Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 29, 2022
Article de recherche

Numéro Spécial
Sélection de la conférence
EIAH 2021

Pratiques des enseignants durant le confinement lié à la COVID-19 : niveaux et facteurs d’intégration du numérique dans les écoles et perspectives pour le développement des usages

Christine MICHEL, Laëtitia PIERROT (Université de Poitiers, Unité de recherche Techné)

RÉSUMÉ : L’objectif de cet article est d’analyser, à partir d’une enquête (441 réponses), les pratiques numériques mises en œuvre par les enseignants d’école primaire et de collège, lors du confinement du printemps 2020. Cette étude montre que les enseignants ont de manière marginale adapté leurs pratiques et innové, mais qu’une évolution significative nécessite un meilleur accompagnement. Différentes perspectives basées sur une reconception des environnements numériques de travail (ENT) sont proposées pour le faire.

MOTS CLÉS : Intégration du numérique, pratiques pédagogiques, ENT, modèle d’appropriation, usages numériques.

ABSTRACT : This paper examines a survey of the digital practices implemented by French primary and secondary school teachers during the spring 2020 lockdown. Results show that teachers have marginally adapted their practices and innovated, but that a significant evolution requires better support. We propose some improvement perspectives based on a redesign of virtual learning environments (VLE) to keep developing digital uses.

KEYWORDS : Technology Integration, Teaching Practices, VLE, Appropriation Model, Digital Uses.

1. Introduction

L’épisode de pandémie lié à la Covid-19 a provoqué la fermeture des écoles françaises en mars 2020. Dans ce contexte, et dans le but d’assurer une continuité pédagogique, les activités d’enseignement et d’apprentissage, initialement prévues pour se dérouler en présentiel, ont basculé à distance en intégrant plus ou moins le numérique. L’intégration du numérique dans les pratiques professionnelles des enseignants peut être caractérisée par son utilisation de manière efficace et efficiente (Kaikai, 2014). Les recherches sur la mise en œuvre de la modalité à distance révèlent qu’elle repose sur des fondements pédagogiques similaires à celle en présence, mais le fait de passer par le biais d’outils numériques transforme la formation (Charlier et al., 2006), (Gérin-Lajoie et al., 2019), (Maulini, 2020). Du côté des élèves, la distance tend à renforcer les inégalités entre eux, principalement lorsque l’activité d’apprentissage repose sur une autonomie forte (Charlier et al., 2006), (Maulini, 2020). Pour les enseignants, la distance peut contribuer à une redéfinition de leur rôle (d’enseignant à accompagnant ou animateur) et surtout une diversification des moyens pédagogiques et techniques (Gérin-Lajoie et al., 2019). Cela rejoint le constat fait par Félix et ses collègues (Félix et al., 2020), d'un « bricolage héroïque » avec les moyens disponibles observés chez les enseignants.

La disponibilité effective des moyens techniques est donc l’un des premiers éléments expliquant l’intégration du numérique dans les pratiques pédagogiques des enseignants. Il n’est pas le seul : le rapport sur le numérique à l’École de la Cour des comptes (Cour des comptes, 2019) montre qu’en dépit d’un déploiement croissant des services et ressources numériques, les usages des enseignants qui en découlent restent limités. En particulier, l’utilisation qui est faite de l’environnement numérique de travail (ENT), solution institutionnelle regroupant des outils et services dans un espace numérique unique à l’échelle d’un établissement scolaire (Bruillard, 2011), a fait l’objet d’études qui montrent des usages restreints à quelques services (la messagerie, le cahier de textes) pour quelques finalités (communiquer ou partager des ressources). L’un des principaux avantages identifiés par les usagers de l’ENT est sa capacité à faire le lien entre les différents acteurs susceptibles d’accompagner les enfants dans leurs apprentissages : les enseignants et autres personnels éducatifs d’une part, les parents d’autre part (OECD, 2020).

L’objectif de notre travail est de décrire l’expérience de continuité pédagogique des enseignants concernant l’usage du numérique en général et de l’ENT en particulier durant cette période de mars à juin 2020. Au-delà de contribuer à des études longitudinales sur l’intégration du numérique dans et pour l’éducation, notre objectif est d’identifier comment l’injonction de fournir un enseignement à distance a joué sur les dynamiques d’appropriation des enseignants. Notre première question de recherche est de déterminer quelles tâches ont été mises en œuvre par les enseignants et quels moyens ont été utilisés : l’ENT, d’autres outils numériques ou des outils non numériques (Q1). Notre seconde question de recherche consiste à décrire et expliquer le niveau d’intégration numérique (Q2). Plus globalement, nous cherchons à déterminer quelles leçons peuvent être tirées de cette expérience pour formaliser des stratégies d’accompagnement adaptées aux besoins des enseignants afin de favoriser le développement des technologies numériques dans les écoles (Q3).

Pour répondre à ces questions, nous avons réalisé une enquête de mai à juin 2020 en collaboration avec l’entreprise Open Digital Education. En effet, nous avons diffusé sur l’ensemble des territoires français, via les deux solutions d’ENT de l’entreprise (One pour l’école primaire, Neo pour le collège ou le lycée), un questionnaire aux enseignants, parents et élèves. Plus de 5000 réponses ont été collectées. Dans cet article, nous proposons une analyse des 441 réponses des enseignants des 1er et 2d degrés. Cette analyse est précédée d’un état des recherches sur l’analyse des usages numériques chez les enseignants (section 2) et permet de dresser un bilan des usages sur la période du premier confinement (section 4). Sur cette base nous proposons une analyse de l’intégration réalisée et des pistes pour la favoriser dans le futur (section 5).

2. L’intégration du numérique dans les pratiques pédagogiques des enseignants

2.1. Des usages numériques limités

En temps ordinaire, si en dehors de la classe, pour préparer les cours notamment, l’utilisation du numérique par les enseignants est répandue, elle demeure limitée dans la salle de classe (MENJS, 2019). Les causes sont multiples.

