Sciences et Technologies de l´Information et de la Communication pour l´Éducation et la Formation |
Volume 29, 2022 Numéro Spécial |
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Caractérisation des transformations pédagogiques impulsées par une plateforme numériqueRÉSUMÉ : Cet article analyse le rôle joué par l’usage d’une plateforme numérique (LabNbook) sur les transformations des activités pédagogiques proposées à des étudiants du supérieur. Nous observons une évolution des objectifs d’apprentissage des enseignants, notamment au niveau disciplinaire. Les résultats montrent également que l’usage de LabNbook conduit les enseignants à interroger l’alignement pédagogique. In fine, nous proposons de caractériser la transformation pédagogique induite par l’utilisation prolongée d’un outil numérique. MOTS CLÉS : plateforme numérique, pédagogies actives, usages, transformation pédagogique, alignement pédagogique. ABSTRACT : This article analyzes the role played by the use of a digital platform (LabNbook) on the transformations of the pedagogical activities proposed to higher education students. We observe evolutions in the pedagogical objectives aimed by the teachers, notably at the disciplinary level. The results also show that the use of LabNbook leads teachers to question the instructional alignment. Finally, our results allow us to propose a characterization of the pedagogical transformation induced by the long-term use of a digital tool. KEYWORDS : digital environment, active learning, usage, pedagogical transformation, instructional alignment. 1. IntroductionDans l’enseignement des sciences, une place importante est donnée aux pédagogies actives qui cherchent à accroitre l’autonomie des étudiants et leur implication dans le processus d’apprentissage. Des études ont montré les avantages de ces pédagogies, que ce soit en termes d’apprentissage de concepts (Freeman et al., 2014) ou d’acquisition de nouvelles compétences scientifiques (Etkina et al., 2010). Les pédagogies actives impliquent que les étudiants et les enseignants gèrent de nouvelles tâches. Les étudiants doivent devenir plus autonomes dans la production de solutions et travaillent souvent en collaboration, au cours de longues séquences. Les enseignants doivent structurer, suivre et orienter le travail des étudiants tout en évitant d’imposer une méthode de résolution préétablie. Toutes ces tâches accroissent la complexité des séquences pédagogiques et font émerger le besoin de supports adaptés (Land et al., 2012). C’est dans ce contexte que la plateforme LabNbook a vu le jour. Elle est le fruit de recherches menées en didactique sur les environnements informatiques pour l’apprentissage des sciences. La conception de la plateforme a été inspirée par le cadre des théories socioconstructivistes de l’apprentissage : la construction de connaissances résulte de la confrontation entre les connaissances de l’étudiant, ses perceptions du monde réel et les interactions qu’il entretient avec son environnement social. Suivant ces principes, LabNbook a été conçu pour aider les étudiants à mener des démarches expérimentales en interaction avec d’autres étudiants et sous la supervision de leurs enseignants (d’Ham et al., 2021). À partir de 2017, LabNbook a été diffusé de façon massive, en particulier à l’université Grenoble Alpes et à Grenoble INP (plus de 3500 étudiants utilisateurs annuellement). Un volet d’évaluation conséquent a été mis en place pour déterminer si, conformément aux intentions initiales des concepteurs, la plateforme soutient les pédagogies actives, voire impulse la transformation des pédagogies mises en place par les enseignants et notamment vers des pédagogies actives. La question des liens entre innovation technologique et transformation pédagogique est une thématique importante, non seulement dans l’espace public à travers les recommandations gouvernementales pour la rénovation des pratiques d’enseignement, mais également dans les recherches conduites depuis plus de vingt ans autour de l’impact des Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement. En témoignent également, le nombre de Webinaires, d’appels à projets, à communication ou à publications parus ces dernières années. Mais si la notion apparaît fréquemment dans l’espace public, elle n’a pas fait l’objet d’une caractérisation précise dans les travaux sur le sujet. Cet article propose de répondre à deux questions : un outil numérique conçu pour soutenir à la fois l’apprentissage disciplinaire et les pédagogies actives, mais qui n’impose aucune démarche pédagogique spécifique, agit-il comme vecteur de transformation de la pédagogie des enseignants sur le long terme ? Si oui, comment caractériser les transformations ? Nous commençons par établir un état de l’art sur les travaux ayant cherché à mesurer les liens entre innovation technologique et transformation pédagogique. Nous présentons ensuite les éléments contextuels relatifs à l’étude menée, puis les cadres d’analyse et la méthode de recueil des données déployés pour conduire cette évaluation. Nous abordons ensuite les résultats de l’évaluation, traités en deux temps : avant et après utilisation de la plateforme. Nous concluons enfin cet article par une discussion où nous proposons une caractérisation de la transformation pédagogique au regard des résultats de cette recherche. 2. État de l’artDès l’apparition des premiers ordinateurs dans les salles de classe, la question des liens entre innovation technologique et innovation pédagogique a été posée. De nombreux travaux de recherche, en France et à l’international, révèlent une opposition, toujours d’actualité, autour des effets du numérique sur les pratiques d’enseignement (Bernard et Fluckiger, 2019). D’un côté, nous trouvons les partisans d’une forme de « déterminisme technologique » (Baron, 2014), soutenant l’idée selon laquelle les technologies seraient porteuses d’un pouvoir, presque automatique, de transformation des pratiques pédagogiques des enseignants (Bernard et Fluckiger, 2019). En France, cette représentation de la place du numérique dans l’enseignement est défendue dans plusieurs rapports et recommandations gouvernementales pour la rénovation des pratiques d’enseignement (Le Déaut, 2013), (Bertrand, 2014), (Dubrac et Djebara, 2015). Elle met l’accent sur les potentiels du numérique, envisagé de façon très globale, pour aider les enseignants à diversifier leurs méthodes pédagogiques, les modes d’accès aux contenus et aux services pédagogiques, et ainsi favoriser la transformation de la relation entre étudiants et enseignants dans l’objectif de la renforcer (Duguet et Morlaix, 2018). Un certain nombre de recherches, d’abord conduites dans les pays anglo-saxons, un peu plus tard en France, ont ainsi montré que l’usage du numérique en classe