Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 29, 2022
Article de recherche

Numéro Spécial
Sélection de la conférence
EIAH 2021

Pratique contextualisée des tablettes tactiles : une intentionnalité empêchée ?

Gaëlle LEFER SAUVAGE (CUFR de Dembeni, Mayotte)

RÉSUMÉ : Le contexte numérique dans la sphère scolaire et universitaire présente dans l'académie de Mayotte de fortes contraintes que les outils mobiles pourraient pallier. L'intentionnalité de pratique des tablettes tactiles par les professeurs des écoles stagiaires est alors questionnée. A la suite d'une enquête par questionnaire, 87 réponses sont analysées. L’intentionnalité est expliquée par l'importance du sentiment de compétences dans le contexte universitaire. Des analyses de profils mettent en valeur le poids de la possession d’une tablette personnelle sur l’intentionnalité contextualisée de la pratique de la tablette tactile. En conclusion, la modélisation de l'intentionnalité est débattue et les enjeux des enseignements autour des tablettes tactiles en formation initiale sont discutés.

MOTS CLÉS : Intentionnalité, pratiques enseignants, Mayotte, usages.

ABSTRACT : The digital context in school and university presents significant constraints in the Mayotte academy. Mobile tools could overcome these constraints. We study the intentionality of practicing with digital tablets during initial teachers training. A questionnaire survey is proposed. 87 responses are analyzed. Intentionality is explained by the importance of a self-efficacity in the academic context. Profile analyses reveal the importance of personal tablet owning on the contextualized intentionality of tablet practice. In conclusion, the intentionality modelling is debated and the challenges of initial teaching training about digital tablets are discussed.

KEYWORDS : Intentionality, teacher practices, Mayotte, uses.

1. Injonction au numérique versus usage réel : enjeu de la formation universitaire

Le ministère de l’Éducation Nationale met en place depuis la rentrée 2019, l’obligation d’une certification numérique des élèves dans le primaire et le secondaire sur la base du référentiel des compétences numériques (CRCN, 2019). Les enseignants et enseignantes1 stagiaires en formation aux métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation (MEEF) échappent jusqu'à présent (en 2022) à cette certification obligatoire. Ce référentiel n'étant ni basé sur un modèle scientifique, ni le garant d'un usage généralisé des pratiques numériques en classe et hors classe, nous pouvons nous questionner sur la pertinence de l'injonction à cette certification des élèves, et potentiellement bientôt, à la certification des enseignants stagiaires en formation. Cerisier (Cerisier, 2020) signale que l’injonction à l'usage est une forme de défaillance du système institutionnel français à garantir l’équité éducative en matière de pratiques, de compétences et d’usages numériques. D'ailleurs, l'OCDE souligne depuis 2015 que « pour réduire les inégalités dans la capacité à tirer profit des outils numériques, les pays doivent avant tout améliorer l’équité de leur système d’éducation » (OCDE, 2015, p. 6). Cerisier questionne alors la force de la politique à pouvoir accompagner les professionnels et les enfants dans un dialogue des usages numériques scolaire et hors scolaire.

Les chercheurs montrent depuis près de 30 ans que, quand bien même elle est importante, la formation initiale ne peut remédier à l'ensemble des difficultés liées aux dynamiques du développement de l'informatique à l'école (Baron et Bruillard, 2008). L’utilisation des Technologies de l'information et de la communication en éducation (TICE) est souvent très faible en formation initiale, bien qu'elle augmente sur le long terme (Betrancourt, 2007), (Peraya, 2018), (Peraya et al., 2008). Quand bien même les étudiants considèrent important d’utiliser les nouvelles technologies dans les apprentissages (Attenoukon et al., 2015), la réalité de la classe et le manque de temps, liés au manque d’expérience en classe, amènent les jeunes professionnels à ne pas privilégier les nouvelles technologies (Peraya et al., 2008).

On sait aussi que les compétences développées à l’université en matière de maîtrise du numérique et celles réexploitées en classe par les enseignants sont très distinctes (Béziat, 2012), (Béziat et Villemonteix, 2016). La maîtrise technique instrumentale est nécessaire pour les étudiants en formation universitaire, mais, décontextualisée des apprentissages, elle n’est pas suffisante ; elle peut même être dangereuse, le risque étant de considérer la formation comme prescriptive et de renforcer les écarts dans l’usage réel (Béziat, 2012), (Peraya et al., 2008). Au-delà d'une maîtrise instrumentale, ce sont les compétences numériques qui sont inscrites en contexte. Fluckiger (Fluckiger, 2008) a montré que les collégiens adoptent des schèmes différents selon les contextes qui restent peu transférables d'un contexte à l'autre : « les compétences techniques limitées dont font preuve beaucoup de collégiens, montrent que ni les familles ni l’usage scolaire d’outils informatiques ne suffisent à former des futurs citoyens capables de comprendre les débats sur les technologies numériques » (p. 59). Aussi, les enjeux de la formation initiale sont probablement, non seulement, de former les étudiants à des compétences numériques (dans la condition où elles seraient basées sur un modèle scientifique), mais aussi de tenir compte du risque du rapport techniciste aux outils, en privilégiant par exemple un rapport humaniste aux outils (Plantard, 2014). En ce sens, l’intention d'usage et de pratiques des outils et l'importance perçue accordée aux outils est intéressante.

Cet article complète une communication présentée au colloque EIAH-2021 (Lefer Sauvage, 2021a) qui a permis de mettre en valeur une modélisation de l’intention de pratique des tablettes tactiles au Centre Universitaire de Formations et de Recherches (CUFR). Elle sera reprise ici sur le plan statistique et affinée sous l’angle des processus qui participent à l’intention d’usage. Après avoir défini sous l’angle psychologique la construction de l’intentionnalité, nous contextualiserons cette question dans les problèmes rencontrés par les étudiants dans le contexte universitaire de Mayotte.

