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Pensée informatique : points de vue
contrastés
Béatrice DROT-DELANGE (ESPE Clermont-Auvergne), Jean-Philippe PELLET (HEP
Vaud), Yannis DELMAS-RIGOUTSOS (Université de Poitiers), Éric
BRUILLARD (ENS Paris-Saclay)
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RÉSUMÉ : Issu
d’une table ronde organisée lors du colloque Didapro 7 –
DidaSTIC à Lausanne en février 2018, ce texte présente
différentes analyses contrastées autour de la notion maintenant
très populaire de pensée informatique. Il fait le point sur les
possibles définitions de la pensée informatique et sur les
nombreuses discussions qui lui ont été consacrées. Il
adopte trois points de vue : un point de vue historique, un point de vue
informatique et un point de vue épistémologique. Le lien avec
l’apprentissage de la programmation ou plus largement avec
l’apprentissage de l’informatique est également
discuté.
MOTS CLÉS : pensée
informatique, programmation, apprentissage. |
Computational thinking: Contrasting points of view |
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ABSTRACT : Resulting
from a round table organized during the Didapro 7 – DidaSTIC conference in
Lausanne in February 2018, this text presents various contrasting analyses
around the now very popular notion of computational thinking. It reviews the
possible definitions of computational thinking and the many discussions that
have taken place about it. It adopts three points of view: a historical point of
view, a computer-scientist point of view and an epistemological point of view.
The link with learning computer programming or, more broadly, with learning
informatics is also discussed.
KEYWORDS : computational
thinking, computer programming, computer science. |
1. Introduction
Lors du colloque Didapro 7
– DidaSTIC, qui s’est tenu à Lausanne en février 2018,
une table ronde sur la « pensée informatique » a
été organisée. Elle a suscité beaucoup
d’intérêt parmi les participants et de nombreux
échanges ont été amorcés. Comme les actes de la
conférence avaient été conçus avant celle-ci (Parriaux et al., 2018),
aucun écrit ne rend compte de ce qui a été
présenté et discuté, ce qui nous a semblé dommage,
notamment au vu des réactions des participants. Au plan international, la
notion de computational thinking est maintenant abondamment reprise.
À titre d’illustration, une page de
blog intitulée Computational Thinking Papers liste
des articles de recherche et des rapports sur cette notion. En se limitant aux
articles dont le titre contient le terme computational thinking, elle
rapporte près de cent articles rien que sur 2018. Côté
français, il n’y a pas encore de texte de synthèse autour de
cette notion et les références sont rares et éparses.
C’est pourquoi nous avons pensé que la table ronde pouvait servir
de base à l’élaboration d’un tel texte pour le monde
francophone, sur la notion de pensée informatique.
La table ronde posait deux questions, sur lesquelles chaque intervenant a
apporté son éclairage. La structure du texte reprend cette trame.
La première concernait la notion de pensée informatique, comment
la définir et la caractériser. À cette question correspond
une partie, constituée par les points de vue des trois participants, que
l’on complète par une mise en perspective avec la
littérature de recherche en langue anglaise. La seconde interrogeait les
implications pour l’enseignement de cette
« pensée ». Nous avons décidé de
synthétiser les différentes interventions en un texte commun, qui
ne distingue plus les différents points de vue, très largement
convergents. Enfin, ce texte se termine par quelques éléments
prospectifs, tentant d’aller au-delà de la pensée
informatique.
2. Qu’est-ce que la pensée informatique ?
Comme nous l’avons mentionné, beaucoup
de textes font maintenant référence au computational
thinking ou à la pensée informatique. Mais comment peut-on la
définir ? Cette première section confronte trois
éclairages complémentaires : un point de vue plutôt
historique porté par Béatrice Drot-Delange, un point de vue
d’informaticien détaillé par Jean-Philippe Pellet et enfin
un point de vue épistémologique présenté par Yannis
Delmas-Rigoutsos.
2.1. Un point de vue historique (Béatrice Drot-Delange)
Les débats, récurrents, sur la nécessité ou non
d’introduire l’informatique dans les programmes scolaires mettent en
avant des arguments bien connus : considération des besoins de la
société pour son industrie liée à
l’informatique, renouvellement de l’attractivité des
filières scientifiques de l’enseignement supérieur, etc. Ces
arguments partagent les caractéristiques de se situer à un niveau
macro et à moyen et long terme. D’autres arguments concernent les
bienfaits supposés que pourrait apporter cet enseignement aux
élèves eux-mêmes, de manière plus ou moins directe.
Il s’agit de former les élèves au monde dans lequel ils
évoluent et évolueront, en leur donnant les prémices
d’une culture informatique et numérique. Les transferts de
compétences supposés sont aussi souvent mentionnés, qui
s’opéreraient de l’apprentissage des notions informatiques
vers d’autres domaines, comme les mathématiques. Les débats
sur la pensée informatique relèvent de cette logique de
transférabilité.
La question d’une forme de pensée singulière est
présente dès les années 1980, lors des débats sur
l’introduction d’un enseignement d’informatique en France.
Arsac souligne que
« l’informatique s’appuie
sur des méthodes de pensée originales dont l’apport est
enrichissant et la valeur culturelle certaine. » (Arsac, 1981).
Faisant l’historique de la méthode informatique, il
précise que :
« C’est vers 1965 qu’a commencé à
émerger l’idée que l’informatique était plus
qu’un phénomène technique, et qu’elle reposait sur une
forme de pensée originale qui lui appartenait en propre. Mais
c’était alors une intuition plus qu’une évidence
tirée des faits. » (ibidem).
En 1983, les orientations décidées par la direction des
écoles concernant l’introduction de l’informatique à
l’école primaire mentionnent les trois finalités
générales de cet enseignement : éveil humain et
social, éveil technologique et éveil logistique (Boulle, 1984).
