Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 19, 2012
Rubrique

Économie du numérique : l’introuvable modèle

Alain-Marie BASSY (IGAENR honoraire)

RÉSUMÉ : La révolution numérique tarde à éclore dans le système scolaire français. D'où procède ce retard ? A l'extrémité de la chaîne des justifications, on met en avant la difficulté quasi insurmontable à construire un nouveau modèle économique de l'enseignement numérique. Pourquoi ce nouveau modèle est-il introuvable ? D'abord, parce que les outils pour le construire et le penser  sont défaillants : outillage lexical et conceptuel inapproprié, données statistiques partielles et imprécises, difficulté à raisonner en coûts globaux, cadre technologique en évolution rapide qui nuit à la stabilité et à la pérennité du modèle. Au-delà de ces causes extrinsèques, le fonctionnement même d'un tel modèle est contingent. Il ne peut être pensé de façon autonome. Il est lié à d'autres modèles qui se trouvent, eux aussi, fortement ébranlés par l'irruption du numérique dans le champ éducatif et par certaines évolutions sociétales ou administratives : modèle centralisateur de la gouvernance de l'Ecole, modèle d'organisation territoriale, modèle social des fonctions de l'Ecole, modèle pédagogique des missions et du service de l'enseignant, modèle éditorial et commercial de la production et de la diffusion de ressources pédagogiques, modèle fiscal (taux d'imposition) et juridique (droit de la propriété intellectuelle) appliqué à celles-ci. Ainsi n'est-ce qu'au prix d'une refondation plus globale du « paradigme scolaire » que la révolution numérique pourra advenir dans le système d'enseignement français ? une révolution profonde qui, dépassant le cadre étroit de l'usage des « outils » du numérique, marquera l'entrée de l'Ecole dans les logiques nouvelles de construction des savoirs que celui-ci implique.

MOTS CLÉS : France ; système éducatif ; TIC ; révolution numérique ; modèle économique ; ressources numériques ; programmes ; décentralisation ; modèle éditorial ; fiscalité ; droit de la propriété intellectuelle.

 

La révolution numérique dans le système éducatif ? En France, depuis près de 20 ans, les États-Généraux se prolongent. La Bastille n’est pas encore prise1. Pourquoi cette lenteur ? Ces hésitations ? Cette frilosité ? Cette multiplication d’expérimentations sans lendemain véritable ? Pourquoi en 2012, un Président de la République nouvellement élu en est encore à annoncer : « Nous ne manquerons pas le rendez-vous du numérique » ? Les technologies numériques semblent avoir vocation, comme l’Arlésienne, à plus susciter les annonces, les discours et la réflexion que la volonté politique et les actes. Jamais une problématique du système éducatif n’a produit autant de propos, de colloques, d’études, d’ouvrages et d’articles. Politiques, élus, philosophes, sociologues, universitaires, journalistes, industriels, techniciens, chercheurs, enseignants, parents : le débat est partout (sauf hélas, chez les principaux intéressés, les élèves !).

Pourquoi cette révolution numérique, à la fois crainte et attendue, manifeste dans la vie de la société et de l’entreprise, n’advient-elle pas dans le système scolaire, ou, si parfois elle advient, pourquoi n’est-ce le plus souvent qu’expérimentalement et non de la façon attendue ?

Cette lenteur n’est pas restée inaperçue.

Trois explications sont généralement avancées. Pour les pilotes du système, les enseignants font de la résistance. Pour les enseignants, la formation est insuffisante et les ressources ne sont pas adaptées. Pour les producteurs de ressources, le modèle économique est introuvable : un jeu d’excuses en chaîne qu’il convient peut-être de savoir remonter, à partir de son extrémité. Pourquoi un tel modèle est-il aujourd’hui, en France, « introuvable » ? Et n’est-ce pas tout le paradigme scolaire qu’il convient de revisiter ? Ne nous contentons pas de propos préfabriqués. Regardons de plus près l’ensemble de la construction.

Si un modèle économique du numérique éducatif (pour autant qu’il puisse exister) est aujourd’hui « introuvable » en France, c’est pour deux raisons essentielles :

- d'abord parce que les principes et les outils qui permettent de penser un tel modèle sont fragiles ou défaillants ;

- en second lieu, parce que l'évolution de pareil modèle est contingente, tant son fonctionnement est lié à d'autres modèles non économiques, qui tous, sans exception, se trouvent aujourd'hui mis en cause ou ébranlés par les technologies numériques.

1. Pourquoi avons-nous tant de difficultés à penser en France un modèle économique du numérique éducatif ?

Pour penser et construire un modèle viable, il faut pouvoir s’appuyer sur :

- un outillage conceptuel et lexical approprié ;

- des données statistiques pertinentes ;

- une visibilité des coûts globaux ;

- un modèle industriel au fonctionnement stabilisé.

Or ces quatre points d’appui se dérobent, sous la pression du numérique.

1.1. Un outillage conceptuel et lexical inapproprié

Les technologies de l’information et de la communication et le réseau internet nous sont venus d’outre-Atlantique. Le champ du numérique éducatif (technologies, ressources, modes d’apprentissage) est ainsi investi par un lexique anglo-américain. Nombre de notions restent intraduisibles en français (distinction Learning/Teaching, e-learning, Learning Platform, Virtual Learning Environment, Podcast, « Smart », Login, Life Skills, Literacy, Affordance, etc.), sauf à procéder par approximation « régressive ». Celle-ci consiste à rapprocher la notion importée d’une réalité voisine, bien identifiée dans notre système scolaire traditionnel (cartable, ardoise, tablette, tableau, ordinateurs, multimédia, salle informatique, cahier de textes, livret scolaire, manuel, documentation, téléphone portable, citoyenneté, éducation aux média, etc.).