2. Anticipation projetée des pratiques numériques : l'intentionnalité en question

L'intention de pratique est définie comme une anticipation projetée de l'usage (Davis, 1989), (Lefer Sauvage, 2021a). Plusieurs modèles d'intentionnalité ont été décrits (Dubois et Bobillier-Chaumon, 2009), (Lefer Sauvage, 2021a), (Tricot et al., 2003), (Venkatech, 2000), (Venkatech et Davis, 1996). Le modèle princeps de Davis (Davis, 1989) met en valeur deux dimensions qui participent à l'intentionnalité : la facilité perçue et l'utilité perçue. Ce modèle a été enrichi par Venkatech (Venkatech, 2000) avec un ensemble de variables psychologiques (motivation intrinsèque, influence sociale, émotion, attente d'effort, etc.) qui ont des effets modérateurs, médiateurs et directs sur l'intention. Dix ans plus tard, le modèle a été transformé par Dubois et Bobillier-Chaumon (Dubois et Bobillier-Chaumon, 2009) qui considèrent que l'intention s'élabore dans la pratique réelle et que c'est à travers l'appropriation (Rabardel, 1995) de la nouvelle technologie que l'intention se transforme. Dans ce cadre, les auteurs identifient cinq dimensions (intra-personnelle, inter-individuelle, socio-organisationnelle, biographique et technique) qui participent à cette intention. L'évolution des modèles est intéressante et amène à une réelle prise en compte de la dimension psychologique dans l'intentionnalité. C'est à travers une analyse des définitions des termes et une mise en évidence de zones d'ombres que cette recherche se positionne.

L'intention est considérée comme une disposition de l'esprit pour tendre vers un but, ici la pratique de la tablette tactile. Il s'agit de recenser les scénarios et les paramètres possibles en vue de programmer cette pratique (on se situe dans une démarche cognitive). Mais Georges (Georges, 1964) apporte une nuance intéressante dans la notion d'anticipation, puisqu'il signale qu'anticiper n'est pas seulement identifier les possibles, c'est aussi s'engager dans l'identification des exigences et des contraintes liées à la pratique. Cette anticipation projetée de l'usage entraîne alors des activités de mentalisation sur le soi et d'articulation des paramétrages de la tablette tactile, pour faire en sorte que rien n'entrave la pratique projetée. En ce sens, Georges évoque la notion de schèmes opérationnels qui « règlent la nature et la succession des différents gestes requis par les tâches usuelles » (Georges, 1964, p. 64). L'auteur explique qu'il y aurait plusieurs niveaux d'anticipation, l'un dit superficiel, dans lequel le sujet opère, par prudence, une exploration succincte de la pratique projetée, l'autre reposant sur des tâtonnements successifs permettant de tendre vers une compréhension générale et en profondeur de la pratique projetée. Cette première nuance théorique apportée par Georges est d'ailleurs récemment questionnée dans la genèse instrumentale de Rabardel, car des chercheurs ont montré qu'il pouvait y avoir une phase d'instrumentation superficielle, une phase d'instrumentation en profondeur ainsi qu'une phase de dés-instrumentation (Lefer Sauvage et al., 2021).

De plus, dans la notion d'anticipation projetée (dite d'intentionnalité), les travaux en psychologie de l'orientation permettent de mieux comprendre les processus mis en œuvre par les personnes (adolescents ou adultes notamment) lorsqu'elles se projettent dans un espace temporel futur. Dans notre recherche, nous tentons de voir l'intentionnalité de la pratique de la tablette tactile comme2 un processus identitaire de projection de soi dans une pratique de l'outil dans l'avenir. Guichard (Guichard, 2004) argue que cette construction identitaire dynamique passe par deux processus réflexifs qui interagissent de façon itérative et continuelle, la « réflexivité duelle » et la « réflexivité ternaire ». La première renvoie à une forme d'identification, une image unifiée d'un soi idéal, et en même temps, une image rejetée de soi qu'on ne souhaite pas faire apparaître dans le futur. La seconde renvoie à un dialogue avec des autrui significatifs pour mettre à distance des rapports temporels entre un soi passé, présent et futur anticipé. Guichard (Guichard, 2004) rappelle aussi que le contexte joue un rôle essentiel dans la structuration de ces nouvelles formes identitaires.

Ainsi, l'intentionnalité n'est pas seulement une identification aux pratiques possibles, ni seulement un engagement qui tient compte des exigences et des contraintes, c'est aussi la capacité de se représenter soi-même en train de réaliser cette pratique de la tablette tactile. D'ailleurs, Caradec (Caradec, 1999) avait déjà montré que cette dimension était essentielle dans l'usage de nouvelles technologies. En travaillant auprès de personnes âgées, il montre que le fait d'utiliser une nouvelle technologie pouvait entrer en concurrence avec un soi antérieur ou des compétences non technologiques antérieures. A travers l'exemple de personnes qui se construisent une identité sociale comme « le fait d'être femmes au foyer », Caradec explique que les innovations technologiques peuvent remettre en cause « leurs compétences et ce qu'elles considèrent comme relevant de leurs prérogatives » (Caradec, 1999, p. 58).

Ce détour théorique permet de s'éloigner des modèles habituellement convoqués pour traiter de l'intentionnalité dans l'usage et de les enrichir. Il semble désormais qu'on puisse imaginer que l'intention de pratique naisse dans des perspectives temporelles futures, qui ont deux dimensions, désirée et redoutée (Guichard, 2004), possiblement trois : désirée, redoutée et attendue (Lefer, 2012), et qu'elle ait deux niveaux d'engagement : superficielle et profonde.

Les notions « d'usage » et de « pratique » sont ici entendues au sens de Plantard (Plantard, 2014), l'usage étant un ensemble de pratiques socialisées qui fondent de nouvelles normes et interrogent les techno-imaginaires. Les pratiques sont définies comme une « dialectique entre individualisation et socialisation, située dans des espaces » (p. 60) et issues des représentations sociales. En ce sens, ces définitions sont strictement opposées à celle de Peraya et Bonfils (Peraya et Bonfils, 2014), mais l'enjeu demeure le même entre les auteurs : dégager les conceptions culturelles et les mythes rattachés à la pratique d'outils numériques.