Cette dernière finalité met l’accent sur le logiciel et la
pensée logistique ou algorithmique.
Un consensus semble s’être élaboré parmi les
partisans d’un enseignement de l’informatique au primaire et au
secondaire sur l’idée qu’apprendre l’informatique forme
les élèves à une pensée singulière
liée à la résolution de problèmes. Rogalski (Rogalski, 1987) insiste ainsi sur l’apport de l’informatique à la
résolution de problèmes dans d’autres disciplines
grâce à ses outils théoriques (les concepts), les outils
techniques renvoyant à l’environnement informatique.
« C’est cet aspect de l’informatique comme outil de
pensée qui a été mis en avant dans l’introduction
institutionnelle d’un enseignement de l’informatique dans le second
cycle des lycées. L’initiation de culture générale
à l’informatique implique ainsi une part importante de
modélisation de situations-problèmes. » (Rogalski, 1987, p. 7).
Les élèves seraient alors à même de
transférer cet apprentissage de la modélisation pour la
résolution de problèmes à d’autres domaines.
Toutefois, la revue de littérature menée par Baron (Baron, 1990) souligne que ces transferts de compétences ne sont pas prouvés
lors d’expérimentations cherchant à les mesurer.
Dans un article de 2006, Jeannette Wing relance l’intérêt
pour la pensée informatique, qu’elle désigne sous
l’expression computational thinking. Elle précise dans cet
article que « adopter un mode de pensée informatique conduit
à résoudre des problèmes, à concevoir des
systèmes et à comprendre le comportement humain
différemment, en s’appuyant sur les concepts fondamentaux de la
discipline informatique et en y incluant une panoplie d’outils
intellectuels qui reflètent l’étendue de la science
qu’est l’informatique. » (Wing, 2006).
Elle propose, en guise d’approche de la pensée informatique, une
liste d’attitudes et de compétences permises par l’adoption
d’une pensée informatique (l’adaptation en français de
son texte est disponible en ligne). Elle prend soin de
distinguer pensée informatique et apprentissage de la programmation, ce
qui n’est pas toujours le cas des tenants de la pensée
informatique.
« La programmation permet d’implémenter la
pensée informatique, mais celle-ci ne s’y réduit pas. (...)
Il s’agit bien d’une pensée, pas simplement de calcul
mécanique au sens de routinier. (...) La pensée informatique est
un moyen mécanique pour les humains de résoudre des
problèmes. » (Wing, 2006, p. 35)
Elle reviendra à plusieurs reprises sur ce texte afin de le
préciser, l’engouement qu’il a suscité n’ayant
d’égal que les interprétations différentes auxquelles
il a donné lieu. Ainsi en 2010, elle précise qu’il
s’agit de savoir formuler un problème, pas seulement dans le
domaine des mathématiques, mais dans tous les domaines de la vie, qui
admette une solution informatique. Il s’agit selon elle de la nouvelle
littératie du XXIe siècle, qui consiste à
discerner ce qui relève d’une solution informatique ou non,
à choisir les moyens de la mettre en œuvre, à appliquer ou
à adapter les outils ou techniques à de nouveaux usages, etc. En
2014, elle insiste en disant que la pensée informatique ne concerne pas
seulement la résolution d’un problème mais aussi sa
formulation. On peut faire le lien avec l’idée de
modélisation présente tant chez Arsac que chez Rogalski. Elle
indique également qu’il s’agit de penser comme un
informaticien. La pensée informatique comme étant celle des
informaticiens est également reprise par le groupe de travail
européen CompuThink. La pensée
informatique est, selon ce groupe, l’utilisation des concepts de
l’informatique pour formuler et résoudre un problème.
La pensée informatique ainsi définie, celle des informaticiens,
parfois limités aux programmeurs, est-elle aussi l’approche
proposée par Papert ?
Papert prône l’importance de l’apprentissage d’un
langage de programmation, comme moyen d’enseigner aux enfants à
penser :
« [...] certaines utilisations d’une technique
informatique puissante, voire d’un état d’esprit
informatique, peuvent fournir aux enfants de nouvelles façons
d’apprendre, de penser [...] » (Papert, 1981, p. 30).
Mais son propos concerne bien davantage les idées fondamentales que
les enfants peuvent découvrir ou s’approprier dans des situations
informatisées que l’apprentissage de l’informatique pour
elle-même (Papert, 2000).
Bers (Bers, 2017) revient sur les trois rôles que peuvent jouer les ordinateurs en lien avec
des idées fondamentales selon Papert.
- Un rôle neutre : certaines idées fondamentales
sont indépendantes de l’existence de l’ordinateur, elles
existaient bien avant l’informatique et celle-ci n’entraîne
pas de modification majeure sur ces idées ;
- Un rôle libérateur : certaines idées
existaient avant l’informatique, mais l’ordinateur les libère
en les rendant plus puissantes et plus accessibles à un grand nombre. La
modélisation en serait un exemple ;
- Un rôle incubateur : un petit sous-ensemble
d’idées sont nées avec l’ordinateur, elles ne
pourraient pas être connues sans l’ordinateur.
Lors de sa conférence au colloque Didapro 7 – DidaSTIC,
Bers (Bers, 2018) indique la dimension protéiforme de la pensée informatique, dans
la lignée des travaux de Papert : pensée abstraite,
systémique, logique et séquentielle, algorithmique,
résolution de problèmes, apprentissage par l’erreur... Il ne
s’agit pas seulement d’apprendre à faire quelque chose, mais
aussi d’aborder différemment des concepts ou notions,
d’exprimer des idées, et finalement de s’exprimer. Elle est
à l’origine d’environnements (ScratchJr et Kibo) qui visent
à permettre aux enfants dès le plus jeune âge
d’être créatifs, de s’exprimer et de découvrir
des idées fondamentales (Bers, 2017).