L’une des principales conclusions de l’Enquête européenne sur les TIC dans l’éducation dans les écoles (European Commission, 2019) est le lien constamment démontré entre l’expérience des enseignants et l’utilisation de la technologie. La plupart des enseignants qui intègrent des outils numériques dans leurs classes ont au moins six ans d’expérience dans l’enseignement. Interrogés sur leurs compétences, ils ont déclaré se sentir plus confiants (score d’au moins 3 sur 4) avec les tâches de communication, d’information/littératie, de collaboration et de sécurité. Ils ont répondu se sentir moins confiants dans la création de contenu et la résolution de problèmes.

De plus, des manques ou dysfonctionnements matériels dans les établissements ne permettent pas aux enseignants de réaliser complètement les activités numériques imaginées (Jalal et al., 2018), ils manquent de formations techniques, techno-pédagogiques et disposent d’illustrations d’usage limitées et on observe des inégalités d’accès ou sociales (Cour des Comptes, 2019) (MEN, 2013).

Outre ces variables externes, les croyances, les opinions et la diversité des technologies, les politiques d’intégration (Rashid et al., 2021) ont un fort impact sur la détermination de l’utilisation ou de la non-utilisation des technologies. Dans le contexte français, 5 profils d’enseignants ont été identifiés en tenant compte de la fréquence d’utilisation et du bénéfice perçu des technologies. Le profil A décrit des enseignants utilisant le numérique ponctuellement, principalement en préparation de cours, alors que le profil E décrit des comportements plus réguliers, c’est-à-dire au moins des usages prescrits pour les élèves en autonomie au moins une fois par semaine (MENSR, 2016).

Pour autant, la méta-analyse conduite par Tricot et Chesné (Tricot et Chesné, 2020) rend compte d’un effet plutôt positif du numérique sur les apprentissages, selon la fonction pédagogique qu’il remplit. C’est le cas de l’évaluation des apprentissages ou des activités d’enseignement à distance par exemple.

Le contexte de passage à distance de crise (Hodges et al., 2020) débuté en 2020 a augmenté le recours au numérique, caractérisé par un effet « millefeuille » (Boudokhane-Lima et al., 2021) : les enseignants empilent les outils qui permettent de briser les barrières spatio-temporelles et facilitent la communication synchrone/asynchrone, pour mener à bien leurs activités (Awang et al., 2018). Parmi les outils à disposition des enseignants, l’ENT a constitué une solution intégrée et institutionnelle déjà disponible.

2.2. Introduction des ENT dans les écoles françaises

En 2006, le ministère français de l’Éducation a proposé un cadre pour déployer une solution conçue pour réunir tous les acteurs de l’éducation dans un même environnement. Sur la base de ce cadre, des éditeurs privés ont déployé des solutions ENT dans les écoles primaires et secondaires.

Si la solution regroupe une variété de services et de ressources, les usages qui se sont développés sont circonscrits à certaines activités ou fonctions : la messagerie et le cahier de textes restent les services globalement les plus utilisés, parce qu’ils permettent de reproduire par un autre moyen des pratiques traditionnelles déjà existantes (Poyet et Genevois, 2012). Le sentiment de charge de travail supplémentaire, le manque d’utilisabilité de certains services comme le forum (Pacurar et Abbas, 2015), (Prieur et Steck, 2011) ou la vision négative qu’en ont les enseignants peuvent expliquer des usages peu développés (Schneewele, 2014). Cette solution vient aussi en concurrence des solutions « bricolées », préférées par les enseignants les plus passionnés (Schneewele, 2014) car existant avant l’arrivée de l’ENT (Daguet et Voulgre, 2011). De plus, les stratégies de déploiement de l’ENT suivent la volonté ministérielle d’homogénéiser des services, au détriment d’une mise en correspondance des besoins des usagers et des fonctionnalités de l’outil (Bruillard, 2011), (Puimatto, 2006). Pour autant, de nouvelles pratiques émergent (Hanna et Charalampopoulou, 2019) et l’ENT construit de nouvelles formes de valorisation du travail des enseignants (Codreanu et al., 2017). L’ENT semble donc pouvoir contribuer à mettre en place des activités dans et en dehors de la classe (MEN, 2013).

2.3. L’observation des usages numériques et des pratiques pédagogiques

L’observation des usages numériques des enseignants sur l’ENT vise différents objectifs : produire des études descriptives des utilisations, identifier et expliquer les facteurs qui conditionnent les usages/non-usages, ou des effets liés aux usages, ou bien modéliser ou formaliser les dynamiques d’appropriation.

Les enquêtes par questionnaire sont représentatives, car à grande échelle, des tendances générales pour une population. En ce sens, elles sont utiles pour produire des études descriptives ou des modèles de l’appropriation. Elles se composent généralement d’une partie déclarative des caractéristiques sociodémographiques de l’individu, son parcours professionnel, son environnement de travail (en intégrant son équipement informatique) et d’une partie déclarative des usages réalisés concernant tel ou tel type de service ou de technologie. Des critères complémentaires, identifiés dans les études plus globales de l’acceptation et de l’appropriation du numérique, peuvent être ajoutés. L’analyse de l’utilité, l’utilisabilité et l’acceptabilité permet d’identifier tous les aspects « pratiques » de l’utilisation (Tricot et al., 2003). Plusieurs des études citées dans la section précédente (Pacurar et Abbas, 2015), (Prieur et Steck, 2011), (Schneewele, 2014) utilisent ces facteurs pour expliquer les usages/non-usages des enseignants. Le fait que de nombreux tests standardisés existent concernant l’utilité et l’utilisabilité (Finstad, 2010) facilite leur analyse par des questionnaires. Les analyses opérées dans ces études, surtout dans une perspective de modélisation, sont globalement inspirées des recherches en sociologie des usages sur la diffusion des innovations cherchant à modéliser le niveau d’adoption (Depover et Strebelle, 2007). Ces méthodes sont également utiles pour appréhender l’intégration des technologies, afin de décrire et de comprendre la diffusion de l’innovation (Dogan et al., 2021), (Nelson et al., 2019).

Ces méthodes restent questionnables sur au moins trois aspects pour lesquels nous proposons des adaptations.