3. Contextes numériques scolaire et universitaire : l'intention de pratique des tablettes tactiles est-elle possible ?

Déjà en 2013, dans le Schéma Directeur Territorial d’Aménagement Numérique du Département de Mayotte (Conseil départemental de Mayotte, 2013), le Conseil départemental de Mayotte montre que « l’ensemble des établissements mahorais concentrait de l’ordre de 83 000 élèves en 2011 et un personnel de 3 000 personnes, soit un total de 86 000 personnes représentant 44 % de la population de Mayotte. Le département de Mayotte compte environ 3 000 à 4 000 élèves de plus chaque année. [...] Le raccordement de ces établissements à haut débit et très haut débit va devenir une exigence de premier plan au cours des prochaines années » (p. 22). La synergie et l’émulation continuelles autour du développement numérique sur le territoire Mahorais ont porté leur fruit : création d’une technopole, création d'un laboratoire d'innovation numérique, création d’un cluster numérique regroupant des entreprises du numérique, raccordement à la fibre optique sur tout le territoire. Ces structures et dispositifs sont des indicateurs d'un fort contexte de développement dans l'académie, l’inscrivant comme priorité stratégique pour son développement, dans un paradigme systémique, lors des Assises du numérique (Lefer Sauvage, 2021b).

Malgré tout, les usages dans les familles restent très contraints : l'INSEE (Audoux et Mallemanche, 2020) montre que même si les familles ont le même taux d’équipement en téléphone portable qu’au niveau national (à savoir 93 % en métropole, 91 % en Guadeloupe, 90 % en Martinique et en Guyane, 92 % à La Réunion et 91 % à Mayotte), l'écart augmente lorsqu'il s'agit de l'équipement en tablettes et PC (taux d'équipement de 17 % dans les familles à Mayotte contre 42 % dans les familles en métropole), et surtout, le revenu mensuel des familles étant très faible sur l'ensemble du territoire, les investissements en numérique sont moindres.

Dans ce contexte ambivalent, entre développement technique exponentiel rapide et freins liés aux contraintes, des recherches (Lefer Sauvage, 2021a), (Lefer Sauvage et Bachelot, 2021) ont montré que l'intention de pratiques des tablettes tactiles par les enseignants travaillant à Mayotte était limitée par un ensemble de dynamiques locales sur le territoire. Des conditions matérielles et logistiques apparaissent au premier abord et rappellent les résultats d’une enquête pour le CNESCO (Blanchard-Schneider et al., 2018) : « en 2016, le nombre d’ordinateurs pour 100 élèves dans les écoles élémentaires va de 1 à Mayotte à 30 en Lozère. [...] À Paris, en Guyane ou à Mayotte, ce sont quatre écoles sur cinq qui ne possèdent pas de Tableau Blanc Interactif » (p. 33). La recherche de Lefer Sauvage et Bachelot (Lefer Sauvage et Bachelot, 2021), menée à partir d’entretiens semi-directifs auprès de quatre enseignants spécialisés à Mayotte présente la complexité des contraintes écosystémiques (Villemonteix et al., 2014). Par exemple, les circonscriptions régulent strictement les emprunts, en demandant, pour certaines, de rédiger un projet pédagogique avant d'utiliser les tablettes, pour d'autres, d'emprunter le matin et de ramener les tablettes tactiles après la journée en classe, ce qui conditionne fortement la non-appropriation et le non-usage. Ces freins massifs et fréquents dans les circonscriptions interrogent alors des aspects symboliques : les enquêtés déclarent ne pas se sentir en sécurité lorsqu'ils possèdent une tablette tactile et arguent le fait de risquer de se faire agresser ou de se faire voler les tablettes (au regard des conditions sociales de l'île). Dans une recherche complémentaire à cet article (Lefer Sauvage, 2021a) menée auprès de 87 enseignants stagiaires de Mayotte, d’autres contraintes matérielles relevant également de l’écosystème, sont très fortement présentes. Lefer Sauvage va jusqu’à interpréter cette insécurité matérielle comme une insécurité psychique des enseignants face aux outils peu utilisés et utilisables, qui entraîne des fantasmes et empêche la genèse instrumentale (Rabardel, 1995).

Au CUFR de Mayotte, le projet d'établissement pour la période 2017 à 2021, mentionne des tensions fortes entre l’offre de formation, les demandes des bacheliers, la limitation des espaces et des infrastructures des bâtiments, et des pédagogies qui doivent s’adapter à une grande diversité des publics, notamment précaires (limitant ainsi, par exemple, le déploiement de l'hybridation des apprentissages). Le rapport de l'HCERES de février 2020 souligne « le déficit criant d’infrastructures » tant au niveau administratif, pédagogique, de recherche, qu’à destination des étudiants3 (absence de Wifi sur le site par exemple). Ces éléments sont également mis en évidence dans des recherches récentes menées au CUFR. Lefer Sauvage (Lefer Sauvage, 2021a) rappelle les conditions matérielles et informatiques dans lesquelles se trouvent les étudiants (pas d'accès wifi à l'université, pas de salle de classe avec des connexions possibles), qui freinent les intentions de pratique des tablettes tactiles. Cette chercheuse montre d'abord que l'intention de pratique de l'outil tablette à l'université n'a pas de sens car elle ne répond pas à un besoin, mais certains leviers ont été identifiés et doivent faire l'objet d'analyses statistiques inférentielles complémentaires. Par ailleurs, des zones d'ombre autour des attentes et des espoirs lorsqu'ils arrivent en formation initiale doivent être explorées dans cette nouvelle enquête pour mieux cerner les enjeux qu'engendrent la pratique des tablettes tactiles en formation initiale et des effets potentiels d'une pratique en classe avec des élèves.