Le rapide historique, non exhaustif, montre les enjeux autour de la notion de
pensée informatique, comme légitimation d’un enseignement de
l’informatique dans le système scolaire. Les travaux rapidement
mentionnés renvoient à la question de la spécificité
et de la caractérisation de la pensée informatique par rapport
à d’autres formes de pensée.
2.2. Un point de vue informatique (Jean-Philippe Pellet)
Pour toute communauté professionnelle ou scientifique, c’est
à la fois une aubaine et un risque de voir se développer un
intérêt massif pour ce qui constitue ses thématiques et ses
problématiques propres. C’est une aubaine, parce que c’est
l’occasion de faire mieux connaître la discipline. Il y a tout
à coup des leviers à actionner : politiques, financiers,
collaboratifs. On a l’occasion de parler de notre milieu, de notre
passion, ceci en ayant tout à coup une considération du grand
public différente et une pertinence nouvelle. Et d’un autre
côté, un tel intérêt est aussi un risque — de
l’intérêt massif soudain s’ensuit un discours public
parfois dépourvu de la connaissance des notions et concepts des
professionnels.
Par le côté « transfert » relatif aux
compétences que la pensée informatique semble désigner, par
la pluridisciplinarité qu’elle reflète, ou encore par la
position assumée de, par exemple, Jeannette Wing (Wing, 2006) de la
présenter comme universellement applicable et utile, il suit que chacun
se sent concerné par une discussion autour de la pensée
informatique. Il est d’autant plus important d’essayer de cerner les
interprétations qui, au-delà du buzzword, sont les plus
à même d’apporter aux étudiants quelque chose
d’aussi fondé, stable et enrichissant que possible.
Le premier constat à faire, même s’il est peut-être
évident, est que la « pensée informatique »,
telle qu’on la décrit aujourd’hui, n’est pas un concept
informatique. C’est un concept lié à l’enseignement de
l’informatique (et de thématiques connexes), à sa
potentielle transversalité, aux compétences
générales développées, et aux potentiels transferts
que sa maîtrise ou sa connaissance impliquerait. On pourrait
s’aventurer à dire que c’est d’autant plus un
thème lorsque l’on parle d’un enseignement destiné
à un public général et non à de futurs
informaticiens, où la nécessité
d’« enrober » des connaissances ou compétences
d’un nouveau vocabulaire semble moins présente.
En tant qu’informaticien, la lecture la plus structurante sur la
pensée informatique/computational thinking est probablement
l’article de Peter Denning, « Remaining Trouble Spots with
Computational Thinking » (Denning, 2017).
Denning, qui a été président de la grande Association
for Computing Machinery, y pose notamment trois questions, relayées
brièvement ici.
1. Qu’est-ce que le computational thinking ? Denning montre
que le concept ne date pas de Jeannette Wing en 2006, mais, comme
évoqué ici plus haut, des années 1960 et plus
concrètement encore du virage computationnel des années 1970 et
1980. C’est à ce moment que la simulation informatique est devenue
un troisième grand moyen de faire des découvertes scientifiques,
aux côtés de l’approche théorique et de
l’approche expérimentale. Il explique aussi pourquoi il pense que
c’est une erreur de déconnecter des savoir-faire computationnels du
modèle d’exécution qu’il y a derrière, souvent
d’une machine, comme le fait Wing, parce que c’est dans le but de
faire accomplir un certain travail au modèle que l’on met en
œuvre ces savoir-faire.
2. Comment mesurer des apprentissages en computational thinking ? Il dit que les tests portent traditionnellement sur des savoirs et pas des
savoir-faire et que cela pose problème : en effet, la
définition de computational thinking de Jeannette Wing mentionne
presque exclusivement des savoir-faire plutôt que des savoirs.
3. Le computational thinking serait-il absolument utile pour tout le
monde ? Denning le conteste et se déclare sceptique en ce qui
concerne le transfert des compétences. Il argumente que la plus-value de
la maîtrise des compétences derrière le computational
thinking n’est vraiment réelle que pour les gens qui doivent
effectivement concevoir des calculs automatiques, de la computation. Ceci
ne veut en aucun cas dire que le computational thinking ne serait pas
pour tout le monde — juste qu’il ne faut pas s’aventurer
à des promesses irréalistes, générer des attentes
démesurées pour ensuite ne pas être en mesure d’y
répondre en conséquence.
Ceci dit, il y a bien un avant et un après Wing. Il est parfois
difficile de bien cerner le changement de focale que cela provoque sur
l’enseignement de l’informatique (ou, d’ailleurs,
d’autres disciplines) et la cause de son succès. Dans ce sens,
Denning compare la pensée informatique traditionnelle avec la
« nouvelle » pensée informatique de Wing et pose la
différence d’approche fondamentale qu’il y voit : dans
le contexte de la pensée informatique traditionnelle, c’est la
pratique de la conception d’algorithmes et de la programmation qui
engendre du computational thinking, alors que, dans le contexte de la
nouvelle pensée informatique, c’est l’apprentissage de
certains concepts transversaux qui aident à la résolution de
beaucoup de problèmes — dont la programmation, qui n’en
est qu’un parmi d’autres. La direction de la causalité est
inversée.
Pourquoi l’approche de Wing a-t-elle trouvé autant
d’écho cette dernière décennie ? Peut-être
qu’une partie de réponse réside dans cette idée en
arrière-plan, séduisante mais, à mon avis, trompeuse,
qu’on pourrait y trouver, à savoir : il est inutile
d’acquérir des connaissances et une pratique disciplinaire
importantes pour maîtriser les compétences de plus haut niveau
inhérentes à la discipline et pour discuter de leur pertinence
dans la formation générale.