pouvait constituer un catalyseur de transformations de l’enseignement (Sandholtz et al., 1997). En Angleterre, Roschelle et al. (Roschelle et al., 2001) ont mis l’accent sur les apports positifs de certaines technologies et logiciels spécifiques pour transformer les contenus enseignés aux élèves et la manière de les leur enseigner. Aux Etats-Unis, une étude, visant à examiner l'évolution – en matière de compétences techniques, de connaissances, de pratiques pédagogiques générales et de pratiques liées à l'utilisation des ordinateurs – d’enseignants ayant suivi un programme de formation intensif, montre que ces derniers peuvent être amenés à utiliser la technologie d'une manière considérée comme plus « constructiviste » et ce, alors que leurs autres pratiques pédagogiques peuvent demeurer très transmissives (Matzen et Edmunds, 2007). En France, plusieurs recherches ont également défendu l’idée selon laquelle l’usage du numérique constituerait un levier pour transformer les pratiques d’enseignement propres à certaines disciplines (Amadieu, 2021), (Delforge et al., 2019). À l’opposé de cette vision du numérique comme catalyseur du changement pédagogique, plusieurs travaux ont mis en évidence que, si transformation pédagogique il y a, celle-ci s’opère le plus souvent à la marge, et que le numérique n’entraîne pas nécessairement les innovations pédagogiques attendues (Cuban et al., 2001), (Zhao et al., 2002), (Tricot, 2017). Un certain nombre d’études ont montré que l’utilisation d’équipements et de logiciels informatiques en classe soutient plutôt qu’elle ne modifie profondément les modèles existants de pratiques d’enseignement. L’étude de Cuban et al. (Cuban et al., 2001) conduite dans deux écoles secondaires situées au cœur de la Silicon Valley en Californie a mis en évidence que malgré l’équipement « massif » des salles de classe en ordinateurs, la plupart des enseignants demeurent des utilisateurs occasionnels, voire des non-utilisateurs. Plus encore, lorsqu'ils utilisent les ordinateurs pour le travail en classe, leur utilisation contribue à maintenir, plutôt qu’à modifier, les modèles transmissifs de pratiques d'enseignement. En France, une recherche visant à comprendre l’impact de l’introduction massive des Environnements Numériques de Travail (ENT) sur 238 enseignants de collèges, montre que leurs usages se sont finalement tournés vers la communication et l’échange d’informations, sans que se mette en place une réelle collaboration entre enseignants, pourtant initialement attendue (Hanna et Charalampopoulou, 2019). Une recherche-action menée au Québec a mis en évidence que l’implantation massive de tableaux numériques interactifs en éducation ne conduit à des innovations pédagogiques que parmi les quelques enseignants prêts à s’éloigner le plus de leur utilisation traditionnelle du tableau, pour engager leurs élèves dans des activités de co-construction des idées (Raby et al, 2019). Certaines études ont cherché à identifier les raisons expliquant que l’introduction du numérique en classe ne conduise pas toujours les enseignants à innover. Plusieurs d’entre elles soutiennent ainsi que les innovations les plus éloignées des pratiques existantes ont moins de chances d’aboutir à une transformation, tout comme celles qui privent les enseignants d’autonomie pour la construction de leurs séquences d’enseignement et demandent l’intervention de personnels extérieurs (Zhao et al., 2002). Ces résultats conduisent à plaider pour l’adoption d’une approche progressive et évolutive plutôt que révolutionnaire du changement. La question du temps nécessaire à la transformation pédagogique a souvent été abordée en filigrane dans les études ayant cherché à mesurer les effets de l’utilisation des technologies sur les pratiques enseignantes. Dans une étude expérimentale visant à comparer les changements de comportements des enseignants au fil du temps, Van Tassel-Baska et al. (Van Tassel-Baska et al., 2008) ont postulé que le changement pédagogique prenait au moins deux ans pour prouver son efficacité et inscrire définitivement la certitude de ses avantages pour l'apprentissage des élèves. Bien que la question du lien entre usage du numérique et transformation pédagogique ait fait l’objet de nombreuses recherches depuis plus d’une vingtaine d’années, peu de théories ou de modèles d’analyse ont finalement émergé de ces travaux (Cros, 1997). Une autre difficulté qui apparaît à la lecture de ces articles est l’absence d’éléments de définition et de cadrage sur, d’une part, la notion de transformation, d’innovation ou changement pédagogique et, d’autre part, la technologie elle-même, qui demeure très souvent abordée dans sa globalité. Dans la plupart des travaux référencés ici, la question de la transformation pédagogique est appréhendée à partir de l’usage de termes comme « innovation », « changement » ou « transformation » pédagogique. La difficulté majeure réside dans la caractérisation de ce que les auteurs entendent par ces termes, car introduire un outil numérique dans son enseignement peut déjà, en soi, être considéré comme une démarche de transformation pédagogique. Alors de quoi parle-t-on lorsque l’on parle de transformation pédagogique ? Sur quels éléments du contenu de l’enseignement, des pratiques ou de la réalisation pédagogique peuvent s’opérer des changements induits par l’usage de la technologie ? Dans bien des cas, la transformation est envisagée sur le plan d’une innovation dans les méthodes d’enseignement, à travers un changement de paradigme pédagogique, impliquant un « abandon du modèle transmissif centré sur l’enseignant » (Duguet, 2014). Dans plusieurs travaux auxquels nous avons fait référence (Cuban et al., 2001), (Roschelle et al., 2001), (Matzen et Edmunds, 2007), il s’agissait alors de savoir si l’usage de la technologie pouvait promouvoir l’étudiant et entraîner le passage d’un enseignement de type traditionnel et transmissif à un enseignement plus compatible avec les idées du constructivisme. Mais la plupart de ces recherches ne définissent pas précisément les critères retenus – et attendus – pour caractériser ces évolutions dans les pratiques des enseignants. De la même manière, peu de travaux envisagent les transformations des objectifs pédagogiques visés en termes de savoirs disciplinaires. Par exemple, si l’étude de Roschelle et al. (Roschelle et al., 2001) questionne l’impact de certaines technologies sur les apprentissages disciplinaires, elle le fait sous le prisme de l’étudiant, peu sous celui des pratiques des enseignants qui définissent le contenu du savoir enseigné. Si, dans ces travaux interrogeant le lien entre innovation technologique et innovation pédagogique, le concept d’innovation pédagogique demeure souvent flou, il en va de même de la manière d’aborder l’innovation technologique