Cette imprécision lexicale recouvre une inadéquation conceptuelle. Nous n’avons pas les mots pour dire et pour penser le numérique éducatif, pour la seule raison que nos pratiques (d’enseignement, d’apprentissage, d’évaluation) et nos objectifs éducatifs diffèrent de ceux des pays anglo-saxons. Une traduction même littérale ne garantirait pas l’identité des concepts, tant sont profondes les différences des environnements éducatifs.

Plus encore, les concepts utilisés en France demeurent imprécis pour la majeure partie des acteurs impliqués (enseignants, responsables du système éducatif, techniciens, représentants des collectivités, éditeurs et producteurs de ressources, élèves, etc.). Les représentations que se font ces acteurs des dispositifs numériques sont floues, non superposables et parfois contradictoires : pas de définition unanimement acceptée de l’ENT (environnement ou espace numérique de travail ?), du manuel numérique, d’un granule de ressources, de l’enseignement à distance, d’un dispositif hybride, etc.

Lexique anglo-saxon inadapté, réalités inadéquates à nos pratiques pédagogiques, flou des concepts manipulés par les acteurs impliqués : dans ces conditions, penser clairement les modèles relève de la gageure.

1.2. Des données statistiques partielles et imprécises

Le lexique est défaillant. L’appareil statistique l’est aussi. Pour construire un modèle économique, il faut disposer d’indicateurs pertinents pour évaluer et comparer les coûts – tant d’investissement que de fonctionnement –. Ils sont indispensables à toute mesure de l’efficience des dispositifs numériques. Or les données statistiques dont dispose la France sur sa dépense interne d’éducation (DIE) sont à la fois partielles et globalisées. On admet généralement que la DIE totale en France est de l’ordre de 135 Mds € dont 100 à 110 Mds € pour l’enseignement scolaire (auxquels il faudrait ajouter 21Mds pour la formation continue payée par les collectivités et 2,1 pour le soutien scolaire principalement financé par les familles). La charge de l’enseignement scolaire est répartie à 59,7 % sur l’État, les 40 % restants étant répartis entre les collectivités territoriales (24,6 %) et les CAF (Caisses d’allocations familiales). Pour un total de 12 500 000 élèves, la charge moyenne est de 8 000 €/an/élève, avec d’importantes disparités selon les niveaux. Le budget de l’État (enseignement scolaire) dépasse 61 Mds €. L’effort des collectivités pour l’enseignement scolaire (ATSEM2, professeurs de la Ville de Paris, manuels scolaires, soutien) est de l’ordre de 5 Mds €. La DIE totale représente 7 % du PIB.

Mais ce constat brut peut difficilement être affiné. Il est impossible d’isoler et d’extraire au sein de ces grandes masses ce que représente aujourd’hui la part des dépenses affectées aux technologies et ressources numériques, ainsi qu’à la formation spécifique des personnels aux usages pédagogiques du numérique. On peut seulement présumer que cette part est inférieure à celle consacrée jusqu’en 2010 par le Royaume-Uni (2 Mds € par an pour les équipements numériques et 160 M € pour les ressources dans le cadre du programme Curriculum on Line). Les collectivités territoriales françaises, désormais en charge de l’équipement et pour partie de la maintenance, parfois de l’acquisition de contenus, ne disposent que d’évaluations partielles, souvent confondues avec l’ensemble de l’effort conduit en direction du secteur scolaire (manuels, accompagnement et soutien).

De plus, une partie des activités liées au numérique pédagogique ne se trouve pas comptabilisée dans la DIE. Une estimation de la part effective que représentent aujourd’hui ces technologies en matière d’éducation exigerait un travail de collation d’éléments chiffrés multiples, puisés à des sources différentes et appuyés sur des modes de calcul et des périodicités hétérogènes. Le résultat auquel aboutirait un tel chiffrage comporterait une telle marge d’erreur que toute conclusion qui en serait tirée s’en trouverait fragilisée et suspectée.

1.3. Une difficulté à raisonner en coûts globaux (TCO)

Ce chiffrage serait d’autant plus approximatif que la nécessité, sur pareille matière, de travailler sur des coûts complets, est quasi impossible à respecter. Une juste évaluation du coût, actuel et futur, du numérique dans le système éducatif devrait reposer sur le « coût total de possession » (Total Cost of Ownership ou TCO). Ce coût global devrait intégrer à la fois :

- les coûts les plus facilement appréhendables d’acquisition des équipements et des ressources numériques ;

- les coûts de propriété et d’usage, à savoir les coûts de consommation de ressources (énergie, consommables, logiciels utilitaires, applications), ceux de la formation et de la conduite du changement, enfin ceux de l’assistance et de la maintenance ;

- les coûts (trop souvent oubliés) de démantèlement des structures antérieures et de remplacement.

La multiplicité des acteurs et la diversité des prises en charge, dans le cadre d’une structure de gouvernance imprécise du numérique éducatif, constituent des obstacles majeurs à une évaluation complète et fiable de l’ensemble de ces coûts.

1.4. Un modèle industriel (technologies, coûts de production) en évolution rapide

A la différence du modèle de l’imprimé, stabilisé depuis plusieurs siècles, le modèle industriel de la production numérique est marqué par une évolution très rapide et une complexification croissante des processus de production.

Depuis les années 80 et plus encore depuis le début de ce siècle, les progrès des technologies et l’offre de ressources numériques croissent de façon exponentielle. En quelques années, parfois en quelques mois, une technologie vient en périmer une autre3. La révolution de l’imprimé, à la fin du XVe siècle, apportait, non un nouveau modèle de « l’objet livre » (le codex était en place depuis plusieurs siècles), mais un modèle de production, de reproduction et de diffusion, assez rapidement stabilisé, qui offrait deux garanties : la simplification et la sécurisation (conformité de l’exemplaire au modèle) du processus de production. La révolution numérique, à l’inverse, produit un modèle « glissant », complexifie les processus de production et réintroduit l’aléatoire dans le circuit de la diffusion et de l’accès aux ressources.