2.3. Un point de vue épistémologique (Yannis
Delmas-Rigoutsos)
Qu’est-ce que la « pensée
informatique » ? Est-ce la pensée des
informaticiens ? Lesquels, dans ce cas ? Celle des créateurs de
logiciels, qu’on a pu appeler « pensée
logistique » ? Celle des scientifiques du domaine
informatique ? Les présentations du colloque Didapro 7 –
DidaSTIC (Parriaux et al., 2018) montrent combien les points de vue sont, en réalité, divers.
Certains envisagent de mettre au centre la résolution de problèmes
— c’est très souvent évoqué. Pourquoi pas,
mais cette démarche est très loin d’être
spécifique à l’informatique. C’est un
élément important de la culture des ingénieurs, dont
participent nombre d’ingénieurs informaticiens. On pourrait aussi
s’attacher à ce qui en découle souvent :
l’utilisation de « boîtes à outils »
(outils technologiques ou intellectuels).
À notre sens, il ne faut pas espérer pouvoir disposer
d’une définition autre qu’en extension de la pensée
informatique. L’histoire de l’informatique, y compris pour ses
principaux concepts, est nourrie de notions qui ne lui sont pas
spécifiques et qui, pour certaines, préexistent de beaucoup :
algorithme, programme enregistré, arbitraire du signe linguistique...
C’est d’ailleurs ce qu’on retrouve dans l’histoire de
nombreuses autres sciences et techniques : à certains moments
convergent de nombreux apports, divers et parfois anciens. Dans le cas de
l’informatique, soulignons l’apport d’inspiration de la
littérature, en particulier de science-fiction.
C’est une illusion totale de croire qu’on pourrait avoir une
définition en intension de l’informatique — là encore,
l’informatique ne se distingue pas de nombreuses autres sciences. Une
discipline scientifique est un patchwork parce que son histoire,
l’histoire des apports qui l’ont construite, est elle-même un
patchwork.
Désigner tel outil (intellectuel ou technologique) comme
« important » relève d’un choix (Delmas-Rigoutsos, 2018).
En particulier ce choix ne peut que dépendre de la destination de cet
outil : « important » n’a guère de sens en
soi ; il convient de toujours préciser important pour tel
public (ou pour telle finalité). Pour cette raison, le cœur de
ce qu’est la pensée informatique varie en fonction du public
visé. La notion de « pensée informatique »
admet inévitablement différentes versions, ou plus exactement
instanciations.
Pour Denning (Denning, 2003),
il faudrait nécessairement retenir comme centrale l’idée du
modèle computationnel, au sens de modèle du calcul. Or
l’informatique comporte également de nombreuses autres
contributions à la formation générale de l’esprit, et
notamment le rapport à l’abstraction, à la structuration des
faits, à la représentation des objets de la pensée. Peter
Denley, cofondateur et premier Secrétaire général de
l’Association for history and computing, explique que comprendre le
principe d’organisation d’une base de données relationnelle
serait, pour tous les historiens, « a considerable service to their
understanding of structured systems of any kind » (Denley, 1994, p. 34).
Plusieurs projets de recherche en histoire ont été
l’occasion de l’observer, de manière très
concrète. La représentation des données
n’était pas pensée computationnellement : de fait, les
projets utilisaient leurs bases de données comme on aurait pu le faire
quelques années plus tôt avec des fiches cartonnées (avec,
certes, le confort d’une forme de traitement de texte). Plusieurs de ces
projets de recherche ont périclité, ou échoué
à se développer, du fait d’un manque de conceptualisation de
leurs jeux de données.
Revenons à la question de la définition de la pensée
informatique. Bien sûr, les représentations évoquées
sont souvent dirigées (ou devraient l’être) par la
possibilité d’opérer des traitements sur les données,
et, en ce sens, elles sont donc bien computationnelles, mais il ne s’agit
pas là du tout, pour autant, de modéliser le calcul
lui-même. D’ailleurs, si l’on observe la manifestation de
cette compétence dans d’autres sciences, il s’agit bien
souvent plus de comprendre des phénomènes que de traiter des
données, stricto sensu. La dimension de l’analyse
computationnelle (c’est-à-dire les techniques de recherche
d’une représentation adaptée, de construction d’un
référentiel) peut être un apport important à de
nombreuses autres disciplines scientifiques.
Nous pourrions citer d’autres exemples de cette dimension
computationnelle, notamment la simulation. Il semble que ce serait trop
réducteur de ne voir là que des outils techniques de calcul. La
simulation est aussi un apport intellectuel de l’informatique, ne
serait-ce que parce qu’elle nous oblige à préciser les
variables de modélisation, les éléments à abstraire,
voire à négliger...
L’expression « pensée informatique » a
peut-être comme intérêt essentiel, au-delà de son
contenu, d’insister sur l’idée qu’il s’agit en
propre d’une pensée et non seulement de savoir-faire technologiques
et, ce faisant, de promouvoir l’articulation entre l’informatique et
les autres disciplines, notamment scientifiques. Dans une des
présentations au colloque (Chessel Lazzarotto, 2018),
un réemploi en grammaire d’une notion vue en robotique est un
exemple, parmi de très nombreux autres, qui montre
l’intérêt d’une telle démarche.
De nombreux liens intellectuels, épistémologiques, seraient
intéressants à développer. Il y aurait à faire, par
exemple, du côté de la cybernétique, qui rentre dans le
mouvement intellectuel plus large du structuralisme, qui va des
mathématiques avec Bourbaki à l’anthropologie avec Claude
Lévi-Strauss, et qui est également au cœur de
l’informatique.