4. Problématique de recherche

Les travaux de recherche menés autour des usages et des représentations sociales des usages des tablettes tactiles (Karsenti et Fievez, 2013), (Villemonteix et al., 2014) montrent que cette nouvelle technologie apporte des opportunités et des contraintes nouvelles sur l’activité de l’enseignant. Souvent utilisées pour des activités spécifiques (exerciseurs, ressources documentaires, production), elles posent des problèmes techniques (besoin du réseau Wifi, manque d’espace de dépôt...). Elles modifient l'organisation cognitive de l'apprentissage (gestion de fenêtres multiples, organisation des données sous forme d’organigramme, absence de visibilité du processus d’élaboration cognitive des élèves). Elles présentent des nouvelles contraintes institutionnelles (écarts entre les directives ministérielles et les financements de communes qui ne répondent pas aux besoins des activités des enseignants), mais surtout, des contraintes écosystémiques (environnements technique, technologique, ergonomique, économique et infrastructures matérielles). Malgré cela, la pratique des tablettes offre des opportunités pédagogiques spécifiques. Elle favorise l’entrée dans l’activité (Karsenti et Fievez, 2013) notamment par le jeu (Hamon et Villemonteix, 2015), est une aide à la planification, un support à la communication et à l'interaction entre les pairs (Mercier, 2020). L'enjeu de l'usage interroge le poids de la formation initiale des enseignants dans cette transformation des pratiques. Or, les recherches menées dans le cadre universitaire montrent que l'usage des nouvelles technologies en formation initiale n'a pas d'effet à court terme, mais possiblement à long terme, et que les compétences sont fortement contextualisées (Betrancourt, 2007), (Fluckiger, 2008), (Peraya, 2018), (Peraya et al., 2008). A Mayotte, les contraintes quant à l'accès aux infrastructures et aux matériels demeurent importantes, et freinent les usages des familles et des enseignants en classe. Dès lors, dans une approche psychologique et ergonomique, notre recherche exploratoire s’inscrit dans les travaux sur l’intentionnalité de pratiques numériques, issus d’abord de Davis (Davis, 1989), pour ensuite mieux identifier les facteurs qui pourraient participer à cette intention dans le contexte et la culture spécifique de Mayotte. Aussi la dimension anthropologique et techno-imaginaire sera utilisée de façon sous-jacente pour tenter de comprendre les significations des usages à travers l’intention de pratiques. Nous faisons trois hypothèses :

- 1) des facteurs psychologiques (sentiment de compétences et anxiété à l’égard de la tablette tactile, maîtrise instrumentale) et techniques participent à l’intentionnalité ;

- 2) les contextes participent à des valences différentes (craintes, désirs) des dimensions psychologiques de l’intentionnalité ;

- 3) l’intention de pratique des tablettes tactiles dans un certain contexte (à l’université) pourrait médiatiser l’intention de pratique des tablettes tactiles dans un autre contexte (en classe devant les élèves).

La médiatisation est entendue au sens de Rézeau (Rézeau, 2002) qui lui-même s’appuie sur la définition de l’instrumentalisation de Rabardel c’est à dire la « sélection, le regroupement, la production et l’institution de fonctions, détournements, attribution de propriétés, transformation de l’artefact, de sa structure, de son fonctionnement etc. jusqu’à la production intégrale de l’artefact par le sujet » (Rabardel, 1995, p. 5). Le focus sur les tablettes tactiles est priorisé considérant que c'est un objet mobile qui peut être utilisé dans les deux contextes étudiés.

5. Méthodologie

5.1. Outils de recherche

Un questionnaire en ligne a été soumis aux enquêtés. Le détail du questionnaire est mentionné dans deux recherches antérieures (Lefer Sauvage, 2021a), (Lefer Sauvage et Bachelot, 2021). Le questionnaire reprend les principales dimensions identifiées par Davis (Davis, 1989) dans l'évaluation de l'intention de pratique : facilité perçue, utilité perçue, sentiment de compétences, craintes : « Pensez-vous que l’utilisation des tablettes puisse être utile [en classe avec des élèves/dans vos propres cours au CUFR] ? » ; « Avez-vous des craintes par rapport à l’utilisation des tablettes [en classe avec des élèves/dans vos propres cours au CUFR] ? » ; « Vous sentez-vous compétent pour utiliser les tablettes [en classe avec des élèves/dans vos propres cours au CUFR] ? » ; « Pensez-vous que l’utilisation des tablettes puisse être facile [en classe avec des élèves/dans vos propres cours au CUFR] ? ». Pour chacune des questions, il est proposé une modalité de réponse en 4 points, allant de « Tout à fait d’accord » (score de 4) à « Pas du tout d’accord » (score de 1). Chacune d’elles est accompagnée d’une question ouverte « pourquoi ? ».

La possession matérielle et les usages possibles sont recueillis à partir d’un item : « Avez-vous une tablette chez vous ? » (modalité : OUI/NON) et de 3 questions ouvertes « Quelles applications seriez-vous tenté de tester [auprès de vos élèves/au CUFR] ? », « Dans un monde idéal, qu’est-ce que vous pourriez tester avec la tablette [en classe avec vos élèves/au CUFR] ? », « Quelle question vous posez-vous quand on vous propose des enseignements au CUFR sur la tablette ? ».

Des informations sociogéographiques classiques (âge, sexe, temps passé à Mayotte) sont aussi recueillies. L’ordre des questions est contrôlé pour éviter le biais d’habituation aux questions.

5.2. Population

Sur les 182 professeurs des écoles stagiaires en Master 1, seuls 87 ont accepté de répondre au questionnaire. L’échantillon comporte 59 % de femmes (N=51) et 41 % d’hommes (N=36). Les enquêtés ont entre 18 et 30 ans (50 %), puis entre 30 et 40 ans (38 %), les 12 % restant ont plus de 40 ans. Un peu moins de la moitié de l’échantillon vit à Mayotte depuis plus de 10 ans (43 %), 15 % des personnes interrogées vivent à Mayotte depuis quelques mois, 24 % vivent à Mayotte depuis moins de 4 ans et 18 % depuis 4 à 10 ans. Enfin, 38 % des personnes interrogées disent posséder une tablette tactile à leur domicile.

5.3. Protocole

Le détail du protocole est mentionné dans une recherche antérieure (Lefer Sauvage, 2021a). En quelques mots, le questionnaire a été proposé aux enseignants stagiaires en formation initiale lors du second semestre 2020 (avant le second confinement total de l'île du fait de la pandémie mondiale de COVID-19). Il a été déposé sur une plateforme, utilisée quotidiennement par les étudiants. Les étudiants étaient invités à remplir le questionnaire tout au long du semestre, avant les premières séances formatives autour des tablettes tactiles.