La rapidité de l’innovation technologique et l’extension considérable du marché du numérique (hors système scolaire) induisent dans le même temps une variabilité accélérée des coûts. Celle-ci n’est ni simple ni linéaire. Si l’on constate une baisse tendancielle des coûts de production et donc d’acquisition des équipements, les coûts d’usage progressent fortement.

Les difficultés d’évaluation sont encore renforcées par :

- la concurrence entre des solutions « propriétaires » et des solutions libres (mais pas forcément « gratuites » pour autant) ;

- la persistance dans l’esprit du public d’une idée fausse : le numérique, avec internet, permet l’accès à des ressources gratuites, notamment en matière pédagogique. Si des accès gratuits sont en effet ouverts à nombre de ressources publiques sur les sites ministériels ou académiques, ces ressources ont un coût de production et de gestion qu’il est nécessaire de prendre en compte. D’autres ressources, de type commercial, sont accessibles gratuitement parce que des licences ont été intégralement financées dans le cadre de contrats globaux avec les producteurs, soit par le ministère (« Une clé pour démarrer », plan École numérique rurale, catalogue chèque ressources du plan de Développement des Usages du Numérique à l’École, DUNE) soit par les collectivités (dispositif du type Correlyce en région PACA), à l’instar du financement des manuels scolaires.

Au total, un paysage confus avec un personnage absent : le coût effectif et complet du numérique éducatif. Manquant de repères statistiques et desservis par un outillage lexical et conceptuel inadéquat, les pilotes comme les observateurs du système éducatif se dirigent à l’aveuglette.

2. Un fonctionnement du modèle économique lié à d’autres modèles, ébranlés eux-mêmes par l’arrivée du numérique

L’approche du modèle économique du numérique éducatif ne souffre pas que de la défaillance des outils qui permettent de le circonscrire et de le penser. Le fonctionnement du modèle n’est pas autonome. Il est étroitement dépendant d’autres modèles. Or ceux-ci se trouvent tous, depuis quelques années, affectés par l’irruption du numérique dans le champ éducatif. L’articulation de ces modèles en évolution – incertaine – constitue ce qu’on peut appeler le paradigme scolaire français, aujourd’hui ébranlé et sans doute à refonder.

2.1. Le modèle de gouvernance : prééminence de l’État, centralisation et prescription

Si on le compare à ceux des pays développés, le système scolaire français se signale par une prééminence forte de l’État, une concentration et une centralisation, à son niveau, de la gouvernance du système, des politiques éducatives, de l’organisation fonctionnelle et de la prescription pédagogique. L’État a le monopole de la formation, de l’organisation des examens et concours, de la collation des grades, de l’affectation des enseignants, de la gestion de leur carrière et de leur rémunération, des ouvertures et fermetures de classes, de filières ou de sections, enfin des programmes d’enseignement. Ceux-ci sont prescriptifs et d’une particulière précision4. Ils s’imposent à tous les enseignants et tous les établissements, de manière uniforme sur le territoire, y compris pour les établissements privés sous contrat.

Ce quasi-monopole des services centraux et des services académiques sur la gouvernance du système est d’autant plus menacé que, depuis plus de trente ans, la décentralisation a fait son chemin. Les collectivités territoriales se sont vu attribuer, par les lois successives de décentralisation, un rôle majeur dans le fonctionnement du système : bâtiments scolaires, infrastructures réseaux, équipements, entretien, personnels Techniques, Ouvriers et de Service (TOS), maintenance, restauration, transports scolaires, accompagnement à la scolarité, formation professionnelle, apprentissage, carte scolaire et bientôt peut-être dispositifs d’orientation (CIO). Les technologies numériques ont conduit les collectivités à accroître encore leur intervention dans le secteur éducatif (équipements numériques, développement des ENT, assistance technique et maintenance, dispositifs numériques de soutien scolaire, etc.).

Ce partenariat fort entre l’État et les collectivités n’a pourtant pas conduit jusqu’ici à une clarification des responsabilités, à la mise en place de politiques concertées et à une gouvernance partagée. Cette concurrence a plutôt incité l’État à sanctuariser sous son autorité ce qui relève du domaine « pédagogique », au moment même où le numérique rendait difficile sinon impossible, la distinction, dans l’espace de l’École, entre ce qui est pédagogique et ce qui ne l’est pas. En effet, les choix dits « techniques » ne sont pas que techniques : ils sont déjà en prise sur le domaine pédagogique, comme le sont les interventions des collectivités en matière d’acquisition de manuels et de ressources, de mise à disposition de personnels (ATSEM, professeurs de la Ville de Paris), d’accompagnement à la scolarité ou d’équipements divers (vidéoprojecteurs, tableaux numériques interactifs, plates-formes techniques pour l’enseignement professionnel, etc.).

Que le dogme de la sanctuarisation du « pédagogique » soit ébranlé n'est pas sans conséquences sur un autre dogme : celui de l'égalité du système d'enseignement. Egalité entre les individus, égalité entre les territoires. Dans un cadre réglementaire peu explicite sur les obligations des collectivités, la disparité des politiques spécifiques d'aménagement, l'inégalité des ressources financières, la diversité des montants investis ou des choix techniques assumés par les régions, les départements ou les communes, rendent illusoire le respect d'un tel dogme. Le numérique, qui exige des investissements de plus en plus importants, un suivi des politiques engagées et une actualisation permanente au regard des évolutions techniques, pédagogiques et sociétales, apparaît comme un facteur supplémentaire de discrimination.

Cette discrimination heurte de front le système autoritairement égalitaire de la prescription. Programmes, circulaires, évaluations et examens nationaux, manuels scolaires : la prescription s'applique à l'ensemble du territoire national. Ce système était pourtant déjà fragilisé par deux libertés reconnues depuis longtemps par l'École :

- la liberté reconnue aux éditeurs, dès 1793 mais surtout depuis la seconde guerre mondiale : la France n'applique ni certification ni validation des manuels scolaires ;

- la liberté de choix des manuels scolaires par l'enseignant (depuis 1875) et la liberté pédagogique de l'enseignant, même si cette « liberté » reste encadrée. Elle ne peut en effet s'exercer que dans le respect des programmes et des instructions ministérielles et sous le contrôle des corps d'inspection.