Autre exemple : la correspondance preuve-programme (type-calcul), qui a
un lien très fort avec l’analyse dimensionnelle en physique, ou
avec la combinatoire énumérative en mathématiques. Celle-ci
pourrait alimenter une réflexion sur l’apprentissage
élémentaire du calcul — peut-être même
fonder ces apprentissages. De tels échanges, en approfondissant la
correspondance de Curry-Howard, permettent d’ailleurs de mieux comprendre
certaines notions ou méthodes de l’informatique, en les
généralisant et en les explicitant, par exemple la
nécessité pour un code d’être clairement
documenté : un code, c’est au moins autant des instructions
que du typage, de la spécification, de la documentation. Ce serait,
enfin, une occasion de valoriser la dimension expressive, poétique,
artistique, du code.
Si l’on élargit un peu le propos, il peut être
intéressant d’observer l’informatique comme une matrice
disciplinaire, telle que la formalise l’épistémologue Imre
Lakatos. Pour cet auteur, les programmes de recherche scientifiques se
structurent dans deux directions : d’une part une
heuristique1 positive indique dans quel sens chercher, tandis
qu’une heuristique négative correspond à la base
théorique (méthodes, vocabulaire, concepts, théories...)
sur laquelle s’entendent les participants de la discipline, par large
consensus, et qu’ils souhaitent, pour l’heure, ne pas remettre en
question. De ce point de vue, si l’on s’intéresse à
une notion de pensée informatique à très gros grain ou pour
des non-spécialistes, on peut rester, pour l’essentiel, dans le
champ de l’heuristique négative : la discipline est stable,
bien délimitée, et, pour l’essentiel, assez explicitable.
Si, en revanche, on s’intéresse à la science en marche,
à la recherche vivante, le champ s’étend à
l’heuristique positive, par définition protéiforme et
mouvante. À ce niveau, il ne faut pas, d’une décennie
à la suivante, espérer trouver les mêmes composantes
d’une hypothétique pensée informatique : les contours
de la discipline changent perpétuellement. Ce qui, à une
époque, semble important peut devenir plus tard secondaire. Si l’on
veut poser la question dans le champ de l’éducation, il devient
donc essentiel de poser des objectifs pédagogiques : dans quelles
directions, avec quelles intentions, souhaite-t-on travailler la pensée
informatique ?
2.4. Pensée informatique et computational thinking : analyse de
revues de questions en langue anglaise
Les questionnements qui viennent d’être évoqués
trouvent des échos dans les nombreuses revues de littérature en
langue anglaise consacrées au computational thinking. Nous en
donnons un aperçu ci-après.
Plusieurs revues ont été publiées depuis 2013. On peut
citer :
- Grover et Pea, pour l’enseignement primaire et secondaire (Grover et Pea, 2013) ;
- Kalelioglu, Gülbahar et Kukul, s’intéressant
à établir un cadre pour la pensée informatique (Kalelioglu et al., 2016) ;
- Shute, Sun et Asbell-Clarke, se proposant de démystifier le computational thinking (Shute et al., 2017) ;
- Hickmott, Prieto-Rodriguez et Holmes, explorant le lien avec
l’apprentissage des mathématiques (Hickmott et al., 2017) ;
- Hsu, Chang et Hung, se centrant sur des questions
d’apprentissage et d’enseignement (Hsu et al., 2018) ;
- Lockwood et Mooney, pour l’enseignement secondaire (Lockwood et Mooney, 2018) ;
- Kirwan, Costello et Donlon, se limitant à
l’apprentissage en ligne (Kirwan et al., 2018).
On peut également citer un numéro spécial de la revue International Journal of Child-Computer Interaction consacré
à la pensée informatique et à l’apprentissage du code
pour les jeunes enfants (Howland et al., 2018).
Des recherches visent à circonscrire la pensée informatique,
d’une part, comme une somme de concepts ou de compétences.
C’est le cas par exemple des travaux de Csizmadia et al. (Csizmadia et al., 2015),
pour qui la pensée informatique recouvre les compétences
d’abstraction, de généralisation, d’évaluation,
de pensée algorithmique et de décomposition. Malgré tout,
ces compétences très générales restent difficilement
observables lors de l’activité des élèves (Drot-Delange et Tort, 2018).
D’autre part, des recherches s’appuient sur les travaux existants
pour tenter de repérer les invariants et évaluer le consensus des
experts sur telle ou telle conception de la pensée informatique.
C’est le cas de l’approche présentée dans (Selby et Woollard, 2013).
Les auteurs constatent le nombre croissant de chercheurs ou d’acteurs du
monde éducatif mobilisant la notion de pensée informatique. Ils
mènent une revue de littérature pour retenir les concepts
associés à la pensée informatique qui font consensus et ont
une définition robuste.
Trois concepts semblent répondre à ces critères :
processus de pensée, abstraction et décomposition. Les auteurs
retiennent ensuite les concepts suivants, qui présentent cependant moins
de constance que les précédents : pensée
algorithmique, évaluation et généralisation.
Il est intéressant aussi de noter ce qu’ils ne retiennent pas,
la pensée logique ou d’autres termes similaires :
pensée mathématique, pensée heuristique en sont des
exemples... Pourtant certains auteurs les incluent dans la pensée
informatique, en considérant qu’elle serait
l’équivalent du raisonnement logique effectué par les
humains, à l’image de l’intelligence artificielle ou des
activités proposées par le courant de l’informatique
débranchée (Drot-Delange, 2013).
S’ils décident de ne pas retenir cette notion de pensée
logique, c’est qu’elle est selon eux sujette à des
interprétations trop ouvertes, qui empruntent à d’autres
disciplines telles que les sciences de l’ingénieur ou les
mathématiques. Selby et Woollard considèrent que ces emprunts
n’aident pas vraiment à définir la pensée
informatique (Selby et Woollard, 2013).