6. Résultats

Les données de l'enquête ont été traitées à partir du logiciel SPSS 16 pour les analyses descriptives et inférentielles. Les analyses lexicométriques ont été effectuées à partir du logiciel Antidote. Les résultats présentent d'abord, en complément d'une recherche antérieure, les analyses descriptives de l'ensemble des items, mais aussi des analyses de corrélations avant des analyses de régression. Pour rappel, avant d'effectuer une régression linéaire, il faut vérifier la pertinence du modèle de prédiction à partir d'une analyse de variance (ANOVA). Ensuite, des analyses de profils seront dégagées à partir d'indicateurs lexicométriques.

6.1. Intentionnalité de pratique des tablettes tactiles en classe et au CUFR : analyses descriptives et corrélations entre les variables

Les analyses descriptives (tableau 1) réalisées avec SPSS montrent que les scores d'évaluation de l'intention de pratique (utilité et facilité perçues) et des variables dépendantes (sentiment de compétences et craintes) ne présentent pas de différence majeure selon les contextes, aussi bien au niveau des moyennes des scores que de la répartition des scores (écart-types).

Tableau 1 • Analyse descriptive des moyennes des scores des indicateurs (sentiment de compétences, craintes, facilité et utilité perçues) selon les contextes (en classe versus au CUFR)4


En classe
Moyenne des scores (écart-type)

Au CUFR
Moyenne des scores
(écart-type)

Sentiment de compétences

3,14 (0,77)

3,1 (0,88)

Craintes de pratique

2,71 (1,2)

1,95 (1,1)

Facilité perçue

2,86 (0,86)

2,86 (0,94)

Utilité perçue

3,77 (0,45)

2,53 (1,15)

Les étudiants enquêtés se considèrent relativement compétents dans la pratique d'une tablette tactile en classe (X=3,14) et au CUFR (X=3,1). Ils se déclarent moyennement anxieux par une pratique en classe (X=2,71) et au CUFR (X=1,95). Ils considèrent aussi que l'utilisation d'une tablette est relativement aisée en classe (X=2,86) et au CUFR (X=2,86), mais sensiblement plus utile en classe (X=3,77) qu'au CUFR (X=2,53).

Les analyses de corrélations effectuées avec l'ensemble des variables montrent que l'intentionnalité de pratique en classe n'est liée à aucune variable sélectionnée. L'intentionnalité de pratique des tablettes tactiles au CUFR est en revanche liée à certaines variables dépendantes (tableau 2).

Tableau 2 • Corrélations significatives entre intentionnalité de pratique (facilité et utilité perçues) et variables dépendantes


r

p

Facilité perçue au CUFR
* sentiment de compétences classe
* utilité perçue CUFR
* sentiment de compétences CUFR


0,26
0,41
0,63


0,02
< 0,00001
< 0,00001

Utilité perçue au CUFR
* facilité perçue CUFR
* sentiment de compétences CUFR


0,41
0,24


< 0,00001
0,32

Ces premières corrélations montrent un lien fort entre les deux dimensions de l'intentionnalité et avec le sentiment de compétences de pratique des tablettes tactiles au CUFR. Dans les deux dimensions de l'intentionnalité de pratique des tablettes tactiles au CUFR, le sentiment de compétences apparaît comme variable liée. Dès lors, il s'agit de comprendre de possibles effets médiateurs ou modérateurs de l'intentionnalité par le sentiment de compétences.

6.2. Régression linéaire de l'intentionnalité de pratique des tablettes tactiles en classe et au CUFR

Lorsque l’on croise les différentes variables pour déterminer le poids du contexte sur les intentions d’usage, il semble que certaines frontières des contextes puissent dépasser les intentions d’usages. Certes, si l’on cherche à comprendre l’intention d'utilisation des tablettes en classe (utilité et facilité) à travers des intentions de pratiques au CUFR, en croisant ou non avec l’ensemble des variables psychologiques explicatives, aucun lien significatif n’apparaît. Cependant, le sentiment de compétences en classe (Khi²(8) = 16,6, < .05) et l’utilité perçue de la tablette en classe (Khi²(8) = 11,5, < .10) participent à la genèse de l’utilité perçue au CUFR.

La première régression linéaire concerne l'utilité perçue (avec une seule variable indépendante, le sentiment de compétences au CUFR) et la seconde régression concerne la facilité perçue (avec deux variables indépendantes, le sentiment de compétences au CUFR et en classe). Même si le modèle de régression effectué ici est limité (une ou deux variables indépendantes), ces premières analyses permettront de confirmer le poids du sentiment de compétences dans l'utilité perçue et la facilité perçue, en contrastant avec le modèle initial de Lefer Sauvage (Lefer Sauvage, 2021a).

Dans notre recherche, nous obtenons les résultats suivants : F(1,76) = 4,75, = 0,32, R²ajusté = 0,046. Ainsi, il y a une relation statistiquement significative entre l'utilité perçue de la pratique au CUFR et la variable indépendante (sentiment de compétences au CUFR), cette dernière expliquant 4,6 % de la variation de l'utilité perçue.

Dans le second modèle, l'ANOVA n'est pas significative. En excluant le sentiment de compétences en classe, l'ANOVA devient significative : F(1,76) = 23,43, < 0,001, R²ajusté = 0,367. Ainsi, il y a une relation statistiquement significative entre la facilité perçue de la pratique au CUFR et le sentiment de compétences au CUFR, cette dernière expliquant 36,7 % de la variation de la facilité perçue.

Dès lors, est-ce que cette première structuration de l'intentionnalité met en valeur des profils de réponses chez les étudiants ?

