Avis du Conseil d’Administration de l’ATIEF en réponse aux propositions du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale

Dans une publication destinée aux enseignants, le Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale (CSEN) mis en place par le Ministre de l’éducation en France écrit : “Le CSEN publiera prochainement des recommandations sur les types de recherche translationnelle qui ont leur place en éducation” et “Seule l’expérimentation contrôlée permet de vérifier qu’un outil pédagogique fonctionne” [1]. L’ATIEF souhaite réagir à ces propos en rappelant que :

  • ●  L’éducation est un « fait social total » au sens de Mauss [2] . Son étude implique la prise en compte des dimensions physiologiques, psychologiques, anthropologiques, historiques et sociologiques de la nature humaine. Les neurosciences ont évidemment toute leur place dans les approches interdisciplinaires qui doivent être mises en œuvre mais cette place ne peut pas être occupée à l’exclusion d’autres disciplines. Quelle crédibilité pourrait-on donner à des conseils prodigués par un conseil scientifique Covid-19 qui serait dépourvu de spécialistes en santé publique ou d’un GIEC constitué uniquement d’experts en chimie du carbone ?

  • ●  L’éducation ne relève pas d’un traitement dont les effets découleraient d’une causalité simple entre des décisions éducatives et leurs conséquences. Ce paradigme du traitement [3] tend à nier que l’apprentissage est un processus non déterministe dans le sens où il n’y a pas de relation causale simple (un “impact”) entre une décision pédagogique et les apprentissages effectués par les élèves. La subjectivité des acteurs doit être prise en compte et le réductionnisme scientifique conduit à l’aveuglement [4]. Quel crédit peut-on donner à une méthode pédagogique qui ne prend pas en compte qu’elle sera traduite, interprétée et adaptée lors de sa mise en œuvre par les acteurs de terrain ?

  • ●  L’évaluation d’un “outil pédagogique” ne peut pas s’abstraire de la prise en compte des contextes d’usage. Les technologies éducatives sont en effet avant tout des instruments, c’est-à-dire des entités composites qui comprennent un artéfact et ses schèmes d’usage [5]. Les usagers des technologies éducatives sont donc également co-concepteurs des instruments qu’ils utilisent et la qualité d’une technologie éducative dépend de l’implication de ses usagers potentiels dès les premières étapes de la conception. Ainsi, la question des pratiques et usages est centrale quand il s’agit d’évaluer une technologie. Comment peut-on croire que l’utilisation d’un même dispositif puisse se faire toujours de la même manière et produire des effets similaires ? Chaque utilisateur, parent, enseignant, élève, évolue dans son propre système d’activité [6] et doit composer avec ses propres possibilités matérielles, ses règles de travail, mais aussi ses croyances, ses représentations et son expérience.

  • ●  Cette complexité rend illusoire la conception de situations épurées et reproductibles et donc l’inscription des recherches dans un seul paradigme expérimental à l’exclusion d’autres approches. Les travaux de laboratoire qui permettent des approches comparatistes sont utiles et nécessaires mais les critères de scientificité des savoirs produits par les recherches en éducation ne peuvent pas se réduire à ceux des études randomisées. Les épistémologues ont depuis longtemps montré que, en science, l’idée de preuve devait être examinée à l’aune de la théorie dans laquelle les travaux s’inscrivent [7]. Ce n’est pas être relativiste que de considérer qu’il n’y a pas de faits en soi, mais des faits observés, choisis, sélectionnés. Tout énoncé d'observation est faillible et dépend d'une théorie [8] et nombreuses sont les disciplines qui ne s’inscrivent pas dans le paradigme expérimental (les sciences de la Terre, l’histoire, la sociologie, la biologie des organismes...). Les systèmes complexes impliquant des individus doivent être étudiés en adoptant une posture épistémologique qui place l’acteur au coeur de la recherche [9-10]. Dans le champ de l’éducation, des recherches collaboratives sont conduites pour concevoir, réaliser, évaluer et améliorer, avec les enseignants et les apprenants concernés, des technologies éducatives [11-12].