elle-même. La technologie est souvent envisagée de façon très globale – « le numérique », « l’ordinateur », les « ENT », etc. – et, lorsqu’il s’agit de technologies plus pointues, peu de liens sont véritablement établis entre les spécificités de la technologie étudiées – ses fonctionnalités, ses outils dédiés à l’exécution de certaines tâches précises, etc. – et les transformations pédagogiques pouvant être raisonnablement attendues. Dans cet article, nous faisons l’hypothèse que les spécificités de la technologie peuvent soutenir des transformations pédagogiques variées, touchant à divers éléments de la séquence pédagogique : organisation des séances de cours, activités pédagogiques mises en place pouvant permettre de tendre vers des pédagogies plus actives, contenus disciplinaires enseignés, rôle et place de l’enseignant dans la classe, etc. Comprendre la nature des transformations opérées grâce à la technologie, impose de revenir au potentiel de transformation porté par l’outil lui-même. C’est notamment par une étude longitudinale, impliquant de suivre les différentes phases d’instrumentation qui s’opèrent sur un temps relativement long (Van Tassel-Baska et al., 2008), (Mendoza et al., 2010), que nous pouvons comprendre comment la fonction première de l’outil, ses différentes fonctionnalités et son potentiel sont éventuellement « détournés » au profit d’un usage adapté aux objectifs pédagogiques de l’enseignant ou, au contraire, exploités en vue de répondre à de nouvelles intentions pédagogiques. 3. Contexte de l’étudeDans cette partie, nous présentons les éléments contextuels relatifs à l’étude menée, en lien avec (i) les spécificités de la plateforme numérique étudiée pouvant impulser des transformations au niveau des enseignements et (ii) les caractéristiques des situations d’enseignements pouvant être transformées par l’adoption de la plateforme. 3.1. La plateforme LabNbookLa plateforme numérique LabNbook a été conçue dans l’optique de fournir un support à la conduite de démarches expérimentales pour des étudiants travaillant collaborativement, sous la supervision de leurs enseignants (d’Ham et al., 2021). De façon pratique, la plateforme propose des espaces partagés de production d’écrits scientifiques, ceux-ci pouvant être des rapports de projets, des comptes rendus de TP, des cahiers de laboratoire, des cahiers d’exercices, etc. LabNbook est ainsi utilisé pour enseigner les sciences expérimentales (biologie, chimie et physique) dans des situations très diverses : en travaux pratiques (TP), en pédagogie de projet, en modalité présentielle ou à distance, synchrone ou asynchrone, au lycée ou dans l’enseignement supérieur. Trois caractéristiques constituent la spécificité de LabNbook par rapport à d’autres plateformes numériques d’enseignement ou à des suites bureautiques en ligne : des outils disciplinaires d’écriture et d’apprentissage, le support du travail collaboratif et itératif, et une liberté pédagogique totale laissée aux enseignants. LabNbook embarque des outils disciplinaires d’écriture et d’apprentissage. À la manière d’un notebook numérique, les écrits produits dans LabNbook sont composites, c’est-à-dire constitués d’une agrégation de documents. Ces documents peuvent être de quatre types : textes, schémas, protocoles expérimentaux et jeux de données (figure 1). Pour produire ces documents, quatre outils sont fournis aux étudiants. Tous sont adaptés, plus ou moins fortement, à l’objectif principal de LabNbook qui est de soutenir les étudiants dans la mise en place ou le suivi d’une démarche expérimentale : l’outil « texte » comporte un éditeur d’équations mathématiques et chimiques ; l’outil « schémas » incorpore des bibliothèques de dessins utiles pour certains domaines disciplinaires comme la mécanique des fluides ou la chimie organique ; l’outil « protocoles » permet d’écrire des protocoles expérimentaux avec un guidage plus ou moins poussé, selon les souhaits de l’enseignant ; pour finir, l’outil « jeux de données » permet de collecter des données expérimentales, de les afficher sur un graphique XY et de les modéliser avec une fonction mathématique paramétrée par ajustement des paramètres de la fonction. Les adaptations réalisées sur des outils existants ou des outils spécifiquement créés pour LabNbook ont été spécifiées au cours de travaux en didactique portant sur l’identification des besoins des étudiants pour produire des écrits scientifiques dans un contexte d’apprentissage. À ce titre, les outils « protocoles » et « jeux de données » permettent d’outiller les étudiants pour réaliser des tâches qui, du fait de leur complexité, ne sont généralement pas dévolues aux étudiants dans un enseignement expérimental : la conception d’une expérience et la modélisation de données expérimentales. À la différence de la première caractéristique de LabNbook, la deuxième n’est pas liée aux aspects disciplinaires de l’enseignement des sciences expérimentales, mais au support du travail collaboratif et itératif. Dans la plateforme, les étudiants réalisent leurs travaux en équipe, chaque membre de l’équipe ayant des droits équivalents aux autres sur les contenus produits. Pour favoriser la collaboration, des outils de communication (messagerie, fils de discussion liés à chaque document produit) ainsi qu’un outil d’échange de ressources sont disponibles (figure 1). L’enseignant a, lui aussi, accès à la messagerie pour communiquer avec les étudiants, mais il possède surtout des outils spécifiques qui lui permettent de suivre le travail des étudiants et de leur proposer des rétroactions : accès à tout moment aux écrits des étudiants, annotation de ces écrits et affichage de tableaux de bord de suivi de l’activité des étudiants via différents indicateurs : ressources consultées, temps d’écriture active, importance de la collaboration, etc. Figure 1 • Structure d’un rapport étudiant sur LabNbook, avec les quatre outils d’écriture et les trois outils supports à la collaboration Bien que la plateforme LabNbook ait été conçue à partir d’un modèle didactique (d’Ham et al., 2021) et avec l’intention de soutenir les enseignements expérimentaux et les pédagogies actives, la troisième caractéristique de LabNbook est de ne pas imposer de démarche pédagogique préétablie ; elle laisse aux enseignants une totale liberté pédagogique pour définir leurs objectifs d’apprentissage et leurs stratégies d’enseignement. Dans LabNbook, une « mission » désigne une activité dévolue à des équipes d’étudiants. L’enseignant compose entièrement l’espace de travail de la mission en le structurant en différentes parties accompagnées de consignes de travail, en définissant l’accès des étudiants à certains outils et ressources et en étayant plus ou moins le travail à réaliser par la configuration initiale des outils d’écriture. LabNbook permet aux enseignants de scénariser leur enseignement de façon plus ou moins élaborée, cela allant du remplacement des comptes rendus papier lors de séances de TP classiques, au guidage de démarches expérimentales complexes par exemple, lors de séances d’apprentissage par problème réparties sur plusieurs semaines (Hoffmann et al., 2021). 