Le manque de consensus sur la notion même de pensée informatique
est un constat largement partagé. Comme le remarquent Shute et ses
collègues (Shute et al., 2017),
la définition même évolue avec l’accumulation des
connaissances sur cette pensée informatique. La multiplicité de
ces revues de la littérature atteste que son opérationnalisation
ne va pas de soi, montrant la difficulté d’une approche finalement
plutôt abstraite et théorique. D’ailleurs, Grover et Pea (Grover et Pea, 2013) se demandent pourquoi l’article princeps de Wing (Wing, 2006) a eu
tant de succès et a servi de cri de ralliement (« rallying
cry ») aux éducateurs, chercheurs en éducation et
aux administrateurs. La pensée informatique serait une sorte
d’étendard et il conviendrait maintenant d’analyser ce que
font ceux qui s’y rallient. Une démarche ascendante est ainsi
privilégiée : il ne s’agit pas de savoir si la notion
est correctement appliquée, mais d’étudier comment ce qui
est fait concourt à en préciser la définition.
S’agissant des références, les différents auteurs
cités s’accordent pour remonter aux travaux de Seymour Papert,
soulignant le côté enseignement et apprentissage de la
pensée informatique, puis à l’article de Jeannette Wing de
2006. L’apprentissage par le jeu (game-based learning) et le
constructivisme sont les théories principales qui servent de base aux
articles sur la pensée informatique (Kirwan et al., 2018), (Kalelioglu et al., 2016).
On peut noter l’intérêt des grandes associations
américaines, comme CSTA (Computer Science Teachers Association) et
ISTE (International Society for Technology in Education),et aussi des
grandes entreprises telles que Google, avec le site Exploring
Computational Thinking,
(https://edu.google.com/resources/programs/exploring-computational-thinking) qui
se veut un support pour les enseignants qui souhaitent intégrer la
pensée informatique dans leurs pratiques d’enseignement), ou
Microsoft qui propose une formation sur la pensée informatique et son
utilisation dans différents contextes éducatifs sur le site Computational
Thinking and its importance in education.
Notons également l’article de Barr et Stephenson (Barr et Stephenson, 2011) qui a proposé une définition opératoire de la pensée
informatique.
L’importance de la pluridisciplinarité est souvent mise en
exergue et les champs concernés par la pensée informatique sont
nombreux. Ainsi, Mazzone (Mazzone, 2018) voit en Andy Warhol un modèle pour la pensée informatique et la
création artistique, dans la génération et la production de
formes, tant en peinture que sur les premiers ordinateurs Amiga : une
simulation de l'abstraction des processus et des méthodes de production
qui nous sont familiers dans l'art électronique computationnel
d'aujourd'hui.
L’utilisation de concours informatique, comme le concours Castor (Drot-Delange et Tort, 2018),
est mentionnée comme un vecteur important pour développer la
pensée informatique. La question de la transférabilité,
toujours complexe, est souvent évoquée. Mais plutôt que
parler de transfert, on peut remarquer que l’informatique, avec ses
instruments et ses formes de travail, s’est imposée dans les
recherches au cœur de la plupart des disciplines. C’est un mode de
pensée, via des instrumentations spécifiques, qui a
été repris et développé dans de nombreux champs
disciplinaires.
Enfin, dans les mises en œuvre de la pensée informatique,
beaucoup regrettent le manque de recherches expérimentales ou
quasi-expérimentales dans les classes ainsi que la rareté des
évaluations.
3. Quels choix de formation ?
Comme nous venons de le voir, la notion
de pensée informatique est sujette à caution, mais,
même si chacun la redéfinit partiellement selon ses propres
filtres, elle est largement utilisée. Peut-être que cette notion,
victime de son succès, a perdu sa signification avec la
généralisation de son emploi. En tous cas, cela montre
l’intérêt de discuter de son régime de fonctionnement
pour la formation.
Pour ce faire, un jeu à trois termes se présente (informatique,
pensée informatique et programmation), avec des définitions de la
pensée informatique plutôt fluctuantes qui s’inscrivent dans
les objectifs ou finalités des formations.
3.1. La pensée informatique et l’informatique ne se
résument pas à la programmation
Le fait que l’informatique et la pensée informatique ne se
résument pas à la programmation semble bien admis. La
pensée informatique pourrait d’ailleurs presque s’en passer.
Ainsi, dans le cadre d’une étude européenne (Bocconi et al., 2016),
il est constaté que certains chercheurs considèrent qu’il
n’y a pas nécessité, pour développer la pensée
informatique, de programmer un ordinateur. Ce résultat pourrait
s’obtenir en mettant en œuvre une démarche de
résolution de problèmes mobilisant des stratégies comme des
algorithmes, l’abstraction ou le débogage. Toutefois, pour
d’autres, la programmation est une étape incontournable, car
c’est l’apprentissage des concepts centraux en informatique qui
permettront de développer cette forme de pensée (Voogt et al., 2015).
S’il est admis que pensée informatique et programmation sont
distinctes, les travaux de recherche sur la pensée informatique prennent
le plus souvent comme appui des contextes de programmation. Ceci pourrait
conforter l’idée que c’est la même chose, ou
qu’au moins il est nécessaire de programmer pour développer
une pensée informatique. Ainsi certaines activités, comme la
programmation en Scratch, permettraient de développer la pensée
informatique. Cette idée est présente dans le rapport de
l’académie des sciences (Académie des sciences, 2013),
dans lequel il est mentionné que « l’apprentissage de la
programmation permet de découvrir les rudiments de la pensée
informatique » (p. 24). Mais rares sont les recherches qui visent
à produire des résultats sur ces liens.
S’agissant d’informatique, l’accord semble se faire sur le
rôle forcément limité, même s’il est essentiel,
de la programmation. Il est possible de faire de la musique sans faire de
solfège, mais il est (presque) impossible d’en faire sans jouer
d’un instrument. Il semble que le parallèle existe pour
l’informatique : on peut faire de l’informatique sans apprendre
de formalisme, au moins dans un premier temps, mais il n’est pas possible
d’en faire sans passer, d’une façon ou d’une autre, par
une activité de programmation.