(1) Ces études ne considèrent souvent que les services les plus utilisés ou les services les plus courants, laissant de côté les usages minoritaires, mais en cours d’émergence (Hanna et Charalampopoulou, 2019), ou les usages spécifiques à un service innovant présent uniquement sur quelques ENT. De plus, cette approche quantifiée des usages tend à écarter les finalités d’usage ou les motivations, qui contribuent pourtant à comprendre les objectifs des enseignants et à justifier le choix d’un service plutôt qu’un autre (Tricot et Chesné, 2020). Pour pallier cette limite, nous proposons d’analyser l’ensemble des services existant sur un ENT et de croiser ces analyses avec, d’une part, des questions fermées relatives aux tâches réalisées pour atteindre différents objectifs, aux bénéfices observés (Codreanu et al., 2017), (DeLone et McLean, 2003) ou à la valeur construite dans l’usage (Michel et al., 2014) et, d’autre part, des questions ouvertes de type « pourquoi » (Poyet, 2016).

(2) Certains critères sur les niveaux de compétences des enseignants sont mal formalisés. Nous proposons d’utiliser le modèle Technological Pedagogical Content Knowledge (TPACK) (Mishra et Koehler, 2006) qui décrit les trois principaux champs de connaissance que les enseignants sont amenés à mobiliser lors de l’intégration d’une technologie (connaissances liées aux contenus à enseigner, celles sur la pédagogie et celles sur la technologie).

(3) Le caractère linéaire de ces modèles diffusionnistes ne permet pas de comprendre la progression des usages qui ne sont pas unifiés pour tous les services ou applications considérés (Poyet et Genevois, 2012). Pour pallier cette limite, nous proposons d’utiliser des processus de classification multidimensionnels potentiellement plus adaptés (Kozdras et Welsh, 2018), (Poyet, 2016).

De manière à pouvoir positionner les résultats de notre étude comme un prolongement longitudinal des résultats des autres études, nous avons choisi d’utiliser la même méthode de recueil (questionnaire) et d’intégrer des questions sur les éléments classiquement observés. Pour fournir des diagnostics plus précis, nous avons complété le questionnaire en interrogeant les enseignants sur les sujets suivants :

- l’utilité des services et la qualité de conception de l’ENT,

- les tâches et les objectifs qui motivent l’utilisation des technologies,

- leur sentiment d’évolution en termes de motivation, d’auto-efficacité et de compétence au début et à la fin du confinement.

Nous proposons également d’utiliser des méthodes de classification multidimensionnelles pour explorer de manière globale et croisée l’ensemble des données.

3. Étude Open Digital Education-Nunc

3.1. Contexte de l’étude

L’enquête, conçue dans une optique d’évaluation et d’analyse des conditions d’appropriation du numérique, a été proposée aux utilisateurs de la solution d’ENT fournie par l’éditeur Open Digital Education. Le questionnaire a été administré et diffusé à grande échelle (cet ENT étant présent dans des académies en France métropolitaine et ultramarine) entre les mois de mai et de juin 2020. L’invitation à répondre au questionnaire était proposée directement sur l’ENT. Le questionnaire comprend 3 parties (tableau 1) :

- la première porte sur le profil du répondant ;

- la deuxième porte sur l’expérience du numérique et de l’ENT :

• exploitation du numérique/ENT pour la réalisation de l’activité, exprimé en fonction de tâches pédagogiques structurées selon l’approche envisagée (Kozdras et Welsh, 2018) ;

• expérience de l’ENT, selon l’échelle d’utilisabilité UMUX1 (Finstad, 2010) et les services préférés ; des questions ouvertes sont posées pour illustrer les avis ;

- la troisième partie porte sur l’expérience globale de la continuité pédagogique. Elle permet de collecter les ressentis exprimés pour le début et la fin du confinement, utilisés ensuite pour calculer les bénéfices/dégradations sur le plan personnel. Ces ressentis sont formulés en termes de :

• motivation,

• efficacité,

• compétence, caractérisée selon les dimensions TPACK (Mishra et Koehler, 2006),

• liens sociaux,

• autonomie.

Les ressentis exprimés pour le début et pour la fin du confinement sont utilisés pour calculer les bénéfices/dégradations sur le plan personnel.

Tableau 1 • Structure du questionnaire

Section

Description

1 - Profil

Caractéristiques sociodémographiques (genre, âge, ancienneté, niveau d’enseignement, discipline)


Caractéristiques de l’établissement (taille, privé/public, localisation, école/collège/lycée)


Conditions du travail à la maison (nombre d’enfants en continuité pédagogique au foyer, aide pour gérer ces enfants)

2 – Numérique et ENT

Mode de réalisation des tâches pédagogiques ou de gestion (4 modes de réalisation, 24 tâches)


Score de l’expérience avec l’ENT selon l’échelle UMUX (4 items, échelle en 7points)


Services ENT préférés (classement sur 25 services)

3 – Continuité pédagogique

Ressentis globaux au début et à la fin du confinement (12 items, échelle en 7 points).

En complément du questionnaire, des entretiens d’approfondissement et une collecte de récits d’expérience ont été organisés, à distance entre juin et juillet 2020, pour obtenir des illustrations d’usages et mieux appréhender les motivations, les finalités et les éventuels bénéfices exprimés (Michel et al., 2021).

3.2. Participants

467 enseignants ont répondu au questionnaire. Seules 26 réponses (5 %) proviennent d’enseignants de niveau Lycée. Au regard de leur faible représentativité, nous avons choisi de ne pas les considérer dans cette étude. Le corpus d’analyse est donc composé de 441 réponses d’enseignants (279 à l’école primaire, 162 au collège). 79% des répondants sont des femmes. 89% des répondants sont âgés de 25 à 55 ans et 94% occupent un poste permanent. 90% des répondants ont plus de 11 ans de service dans le système éducatif national et 97% travaillent dans des institutions publiques. Près du quart (24 %) des enseignants ont déclaré que moins de 5 % de leurs élèves n’avaient pas terminé les activités proposées, tandis que 14 % ont déclaré que la moitié ou plus de leurs élèves se trouvaient dans cette situation. Les réponses des enseignants proviennent de différentes régions de France avec une prédominance pour deux départements : la Somme (24 %) et la Martinique (10 %).

