enseignants dans un contexte de recherche et de
développement professionnel ; une piste qui devra être
explorée davantage dans des études ultérieures.
7.2. La contribution d’une recherche en mode codesign sur
l’agentivité des enseignants
Trois des six participantes faisaient partie des enseignantes qui avaient
identifié les buts que devait remplir une plateforme visant à
soutenir l’agentivité des enseignants en contexte de
développement professionnel (Deschênes et Laferrière, 2019).
Ce faisant, elles ont influencé le cours de la recherche puisque
c’est l’analyse de la satisfaction des participantes à
l’égard de ces buts qui a permis d’apprécier la
capacité de la plateforme à soutenir l’agentivité.
C’est aussi grâce aux décisions qu’elles ont prises
lors du codesign, en ciblant des fonctionnalités de systèmes de
recommandations, que nous avons pu apprécier le niveau de satisfaction
des participantes. Réaliser une expérimentation des performances
du système avec des données fictives ou le changement de
comportement des utilisateurs aurait nécessité un
échantillon d’utilisateurs plus important.
L’ajout et la modification des fonctionnalités ont
été réalisés d’abord grâce aux
commentaires des participantes, mais aussi grâce à l’analyse
de leurs actions dans la plateforme, qui étaient une manifestation de
leur agentivité. L’une ou l’autre de ces stratégies
aurait pu conduire à de mauvaises interprétations. C’est
pourquoi les échanges ayant découlé des interventions et
qui s’inscrivaient dans le codesign en cours ont été riches
et ont permis de confirmer et d’infirmer certaines pistes. C’est
dire que le processus itératif de recherche, de développement et
d’intervention a fait participer activement les enseignantes au processus
de recherche. Comme anticipé, les rôles de participant, de designer
et de chercheur se sont amalgamés. Les questions ont amené les
participantes à réfléchir au design de
l’application : même s’il s’agissant d’une
étape du projet davantage axée sur l’analyse du prototype,
le design de la recherche amenait les enseignants à agir comme
codesigners. Les participantes ont ainsi pu exercer leur agentivité
à la fois dans un contexte de design, de recherche et de
développement professionnel. Le processus itératif a aussi permis
de tester certaines fonctionnalités et de s’ajuster. Avant
d’investir inutilement des ressources pour automatiser ou
développer certaines fonctionnalités qui auraient pu ne pas
être pertinentes, nous avons pu en valider l’intérêt
auprès des enseignantes.
Ce n’est probablement pas la plateforme qui a contribué à
« faire du développement professionnel une
priorité », mais plutôt le processus de recherche. Les
visites dans la plateforme ont coïncidé avec les moments où
les participantes ont été sollicitées par la recherche. En
ce sens, il serait pertinent d’envisager la conception de
fonctionnalités qui simuleraient les retombées des interventions
lors d’une recherche ancrée dans une approche
d’expérimentation de devis : procéder à
plusieurs itérations, recueillir des données de façon plus
intégrée à la plateforme (sur la satisfaction à
l’égard des recommandations, par exemple), trianguler les
données avec celles du journal d’évènements,
poursuivre des interventions sous forme de notifications par courriel, etc. Par
exemple, nous pourrons identifier un seuil d’inactivité dans la
plateforme grâce au journal d’évènement. Lorsque ce
seuil est atteint par un enseignant, une notification pourrait être
envoyée par courriel en incluant des ressources personnalisées
pour inciter l’enseignant à se reconnecter à la
plateforme.
Dès le codesign initial, nous avions identifié que nos
résultats souscrivaient à quatre des cinq stratégies que
Brennan (Brennan, 2012) suggérait aux concepteurs d’environnement numériques
d’apprentissage (présenter les possibilités, soutenir
l'accès aux ressources, cultiver les relations avec les autres apprenants
et créer des occasions de réflexion). La cinquième,
encourager l’expérimentation, semblait moins s’appliquer
à notre contexte. Compte tenu de l’expérimentation que nous
avons faite, nous croyons désormais que des fonctionnalités misant
sur la visualisation de données pour apprécier le chemin parcouru
et évaluer le chemin à faire permettraient d’encourager
l’expérimentation.
7.3. Une limite de la recherche
Cette recherche impliquait activement les participantes sur une durée
de trois mois. C’est entre autres pourquoi le nombre de participantes fut
peu élevé. Nous avions fait le choix d’analyser en
profondeur l’expérience d’utilisation du prototype par les
enseignants ainsi que leur satisfaction à son égard de
manière à faire évoluer ce dernier en fonction de leurs
besoins. Ce faible nombre a toutefois eu différentes conséquences,
notamment le fait que certaines participantes étaient les seules
participantes dans leur discipline respectives ou dans leur institution. Elles
ne pouvaient donc pas bénéficier des recommandations
personnalisées basées sur les ressources appréciées
par leurs collègues de leur discipline ou de leur collège (les
plus récemment aimées et les plus aimées). Une autre
conséquence du faible nombre de participantes est le faible nombre
d’évaluations faites par les enseignantes des ressources
consultées, entrainant deux problèmes bien
documentés : ne pas avoir suffisamment d’information au
démarrage (cold-start problem) et ne pas avoir suffisamment
d’informations pour identifier des utilisateurs ayant des
préférences similaires (sparcity problem).