La seule variable indépendante (parmi le sexe, le temps passé à Mayotte, la possession de tablette tactile personnelle et le nombre d'applications citées) qui apparaît significative dans les corrélations, est la possession ou pas d’une tablette tactile personnelle, en lien avec le sentiment de compétences pour une pratique en classe (r = - 0,34, = 0,002). La plupart des étudiants enquêtés questionnés n’ont pas de tablettes. Les personnes qui possèdent une tablette personnelle (N=33) considèrent que c’est un outil plutôt utile ou utile en classe (N=32) et que c’est facile ou plutôt facile à utiliser en classe (N=28). Les étudiants qui possèdent une tablette personnelle n’ont pas de craintes par rapport à la pratique en classe (N=20) et se sentent compétents ou plutôt compétents (N=31). La moitié de ce sous-échantillon (N=16) considère que c’est utile au CUFR quand l’autre moitié considère que ce n’est pas utile au CUFR. La plupart considère que ce n’est pas facile à utiliser au CUFR (N=20)5. Parmi les enquêtés qui ne déclarent ne pas posséder une tablette (N=54), la plupart (N=37) a des craintes par rapport à la pratique en classe tout en se sentant compétents ou plutôt compétents (N=40).

Le faible nombre de sujets par sous-groupe ne permet pas de réaliser une ANOVA ou une régression, mais il semble que le fait de posséder une tablette tactile chez soi pourrait agir symboliquement, comme un objet transitionnel entre les contextes d'usage (Mercier, 2020) qui faciliterait les liens entre les intentions d'usage au CUFR et ceux en classe. La non-possession personnelle d’une tablette agirait sur l'augmentation des craintes par à rapport à l’intention d'utilisation en classe (mais pas sur une meilleure connaissance déclarée de l’outil tablette, ni des applications existantes). Le sentiment de compétences reste très lié à l’utilité perçue de la pratique, indépendamment des contextes d’exercice, même s'il ne permet pas de discriminer des profils d'intention d'utilisation. L'intention de pratique au CUFR semblerait plus explicative des intentions en classe plutôt que l'inverse.

6.3. Applications numériques pratiques en classe et au CUFR : vers des usages déduits idéaux et redoutés

Dans l’ensemble de l’échantillon des 87 étudiants interrogés, plus d’un tiers (N=33) déclare posséder une tablette personnelle, 19 déclarent ne connaître aucune application précise à utiliser en classe, et 76 déclarent ne connaître aucune application précise à utiliser au CUFR. Par rapport aux questions sur les applications connues et qui pourraient être potentiellement testées en classe auprès des élèves, le logiciel Antidote mentionne 737 mots utilisés pour évoquer des applications susceptibles d'être testées en classe (« prêt à tester en classe »), 882 mots pour évoquer des applications « qu'on peut utiliser en classe », et 183 mots pour évoquer des applications que les étudiants seraient « prêts à tester » au CUFR. Sur l'ensemble de ces mots, nous comptabilisons la diversité des applications citées, le nombre de réponses « je ne sais pas » ou « non », mais aussi le nombre d'applications citées différentes (tableau 3).

Tableau 3 • Nombres d'applications sur tablettes citées dans le cadre du contexte de la classe et du CUFR


Je ne sais pas ou je ne connais pas

Applications précises citées

Applications citées différentes

Pour la classe

9

143

72

Prêt à tester en classe

19

70

35

Pour le CUFR

76

12

5

Pour cela, nous regroupons dans une seule dimension les données redondantes (par exemple, sont comptabilisés comme une seule application les éléments suivants : « Multiplication avec Math Mathews » et « Calcul Mental avec Math Mathews »). Deux types d'informations ne sont pas comptabilisées dans les applications (N=8 réponses) : une erreur apparente entre la notion « d'applications » et de « site internet » (par exemple, « La littérature courte interdite aux parents » ou encore « 34 outils pour l'école »), et des approximations comme : « faire des jeux de logique », « androïde », « jeux pour lire », « jeux de mémory », « jeux de lecture », « jeux de graphisme ».

A la suite de ces résultats chiffrés (tableau 3), les verbatims permettent de préciser les usages potentiels ou souhaités.

6.3.1. Usages idéaux et usages empêchés au CUFR

A l'université (CUFR), les principales applications citées sont essentiellement des applications du « constructeur », disponibles directement sur les tablettes (donc ne nécessitant pas un téléchargement particulier), notamment « photos » pour « prendre des photos des cours », « son » pour enregistrer les enseignements ou encore « internet ». Trois applications téléchargées6 a priori sont mentionnées : « Youtube », « prise de notes » et « Moodle ». En complément, les pratiques idéales d'apprentissage (en tant qu'étudiant) envisagées avec les tablettes tactiles nécessitent 3 types de compétences :

- La gestion des données, avec le stockage « Tous les documents qu'on nous distribue en version papier numérisé, stocker dans un cloud facile d'accès pour limiter les impressions. Des applications moodle, boite mail univ et hyperplanning qui sont accessibles facilement. Et buguant le moins possible ».

- La création de contenus multimédias, avec de nombreux détails (logiciel, paramètres) bureautiques : « Enregistrer les cours et les ranger par bloc ensuite par discipline », « Prendre des notes », « Prendre des photos de cours ».

- La collaboration et le partage : « Le travail collaboratif », « Partage et échange sur nos travaux et nos pratiques », « Utilisation de PAD pour les travaux en groupe ».

Ces compétences répondent à des besoins particuliers, notamment économiques : « Enregistrement vocal de mes propres prises de note des cours pour aller plus vite », ergonomiques (plus léger, performant, transportable) : « La tablette prendrai[t] des notes de synthèse du cours », et sont soumises à des accès techniques au sein du CUFR : « Avoir la connexion au CUFR », « Avoir un réseau au CUFR ». Trois réponses renvoient directement à des mythes d'un idéal d'usage, et sont de l'ordre de la dévolution du travail d'apprentissage à la tablette tactile : « La tablette idéale répondrait à toute mes attentes, sur demande », « Je vis dans "un monde idéal" et je serai prêt à tout tester avec ma tablette ». Les étudiants témoignent ici d'un idéal technologique où l'apprentissage ne subit aucune frustration puisqu'il est dévolu à la tablette tactile. La prise de notes reste un besoin essentiel dans la vie d'un étudiant et la tablette pourrait y répondre.