Le développement des ressources numériques vient troubler ce schéma bien réglé : une marque de qualité (« Reconnu d'intérêt pédagogique » ou RIP) a été installée sous l'égide d'une commission d'attribution ministérielle mais sans avoir de valeur certificative ; la prescription de manuels ou de ressources numériques se heurte aux exigences de disponibilité de ces outils dans l’établissement ou l'école et ne saurait en aucun cas être généralisée et imposée.

Ainsi, sous l'action conjuguée de la décentralisation et de la montée en charge du numérique, le monopole de l'État sur le système éducatif tend à s'effriter. Le modèle de gouvernance est ébranlé et peu à peu périmé, sans qu'un nouveau modèle lui soit substitué.

2.2. Le modèle d'organisation administrative et territoriale : la triade sacrée

Les lois de décentralisation sont aussi à l'origine d'une partition territoriale de la gestion « non pédagogique » du système scolaire. Ce système, découpé en trois segments distincts (1er degré / collège / lycée) a été confié respectivement aux trois niveaux de base des collectivités territoriales : communes / départements / régions. Cette partition, en apparence logique mais en réalité infondée, n'existe que dans notre pays. Elle est cause de nombreux dysfonctionnements, que les problématiques liées au numérique (infrastructures techniques, fonctionnement des réseaux, accès au haut débit, passation de marchés collectifs, équipes d'assistance et de maintenance) ne font aujourd'hui qu'accentuer.

En effet, confier à trois niveaux différents de collectivités, au demeurant dirigées par des élus soumis à renouvellement périodique, la gestion et l'administration du système, c'est prendre plusieurs risques :

- risque de conforter un sectionnement du système scolaire peu propice à la continuité des parcours ;

- risque de voir des clivages politiques se reporter sur des stratégies éducatives ;

- risque d'ignorer l'émergence de nouvelles réalités territoriales (telles que l'intercommunalité, qui ne se voit pas attribuer à l'heure actuelle de compétence éducative, ou que l'effacement du département et les menaces récentes sur son existence même, etc.) ;

- risque de mettre en place des politiques, notamment en matière de développement du numérique, peu cohérentes voire peu compatibles ;

- risque d'encourager les expérimentations redondantes, voire concurrentes, pour des préoccupations rien moins qu'éducatives.

Tous ces risques restent le plus souvent inaperçus, tant la « triade sacrée » paraît un modèle évident aux yeux des Français. Gage de simplicité, elle est pourtant génératrice de complexité.

Chaque niveau, dans un contexte réglementaire qui reste flou, se voit attribuer des responsabilités différentes, notamment pour l'acquisition des manuels scolaires, pour l'équipement numérique et pour la fourniture de ressources pédagogiques. Ainsi, le niveau du collège est le seul niveau où la fourniture des manuels est prise en charge par l'État, même si les conseils généraux interviennent souvent pour compléter ou redoubler les collections. La prise en charge de la maintenance reste un problème en débat. Elle n'est possible que pour des collectivités d'une certaine taille et nécessite sans doute des regroupements que les clivages existants ne permettent parfois pas d'établir.

L'autre élément de complexité tient, en dépit des apparences, au défaut d'ajustement, dans certains cas, entre les découpages administratifs du système scolaire (académies, inspections académiques, circonscriptions d'enseignement primaire) et ceux des collectivités territoriales (régions, départements, communautés de communes ou d'agglomération).

Dans le cadre de la révolution numérique, et contrairement à d'autres pays comme le Royaume-Uni, l'enseignement du premier degré est resté en retard : la multiplicité des acteurs (maires des communes, en particulier rurales, inspections académiques, inspecteurs de l’Éducation nationale, directeurs d'école), l'insuffisance des ressources financières au regard des investissements nécessaires pour les infrastructures, parfois aussi certains clivages politiques ont contribué au retard que connait l'équipement de l'école maternelle et de l'école primaire en France.

2.3. Le modèle social de l'École : de Jules Ferry au numérique, la mise en cause des dogmes

L'École républicaine, depuis les lois de Jules Ferry, s'est vu assigner trois fonctions essentielles :

- l'instruction, c'est à dire la transmission des savoirs ;

- l'éducation du futur citoyen ;

- la préparation à l'insertion professionnelle.

Ces trois missions n'ont jusqu'à présent jamais été mises en cause. Pour les parents comme pour la plupart des enseignants, la première mission – la transmission des savoirs – est érigée en dogme.

C'est sans doute oublier que la révolution numérique, l'internet et l'avènement d'une nouvelle « société de la connaissance » modifient considérablement les règles du jeu. Les savoirs explosent (en nombre) et implosent, pulvérisant de ce fait les frontières disciplinaires qui structurent le fonctionnement du système scolaire. Ces savoirs peuvent devenir, selon de nouveaux modes, plus facilement accessibles, ce qui ne signifie pas pour autant qu'ils soient, pour reprendre les mots de Bruno Devauchelle (Devauchelle, 2012), aisément utilisables, a(Devauchelle, 2012)priables.

Le rôle de l'École et des outils (manuels ou ressources pédagogiques) est désormais là : non plus de simple transmission mais d'aide à la co-construction des savoirs. C'est un processus nouveau où les TICE doivent permettre de combiner la fonction d'information (recueil maîtrisé, hiérarchisation, critérisation) avec celle de communication (médiatisation, échange, travail collectif, pédagogie de projet), trop souvent disjointes aujourd'hui : on constate que les jeunes privilégient, dans l'usage des dispositifs technologiques, la fonction de communication (téléphones et smartphones, messageries, chat) sur celle d'information, que prône, à l'inverse et dans le meilleur des cas, l'enseignant.