7.4. Les pistes de recherche et de développement
En plus de la possibilité de développer des
fonctionnalités simulant nos interventions lors de la recherche
(notifications par courriel, questionnaires sur les perceptions et la
satisfaction, etc.), nous envisageons plusieurs pistes de développement.
La première étape sera d’automatiser certaines
opérations qui ont été faites manuellement afin de valider
le prototype. Nous prévoyons également l’ajout de ressources
provenant d’autres organismes. Les autres pistes de développement
concernent le soutien à la formulation d’objectifs en utilisant,
par exemple, les objectifs formulés par des collègues ou un
questionnaire soutenant un diagnostic par l’enseignant. Nous
prévoyons également des fonctionnalités permettant aux
enseignants de réfléchir explicitement sur leurs pratiques ;
jusqu’ici, cette réflexion peut être faite de façon
autonome par les enseignants, mais elle n’est pas soutenue dans la
plateforme. Ces nouvelles fonctionnalités pourraient nous permettre de
nouvelles pistes de recherche, notamment sur les deux buts ayant obtenu les plus
faibles résultats au terme du processus (faire du développement
professionnel une priorité et poser un regard réflexif sur
l’innovation).
Quant aux autres pistes de recherche, elles concernent différents
aspects. Il nous semble intéressant d’explorer les liens entre les
préférences déclarées par les enseignants et les
préférences déduites par le modèle : les
préférences qu’il est possible de déduire à
partir des ressources appréciées sont-elles similaires aux
préférences que déclare un enseignant ? En quoi
sont-elles différentes, et quelles sont les implications pour la
recommandation de ressources ? Nous pourrions explorer également les
préférences implicites qui pourraient être utilisées,
comme le fait de cliquer sur un lien. Ce pourrait être une solution aux
problèmes du manque d’évaluations que les enseignants font
des ressources qu’ils consultent, un problème mentionné dans
les limites de cette étude.
Une autre piste de recherche concerne la place des conseillers
pédagogiques dans l’accompagnement des enseignants utilisant un
environnement numérique misant sur leur agentivité. Il n’est
évidemment pas question de remplacer les conseillers pédagogiques,
que nous considérons essentiels au développement professionnel des
enseignants, mais plutôt de leur permettre d’accéder à
certains éléments que l’enseignant choisirait de partager.
Ainsi, un conseiller pédagogique serait davantage en mesure
d’offrir du soutien et des ressources appropriées à un
enseignant pour l’accompagner dans la poursuite de ses objectifs de
développement professionnel.
Nous envisageons aussi que l’utilisation d’un environnement
numérique misant sur l’agentivité pourrait contribuer
à l’augmentation de la reconnaissance des démarches de
développement professionnel initiées par les enseignants, de
même qu’à la reconnaissance de leur expertise. Nous croyons
qu’il s’agira d’une piste à explorer lorsque la
plateforme sera diffusée à un plus large public.
Puisque nous n’avons pas investigué le fait que seules des
personnes de genre féminin se soient montrées
intéressées à participer à cette recherche, il
s’agirait là d’une autre piste d’investigation à
poursuivre et dont les résultats seraient susceptibles d’en
influencer autant le design que l’usage.
Les pistes de recherche et de développement pourront
éventuellement être exploitées à d’autres
ordres d’enseignement, et même dans d’autres professions. Nous
sommes toutefois d’avis que le travail de codesign devrait d’abord
être fait avec les principaux acteurs concernés afin
d’identifier les buts que ceux-ci souhaiteraient voir soutenus par une
plateforme numérique de soutien à l’exercice de
l’agentivité dans un contexte de développement
professionnel.
8. Conclusion
Nous avons investigué de façon
itérative la contribution du numérique à l’exercice
de l’agentivité des enseignants en nous intéressant à
trois questions, soit le soutien que pouvait apporter le prototype à
l’agentivité des enseignants, leur satisfaction à
l’égard des ressources de développement professionnel
recommandées par le prototype ainsi que leur satisfaction à
l’égard de l’expérience utilisateur. Ce faisant, nous
avons peaufiné le prototype dont les fonctionnalités initiales ont
été identifiées préalablement avec des enseignants.
Au terme des trois itérations, nous avons obtenu une plateforme
fonctionnelle, mise à l’épreuve et pouvant désormais
être utilisée par l’ensemble des enseignants du réseau
collégial québécois. Nous avons observé la variation
de l’utilisation des fonctionnalités selon plusieurs
paramètres : la nouveauté (les nouvelles
fonctionnalités implémentées chaque itération) et le
contexte d’utilisation (par exemple, les fonctionnalités
liées au profil sont devenues moins utilisées alors que le profil
se stabilisait). Nous avons également observé que les trois envois
du questionnaire aux enseignantes ont coïncidé avec les moments
où le nombre d’actions faites dans la plateforme avait
augmenté, ce qui témoigne d’une certaine influence de la
méthode d’investigation privilégiée sur
l’utilisation de la plateforme par les enseignantes.