3.3. Analyse des données

Nous avons identifié les stratégies d’usage des enseignants (Q1) en dénombrant les réponses sur les modalités de réalisation (avec l’ENT ou d’autres outils, numériques ou non numériques) ou la non-réalisation de 24 tâches scolaires (section 2 du questionnaire) caractérisées par les six objectifs de niveau supérieur visés (conception, transmission, facilitation, vérification, communication et autoformation).

Une méthode de classification K-means à 5 niveaux a été suivie pour modéliser le niveau d’intégration de l’ENT et des autres outils numériques (Q2). Le calcul des K-means a porté sur des valeurs moyennes normalisées des déclarations d'utilisation des deux types de technologies regroupées (pour faire la moyenne) selon les objectifs de niveau supérieur. En effet, cette méthode considère chaque observation (ici les 441 enseignants) comme un point dans un espace vectoriel à k dimensions (ici 6 pour les six objectifs). Les valeurs sur chaque dimension correspondent à l’intensité d’utilisation de l’ENT (vs des outils numériques hors ENT) pour réaliser chaque objectif (ici les moyennes normalisées des usages pour chaque objectif). La classification K-means partage l'espace de données en n classes (ici n = 5) prédéfinies avant l’analyse, de telle manière que les variances à l'intérieur des classes soient minimales. Le nombre 5 a été choisi de manière à respecter les 5 niveaux d’intégration des technologies de la matrice TIM (Kozdras et Welsh, 2018) : entrée, adoption, adaptation, infusion, et transformation. Cette matrice décrit pour chaque niveau les usages possibles des technologies selon le type d’apprentissage (actif, collaboratif, etc.) proposé par l’enseignant.

Une analyse de co-variance2 (niveau de signification à 0,05) a été réalisée entre le niveau d’intégration et respectivement les variables profil, score d’expérience UMUX de l’ENT, expérience globale de continuité pédagogique (motivation, auto-efficacité, compétence, liens sociaux et autonomie). L’objectif était d’identifier s’il existait une relation linéaire significative entre le niveau d’intégration et les autres variables descriptives des enseignants. Toutes les analyses statistiques (analyses bivariées ou multivariées) ont été effectuées à l’aide d’Excel, XLStat et Jmp.

Les questions ouvertes n’ont pas été analysées à ce stade de l’étude, qui a un objectif global et exploratoire.

4. Résultats

4.1. Stratégies de réalisation des tâches professionnelles par les enseignants pendant le confinement

La figure 1 présente, pour le collège et l’école élémentaire, le pourcentage d’enseignants ayant réalisé 24 tâches professionnelles. Les enseignants ont indiqué si ces tâches étaient réalisées ou non, et si oui par quels moyens (ENT, outils numériques, outils non numériques). Les tâches sont réorganisées selon les 6 objectifs visés à plus haut niveau :

- conception

• T1 - Adapter les activités pour certains élèves

• T2 - Créer des activités

- transmission

• T3 - Mettre à disposition des cours, ressources

• T4 - Mettre à disposition les activités du jour

• T5 - Mettre à disposition des exercices

• T6 - Mettre à disposition des séquences d’activité

• T7 - Mettre à disposition des activités pédagogiques pour développer les interactions-la collaboration entre les élèves

- animation

• T8 - Travailler avec la vidéo (YouTube, tutoriels, etc.)

• T9 - Publier, écrire avec les élèves (journal, blog, pad, etc.)

• T10 - Travailler à l’oral (fichiers audio, webradio, podcast, etc.)

• T11 - Enseigner avec des applications spécifiques dédiées (Excel, Edumedia, Sesamath, Quidoo... )

• T12 - Organiser des classes virtuelles avec de la vidéo

• T13 - Organiser des classes virtuelles avec des forums

- vérification

• T14 - Réceptionner les productions des élèves

• T15 - Vérifier que le travail a été fait

• T16 - Évaluer les élèves

- communication

• T17 - Gérer les demandes individuelles

• T18 - Maintenir le lien entre les élèves malgré la distance

• T19 - Organiser des points de suivi réguliers avec les familles

• T20 - Rendre visibles les questions de chacun

- autoformation

• T21 - Coopérer entre enseignants de mon établissement

• T22 - Me former sur les technologies à utiliser

• T23 - Coopérer entre enseignants d’autres établissements

• T24 - Chercher des informations sur les activités à faire faire aux élèves

Figure 1 • Pourcentages d’enseignants ayant réalisé des tâches selon le type d’établissement et les outils

Les comportements des enseignants de collège et d’école primaire sont globalement assez similaires.

Les tâches les plus réalisées relèvent de quatre objectifs (transmission, communication, conception et recherche d’information). Si l’on regarde plus en détail, la transmission des activités concerne des cours, des ressources et des exercices (T3, T5). Elle se fait plutôt avec l’ENT et unitairement (souvent au jour le jour) (T4). Les enseignants proposent moins souvent des séquences d’activité (T6) ou des activités à faire en groupe (T7). La communication est, de la même manière, plutôt réalisée avec l’ENT, pour maintenir le lien avec les élèves (T18) et gérer les demandes individuelles (T17). Elle se fait principalement de manière interpersonnelle, les enseignants ne partagent pas les questions et les réponses de façon collective (T20). L’autoformation se fait principalement par des recherches sur Internet (T24) et par des échanges entre enseignants du même établissement via l’ENT ou d’autres outils numériques (mails, téléphone) (T21). La conception d’activités (T2) se fait plutôt avec des outils accessibles sur Internet et peu avec l’ENT, sauf pour quelques enseignants du primaire. La vérification du travail des élèves (T14, T15, T16) se fait de la même manière, principalement avec l’ENT en collège et avec l’ENT et le numérique en primaire. Il n’y a pas de modalités privilégiées pour l’évaluation du travail des élèves.

Les tâches les moins réalisées sont des tâches d’animation. Les enseignants animent principalement les cours en utilisant des ressources vidéo. Les autres formes d’animation (écriture collaborative, travail à l’oral, classes virtuelles, utilisation d’outils spécifiques) restent moins développées, mais quand elles sont faites, l’ENT permet plutôt des animations d’écriture (T9) et les autres outils numériques des animations de classe virtuelle (T12, T13).