Pour autant, Jeff Atwood, un grand nom de l’informatique
appliquée — fondateur du site site Stack Overflow —
dans un article intitulé « Please don’t learn to
code » (Atwood, 2012),
insiste sur l’erreur qui consiste à considérer la
programmation comme une fin en soi. À la place, il recommande de
rechercher avant tout à comprendre comment les choses autour de nous
fonctionnent à leur niveau élémentaire (et à mieux
communiquer avec les autres êtres humains).
Mais comment expliciter la partie de l’informatique qui n’est pas
programmation ?
3.2. L’informatique ne se résume pas à la pensée
informatique
Cette question conduit à faire ressortir un des enjeux de
l’enseignement de l’informatique. Il ne s’agit pas
« seulement » de développer des compétences
plus ou moins abstraites et transférables de résolution de
problèmes ; il s’agit aussi d’expliquer le
fonctionnement du monde qui nous entoure.
En ce sens, mettre de côté « informatique »
pour garder uniquement « pensée informatique » nie
ces enjeux. Une approche où une forme de pensée informatique
serait enseignée de façon complètement
déconnectée de l’informatique elle-même ne
répondrait pas au besoin de formation de futurs citoyens capables de
s’exprimer de façon fondée sur des enjeux sociétaux
potentiellement techniques et complexes.
Pour faire une comparaison avec l’enseignement des sciences naturelles,
il y a bien sûr, derrière cet enseignement, une volonté de
parler de la démarche scientifique en général et de cette
façon structurée de construire des connaissances et de faire des
découvertes. Ce n’est pas sans parallèle avec un
enseignement de l’informatique qui viserait à montrer comment des
problèmes complexes (organisation d’immenses masses de
données, gestion de multiples processus en parallèle, ou
méthodes d’apprentissage automatique) ont été
approchés, décomposés et traités par les
informaticiens — enseignement pendant lequel on peut spécifiquement
s’attarder sur des techniques générales de résolution
de problèmes particulièrement opportunes. Mais tout comme la
démarche scientifique traitée hors discipline scientifique semble
largement désincarnée, on peut considérer que la
pensée informatique sans l’informatique est privée de sa
« substantifique moelle ».
Faire le lien avec les questions scientifiques en arrière-plan est
fondamental pour donner du sens aux activités et aux apprentissages.
C’est d’ailleurs cette approche qu’adopte le concours Castor,
où chaque question est agrémentée d’un paragraphe
« C’est de l’informatique » qui explique comment
les stratégies mises en œuvre dans la résolution de la
question sont similaires à celles mises en œuvre dans de
réelles problématiques informatiques.
Notons toutefois que le computational thinking est
présenté explicitement dès l’introduction des
programmes en informatique du Royaume-Uni comme un objectif de cet enseignement
pour comprendre et changer le monde (Department for Education, 2013).
L’élaboration de la relation entre pensée informatique et
items du programme reste à la charge de l’enseignant (Drot-Delange et Tort, 2018).
3.3. La pensée informatique accompagne l’introduction de
l’informatique dans les programmes
Ainsi, ce sont les modalités d’introduction de
l’informatique dans les différents systèmes éducatifs
qu’il convient d’observer. Pour les pays nordiques, Bocconi,
Chioccariello et Earp (Bocconi et al., 2018) décrivent une approche associant programmation et pensée
informatique. Dans (Heintz et al., 2016),
les auteurs étudient comment dix pays différents ont abordé
la question de l’introduction de l'informatique dans leur éducation
primaire et secondaire. Selon eux, la pensée informatique est rarement
mentionnée explicitement, mais les idées associées sont
souvent incluses sous une forme ou une autre.
Il semble que l’intérêt de la notion de pensée
informatique est d’amener à réfléchir aux
finalités à donner à un enseignement de
l’informatique dans un contexte scolaire. Une piste prometteuse semble
être la réflexion sur les idées fondamentales à
l’aide des critères proposés par Bers (Bers, 2017) :
une idée est fondamentale, selon elle, si elle personnellement utile
à l’apprenant, si elle est épistémologiquement
liée à d’autres disciplines, si elle trouve ses racines dans
les connaissances intuitives qu’un enfant a pu développer sur une
période longue.
Si on retrouve certaines dimensions développées par Schwill (Hartmann et al., 2012),
Bers introduit le critère de l’intérêt pour
l’individu lui-même, certes décrété a
priori, et ses connaissances personnelles, comme constitutif du
caractère fondamental d’une idée. Cela semble constituer une
passerelle intéressante avec les développements en didactique de
l’informatique, comme ceux de l’informatique
« située » (Guzdial, 2010), (Knobelsdorf et Tenenberg, 2013),
ou le modèle de reconstruction didactique de l’enseignement de
l’informatique (Bruillard, 2017),
ancrés dans les pratiques informatiques quotidiennes des individus.
3.4. Des choix de formation prenant en compte plusieurs enjeux
Finalement, l’implication la plus claire de la pensée
informatique sur l’enseignement de l’informatique est d’en
repenser les enjeux et les modalités. Sur ce dernier point, toutefois, la
pédagogie de projet semble s’imposer dans l’enseignement
obligatoire, principalement en raison de l’organisation de nos
systèmes éducatifs et de la place que peut s’octroyer une
nouvelle discipline scolaire (Bruillard, 2017).
Cela reste néanmoins à confirmer.
On peut distinguer plusieurs enjeux d’un enseignement
généralisé de l’informatique, prenant l’aspect
« pensée computationnelle » dans un sens
transdisciplinaire et/ou métacognitif.