Or l'usage du numérique à l'École fonctionne sur une illusion : celle que l'accès à la connaissance sur la toile peut s'effectuer « sans intermédiaire », comme dans la communication interpersonnelle. C'est faire peu de cas de la complexité d'une telle opération : elle dissimule au moins quatre « intermédiations » peu visibles, qui introduisent l'aléatoire dans un processus autrefois transparent et stabilisé. Deux se situent du côté de l'émetteur :

- Le formatage de l'information par la source émettrice, surtout s'il s'agit d'une source de "seconde main" ;

- Le moteur de recherche et son algorithme5.

Les deux autres « intermédiations » sont à trouver du côté du récepteur :

- l'intermédiaire (enseignant, ami, document, manuel, site, lien hypertexte) qui a orienté vers cet accès ;

- la grille d'analyse dont dispose le récepteur (l'élève en l’occurrence) pour "décrypter" l'information. Apporter aux élèves cette grille de lecture qui lui permet de passer de l'information à la construction d'un savoir, constitue aujourd'hui l'une des nouvelles missions de l'École, à faire figurer dans le « socle commun ».

Pour cette nouvelle mission, qui consiste plus à « apprendre à construire un savoir » qu'à « apprendre à apprendre » (comme on le dit trop souvent), l'enseignant doit constituer la grille de lecture à partir de trois éléments :

- des compétences et connaissances de base (les « fondamentaux ») ;

- des repères et des références pour "situer" l'information recueillie par rapport à d'autres ;

- une logique d'analyse appuyée sur la capacité à argumenter, raisonner et critiquer.

Dans l'univers du numérique, la mission fondamentale de l'École, « l'instruction » ou la transmission des savoirs, doit donc subir un «aggiornamento » radical. Il ne s'agit plus de transmettre des connaissances établies mais de s'engager aux côtés de l'élève dans la co-construction de savoirs en constant devenir.

Cet aggiornamento est tout aussi nécessaire pour la seconde mission, celle de l'éducation du futur citoyen. L'École à l'ère du numérique ne saurait se contenter d'une « éducation civique » traditionnelle, assaisonnée de « morale laïque » et partiellement remise au goût du jour.

La dimension « citoyenne » des technologies et des savoirs numériques va désormais bien au-delà de l'Éducation civique, juridique et sociale (ECJS), confiée traditionnellement aux enseignants d'histoire et de géographie. Il convient d'apporter au futur citoyen la capacité à mesurer la validité de l'information, à la hiérarchiser et à la critiquer (literacy), le souci de la sécurité des données personnelles (pour soi et pour les autres), le respect de la propriété intellectuelle et artistique, la connaissance de la législation et la capacité à détecter les comportements déviants ou dangereux, l'acquisition des Life Skills qui fondent la vie sociale, etc. Cet ensemble de compétences nouvelles6 excède les cloisonnements disciplinaires et impose, non pas de créer une discipline supplémentaire ou de répartir la charge sur plusieurs disciplines, mais de revoir de façon plus radicale les objectifs éducatifs de l'École, les pratiques pédagogiques et les modes d'apprentissage.

Enfin, l'effet conjugué de la décentralisation et de la montée des technologies numériques, modifie les perspectives de l'École dans l'exercice de sa troisième mission : préparer l'insertion professionnelle de demain.

Décentralisation, parce que les régions ont la responsabilité de la formation professionnelle et de l'apprentissage et sont en charge des plates-formes techniques des lycées (notamment pour les lycées professionnels et les lycées technologiques).

Numérique, car tous les univers professionnels (entreprise, administration, commerce, professions libérales, secteur de la santé et même création artistique) sont désormais entrés dans l'ère du numérique, quand l'École, on le constate, n'en est encore qu'à frapper à la porte. Une conséquence plus grave se dessine : une cassure entre un numérique spécifiquement « scolaire », pédagogique et didactisé, et le numérique professionnel, comme s'en crée une autre entre le numérique extrascolaire7 et le numérique scolaire.

La césure entre les trois univers est cause à la fois de décrochages, de dégoût de l'École et surtout de grosses difficultés lors de l'entrée dans la vie active. Mais elle ne se situe pas seulement au niveau des technologies elles-mêmes et des ressources utilisées. Elle s'installe surtout dans les usages qui en sont faits.

En effet, l'univers professionnel tire avant tout du numérique les avantages de la mise en réseau, de la communication, du développement de l'intelligence collective, de la simplification du travail collaboratif. Il considère l'esprit d'équipe comme une qualité essentielle. Dans le même temps, l'École française privilégie la mise en compétition des individus8 et l'individualisation de l'enseignement (au demeurant illusoire), comme remède au décrochage pour les « élèves – qu'elle a mis – en difficultés ». Bien plus, elle souhaite utiliser les technologies numériques pour atteindre plus aisément cet objectif, sans s'apercevoir qu'elle accroît ainsi le sentiment d'exclusion des décrocheurs. Une utilisation du numérique dans le cadre collectif, responsabilisant et conforme aux attentes ultérieures de l'univers professionnel, d'une pédagogie collaborative par petits groupes de projet serait sans doute mieux venue et plus efficace. La réconciliation, à travers le numérique, des trois cultures (culture scolaire, culture extrascolaire du jeune, culture professionnelle attendue) doit constituer désormais un objectif essentiel de notre École.

2.4. Le modèle pédagogique : les missions et le service de l'enseignant, immuables ?

Le statut et les obligations de l'enseignant ont été fixés, par corps, dans trois décrets de 1950, toujours en vigueur depuis cette date. Les obligations de service sont évaluées en heures de présence devant élèves. Elles sont différentes pour chaque corps. Des activités pédagogiques annexes, menées avec les élèves, peuvent être rémunérées en heures supplémentaires. Des décharges sont prévues pour des cas spécifiques. Aucune évaluation n'est faite du travail effectué en dehors de la présence des élèves et hors établissement.