4.2. Intégration des technologies dans les pratiques des enseignants

4.2.1. Niveaux d’intégration des technologies

La figure 2 présente les niveaux d’intégration de l’ENT et des autres outils numériques, selon la méthode des K-means, pour réaliser les 6 objectifs présentés précédemment. Ainsi, chaque niveau (ou classe) regroupe les enseignants ayant un comportement similaire en termes d’usage de l’ENT (vs des autres outils numériques) pour réaliser les objectifs. Les niveaux d’intégration sont décrits selon l’intensité de la réalisation des objectifs (de 0 à 1, 0 lorsqu’aucune des tâches de l’objectif de haut niveau n’est réalisée, 1 lorsque toutes les tâches de l’objectif de haut niveau sont réalisées). Ils sont ordonnés par ordre croissant de moyenne d’intensité d’utilisation des outils tous objectifs confondus. La figure 2 présente aussi le nombre d’enseignants dans chaque niveau. La figure 3 décrit le nombre d’enseignants selon les deux niveaux d’intégration (ENT et autres outils numériques). Le paragraphe suivant décrit les stratégies des enseignants dans l’intégration des technologies.

Figure 2 • Nombre d’enseignants et intensité d’utilisation des outils (ENT, autres outils numériques) par objectifs, selon les niveaux d’intégration technologique

À partir de la figure 2, on peut voir que la stratégie d’intégration de l’ENT se fait en variant et en intensifiant les modalités d’interaction avec les élèves, dans un premier temps par la transmission de cours, de ressources, d’activités (niveau 1 à 2). Les niveaux 3 et 4 sont assez proches. Ils sont caractérisés par l’ajout d’objectifs de communication. En complément, au niveau 3, les enseignants intègrent la vérification du travail fait et, au niveau 4, la conception et l’animation d’activités. Le niveau 5 correspond à une intensification de ces 5 types d’objectifs et représente la plus grosse classe d’usage avec 139 enseignants (31 %). À tous les niveaux, les objectifs d’autoformation sont faibles. À l’inverse, les premiers niveaux d’intégration des technologies numériques (niveaux 1-2-3) servent principalement des objectifs de productivité pour les enseignants (Autoformation, Conception). Au niveau 4, les enseignants utilisent ces technologies pour la conception d’activités et la vérification de leur réalisation. Au niveau 5, tous les objectifs sont réalisés. Les niveaux 1 et 2 représentent les plus grosses classes d’enseignants avec respectivement 103 et 127 enseignants, soit un total de 51 %.

En comparant l’intégration conjointe des deux moyens (figure 3), on observe 5 types de groupes d’enseignants.

Figure 3 • Nombre d’enseignants selon les niveaux d’intégration

En vert, 3 groupes représentant les comportements les plus observés : G1 comprend 57 et 80 enseignants utilisant l’ENT au niveau 5 et les autres outils au niveau 1 et 2, c’est-à-dire utilisant l’ENT pour l’interaction avec les élèves, les autres outils numériques pour l’autoformation et l’un ou l’autre pour la conception en fonction de l’activité ; G2 comprend 63 enseignants ayant un usage à niveau 5 uniquement des autres technologies et G3 comprend 51 enseignants ayant intégré les deux moyens au niveau 3, c’est-à-dire ne faisant pas d’animation, utilisant l’ENT pour la transmission, le contrôle et la communication, et les autres outils numériques pour l’autoformation et la conception. En jaune, un groupe (G4) de 93 enseignants présentant différents niveaux (de 1 à 4) d’intégration de l’ENT dans leurs pratiques, mais ayant une intégration faible ou consolidée (de 1 à 2) d’autres outils pour la conception et l’autoformation. En rouge, un groupe restreint d’enseignants (G5) utilisant l’un ou l’autre des outils pour tous les objectifs en fonction du contexte.

Nous avons cherché à identifier les facteurs expliquant ces niveaux d’intégration en procédant à des analyses de covariance (seuil de significativité à 0,05) avec les variables descriptives du profil, de l’avis, des usages et des ressentis (motivation, auto-efficacité, compétence, liens sociaux et autonomie) au début et à la fin du confinement (tableau 1). Les parties 4.2.2 et 4.2.3 décrivent ces facteurs en précisant le coefficient de corrélation linéaire r quand ils sont significatifs.

4.2.2. Facteurs d’intégration de l’ENT

Les variables contextuelles (caractéristiques de l’établissement) et sociodémographiques (âge, genre, ancienneté) ne contribuent pas de manière significative à expliquer le niveau d’intégration de l’ENT.

La variable qui a le plus contribué de manière significative à l’intégration de l’ENT est une opinion positive sur sa conception (UX) (r = 0,27). D’autres variables contribuent de manière plus marginale : le fait, pour les enseignants, de savoir pouvoir compter sur une communauté quand ils ressentaient des difficultés (r = 0,15), le fait de réaliser qu’ils pouvaient découvrir de nouvelles pratiques (r = 0,09), qu’ils pouvaient évoluer professionnellement (r = 0,02) et travailler de manière autonome (r = 0,07), le sentiment que l’utilisation de l’ENT ne nécessite pas beaucoup d’efforts spécialement pour la conception de contenu (r = 0,05), le sentiment qu’ils sont capables de produire des activités (r = 0,05) et que les activités sont utiles aux élèves (r = 0,02).

Cette expérience a favorisé la confiance des enseignants concernant leurs capacités professionnelles et leur efficacité. On voit donc que l’expérience utilisateur proposée par l’ENT est le facteur le plus important pour son intégration dans les pratiques. Les réponses portant sur l’expérience utilisateur montrent que cette dernière est dans l’ensemble bonne (score UMUX de 4,07 sur 7, car les enseignants le trouvent facile à utiliser et les fonctionnalités répondent à leurs exigences. L’importance de savoir construire des contenus se matérialise en termes d’intégration par les actions de transmission et de conception qui sont les pratiques les plus représentatives des niveaux d’intégration élevée, comme celles du groupe G1 décrit en 4.2.1. Mais ce score de 4,07 montre aussi que cette expérience reste frustrante pour beaucoup d’enseignants, qui rencontrent différents problèmes d’utilisation, en particulier au collège. En effet, la présence de la communauté, l’intérêt de l’outil pour l’évolution des pratiques professionnelles ou pour l’apprentissage des élèves sont des facteurs qui contribuent à la persévérance des enseignants à s’approprier l’ENT (comme ceux du groupe G4 qui centrent leurs usages sur l’ENT plutôt qu’explorer d’autres moyens numériques). Mais, l’analyse des réponses aux questions ouvertes montre qu’il persiste des problèmes intrinsèques. Par exemple, les enseignants citent les problèmes techniques d’accès aux plateformes observés pour tous les ENT au début du confinement. Ils expriment aussi leur frustration et celle des parents et des élèves, concernant les processus de travail avec les documents (taille de l’espace de stockage trop petite, processus de chargement des documents fastidieux, manque de notification ou d’accès direct au travail rendu par les élèves, contraintes sur le format du travail rendu en un seul fichier, absence d’une confirmation de lecture des ressources), l’ergonomie de l’accès aux applications (rationaliser/limiter les applications accessibles par défaut, faciliter l’accès, faciliter la bascule entre les applications) et le manque d’une application de classe virtuelle.