- L’enjeu scientifique : la nécessité de
comprendre le fonctionnement du monde numérique, à l’instar
de la nécessité de comprendre le fonctionnement du monde
physique ;
- L’enjeu sociétal : la nécessité
d’être à même d’évaluer de façon
informée et fondée les impacts de l’informatique sur la
société et de contribuer à façonner son
développement ;
- L’enjeu transdisciplinaire : l’acquisition des
outils à la fois mentaux et techniques au service d’autres sciences
ou contribuant à des stratégies plus générales de
résolution de problèmes.
Une question se pose avec insistance : quels que soient les choix pour
les curricula, quels enseignants seront à même de les mettre en
œuvre ? Quelle formation pourrait être proposée à
ces enseignants ? Même si la pensée informatique reste encore
mal définie, on peut certainement déplorer le manque
d’enseignants ayant les dispositions et les compétences pour
l’enseigner.
4. De la pensée informatique aux compétences de base
Si l’on se limite, pour simplifier le cadre
conceptuel de la pensée informatique, à ce qui concerne la
résolution de problèmes de manière effective et efficiente,
algorithmiquement, avec ou sans machine, différentes facettes ont
été mises en exergue : décomposition, abstraction,
conception d’algorithmes, débogage, itération et
généralisation (Shute et al., 2017).
Prenons l’exemple du débogage. Shute et ses co-auteurs le
définissent comme la détection et l’identification des
erreurs, leur correction, quand un programme ne fonctionne pas comme il devrait.
Dans (Bers et al., 2014),
il est considéré comme au cœur de la pensée
informatique, constituant une mesure du développement de la pensée
informatique chez les enfants. Ces auteurs identifient les différentes
étapes par lesquels passent les enfants pour déboguer :
d’abord reconnaitre un écart à l’état final
attendu ou que quelque chose ne fonctionne pas comme attendu, puis choisir de
maintenir l’objectif initial ou se tourner vers une alternative, ensuite
formuler des hypothèses sur la cause du problème et enfin tenter
de résoudre le problème. Il s’agit d’un apprentissage
lié à l’informatique et plus généralement
à l’ingénierie.
Plus simplement, la pensée informatique tourne autour du fait
d’être capable de formuler un problème, de le comprendre et
de le résoudre. Avec une telle définition, on peut
s’interroger sur l’absence de référence à Polya (Polya, 1965),
très populaire au cours des développements de l’intelligence
artificielle dans les années 1970 et 1980. Mais, comme on l’a vu,
remonter à Papert dans l’histoire de la pensée informatique
oriente sur les questions d’enseignement et d’apprentissage, et
même sur les apprentissages de base, les apprentissages pour tous. Cela
conduit aux questions de littératie, liées aux compétences
de base comme la lecture et l’écriture.
C’est une position défendue par diSessa (diSessa, 2000),
dans sa vision de la culture informatique universelle. Selon lui, les
dispositifs informatisés (ordinateurs) forment la base pour une nouvelle
littératie qui va modifier la manière avec laquelle les humains
pensent et apprennent, et chacun sera un créateur aussi bien qu’un
consommateur de formes expressives dynamiques et interactives. Cette perspective
est également défendue par Jacob et Warschauer (Jacob et Warschauer, 2018) et par Wing : « My grand vision is that computational thinking
will be a fundamental skill—just like reading, writing, and
arithmetic—used by everyone by the middle of the 21st
century » (Wing, 2017).
Au-delà des traditionnelles littératies informationnelles
(information literacy) et numériques (digital literacy), on
peut faire le lien avec la translittératie, qui s’exerce sur une
multitude de supports et de médias, étudiée dans le projet
ANR Translit (https://anr.fr/Projet-ANR-12-CULT-0004). C’est
également la manière contemporaine de voir les questions
d’organisation, avec des synthèses entre des traditions
documentaires et les offres informatiques, conduisant à la science de
l’organisation (Glushko, 2016).
La notion d’écriture est centrale et les effets de
l’écriture sont bien exposés par Jack Goody (Goody, 1977).
L’apprentissage du calcul se fait aussi par la manipulation d’objets
et par la lecture et la transformation d’écritures. Ces
écritures fournissent une représentation de l’ordre des
nombres et des quantités, les opérations s’effectuent par
l’intermédiaire des écritures. On a beaucoup écrit
sur l’externalisation de la mémoire avec les technologies
informatiques, et il est intéressant de revenir au projet MyLifeBits
(décrit sur les sites fr.wikipedia.org/wiki/MyLifeBits et www.microsoft.com/en-us/research/project/mylifebits/),
caractéristique des phénomènes d’externalisation, de
conservation et d’organisation de ces mémoires. Les technologies
informatiques actuelles n’offrent-elles pas une nouvelle forme
d’externalisation de la pensée, en tous cas d’une certaine
forme de pensée, les étapes successives d’un raisonnement
étant traduites dans des écritures, extension de la logique
à d’autres formes de raisonnement ?
Ainsi la question est celle de l’évolution du
lire-écrire-compter dans un univers où les dispositifs
informatisés et autres objets connectés sont omniprésents,
ambiants même. On peut proposer le triptyque lire-écrire-computer (Bruillard, 2012).
Si le développement de cette alphabétisation s’inscrit dans
un courant d’émancipation humaine, il ne devrait pas conduire
à oublier qu’il convient également de contrôler les
machines, de limiter leurs moyens d’action. La vague actuelle
d’engouement pour l’intelligence artificielle peut être
préoccupante, si elle conduit à laisser trop de pouvoir aux
machines et aux organisations qui les utilisent, sans développer la
littératie liée à la pensée informatique à la
hauteur de l’ambition forte de cette éducation.
1 Le mot heuristique s’entend ici au sens
de : mouvement de découverte.
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