La première contrainte qui s'impose à l'enseignant est le respect du programme défini par l'échelon ministériel. Sous réserve du respect de ce programme et des circulaires encadrant sa pratique, l'enseignant dispose (sans obligation de résultats, néanmoins) d'une liberté pédagogique dans son enseignement. Il est prescripteur des manuels scolaires utilisés par les élèves pour le niveau, la discipline et l'année dont il a la charge.

Il est périodiquement évalué, individuellement, par un représentant disciplinaire des corps d'inspection. Ce dernier conduit l'évaluation sur la base d'une séquence d'enseignement, de la consultation de documents (cahier de textes de la classe, cahiers des élèves, résultats des élèves aux évaluations et examens) et d'un entretien avec l'intéressé. Le déroulement de carrière de l'enseignant est lié à ces évaluations périodiques. La France est l'un des seuls pays européens à pratiquer l'inspection individuelle et non l'inspection d'établissement.

Ces fondements du statut et de la pratique pédagogique des enseignants sont demeurés inchangés malgré les bouleversements importants apportés depuis une dizaine d'années par les évolutions technologiques (numérique) et sociétales (rythmes scolaires, notamment).

Or, le constat s'impose aujourd'hui d'un bouleversement, certes progressif mais sans précédent, dans l'exercice du métier. Ainsi, l'usage des technologies et des ressources numériques implique pour l'enseignant un accroissement du temps de préparation ou d'exploitation du cours donné devant élève. Il exige aussi une disponibilité plus grande dans le cas d'une assistance à distance, d'un échange par messagerie ou d'une correction de devoirs électroniques. Cette charge résultant de l'innovation pédagogique n'est pas aujourd'hui prise en compte par le système. La situation est différente pour les enseignants-chercheurs des universités, dont le statut a récemment été revu pour que soit pris en compte dans leur service le travail effectué, hors présence des étudiants, dans des dispositifs (souvent hybrides) d'enseignement à distance. Mais pour les enseignants des premier et second degrés, l'activité pédagogique résultant de l'usage des technologies et des ressources numériques n'est ni comptabilisée ni rémunérée dans notre système actuel9. En effet, le plus souvent, ces usages du numérique ne peuvent figurer dans les programmes scolaires (faute d'équipement suffisant et uniforme sur l'ensemble du territoire). Ils ne sauraient donc être prescrits et ne relèvent que de la capacité d'innovation du professeur. Celui-ci, en ce cas, demeure, et pour longtemps encore, un « pionnier ».

Cet enseignant est par ailleurs essentiellement évalué sur sa capacité à respecter le programme et à mobiliser l'attention et l'activité de ses élèves. Les inspecteurs n'évaluent pas systématiquement la capacité d'innovation pédagogique10. Une part d'entre eux se montre encore assez hostile à des innovations pédagogiques considérées comme déviantes au regard des programmes.

Enfin si l'enseignant peut prescrire des manuels scolaires « papier », la prescription est plus délicate s'agissant des ressources numériques, qui impliquent soit l'achat par la collectivité, soit la disponibilité gratuite. Encore faut-il dans ce cas, pour un usage hors de la classe, pouvoir être assuré de l'équipement de la totalité des familles en moyens d'accès à ces ressources.

Statut, obligations de service, prescription, inspection individuelle : la rigidité des textes actuels et des obligations réglementaires constitue un obstacle majeur pour le développement de pratiques innovantes liées aux technologies numériques.

2.5. Le modèle éditorial et commercial : de l'imprimé au numérique, continuité ou rupture ?

La production de ressources numériques didactisées, spécifiquement conçues pour répondre aux besoins de l'enseignement scolaire, s'est développée depuis plus d'une quinzaine d'années. Ce qui était au départ une « production multimédia éducative » a bientôt été concurrencé par une production plus considérable (au cours des cinq dernières années) de manuels scolaires numérisés ou numériques.

Les deux types de production ont un point commun : l'alignement sur les programmes scolaires en vigueur. C'est l'un des critères d'attribution de la marque RIP et de sélection des produits bénéficiaires d'une aide dans le cadre du dispositif ministériel d'appel d'offres SCHENE (SCHéma d'Édition des contenus Numériques pour l'Enseignement). Les manuels numérisés ou numériques, démarqués à l'origine du manuel imprimé, obéissent aux mêmes objectifs et aux mêmes contraintes. A l'instar de l'imprimé, la ressource numérique didactisée entend s'inscrire dans le système de la prescription, considéré comme la garantie de leur rentabilité commerciale.

On peut s'étonner de cet a priori. Tout se passe comme si les producteurs multimédia et plus encore les éditeurs scolaires estimaient que la substitution d'un type de produit à l'autre pouvait se faire dans la continuité et la permanence d'un processus bien établi : programmes précisant les contenus et les progressions, offre concurrentielle, choix par les enseignants et prescription, charge de l'acquisition imputée à un « tiers payant » (État, collectivités). C'est oublier plusieurs choses :

- que des ressources utilisables (non didactisées) sont abondantes sur quantité de sites et que les enseignants peuvent souhaiter les utiliser ou créer leurs propres ressources ;

- que la prescription est dépendante du niveau d'équipement des établissements et des familles ;

- que l'État ou les collectivités ne peuvent prendre en charge à la fois les coûts de l'imprimé et du numérique, tant que celui-ci ne s'est pas totalement substitué à celui-là (une substitution totale est d'ailleurs improbable) ;

- que les coûts de production de la ressource numérique sont élevés, dès lors qu'il ne s'agit plus d'un simple démarquage d'un produit imprimé sur lequel le producteur continue à faire l'essentiel de son chiffre d'affaires.