3.2. Enseignements concernés par l’évaluationAvec plusieurs milliers d’utilisateurs par an dans des lycées et des établissements d’enseignement supérieur, l’évaluation de LabNbook a pu être conduite en milieu écologique, selon une approche systémique, ce qui assure des résultats représentatifs d’une utilisation réelle. Pour limiter les contours de l’évaluation, celle-ci a porté exclusivement sur l’enseignement supérieur. Un dispositif d’étude a été mis en place avec des enseignants-utilisateurs de l’université Grenoble-Alpes et de Grenoble-INP afin d’explorer l’impact de LabNbook sur leurs pratiques et sur celles des étudiants. À la différence du primaire et du secondaire où les enseignants sont soumis à des programmes nationaux prescrivant les objectifs et les compétences visés pour chaque niveau scolaire, les enseignants du supérieur bénéficient d’une liberté importante pour élaborer leurs séquences pédagogiques : ils ont la possibilité de définir eux-mêmes les objectifs d’apprentissage disciplinaires et transversaux visés dans leur enseignement, de construire les activités pédagogiques de leur choix et de définir les modalités d’évaluation des acquis, en cours ou à l’issue de leurs séquences pédagogiques. Ce contexte d’utilisation apparaît comme particulièrement approprié pour observer des transformations pédagogiques en lien avec l’usage de LabNbook qui, nous l’avons dit, offre des possibilités d’utilisation diverses. 4. Cadres utilisés pour l’évaluation4.1. Les pédagogies activesAfin d’évaluer l'aspect « actif » des pédagogies mises en place par les enseignants nous avons retenu la caractérisation qu’en fait Denis Lemaître (Lemaître, 2007) à partir de son analyse de quatre-vingt articles contenus dans les actes du colloque Questions de pédagogie dans l’enseignement supérieur (édition 2005). Il propose de caractériser le courant des pédagogies actives comme un mode d’apprentissage se démarquant « d’une vision traditionnelle exclusivement centrée sur les connaissances à acquérir [...] pour privilégier un « apprentissage par les activités », et revendiquant une perspective socioconstructiviste prenant en compte la dimension collaborative des projets grâce à la juxtaposition des processus de communication et d’échange, des processus cognitifs et des processus opérationnels. » (p. 82). Il n’est pas possible de dresser une liste exhaustive des activités et des organisations pédagogiques pouvant être proposées pour prétendre entrer dans le courant des pédagogies dites « actives », mais l’analyse citée ci-dessus permet de dégager quelques éléments souvent constitutifs de ce type de pédagogies, comme donner la possibilité aux étudiants de travailler en autonomie (en séances et hors séances), en collaboration avec d’autres étudiants, en ayant la possibilité d’évaluer eux-mêmes leurs erreurs ou de réitérer l’exécution de certaines tâches si besoin. Pour construire nos outils de mesure, nous avons finalement dégagé six critères correspondant à la fois aux caractéristiques des pédagogies actives identifiées dans la littérature (première colonne du tableau 1) et aux spécificités de la plateforme pouvant les soutenir (seconde colonne du tableau 1). Tableau 1 • Indicateurs de la nature des pédagogies mises en place en lien avec les outils et caractéristiques de LabNbook
4.2. L’alignement pédagogiqueNotre hypothèse postule que s’il y a transformation pédagogique, celle-ci n’est pas forcément limitée à une évolution sur l’axe des pédagogies plus ou moins actives. Nous avons ainsi cherché à déterminer quels éléments caractéristiques d’une situation d’enseignement pourraient se trouver impactés par l’usage du numérique. Nous nous sommes appuyés sur le modèle de l’alignement pédagogique (Biggs, 1996) qui décrit la nécessaire mise en cohérence de trois ingrédients lors de la construction d’une séquence pédagogique par un enseignant : – Les objectifs d’apprentissage (OA) visés, définis comme l’ensemble des connaissances et des compétences que les étudiants doivent maîtriser au terme d'un enseignement. Nous proposons de différencier les objectifs pédagogiques selon deux catégories : • Les compétences disciplinaires, entendues comme l’acquisition de savoirs et de savoir-faire (concepts, méthodes de résolution de problème, techniques de laboratoire ou encore étapes de la démarche expérimentale) propres aux disciplines expérimentales pour lesquelles a été conçue la plateforme. Dans la suite de cet article, nous parlerons d’objectifs d’apprentissage disciplinaires (OAD). • Les compétences transversales, comme apprendre à communiquer avec les membres de son équipe, à organiser la répartition du travail, à prendre en compte les consignes données, etc. Ces compétences ne sont pas propres aux sciences expérimentales mais leur acquisition dépend fortement des activités pédagogiques proposées dans les situations d’apprentissage. Nous parlerons d’objectifs d’apprentissage transversaux (OAT). – Les activités pédagogiques (AP) proposées, caractérisées par l'ensemble des tâches assignées aux étudiants, les contraintes sur leur organisation (aspects collaboratifs notamment), la manière dont elles sont distribuées temporellement (séquençage des activités, choix des modalités synchrone ou asynchrone) et spatialement (travail à distance ou en présentiel) et l’accompagnement réalisé par les enseignants. – L’évaluation des acquis à l’issue de la séquence. Nous avons choisi de caractériser la transformation d’une séquence pédagogique induite par l’introduction de LabNbook en évaluant les modifications opérées par les enseignants sur les deux premiers ingrédients du modèle de l’alignement pédagogique. En effet, pour cette recherche, nous n’avons pas eu accès aux évaluations mises en place par les enseignants et n’avons donc pu mesurer leurs évolutions éventuelles avec l’usage de la plateforme. Cette limite s’explique en partie par le fait que LabNbook n’intégrait pas d’outil d’évaluation au moment de notre étude. 