Les variables qui ont contribué le plus et de manière significative à la non-intégration de l’ENT sont un niveau élevé d’intégration des autres outils numériques (r = -0,62) et des difficultés avec l’utilisation des technologies numériques (r = -0,39). De manière plus marginale, mais quand même significative, l’intégration a été freinée par le sentiment que l’effort de production est trop important, en particulier pour créer du contenu (r = -0,05), et aussi par la peur de perdre la relation avec les collègues (r = -0,01), ou les parents et les élèves (r = -0,01).

Le coefficient de corrélation r = −0,62 montre que lorsque l’intégration de l’ENT ou des autres outils est terminée (niveau 5), les enseignants ne gardent qu’une seule façon de travailler et n’adaptent pas leurs pratiques en fonctions du contexte. Ces résultats sont cohérents avec ceux de la figure 3 (groupes 1 et 2). Les difficultés matérialisées par le coefficient de -0,39 correspondent aux limites intrinsèques d’utilisation de l’ENT et sont liées à des problèmes, techniques ou de conception, décrits précédemment. Elles ont aussi joué sur la peur de perdre le contact avec les élèves et les parents, ou avec leurs collègues qui rencontraient les mêmes problèmes. Elles ont conduit les enseignants à utiliser des moyens qu’ils connaissaient déjà comme leur propre messagerie électronique, ou des moyens proposés par les élèves ou les parents comme Discord ou WhatsApp (Michel et al., 2021). Ces enseignants appartiennent aux groupes 3 et 4 et ont des stratégies d’adaptation pour choisir la technologie la plus adaptée en fonction du contexte d’usage.

4.2.3. Facteur d’intégration du numérique

Comme pour l’ENT, les variables contextuelles et sociodémographiques ne contribuent pas de manière significative à expliquer le niveau d’intégration du numérique. Les variables qui contribuent le plus et significativement à l’intégration du numérique sont une non-intégration de l’ENT (r = -0,62) et le sentiment de ne pas avoir de difficultés avec les outils numériques (r = -0,13). De manière bien plus marginale, d’autres variables influent significativement sur l’intégration du numérique : le fait de considérer que l’activité est utile aux élèves, combiné à la peur de perdre le lien avec eux (r = 0,05), le sentiment d’un effort minime nécessaire (r = 0,04), et enfin une expérience positive de l’ENT combinée au fait de pouvoir compter sur une communauté (r = 0,04).

Pour résumer, les facteurs les plus critiques d’intégration des ENT sont l’intégration d’autres outils dans les pratiques numériques et la qualité de conception qui conditionnent l’expérience d’utilisation de l’ENT. Réciproquement l’intégration du numérique est favorisée par l’autoformation et le fait de n’avoir pas su comment intégrer l’ENT. Ainsi, l’intégration du numérique et celle de l’ENT se font de manière conjointe, la première poussant la seconde sur l’innovation pédagogique, la seconde poussant la première sur l’organisation collective et collaborative de l’activité. La section suivante a pour objectif d’identifier plus précisément les utilisations qui sont faites de l’ENT, de manière à identifier les stratégies à mettre en œuvre pour mieux développer son intégration et ainsi stimuler l’intégration du numérique plus globalement.

4.3. Les utilisations de l’ENT

Pour affiner l’analyse de l’utilisation de l’ENT, nous avons examiné les services qui étaient préférés par les utilisateurs ayant un niveau d’intégration de 5 pour l’ENT en fonction des objectifs visés (figure 4). L’objectif est de caractériser les formes d’intégration élevée de l’ENT qui correspondent au groupe 1 de la figure 3. En vert sont mentionnées les valeurs supérieures ou égales au 3e quartile (Q3 = 11) de la série de données.

Les résultats sont globalement cohérents avec les résultats des précédentes enquêtes concernant l’utilisation massive de la messagerie, du cahier de textes, du cahier multimédia et du blog (Daguet et Voulgre, 2011), (Hanna et Charalampopoulou, 2019), (Poyet, 2016). On peut observer, pour ces niveaux d’intégration avancée, une utilisation en forte progression du gestionnaire de notification, de la version mobile de l’ENT et du fil de nouveauté, ce qui confirme l’intérêt de l’ENT pour organiser l’activité collectivement. Les utilisations sont en cours de développement pour certains services : Exercice et évaluation, Compétences, Mur collaboratif, Présence et Réservation de ressources. Certains services commencent à être réutilisés pour la conception d’activités : le blog, le cahier d’exercices multimédia, l’exercice et l’évaluation, les compétences, le mur collaboratif. Ces services ont favorisé l’émergence de pratiques d’écriture collaborative avec les élèves ou la conception de séquences d’activités qui intègrent plus de ressources multimédias, ou de vérification. Néanmoins, des obstacles persistent pour réaliser des activités d’animation et d’autoformation. Les enseignants n’utilisent pas les fonctionnalités de communication et de collaboration de la plateforme pour s’entraider et peu d’entre eux utilisent le forum, la carte mentale ou le pad collaboratif proposé dans l’ENT pour faire de l’animation. Plus globalement, 12 services sur 25 sont sous-utilisés.