Dans leur conformité aux programmes, la majorité des produits numériques didactisés ne peuvent innover sur le plan de la pratique pédagogique, puisque ces programmes sont conçus pour être appliqués « hors champ du numérique ». Dès lors, et assez logiquement, le modèle éditorial adopté pour les produits didactisés se retrouve très proche du modèle éditorial de l'imprimé, voire entièrement décalqué sur celui-ci. C'est le cas en particulier de toute la première génération de manuels, plus numérisés que numériques, qui ont constitué l'essentiel de l'offre ces dernières années11. Si la matière est enrichie, les principes de base du manuel papier (présentation en double page notamment) ou du cahier d'exercices sont constamment repris.

Ce processus de démarquage du modèle éditorial de l'imprimé a été renforcé par la problématique du poids du cartable. Celle-ci a constitué, tant pour le ministère que pour les parents d'élèves une voie d'entrée pour introduire le numérique dans le champ scolaire. Pour alléger le poids du cartable et éviter aux élèves de transporter sur leur dos leurs manuels imprimés, on a imaginé qu'ils les conservent à la maison et travaillent en classe avec l'enseignant sur le manuel numérique. Cette inadéquate voie d'entrée, même si elle a pu au départ favoriser le développement du numérique, représente une condamnation de l'innovation pédagogique : pour des raisons pratiques, le manuel numérique est voué à reproduire le manuel imprimé.

La similarité papier/numérique ne s'arrête pas au modèle éditorial12. Elle se poursuit sur le modèle de diffusion et de distribution : technique du spécimen et des « délégués pédagogiques », plates-formes de diffusion et de distribution, remises de diffusion et de distribution importantes incluses dans le prix de vente final, prix de vente du numérique minoré pour les établissements prescripteurs du manuel imprimé, etc.

Petits producteurs multimédia souvent sous « perfusion » grâce aux programmes ministériels ; éditeurs scolaires qui compensent les charges du numérique par des ventes en quantité de manuels imprimés ; producteurs publics (Centre National de Documentation Pédagogique, CNDP, ou Centre National d’Enseignement à Distance, CNED) placés dans une position ambiguë et souvent attaqués par leurs confrères du secteur privé : le marché de la ressource numérique didactisée n'a pas trouvé son point d'équilibre.

Celui-ci ne sera assurément pas atteint par la reproduction des modèles anciens. Les évolutions technologiques les plus récentes montrent la voie. Le temps n'est plus des contenus stabilisés et didactisés, livrés « clés en main ». À ceux-ci, se substituent des applications légères, qui permettent à l'enseignant et à l'élève de travailler ensemble à la construction collective d'un savoir, c'est à dire d'un « logos » susceptible d'articuler des éléments d'information, autrement dit des connaissances. Dès lors les contenus éclatent en « granules » utilisables par agrégation et structuration en « savoir ». Ces processus complexes exigent :

- la mise en place d'une ingénierie pédagogique de haut niveau chez les producteurs de ressources et les futurs agrégateurs de contenus ;

- une ingénierie de formation efficace pour permettre aux enseignants de maîtriser ces produits et d'accéder aux nouvelles façons d'enseigner ;

- un dispositif d'infomédiation (retour et partage d'information sur les produits par les utilisateurs eux-mêmes), qui permette la diffusion des tests de produits et la mise en commun des expériences et des pratiques.

C'est à ce prix qu'un nouveau modèle économique de production et de diffusion de la ressource numérique pourra se mettre en place avec quelque chance de succès.

2.6. Le modèle fiscal et juridique : les incohérences

Un modèle économique ne peut pas tourner sans considération des impacts de la législation en matière de droits (notamment les droits de la propriété intellectuelle) et de fiscalité.

Sur ces deux points, par héritage de situations antérieures et addition de mesures successives, les incohérences se sont multipliées. Elles constituent un handicap d'importance pour le développement du numérique dans le système scolaire.

Sur le plan fiscal et en dépit des interventions des éditeurs, la différence de statut fiscal entre la ressource pédagogique imprimée et la ressource pédagogique numérique reste surprenante. Elle l'est d'autant plus pour le manuel numérique qu'il s'agit encore souvent, comme on vient de le voir, de deux produits identiques. Pourtant l'un est imposé au taux de TVA réduit (rehaussé à 7 % depuis avril 2012) et l'autre au taux plein de 19,6 %. L'annonce a été faite d'un retour au taux de 5,5 % et d'un alignement des deux produits sur ce taux. Mais l'engagement, logique, sera-t-il tenu ou sacrifié sur l'autel de la dette ?

Sur le plan réglementaire, le code de la propriété intellectuelle est peu cohérent et très restrictif pour l'usage pédagogique d'extraits d'œuvres numériques. L'article L122-5, modifié par la loi n° 2011-1898 du 20 décembre 2011 – art.1, crée un curieux régime de la « double exception ». Le législateur prévoit une exception à l'interdiction de reproduire ou représenter des extraits d'une œuvre divulguée, dès lors que l'extrait est utilisé à des fins d'illustration dans un cadre pédagogique et devant un public d'élèves, d'étudiants, d'enseignants ou de chercheurs. L'opération doit en outre faire l'objet d'une rémunération forfaitaire. Toutefois une exception est apportée à cette règle pour « [les] œuvres conçues à des fins pédagogiques, [les] partitions de musique et [les] œuvres réalisées pour une édition numérique de l'écrit ».

Cette seconde exception interdit aujourd'hui à tout enseignant d'extraire et de reproduire un tableau, un exercice, une carte, une illustration ou un document figurant dans un manuel scolaire (numérique ou imprimé) ou dans un ouvrage pédagogique. Il en est de même pour tout texte (littéraire ou philosophique) tiré d'une édition numérique. Dans ces conditions, il est probable qu'une majorité d'enseignants utilisant les technologies numériques sont aujourd'hui « hors-la-loi ».

Le droit de la propriété intellectuelle, dans bien des domaines (tels que la musique), ne parvient pas à suivre et moins encore à anticiper les évolutions technologiques. Il se règle encore trop souvent sur des modèles anciens que les usages du numérique rendent aujourd'hui caducs.