5. MéthodesNous l’avons vu, la question du temps nécessaire pour observer une transformation pédagogique est une question importante (Zhao et al., 2002), (Van Tassel-Baska et al., 2008), (Mendoza et al., 2010). Outre la liberté dont bénéficient les enseignants pour élaborer leurs séquences pédagogiques, une autre particularité de l’organisation de l’enseignement supérieur, est que les séquences pédagogiques se déroulent généralement sur un semestre complet (soit environ douze semaines de cours), puis ne sont rejouées que l’année suivante avec de nouveaux étudiants. Ceci implique pour le chercheur d’attendre au moins une année universitaire pour observer d’éventuelles transformations pédagogiques induites par l’usage de la technologie. Pour répondre à cette nécessité d’intégrer la question du temps nécessaire à la transformation pédagogique, et ainsi pouvoir la mesurer, nous avons construit un Processus d’Evaluation Longitudinal (PEL) (Mandran et al., 2019), (Planche et al., 2019). Avant de décrire le PEL élaboré pour recueillir nos données, nous commençons par décrire brièvement la posture épistémologique adoptée pour conduire notre recherche. 5.1. Posture épistémologiquePour la construction de notre évaluation et l’analyse de nos données, nous avons adopté une posture épistémologique inspirée de la sociologie compréhensive de Max Weber (Weber, 1971) qui vise la recherche du sens et des motivations à l’origine des comportements humains et constitutifs des actions dont il s'agit de rendre compte. Pour Weber, toute action est guidée par des intentions et des attentes subjectives dont il revient au chercheur de rendre compte. Dans cette optique, nous avons donc veillé à attribuer du crédit aux explications et aux motivations des enseignants, à comprendre leurs raisons d’agir en adoptant une démarche orientée vers la recherche du sens qu’ils donnent à leurs comportements et à leurs choix vis-à-vis de LabNbook. 5.2. Données mobilisées et outils de mesureLe Processus d’Evaluation Longitudinal (PEL) a été élaboré sur la base de la méthode THEDRE (Mandran, 2018). L’évaluation s’est déroulée sur trois années d’enseignement, de septembre 2017 à juin 2020. Différents outils de mesure ont été construits afin de collecter des données auprès des enseignants et des étudiants à différents moments de l’utilisation : avant enseignement ou après enseignement, lors de la première, deuxième ou troisième année d’utilisation. In fine, le PEL a impliqué 23 unités d’enseignement, 157 enseignants et 1345 étudiants de l’UGA et de Grenoble INP. Le tableau 2 fournit un aperçu des différents outils de mesure, organisés par type d’approche (quantitative vs qualitative) et par nature des données collectées (factuelles vs déclaratives). Tableau 2 • Outils de mesure du PEL organisés par approche et par nature des données
Pour cet article, nous mobilisons les données qui concernent uniquement les enseignants et qui sont issues des questionnaires baromètres et des entretiens pré et post-utilisation. 5.2.1. Les questionnaires baromètresDans le cas des questionnaires baromètres (QB), le protocole supposait de faire passer un même questionnaire aux enseignants-utilisateurs une première fois avant utilisation de la plateforme et après chaque période d’utilisation. L’évolution des réponses au fil de l’appropriation de la plateforme devait permettre de prendre la mesure des transformations opérées. Ce questionnaire comportait une série de 39 questions fermées (modalités de réponses sous forme d’échelle de Likert à quatre niveaux), dont 11 correspondaient aux caractéristiques retenues ici pour qualifier les évolutions pédagogiques éventuelles vers des pédagogies plus actives (7 questions) ou les transformations des objectifs pédagogiques visés (4 questions). Des exemples de questions sont donnés dans le tableau 3. Au cours des trois années de l’étude, 159 questionnaires baromètres ont été remplis par des enseignants. Afin de s’assurer que les évolutions observées dans les réponses aux questions résultent d’un réel changement individuel d’opinion parmi les utilisateurs familiers de la plateforme, nous avons choisi d’exploiter les 64 questionnaires des 32 enseignants ayant répondu avant utilisation de la plateforme (32 QB0) et après une première utilisation de la plateforme (32 QB1). Si l’approche par questionnaire permet de mesurer quantitativement un phénomène, elle comporte des limites qu’il convient de souligner dès à présent. D’une part, les questions fermées et ciblées sur les pratiques pédagogiques des répondants peuvent faire l’objet d’interprétations variables et correspondre à des réalités différentes selon les enseignants (cela peut être, par exemple, le cas concernant l’interprétation donnée au travail itératif). D’autre part, il est probable qu’en « imposant » une liste de questions fermées, les répondants se voient dans l’obligation de se prononcer sur des aspects de leurs pratiques qui n’auraient pas émergé de façon naturelle si la question ne leur avait pas été posée directement. En laissant davantage d’ouverture à l’expression spontanée des intentions et du sens donné par les acteurs à leurs comportements et à leurs choix, les entretiens permettent de contrebalancer les limites observées avec les questionnaires et de fournir des données, certes limitées à un plus petit nombre de cas, mais plus proches de notre posture épistémologique. 5.2.2. Les entretiensUn guide d’entretien semi-directif « pré-utilisation » (avant utilisation de LabNbook) a été construit sur la base de questions ouvertes, de manière à laisser les enseignants expliciter, de la manière la plus spontanée possible, leurs pratiques enseignantes, leurs attentes et leurs intentions pédagogiques avant utilisation de la plateforme. Un second guide d’entretien semi-directif, « post-utilisation », a été élaboré de manière à permettre aux enseignants d’expliciter le contexte dans lequel la plateforme a été utilisée, de décrire les éventuelles évolutions de leurs pratiques pédagogiques et l’évolution de leurs motivations et de leur satisfaction vis-à-vis de LabNbook au fil du temps. Des exemples de questions sont donnés dans le tableau 3. Pour cet article, nous mobilisons 15 entretiens pré-utilisation et 20 entretiens post-utilisation. Les entretiens post-utilisation ont été obtenus après deux ou trois années d’utilisation de LabNbook. Les entretiens ont été enregistrés, intégralement retranscrits et ont fait l’objet d’une analyse thématique (Beaud et Weber, 2010), (Paillé et Mucchielli, 2021). Tableau 3 • Exemples de questions posées autour des pédagogies actives dans les différents outils de mesure