6.3.2. Usages idéaux et usages empêchés en classe

A l'école, les principales applications citées sont d'abord des applications disciplinaires ciblées, en majorité le français (apprentissage de la langue française, lecture, écriture, compréhension) et les mathématiques (géométrie, algèbre, calcul), dont une trentaine renvoie à des applications précises : « Scratch, Géogebra, J'écris En Cursive, Kaligo, Dire, Lire, Écrire, BookCreator ».

Sur les 107 applications très spécifiques sur l'ensemble des verbatims « Gcompris, Pays du monde, L'abc des animaux, Domino », etc., finalement, on identifie 4 applications exclusives, non connues et que les étudiants sont prêts à tester « Babel, 50 langues, AB math, Puzz and road ». Les deux premières visent un apprentissage des langues, les deux suivantes visent un entraînement au calcul mental et à la logique mathématique.

Contrairement aux usages idéaux et aux usages empêchés au CUFR, les applications téléchargées destinées au contexte de la classe sont beaucoup plus nombreuses que les applications « constructeur ». L'explicitation de l'objectif pédagogique visé est également détaillée (29 et 14 occurrences à la préposition « pour » selon les questions « connues pour la classe ou prêt à tester »), là où l'objectif d'apprentissage au CUFR l'est rarement. Pour la classe, quatre critères sont mentionnés comme affectant les choix d'application : une discipline ciblée, un apprentissage spécifique « amélioration de la fluence et apprentissage de la lecture sans oublier qu'il faudrait qu'ils soient ludiques », une pédagogie générale « différenciée » et une population particulière (quatre mentions d'élèves en maternelle, deux en cycle 3 et un en CP).

7. Conclusion et discussions

L’objectif de cette recherche est de comprendre, à travers une conceptualisation enrichie de l'intentionnalité de pratiques des tablettes tactiles (telle que nous l'avons évoquée), les facteurs psychologiques qui pourraient participer à cette intention de pratique, en faisant l'hypothèse que l’intention de pratique des tablettes tactiles dans un certain contexte (à l’université) peut médiatiser l’intention de pratique des tablettes tactiles dans un autre contexte (en classe devant les élèves). La méthodologie a une visée réflexive : interroger les enseignants stagiaires sur leur propre intention de pratique des tablettes tactiles. Au total, 87 étudiants sont enquêtés à partir d’un questionnaire, disponible en ligne. Les résultats de cette enquête ont été mis à disposition des enquêtés, et les données issues de ces analyses sont intégrées dans le dispositif de formation, pour améliorer la formation par la recherche.

Un des premiers éléments importants de cette recherche est que l’outil tablette tactile (au sens de l’artefact, selon Rabardel, 1995) n’est pas considéré de la même façon selon le contexte université versus école (hypothèse 3 non validée). Une grande partie des étudiants ne possède pas de tablette tactile personnelle et n’en fait pas usage dans leur quotidien. Les besoins d’outils numériques en formation initiale sont réduits au premier abord à une prise de notes. La tablette ne permet pas d’y répondre aisément et entre en concurrence avec d’autres outils considérés comme plus performants (ordinateurs portables, papier/crayon). Des besoins liés à des problématiques techno-ergonomiques sont majoritairement mentionnés (prise de notes, artéfact léger, stockage des données), ainsi qu'une pratique multimédia de la tablette (effectuer en même temps une vidéo des enseignements, une prise de notes des enseignements, un enregistrement audio). Ces éléments témoignent d'une faible possibilité d'implication des étudiants dans leur contexte et formation universitaire par rapport à leur formation professionnelle en classe. Ces éléments questionnent l’importance du « pouvoir d’agir » (Rabardel, 1995) des étudiants dans leur pratique des outils dans leur formation universitaire.

Un second résultat de cette enquête est que la possession de matériel (tablette) favorise l’intention d'utilisation en classe auprès des élèves ou au CUFR. Les résultats tendent à montrer que cette variable agit comme un facilitateur des liens entre les contextes d'intention de pratique.

Mais la variable centrale dans le modèle de régression esquissé demeure le sentiment de compétences au CUFR, qui agit directement sur l'utilité perçue et la facilité perçue au CUFR. Or, l'intentionnalité de pratique des tablettes en classe n'est pas liée aux variables psychologiques prises en compte dans cette recherche (notamment au sentiment de compétences), ni dépendante de celles-ci. Aussi, ces premiers résultats interrogent le fait que l'intentionnalité se construise avec les mêmes processus selon les contextes (hypothèse 2 validée). Plus encore, nos résultats amènent à revoir les dimensions de l'intentionnalité, puisque selon les contextes, elle se définit soit par les deux dimensions (déjà identifiées par Davis en 1989, à savoir l'utilité perçue et facilité perçue), soit par aucune des deux directement. Ces résultats laissent penser qu'on pourrait avoir des formes et des modélisations différentes (avec des effets médiateurs dans certains contextes, mais pas dans d'autres) et des processus variés (entre identification/idéalisation, dés-identification et craintes) dans la genèse de l’intentionnalité. D'ailleurs, ces résultats vont dans le sens des travaux de Nogry et Sort (Nogry et Sort, 2016), recueillis avec une méthodologie qualitative, qui montrent que l’intention de pratiques reste un facteur important à étudier, dans certains cas, un préalable à l’appropriation et l’usage réel d’une technologie. Mais les chercheuses notent aussi que l’utilité perçue est un indicateur plus pertinent que la facilité perçue, et que le sentiment de compétences peut être déterminant à l’usage et à l’intention de pratiques.