3. Conclusion : Pour un nouveau paradigme scolaire ?

Pourquoi le modèle économique du numérique éducatif est-il en France « introuvable » ? Pourquoi, plus largement, la révolution numérique n'advient-elle pas dans notre système scolaire ? À ces questions, la réponse, au terme de cette investigation, est simple à formuler mais complexe à mettre en œuvre.

Si l'École française ne parvient pas à entrer dans l'ère du numérique, c'est parce qu'elle n'a pas jusqu'ici remis en cause ses modèles traditionnels, parce qu'elle continue à appliquer au domaine scolaire des objectifs, des principes, des schémas d'organisation, des pratiques pédagogiques, des circuits financiers et économiques ou des législations qui sont inadaptés aux logiques nouvelles véhiculées par les technologies et les ressources numériques. Plaquer artificiellement du nouveau sur de l'ancien donne rarement de bons résultats.

La greffe prend d'autant moins qu'il s'agit bien de logiques nouvelles (de faire, d'être et de penser) qui s'imposent avec le numérique. Sur ce point, l'illusion « technicienne» règne en maîtresse absolue d'erreur : elle consiste à ne voir dans les dispositifs numériques, depuis les pilotes du système éducatif jusqu'aux parents d'élèves, que des outils technologiques qui permettent, de façon subsidiaire, de faire mieux, plus efficacement ou plus dynamiquement (pour les jeunes) ce qu'on a toujours fait jusqu'ici. Autrement dit, le stylo à bille remplace la plume Sergent-major mais l'écriture reste la même !

Un grand pas sera franchi lorsqu'on cessera de parler « d'outils numériques » pour considérer que ce qui est en cause, ce sont des logiques nouvelles, des modes, inconnus jusqu'ici, d'accès à la connaissance et de construction des savoirs. Ceux-ci exigent une révision des modèles qui inspirent notre enseignement et une refondation de ce qu'on peut appeler le « paradigme scolaire ».

Ce changement de paradigme ne pourra s'imposer que par l'effet d'une forte volonté politique et s'il est porté par une vision claire de l'École de demain. On peut imaginer ce que pourraient être les piliers de ce nouveau paradigme :

- Une gouvernance partenariale du système scolaire ;

- Une évolution des notions de programme, de cursus, de curriculum, de disciplines et de prescription ;

- Une conjugaison dans le champ du numérique éducatif de l'information et de la communication ;

- Une réconciliation des trois cultures (culture scolaire, culture extrascolaire et sociétale, culture professionnelle) ;

- Une clarification des responsabilités des différents acteurs (État, collectivités) et la définition d'un échelon territorial unique approprié ;

- Un recentrage des fonctions de l'École sur un objectif de co-construction des savoirs, à travers des dispositifs d'apprentissage collaboratifs et médiatisés ;

- Une révision des missions et du service de l'enseignant, pour y intégrer l'activité pédagogique liée au numérique, le développement de dispositifs hybrides et celui du tutorat ;

- Une substitution progressive au modèle éditorial du manuel imprimé d'un modèle de l'agrégation de contenus, qui renforce le rôle de l'enseignant « médiateur », et une mise en place d'un dispositif d'infomédiation;

- Un alignement fiscal des différents types de production à caractère pédagogique et l'adaptation du droit de la propriété intellectuelle.

La navigation vers cet objectif est sans doute périlleuse. Vents contraires et écueils sont à craindre. Il faudra sans doute tirer des bords. Peu importe, néanmoins, si la route est tracée, si le cap est fixé et si l'équipage tout entier s'accorde sur la manœuvre.

Bibliographie

B. DEVAUCHELLE, (2012), Comment le numérique transforme les lieux de savoir, Paris, Editions Fyp.


1 Nous traitons ici de la situation de la France. C’est toutefois le cas aussi, pour des raisons souvent différentes, de nombre de pays développés, à l’exception peut-être du Royaume-Uni – dans le cadre de la politique menée jusqu’en 2010 – et de la république de Singapour (Voir sur ce sujet Chee-Kit Looi, Hyo-Jeong So, Yancy Toh et Wenli Chen, The Singapore experience : Synergy of national policy, classroom practice and design research, 2010, International Society of the Learning Sciences ; Springer Sciences + Business Media, LLC

2 Agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles.

3 A l’exception de la technologie propre au réseau internet, dont la bande passante se renforce progressivement.

4 Ils ont été jusqu’à une date récente complétés par des « documents d’accompagnement » détaillés.

5 Qu'on songe à l’opacité des principes de fonctionnement du moteur Google.

6 Dont bon nombre figurent déjà dans le Brevet informatique et internet (B2i), très inégalement mis en œuvre, notamment au lycée.

7 Jeux en réseau, messageries et chat, échange de musiques, de photos et de vidéos, navigation « sauvage » sur le net, etc. Ce que Raffaele Simone appelle l' « exopedia », par opposition à la culture et aux modes d'apprentissage scolaires (« endopedia »).

8 Comme, par ailleurs, celle des établissements.

9 Aujourd'hui, les seules rémunérations supplémentaires pour les technologies numériques sont celles qui sont attribuées, sous forme d'indemnité forfaitaire (400 euros/an) ou d'heures supplémentaires au professeur désigné comme « référent numérique d'établissement ».

10 Celle-ci n'est d'ailleurs permise que si les conditions propices sont réunies dans l'établissement (équipement matériel, disponibilité des ressources, haut débit, éventuellement ENT, taux d'équipement favorable des familles, etc.).

11 Les manuels de ce type représentent encore près de 70 % de l'offre proposée par le Catalogue Chèque Ressources (CCR) dans le cadre du plan DUNE (2011-2013).

12 Que quelques producteurs, heureusement, remettent aujourd'hui en cause (lelivrescolaire.fr, Sesamath, Belin, etc.)