6. Résultats6.1. Avant utilisation de LabNbook : activités pédagogiques existantes et intentions d’usage de la plateformePour mesurer les transformations pédagogiques au fil de l’utilisation de LabNbook, nous prenons appui sur le concept d’utilité perçue (Tricot et al., 2003), (Davis, 1989) qui renvoie au degré avec lequel un individu considère que l’utilisation d’un outil est susceptible d’améliorer sa performance, et sur celui d’intentions d’usage qui correspond à « la résultante de la perception de l’utilité et de l’utilisabilité des technologies par les utilisateurs » (Poyet, 2015, p. 47). Nous mobilisons les 32 questionnaires baromètres (QB0) et les 15 entretiens obtenus avant utilisation de la plateforme. 6.1.1. Caractérisation des enseignements concernés avant utilisation de LabNbookLes réponses aux questionnaires mettent en évidence des différences selon les indicateurs choisis pour mesurer « le côté actif » des pédagogies en place dans les enseignements avant utilisation de LabNbook. C’est en particulier sur la demande de travail en dehors des séances présentielles et l’explicitation des objectifs d’apprentissage visés que les enseignants interrogés sont les plus unanimes : la majorité déclaraient demander du travail en dehors des séances à leurs étudiants (n=29/32) et expliciter leurs objectifs d’apprentissage (n=31/32) avant utilisation de la plateforme. Ils étaient plus partagés concernant la possibilité de faire travailler leurs étudiants de manière itérative (n=16/32), de leur laisser la liberté d’organiser leur temps pendant la séance (n=17/32), de choisir leur méthode de résolution des problèmes (n=20/32) et de valider le travail des étudiants en cours d’activité (n=22/32). Un peu moins d’un quart des répondants proposaient à leurs étudiants des outils d’auto-évaluation (n=7/32). Les entretiens nous ont permis de caractériser l’implication initiale des enseignants dans les pédagogies actives. Parmi les 15 enseignants rencontrés, 12 s’étaient investis dans des pédagogies actives dans le cadre d’autres UE. C’est le cas, par exemple, d’une enseignante de physique qui propose des modalités d’apprentissage par problème (APP) et explique qu’elle n’est « pas du tout enseignante par défaut, [que] c’est un vrai choix [...] [qu’elle a] toujours eu cette sensibilité à la démarche pédagogique » et que LabNbook l’a moins intéressé « par son aspect technologique, que par son aspect outil pédagogique accompagnant la démarche APP ». Les résultats analysés mettent donc en lumière un premier résultat relatif à l’acceptation de LabNbook : les enseignants les plus enclins à utiliser LabNbook semblent être ceux déjà engagés dans des pédagogies actives. 6.1.2. Intentions d’utilisation de LabNbookEn termes d’intentions d’utilisation de LabNbook, nous distinguons deux groupes d’enseignants à partir de l’analyse des questionnaires baromètres QB0 et des entretiens pré-utilisation : d’un côté, les enseignants ayant une intention d’utilisation floue, voire aucune intention d’utilisation explicite, et, de l’autre, les enseignants ayant des intentions d’utilisation plus affirmées. Nous analysons ces intentions exprimées en fonction des trois registres d’utilisation de notre cadre d’analyse : les objectifs d’apprentissage disciplinaires (OAD), les objectifs d’apprentissage transversaux (OAT) et les activités pédagogiques proposées (AP). Un même enseignant peut avoir plusieurs intentions d’utilisation. 6.1.2.1. Aucune intention précise d’usageParmi les 32 enseignants ayant répondu au questionnaire, ils étaient 9 à voir l’introduction de LabNbook dans leur enseignement comme une contrainte potentielle. Parmi les 15 enseignants rencontrés en entretien, seuls deux ne percevaient aucune valeur ajoutée à l’utilisation de LabNbook. L’un de ces deux enseignants s’était conformé au choix du reste de l’équipe pédagogique. Il ne partageait pas l’ensemble des intentions pédagogiques de ses collègues et voyait comme principal intérêt à son utilisation la « suppression des comptes-rendus papier ». Pour l’autre, c’était principalement parce qu’il connaissait « depuis très longtemps » deux concepteurs de la plateforme, qu’il avait décidé de tester LabNbook : « ça, c’était ma motivation initiale parce que, s’il n’y avait pas eu ça, peut-être que je l’aurais laissé de côté [...]. J’ai d’autres choses à faire ! ». 6.1.2.2. Intentions d’usages pour l’acquisition de compétences disciplinaires (OAD)Dans les questionnaires, « l’aide apportée aux étudiants pour structurer leur rapport d’expérience » (n=27/32) et « l’accès à des outils de rédaction d’un rapport scientifique » (n=25/32) arrivent en tête parmi l’ensemble des propositions relatives à l’utilité perçue de LabNbook. L’intention d’utilisation ciblant les compétences disciplinaires avec LabNbook semble central pour ces répondants. Les enseignants rencontrés en pré-entretiens, sont nettement moins nombreux (n=3/15) à décrire une intention d’utilisation ciblant l’acquisition de compétences disciplinaires. C’est cependant le cas de deux enseignants de physique d’une même UE qui décrivent assez précisément les apprentissages disciplinaires qu’ils ciblent avec LabNbook. Un des enseignants exprime ainsi ses intentions : « Le but ça serait qu’au début, c’est nous qui mettions vraiment les protocoles très stricts pour qu’ils aient une idée d'à quoi ça ressemble [...] et après, de relâcher au fur et à mesure pour qu’ils suivent en fait cette même stratégie de protocole dans leur rédaction. C’est là où on pensait que ça pourrait aider d’avoir LabNbook parce que, pour le moment, ce qu’on a fait, c’est d’imprimer quelques fiches clés avec les questions de base qu’ils doivent se poser à chaque fois. S’ils ont une trame avec ces questions clés mais qu’ils doivent rendre spécifique à la mesure qu’ils font, je pense que ce sera nettement plus facile ». Cet enseignant décrit un apprentissage disciplinaire très spécifique – l’apprentissage de la structuration d’un protocole – et projette d’utiliser les possibilités de pré-structuration de la plateforme pour permettre aux étudiants d’acquérir cette « stratégie de protocole ». C’était également le cas d’une responsable d’UE de biologie, dont les propos mettent en évidence l’adéquation entre les objectifs d’apprentissages – préparer la phase expérimentale en répondant à des questions précises – et l’atteinte de ces objectifs avec LabNbook : « en fait, le premier tutorat, il est très théorique. C’est-à-dire qu’on discute vraiment de l’objectif de leur projet, de leurs questions, d’arriver à bien définir la question. [...]. Et ensuite, à la fin du 2ème tutorat, on leur distribue des fiches de manière à ce qu’ils préparent vraiment la suite, la partie expérimentale. Ces fiches leur permettent de répondre à des questions très précises en fait [...]. Et ça, c’est quelque chose qu’on peut faire de manière beaucoup plus optimisée avec LabNbook ». 6.1.2.3. Intentions d’usages pour l’acquisition de compétences transversales (OAT)Les deux-tiers des répondants aux questionnaires envisageaient LabNbook comme un support favorable pour permettre aux étudiants d’acquérir des compétences pour « organiser leur travail » (n=20/32), pour « partager des ressources entre eux » (n=18/32) et « travailler de façon collaborative » (n=18/32). Les projections des enseignants rencontrés en entretien pré-utilisation se focalisaient principalement sur l’acquisition de compétences transversales par les étudiants, faisant abstraction des outils spécifiques à l’enseignement des sciences expérimentales. Pour ces enseignants, LabNbook était perçue comme « un plus », un outil favorable à l’acquisition de compétences supplémentaires, sans mobilisation de ses spécificités pour les sciences expérimentales : « Moi je pense que c’est un réel outil pour arriver de plus en plus à faire travailler les étudiants en TP sous la forme de projet. [...]