  • ●  Les difficultés rencontrées dans le transfert des résultats de la recherche vers les usagers, enseignants ou élèves, mais aussi pour valoriser les technologies développées auprès des responsables éducatifs, sont aujourd’hui bien documentées [13]. L’un des principaux problèmes avancés est justement la trop forte prédominance des méthodes quantitatives et la mise en oeuvre de recherches décontextualisées. Les recommandations formulées par les auteurs concernent les aspects méthodologiques : favoriser la pluridisciplinarité et le dialogue entre praticiens et chercheurs, qualifier le quantitatif pour comprendre le rôle joué par le contexte, renforcer théoriquement les méthodologies d’évaluation pour faire évoluer les études expérimentales et quasi-expérimentales dont le domaine de validité est trop limité, formaliser la définition de « l'impact » d’une technologie qui doit être précisée et définie de manière plus rigoureuse.

  • ●  Les liens qui se nouent entre la recherche en éducation et les acteurs de terrain ne peuvent se réduire à une relation ancillaire de la pratique à la théorie. Les enseignants ne sont pas de simples exécutants de méthodes élaborées par des “experts”. Les travaux sur la professionnalité enseignante montrent que l’efficience pédagogique passe par la capacité à traduire des savoirs experts en gestes professionnels qui prennent en compte le contexte. Ils ont également montré depuis longtemps qu’un enseignant efficace est un enseignant réflexif [14], un chercheur sur ses propres pratiques, capable d’évaluer et de réviser son action pédagogique en prenant en compte l’ensemble des savoirs scientifiques disponibles dans le champ de la didactique, des sciences de l’éducation, de la psychologie et des neurosciences. Formuler des recommandations sous la forme de méthodes que les enseignants devraient appliquer, c’est nier leur capacité à traduire des savoirs experts en pratiques pédagogiques contextualisées.

Il existe, dans le monde francophone, une recherche en éducation plurielle et ouverte à l’international. L’ATIEF, qui regroupe des chercheurs en sciences humaines et sciences et technologies de l’information et de la communication, souhaite rendre possible le nécessaire dialogue entre les disciplines. Son conseil d’administration s’inquiète d’une part qu’un texte élaboré par le CSEN et destiné aux acteurs de terrain puisse offrir une image partielle et partiale de la recherche en éducation et d’autre part que ce texte annonce que le CSEN souhaite s’ériger en censeur des travaux qui ne s’inscriraient pas dans le seul paradigme de l’expérimentation contrôlée.

Le CA de l’ATIEF

 

Références

  1. CSEN Recommandations pédagogiques pour accompagner le confinement et sa sortie. Ministère de l’Education Nationale et de la Jeunesse, 2020.

  2. Mauss, M., Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques. Quadrige Grands textes 2007, Paris: PUF.

  3. Sensevy, G., Santini, J., Quilio, S & Cariou, S., Preuves fondées sur la pratique, pratiques fondées sur la preuve : distinction et mise en synergie. Éducation & didactique, 2018. 12(2): p. 111-125.

  4. Morin, E., Introduction à la pensée complexe. 1990, Paris: Le Seuil.
  5. Rabardel, P., Les hommes et les technologies. Approche cognitive des instruments contemporains. 1995, Paris: A. Colin.

  6. Engeström, Y., Activity theory and individual and social transformation. In Y. Engeström, R. Miettinen, & R.-L. Punamäki (Eds.), Perspectives on activity theory.1999. Cambridge: Cambridge University Press. p. 19–38.

  7. Khun, T., La structure des révolutions scientifiques. 2008 ed. 1962, Paris: Champs/Flammarion.

  8. Bachelard, G., La formation de l'esprit scientifique. 1992 ed. 1938, Paris: Vrin.

  9. Le Moigne, J.L. Les épistemologies constructivistes, 1995, Paris: PUF

  10. Avenier, M.-J., Shaping a Constructivist View of Organizational Design Science. Organization Studies, 2010, 31(9–10), p 1229–1255

  11. Mc Kenney, S & Van Den Akker, J. Computer-based support for curriculum designers: A case of developmental research. Educational Technology Research and Development, Francis Archive, 2005 53(2), p 41–66

  12. McKenney, S., & C.Reeve, T. (2019). Conducting educational design research (second edition). Routledge

  13. Turvey, K & Pachler, N., Design principles for fostering pedagogical provenance through research in technology supported learning. Computers & Education, 2020, 146(103736)

  14. Schön, D., Le praticien réflexif. À la recherche du savoir caché dans l'agir professionnel. 1993, Montréal: Éditions Logiques.


Dernière mise à jour : 18 août, 2020 - 16:05