Figure 4 • Utilisation des services de l’ENT par objectif

5. Leçons à retenir pour promouvoir l’utilisation du numérique dans les pratiques des enseignants

5.1. Les pratiques des enseignants pendant le premier confinement.

Pour répondre à la première question de recherche (quelles tâches ont été mises en œuvre par les enseignants et quels moyens ont été utilisés), cette étude a montré que, dans l’ensemble, les comportements des enseignants étaient assez cohérents en termes de pratique avec ce que les études précédentes ont identifié : ils ont utilisé l’ENT principalement pour les tâches de communication et la transmission des activités (European Commission, 2019) (Poyet et Genevois, 2012) et les autres outils numériques (ressources sur Internet et applications sur leur ordinateur) pour l’autoformation et la conception (Jalal et al., 2018). Les enseignants ont principalement utilisé les technologies qu’ils connaissaient déjà, mais à l’instar Pace et al. (Pace et al., 2020), certains enseignants ont développé de nouvelles pratiques pour répondre au besoin impératif de rester en contact avec les élèves. L’utilisation d’Internet et d’applications personnelles a favorisé la découverte de nouvelles pratiques et de nouvelles ressources d’apprentissage (vidéo, documents texte, exercices) qui ont souvent été directement réutilisées ou adaptées pour créer de nouvelles activités. Les difficultés des élèves et des familles à utiliser l’ENT ont également conduit les enseignants à utiliser davantage leur courrier électronique personnel et leur messagerie instantanée. De plus, l’ENT a favorisé l’émergence de pratiques d’écriture collaborative avec les étudiants ou la conception de séquences d’activités qui intègrent plus de ressources multimédias, ou de vérification. En ce sens, la crise a conduit les enseignants qui étaient plus réticents aux technologies à des pratiques d’enseignement plus actives, collaboratives et engageantes. Cette expérience a rendu les enseignants plus confiants quant à leur efficacité personnelle et à la qualité de leur pratique professionnelle. Comme le rapporte Holm (Holm, 2020), nous pensons que cette crise a déclenché une évolution significative des pratiques des enseignants, qui peut être pleinement réalisée avec une meilleure formation à l’utilisation des technologies pour l’éducation (Blume, 2020), (Gouëdard et al., 2020).

Cependant, comme pour toutes les méthodes, la collecte de données par questionnaire envoyé via l’ENT peut avoir induit un biais ; les enseignants qui ont répondu peuvent également avoir été les plus impliqués dans les activités scolaires et dans l’utilisation de la technologie numérique en général. Mais la cohérence de nos observations avec d’autres études internationales nous amène à croire que ce n’est probablement pas le cas ou que le biais est limité.

5.2. Caractériser l’intégration du numérique

Pour répondre à la deuxième question (quels sont les niveaux d’intégration numérique), l’intégration des technologies numériques (hors ENT) et celle de l’ENT se font conjointement. L’intégration des technologies numériques a été plus efficace pour l’ENT que pour d’autres outils. De nombreux enseignants ont rapidement développé des pratiques couvrant plusieurs objectifs liés à leur activité, alors que moins d’enseignants ont pu le faire avec d’autres outils. Cependant, cette intégration n’aurait pas pu être réalisée sans l’utilisation d’Internet ou d’applications externes à l’ENT. Ces deux moyens stimulent la créativité des enseignants et leur capacité à concevoir de nouvelles activités ou à trouver des ressources adaptées aux besoins des élèves et des familles. Internet favorise l’utilisation de l’ENT vers l’innovation pédagogique (conception, animation), et l’ENT favorise l’organisation d’activités collectives et collaboratives (transmission, communication). Néanmoins, à partir du seuil d’intégration 3, un choix se fait pour les enseignants qui favorisent l’un ou l’autre des moyens pour réaliser l’ensemble de leurs pratiques. Peu d’enseignants ont des niveaux d’intégration élevés sur les deux moyens.

Ces observations sur l’intégration du numérique dans les pratiques des enseignants doivent être mises en perspective avec les résultats de l’enquête annuelle Profetic 2016 (MENSR, 2016). Les enseignants qui ont une pratique quotidienne des technologies, ENT ou autres outils numériques (dans cette étude, groupes 1 et 2), trouvent qu’il est facile d’accéder à des ressources en ligne qui peuvent expliquer leur capacité d’autoformation. Les enseignants du groupe 3 partagent le même niveau (niveau 3) d’intégration sur l’ENT et sur d’autres outils numériques, principalement parce qu’ils essaient d’adapter et de diversifier les activités selon les besoins des élèves et des familles. Enfin, le groupe 4 est similaire aux enseignants Profetic qui utilisent le moins la technologie numérique et sont le moins convaincus de sa pertinence. Pour ces profils, les ressources institutionnelles, telles que l’ENT, doivent être favorisées, car elles sont déjà disponibles et ne nécessitent pas d’équipement supplémentaire. Cela pourrait expliquer l’augmentation de l’utilisation de l’ENT, sans qu’il y ait une utilisation plus importante d’autres outils numériques dans ce groupe.

L’effet « millefeuille » (Boudokhane-Lima et al., 2021), que nous observons aussi, ne nous semble pas si négatif sur le plan des pratiques et témoigne plutôt d’une bonne capacité d’adaptation des enseignants. Néanmoins, pour favoriser une intégration aux niveaux 4 ou 5, et limiter le sentiment de surcharge professionnelle, nous rejoignons Boudokhane-Lima et al. sur la nécessité de fournir aux enseignants des éléments complémentaires de formation en ingénierie pédagogique de manière à leur permettre de construire une analyse réflexive plus transversale de leurs pratiques instrumentées.

5.3. Promouvoir les technologies numériques dans les écoles

Différentes études mettent en évidence les besoins de formation et d’autoformation des enseignants pour mieux intégrer le numérique dans leurs pratiques (DeCoito et Richardson, 2018), (Fourgous et al., 2012). Notre étude montre (1) l’importance de créer de nouvelles ressources (activités, applications, documents...) accessibles sur internet pour favoriser l’autoformation, ainsi que (2) les limites de l’ENT pour servir cet objectif et plus globalement son intégration dans les pratiques des enseignants. Il nous semble donc utile d’explorer la piste de la conception ou de la reconception des services de l’ENT, en particulier en termes d’ergonomie et de gestion documentaire, pour limiter les freins et les frustrations.