. Je pense que c’est des compétences malheureusement sur lesquelles on ne va pas assez par rapport au besoin professionnel. Et aussi de développer leur autonomie ». Parmi l’ensemble des compétences transversales citées en entretien, l’apprentissage du travail collaboratif et du travail à distance sont revenus très fréquemment. 6.1.2.4. Intentions d’usages pour transformer les activités pédagogiques (AP)Les résultats issus des questionnaires et relatifs à la perception de l’utilité de LabNbook pour soutenir les activités pédagogiques proposées aux étudiants mettent en évidence une volonté de transformation de la part des enseignants. De façon générale, les trois-quarts d’entre eux attendaient de la plateforme qu’elle leur permette de faire évoluer leurs pratiques pédagogiques (n=24/32). Leurs attentes en la matière ciblaient également les possibilités de suivi de l’activité des étudiants (n=26/32). De façon un peu moins unanimes, leur perception de l’utilité de LabNbook portait aussi sur la facilitation du travail entre les séances (n=20/32). Ils étaient nettement moins nombreux à envisager de travailler de manière plus collaborative entre collègues de l’UE (n=12/32). Bien qu’un certain nombre d’enseignants aient évoqué des attentes relatives à une transformation des activités pédagogiques avec l’utilisation de LabNbook, ces attentes sont apparues secondaires et assez floues durant les entretiens. Certains craignaient les résistances probables de leurs collègues. D’autres évoquaient leur intention de faciliter le travail des étudiants entre les séances, mais sans avoir encore d’idée précise des modalités d’organisation du travail à distance avec LabNbook. 6.1.2.5. Conclusion sur les intentions d’usages des enseignantsLes intentions d’usages des enseignants rencontrés avant utilisation portent donc principalement sur l’acquisition de compétences transversales. Mais les projections demeurent généralement floues et n’ont pas encore impliqué de réflexion sur l’alignement pédagogique entre les objectifs d’apprentissage ciblés et les activités pédagogiques à mettre en œuvre pour atteindre ces objectifs avec l’outil. 6.2. Après utilisation de LabNbook : pédagogies soutenues et impulsions de transformationsAvec l’utilisation de LabNbook, les enseignants sont entrés dans une phase d’appropriation durant laquelle ils ont été amenés à instrumenter leur activité et à instrumentaliser la plateforme (Tricot et al., 2003), (Davis, 1989). Certains ont été accompagnés par l’équipe conceptrice au moment d’imaginer et de mettre en place leur scenario pédagogique sur LabNbook, parfois après une ou deux périodes d’expérimentation. Dans cet article, nous ne développons pas le processus d’appropriation – ce qui impliquerait d’opérer une analyse en profondeur des obstacles rencontrés et des ajustements didactiques et pédagogiques opérés – mais nous proposons d’analyser les formes de pédagogies finalement soutenues par LabNbook et les transformations pédagogiques impulsées par son utilisation. Nous mobilisons les 32 questionnaires baromètres recueillis après une année d’utilisation (QB1) de la plateforme et les 20 entretiens réalisés à l’issue de la période d’évaluation, après que les enseignants aient utilisé LabNbook durant deux ou trois ans. L’analyse des entretiens post-utilisation s’est focalisée sur la satisfaction ou les déceptions en lien avec les intentions pédagogiques de départ et les découvertes ayant permis d’impulser d’éventuelles transformations pédagogiques. 6.2.1. LabNbook soutient les pédagogies actives déjà en placeLes résultats des questionnaires à l’issue de la période d’utilisation mettent en évidence un renforcement, sur certains indicateurs, des pédagogies actives déjà en place. C’est le cas, par exemple, concernant la demande de travail en dehors des séances (de n=29 à n=32) et la liberté laissée aux étudiants d’organiser leur temps pendant la séance (de n=17 à n=22). L’étude des effets de LabNbook sur les pratiques enseignantes donne des résultats stables sur les deux aspects évalués : le suivi des étudiants (n=26 à n=27) et l’évolution des pratiques pédagogiques (n=28 à n=28). Dans les deux cas, les attentes initiales en la matière étaient assez élevées et semblent être satisfaites à l’issue d’une première période d’utilisation. À la question « Utiliser LabNbook est une contrainte car c’est utiliser un outil numérique supplémentaire », les enseignants interrogés répondent majoritairement par la négative pour toutes les vagues de passation. Trois enseignants qui se déclaraient en accord avec la proposition lors de la première vague, se déclarent néanmoins en désaccord à l’issue de la période d’utilisation, ce qui semble témoigner d’une forme d’appropriation de la plateforme. La proportion des répondants faisant état de l’utilité de LabNbook reste stable au fil du temps (n=28 à n=28), avec toutefois une légère évolution qualitative dans le niveau d’appréciation des enseignants interrogés : deux enseignants, « plutôt d’accord » avec la proposition « LabNbook est utile pour mes pratiques d’enseignement » avant utilisation, se déclarent « Tout-à-fait d’accord » après une période d’utilisation. En revanche, LabNbook n’impulse aucune évolution remarquable concernant la mise à disposition d’outils d’auto-évaluation et la possibilité de faire travailler les étudiants de manière itérative : ces pratiques, peu fréquentes, se maintiennent presque à l’identique après une période d’utilisation de la plateforme. Néanmoins, aucun indicateur ne diminue significativement, ce qui laisse penser que LabNbook soutient les pédagogies actives déjà en place. 