Nous avons montré que la plateforme a permis aux participantes
d’accéder à des ressources mutualisées, provenant de
plusieurs sources et permettant d’emprunter des voies diversifiées,
sans toutefois devoir investir le temps qui aurait été
nécessaire pour colliger toutes ces ressources. Au fil des
itérations, les données amassées sur les
préférences et le profil des participantes ont permis
d’avoir accès à des ressources personnalisées.
La plateforme a ainsi été un médiateur technologique de
l’agentivité, permettant aux participantes de poursuivre leurs
objectifs de développement professionnel. Ce faisant, au-delà de
l’agentivité individuelle et collective, sur lesquelles nous avions
misé, c’est aussi l’agentivité par procuration qui a
été mise à contribution.
À
propos des auteurs
Michelle Deschênes est doctorante en technologie
éducative à l’Université Laval. Ses recherches
portent sur le développement professionnel des enseignants et le
numérique. Elle s’intéresse à
l’agentivité des enseignants, à l’analyse de
l’apprentissage, aux communautés d’apprentissage et de
pratique et à l’intelligence artificielle. Elle est chargée
de cours en formation initiale et en formation continue des enseignants du
collégial, du secondaire, du primaire et du préscolaire.
Adresse : Université Laval,
Faculté des Sciences de l'éducation, 2320, rue des
Bibliothèques, local 1126, Québec (Québec) G1V 0A6
Courriel : michelle.deschenes.1@ulaval.ca
Thérèse Laferrière est professeure
titulaire à la Faculté des sciences de l'éducation de
l’Université Laval. Chercheure principale du réseau
PERISCOPE, un réseau dédié à la
persévérance et à la réussite scolaires, elle
s’intéresse notamment à l’innovation informée
par la recherche, aux environnements d'apprentissage en réseau, ainsi
qu’aux communautés d'apprentissage, de pratique et
d'élaboration de connaissances.
Adresse : Université Laval,
Faculté des Sciences de l'éducation, 2320, rue des
Bibliothèques, local 1154, Québec (Québec) G1V 0A6
Courriel : therese.laferriere@fse.ulaval.ca
Toile : https://periscope-r.quebec/fr
REMERCIEMENTS
Les auteures tiennent à remercier le Fonds de
recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC) pour le
financement du projet. Elles remercient également Christine Hamel pour sa
relecture de l’article et pour ses commentaires.
RÉFÉRENCES
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ANNEXE A – Questionnaire
Évaluation de la plateforme -
Questionnaire [1 | 2 | 3]
À l’aide de l’échelle suivante :
Complètement en désaccord (1), En désaccord (2), Ni en
accord, ni en désaccord (3), En accord (4), Complètement en accord
(5) :
1. Dans quelle mesure considérez-vous que la plateforme
utilisée vous permet de :
|
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
Faire du développement professionnel une priorité |
|
|
|
|
|
Poser un regard réflexif sur l’innovation |
|
|
|
|
|
Faciliter l’accès aux ressources pour mieux connaitre les
occasions de développement professionnel |
|
|
|
|
|
Faciliter l’accès aux ressources pour accéder aux
activités de développement professionnel les plus
appropriées |
|
|
|
|
|
Faciliter les échanges et le partage pour obtenir un accompagnement
informel |
|
|
|
|
|
Faciliter les échanges et le partage pour apprendre des autres et avec
les autres |
|
|
|
|
|
Expliquez vos réponses au besoin
2. Après avoir utilisé la plateforme, répondez à
ces questions pour évaluer les ressources proposées.
|
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
Les ressources recommandées sont pertinentes pour mon objectif de
développement professionnel |
|
|
|
|
|
Les ressources recommandées me fournissent de nouvelles informations |
|
|
|
|
|
Les ressources recommandées diffèrent considérablement
les unes des autres |
|
|
|
|
|
Les ressources recommandées me sont utiles |
|
|
|
|
|
Les ressources recommandées me surprennent |
|
|
|
|
|
Expliquez vos réponses au besoin
3. Cette question se présente sous forme de paires de mots où
paire représente un contraste. Les échelons entre les deux
extrémités vous permettent de décrire
l’intensité de la qualité choisie.
Handicapant |
|
|
|
|
|
|
|
Aidant |
Compliqué |
|
|
|
|
|
|
|
Simple |
Inefficace |
|
|
|
|
|
|
|
Efficace |
Clair |
|
|
|
|
|
|
|
Confus |
Ennuyeux |
|
|
|
|
|
|
|
Captivant |
Inintéressant |
|
|
|
|
|
|
|
Intéressant |
Conventionnel |
|
|
|
|
|
|
|
Original |
Commun |
|
|
|
|
|
|
|
Inédit |
Si vous aviez une fonctionnalité à ajouter ou une
amélioration à faire à la plateforme, quelle
serait-elle?
1 Une capture d’écran
est disponible à l’adresse mdeschenes.com/prototype
|