Considérant les freins sur les aspects ergonomiques, il serait intéressant, comme le recommande (Pace et al., 2020), d’offrir aux enseignants les moyens de personnaliser les services de leur espace de travail personnel ou collectif, en sélectionnant/désélectionnant les services (sur le modèle des stores), et en proposant un modèle « par défaut » intégrant uniquement les services les plus pertinents. En complément, les enseignants devraient pouvoir paramétrer la mise en œuvre des services, par exemple concernant les notifications ou la synchronisation du stockage. L’ENT offrirait ainsi des utilisations plus flexibles et plus en adéquation avec les usages spécifiques des enseignants.

De plus, des études supplémentaires sur la continuité pédagogique montrent que les enseignants, les élèves et les parents sont souvent perdus entre les différentes façons possibles d’identifier, de réaliser, de transmettre ou d’obtenir un retour sur les activités pédagogiques (Genevois et al., 2020), (Rakotomalala Harisoa, 2020). Pour pallier ces problèmes de complexité, une reconception de l’architecture de l’information des ENT pourrait s’opérer sur la base d’une analyse des parcours utilisateurs. Cela permettrait d’identifier les moyens de mieux articuler les services de gestion de document, de notification, de communication, de production d’activité et de contrôle/vérification, en rationalisant l’accès aux services dans les espaces de travail, en redéfinissant les services par fonctionnalité (faire converger les multiples services d’alerte et de notification), mais aussi en optimisant certains traitements (synchronisation des ressources dans les espaces documentaires, type de notification/alerte orienté en fonction de l’activité). Les études complémentaires sur l’organisation de la continuité pédagogique montrent en effet que les enseignants, les élèves et les parents sont souvent perdus entre les différents moyens possibles d’identifier, de réaliser, de transmettre ou d’avoir un retour sur les activités pédagogiques.

La troisième stratégie de reconception est de mieux identifier et développer les moyens d’autoformation via l’ENT, en particulier sur les formes d’animation des formations. Si l’on observe les stratégies globales des enseignants (figures 1 et 2), l’autoformation se fait principalement par la recherche de ressources documentaires, puis par de la collaboration, dans l’établissement et dans une moindre mesure à l’extérieur de l’établissement. Actuellement, les seuls moyens d’autoformation que propose l’ENT sont la communication avec les pairs (messagerie) et la bibliothèque d’activités (service ouvert début mars 2020). Ce service nous semble extrêmement prometteur, mais peut être retravaillé pour accueillir, en plus des modèles d’activité réalisés par les enseignants, des ressources de formation ou des liens vers des ressources externes. Cette ouverture, concomitante avec une ouverture des profils utilisateur vers les acteurs académiques comme les enseignants référents, les Interlocuteurs académiques pour le numérique (IAN) ou les inspecteurs chargés de la mission numérique, permettrait d’agréger et de valoriser les actions de cette communauté autour des objectifs de formation, d’animation et d’innovation.

6. Conclusion et perspectives pour développer les usages de l’ENT

L’épisode de continuité pédagogique vécue au printemps 2020 a été l’occasion de traiter à nouveau la question de l’intégration du numérique dans les pratiques pédagogiques des enseignants français. Une étude réalisée auprès des usagers des ENT One et Neo a pu mettre en évidence des usages essentiellement à des fins de conception, de transmission, de communication et, dans une plus faible mesure, de vérification et d’autoformation. Les usages d’animation restent moins développés. En explorant la manière dont les enseignants intègrent les technologies numériques dans leurs pratiques, nous avons identifié deux logiques différentes : (1) diversifier les canaux de communication avec les élèves, en particulier via les notifications, et proposer des formes d’apprentissage plus actif, collaboratif et engageant ; (2) améliorer l’auto-efficacité dans la conception des ressources et des activités grâce à l’autoformation. L’ENT semble plus facile à intégrer dans les pratiques des enseignants que d’autres outils numériques. Il occupe en effet une place privilégiée en raison de son statut d’environnement de travail partagé avec les élèves et les parents, tout en étant une solution institutionnelle, qui nécessite cependant d’être reconçu sur certains aspects : la personnalisation, la rationalisation du parcours utilisateur et les services d’autoformation.

REMERCIEMENT

Cette étude a été financée par le projet FUI AAP21 « REPI ».

À propos des auteurs

Christine Michel est professeure en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Poitiers et au laboratoire Techné. Ses recherches portent sur l’analyse des usages de technologies pour l’éducation et la formation et la conception de nouvelles formes d’activité ou de dispositifs basés sur l’autonomisation et l’autorégulation des acteurs (enseignants, apprenants) pour favoriser l’apprentissage.

Adresse : Unité de recherche Techné – UFR Lettres et Langues, Bâtiment A3 – 1 rue Raymond Cantel TSA 11102 86073 Poitiers Cedex 9

Courriel : christine.michel@univ-poitiers.fr

Toile : https://techne.labo.univ-poitiers.fr/membres/christine-michel/

Laëtitia Pierrot est chercheure postdoctorante sur le projet ANR COMPER pour lequel elle conduit des études d’usages en s’appuyant sur des données mixtes. Elle a fait son doctorat dans l’unité de recherche Techné de l’université de Poitiers et s’intéresse à l’appropriation du numérique en contexte éducatif. Sa recherche doctorale en sciences de l’information et de la communication a porté particulièrement sur la circulation sociale des pratiques numériques juvéniles et ses contributions plus récentes

Adresse : Unité de recherche Techné – UFR Lettres et Langues, Bâtiment A3 – 1 rue Raymond Cantel TSA 11102 86073 Poitiers Cedex 9

Courriel : Laetitia.pierrot@univ-poitiers.fr

Toile : https://techne.labo.univ-poitiers.fr/membres/laetitia-pierrot/

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1 L'échelle UMUX (Usability Metric for User Experience) est une échelle d'évaluation de l'expérience utilisateur qui permet de mesurer la satisfaction et la facilité d'utilisation d'un service à travers un score UMUX.

2 L’analyse de la co-variance ou ANCOVA fait partie de la famille des modèles linéaires généralisés. Sa spécificité est de mélanger des variables quantitatives et qualitatives pour expliquer une variable quantitative.