Une troisième analyse a été effectuée sur la base de contrastes dans la population enquêtée et, notamment, la possession d'une tablette dans la sphère personnelle. Les résultats tendent à montrer que cette variable agit non seulement comme un facilitateur des liens entre les contextes d'intention de pratiques des tablettes tactiles (hypothèse 1 validée), mais surtout, comme une variable dépendante pouvant impacter le sentiment de compétences. A travers les justificatifs des étudiants enquêtés quant à la pratique de certaines applications par rapport à d'autres, certains explicitent leur choix d'application soit pour agir « sur » (les aspects disciplinaires), soit pour agir « pour » (l'apprentissage par exemple). Or, cette dichotomie pourrait faire référence à la genèse instrumentale de Rabardel (Rabardel, 1995) : les justificatifs « agir sur » concernent les compétences en lien avec l’utilisation et l'enrichissement de l'activité par l'outil numérique (instrumentalisation), alors que les justificatifs « agir pour » renvoient essentiellement à la modification de l’activité par le sujet pour utiliser les fonctionnalités des tablettes et des applications ciblées (instrumentalisation). Le fait de considérer que les compétences numériques (en lien avec le CRCN) puissent renvoyer à des besoins spécifiques en termes de genèse instrumentale reste à approfondir mais demeure une piste innovante de recherches esquissée très récemment (Mercier et Lefer Sauvage, 2022).

Pour finir, les résultats mettent en valeur un ensemble de mythes autour du numérique, notamment la toute-puissance de l'humain grâce à l'outil, mais aussi que l'outil réponde à toutes les frustrations et aux besoins des étudiants, ce que Amadieu et Tricot ont montré depuis 2014 (Amadieu et Tricot, 2014). Certes, on peut imaginer que la technophilie affichée des étudiants réponde à un contrat didactique avec le formateur, d'autant que cette enquête a été proposée dans le cadre des enseignements universitaires et en période de pandémie mondiale, ce qui constitue deux limites à cette recherche, mais la question demeure quant aux conséquences de l'évolution numérique et matérielle exponentielle sur le territoire dans les usages et l'inconscient collectif de la population Mahoraise. Lefer Sauvage et Kerneis (Lefer Sauvage et Kerneis, 2021) ont montré que la mise en place de collectifs étudiants-chercheurs à Mayotte pouvait renforcer des inégalités déjà patentes et maintenir des pratiques assujettissantes entre les populations, qui sont interprétées sur le plan culturel comme une forme de colonisation. Aussi, pour éviter un sentiment similaire lorsqu’on travaille en formation initiale à partir des outils numériques, il semble que le « pouvoir d’agir » (Rabardel, 1995) des acteurs sur les outils numériques reste une variable fondamentale dans l’intentionnalité de pratique des TICE.

En conclusion, ces éléments doivent être complétés pour aller dans le sens d’un meilleur accompagnement pédagogique universitaire, au plus proche des besoins des étudiants, et encouragent même la conception des apprentissages universitaires avec eux. L’intentionnalité de pratique est un facteur essentiel dans l’appropriation, mais la démarche inclusive des enseignants dans cette pratique (dans une conception bottom-up rendant possible le pouvoir d’agir) reste fondamentale pour éviter la désimplication et tenter un changement de posture et de rapport à la technologie (Picard-Gallart, 2019). La mise en place de la plateforme d'auto-formation et de certification PIX auprès des enseignants stagiaires à partir de septembre 2021 au CUFR de Mayotte et une possible généralisation sur l'ensemble de la formation initiale interrogent. Les espaces de frontières entre les identités estudiantines et professionnelles semblent difficilement communiquer, sans pour autant créer un espace « d’inter-métier » (Thomazet et Merini, 2015). Soutenir les enseignants stagiaires dans leur capacité méta-réflexive en proposant des situations qui permettent de créer des attentes quant à leur pratique de la tablette en situation didactique semble alors être une phase essentielle de leur construction identitaire et de maîtrise des TICE. Un des risques forts quant à l’usage de la tablette tactile est de considérer que cet outil « miracle » va aider les élèves en difficulté puisqu’il va les réinscrire dans une dynamique d’apprentissage. Or, cette conception demeure un mythe autour de la pratique des tablettes tactiles au détriment de l’analyse didactique et d’une prise en compte du collectif dans l’apprentissage.

À propos de l’auteur

Gaëlle LEFER-SAUVAGE est Maîtresse de Conférences en Sciences de l’Éducation au CUFR de Mayotte, membre associée au CREN (EA2661). Ses travaux de recherche portent sur la construction identitaire professionnelle, la pratique et l'appropriation des outils numériques (notamment mobiles) et la médiation des outils instrumentés dans l’apprentissage. Ses travaux récents s’engagent dans une compréhension culturelle des usages, des artefacts et des identités. Elle est coordinatrice sur Mayotte du réseau Unires (Réseau des Universités pour l’Éducation à la Santé).

Adresse : Centre Universitaire de Formation et de Recherche de Mayotte (CUFR), Route nationale 3, BP 53, 97660 DEMBENI

Courriel :  Gaelle.lefer-sauvage@univ-mayotte.fr

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1 La terminologie masculine n'est privilégiée que pour des raisons d’ergonomie d'écriture inclusive et pour éventuellement, faciliter la lecture. De même, la population enquêtée est constituée d’enseignants stagiaires (ou professeurs des écoles stagiaires). Les terminologies « enseignants stagiaires, étudiants, enquêtés » seront privilégiées pour soulager la lecture en diversifiant les termes, même si ces identités sont différentes (Lefer Sauvage et al., 2020).

2 Le « voir comme » est entendu au sens de Wittgenstein (Wittgenstein, 1953/2004)

3 « Les étudiants n’ont aucun autre endroit pour travailler entre les cours, alors même que la majorité d’entre eux sont tributaires des transports scolaires (rotation le matin entre 6h30 et 7h et le soir à 17h30, calquées sur les horaires des collèges et lycées) ; il est constant de les voir travailler dans les escaliers, sur le parking, sur des bancs à l’extérieur alors que le climat est rude (températures supérieures à 30 degrés, pluies diluviennes), en l’absence de préau. » (HCERES, 2020, p. 15).

4 Rappel : L’échelle qualitative comporte 4 modalités de réponses de « Tout à fait d’accord » (score de 4) à « Pas du tout d’accord » (score de 1)

5 Aucun répondant n’a choisi la modalité «pas du tout facile»

6 Très probablement, même si cela dépend du constructeur et que nous n'avons pas cette information à disposition.