6.2.2. LabNbook impulse des transformations pédagogiques non anticipéesLe rôle joué par la plateforme pour impulser des transformations pédagogiques non envisagées initialement est un autre résultat de l’évaluation. Si ce constat ne ressort pas des questionnaires, c’est dans les entretiens qu’on identifie le mieux ce phénomène. Ainsi, nous pouvons citer le cas évoqué précédemment de cet enseignant, peu engagé dans les pédagogies actives, qui avait pour intention initiale la « suppression des comptes-rendus papier ». En utilisant LabNbook, il semble découvrir à la fois de nouvelles activités pédagogiques (AP) – échanger régulièrement avec ses étudiants, suivre leur travail, proposer des modalités de travail de type itératif – et les effets de ce type de pédagogie sur le travail des étudiants : « pour les TD, ils arrivaient en salle, si on leur avait donné le thème du TD, ils ne le travaillaient pas avant. Alors qu’avec LabNbook, ils sont obligés de travailler puisqu’on pose des questions auxquelles il faut qu’ils répondent avant de venir en TD. Donc ça, c’est bien ». Il définit la plateforme comme un outil « tourné vers la relation enseignant et étudiants » et fait le constat qu’en mobilisant la plateforme, il a finalement transformé les activités proposées aux étudiants pour coller davantage à ses objectifs pédagogiques (OAT). Mais les transformations les plus notables touchent moins aux activités pédagogiques et aux objectifs d’apprentissage transversaux qu’aux objectifs d’apprentissage disciplinaires (OAD). Ces transformations sont parfois impulsées par la découverte d’une fonctionnalité dédiée aux sciences qui va permettre d’aborder différemment une notion importante pour la discipline. C’est ce que nous explique, par exemple, cet enseignant de physique au sujet de l’ajustement manuel de données expérimentales par des modèles mathématiques paramétrés, rendu possible grâce à un outil de LabNbook : « l’ajustement de courbes paramétrées, moi c’est un truc que j’aime beaucoup dans LabNbook. Ça n’existe pas à ma connaissance dans les tableurs. Ça rend vraiment concret ce qu’est la notion d’ajustement y compris, d’ailleurs, pour des ajustements simples par une droite. Ça rend vraiment concret ce qu’est la pente, ce qu’est l’ordonnée à l’origine ». C’est également ce que nous raconte cet enseignant de chimie qui, en se familiarisant avec certains outils, a précisé ses objectifs d’apprentissage disciplinaires : « Cette année, on a essayé d’aller un peu plus loin dans la simulation [...], on a insisté sur l’importance de faire de beaux graphiques, de belles courbes. [...]. Ils doivent tracer les courbes. C’est LabNbook qui trace les courbes. Ils se rendent bien compte là où il y a des sauts plus importants. Et on ne fait pas plusieurs fois les manips [...]. Donc, je dirais qu’une première fois, c’est avec LabNbook pour qu’ils se rendent compte où il y a un saut, qu’il faut doser ou aller plus doucement ». Dans certains cas, ces transformations ont été impulsées au détour d’une phase d’instrumentation, lorsqu’il a fallu adapter le scenario pédagogique aux contraintes de la plateforme : « c’est parti d’une contrainte technique, mais finalement, ça s’est avéré une extrêmement bonne idée, le fait qu’on fasse deux missions distinctes [...]. Et ça a très bien marché, avec des structures de comptes rendus plus claires. Avec également [...] une clarification sur ce qu’est la phase de manipulation, de saisie de données et ce qu’est la phase de rédaction de compte-rendu [...]. Enfin vraiment, je dois dire, c’était un peu inattendu ! On voulait juste avoir des comptes-rendus plus agréables à lire et à corriger et on s’est aperçu que là, il y avait un vrai progrès pédagogique qu’on n’avait pas anticipé ! Donc voilà, ça fait très plaisir ce genre de chose parce qu’on découvre que les outils eux-mêmes peuvent être des facteurs de progrès pédagogiques ! ». À l’instar des propos de cet enseignant, la satisfaction de ceux pour lesquels LabNbook a impulsé des transformations pédagogiques non anticipées est généralement élevée et les projections d’utilisation future semblent évidentes. 6.2.3. LabNbook impulse une réflexion autour de l’alignement pédagogiqueLes entretiens post-utilisation mettent en évidence un constat assez général : les enseignants dont les intentions initiales étaient tournées principalement vers les compétences transversales (OAT), n’établissent pas de lien clair entre l’utilisation de LabNbook et l’acquisition attestée de ces compétences par les étudiants. Une hypothèse possible est qu’ils n’ont généralement pas mis en place les modalités d’évaluation de cette acquisition. Ce faisant, lorsque ces enseignants sont satisfaits après plusieurs périodes d’utilisation, cette satisfaction porte généralement plus sur les nouvelles activités pédagogiques (AP) qui ont pu être proposées sur LabNbook et/ou sur l’acquisition de compétences disciplinaires (OAD). C’est, par exemple, le cas de cet enseignant de chimie dont les attentes initiales visant l’acquisition de compétences transversales avec LabNbook étaient fortes – il parlait notamment de favoriser l’apprentissage du travail en mode projet, d’apprendre à s’organiser, à se répartir le travail et à échanger au sein d’une équipe. Voici le bilan qu’il tire après deux périodes d’utilisation : « c’est un outil qui m’a intéressé [...] surtout pour la structuration du travail que l’on demande aux étudiants [OAD] et aussi l’échange que l’on peut avoir avec eux [AP]. [...]. Mais au moins ça a eu le gros mérite aussi de faire réfléchir. [...]. Ça a eu le gros intérêt de réinterroger ma pratique, mon savoir ». Cet enseignant soulève un point important, que l’on retrouve en filigrane dans de nombreux entretiens post-évaluation : LabNbook impulse une réflexion sur l’alignement pédagogique, c’est-à-dire la cohérence entre les objectifs pédagogiques, les activités proposées aux étudiants sur LabNbook et en dehors de la plateforme, et les formes d’évaluation mises en place. LabNbook peut donc impulser une réflexion – individuelle et parfois collective – qui va éventuellement conduire à une évolution pédagogique. Lorsqu’émergent des désaccords au sein des équipes pédagogiques au sujet de l’alignement pédagogique, il en ressort un risque d’abandon de la plateforme. C’est ce qui semble se produire dans cette UE de biologie destinée à des étudiants de niveau Master, dans laquelle LabNbook était principalement utilisée pour soutenir la démarche en mode projet (AP). Les intentions initiales des enseignants ciblaient également l’acquisition de compétences transversales (OAT), notamment l’autonomie et la professionnalisation des étudiants, en les poussant à collaborer davantage entre eux, à s’organiser et à développer leur sens critique. À l’issue de deux années d’utilisation, les enseignants dressent le constat que « ça ne fonctionne pas très bien » parce que les étudiants « ne jouent pas le jeu ». Nous avons rencontré deux enseignants de cette UE. Ces deux enseignants dressent le même bilan. L’un envisage d’arrêter d’utiliser la plateforme, l’autre de travailler davantage l’ajustement entre les attentes pédagogiques et les activités – selon lui « trop complexes » – proposées aux étudiants sur LabNbook. Sans travail autour de cet alignement, il est probable que l’outil soit abandonné. 7. Discussion : vers une caractérisation de la transformation pédagogiqueLa recherche sur les liens entre introduction d’un outil technologique et innovation pédagogique montre une absence de consensus dans les travaux : certains auteurs soutiennent que l’innovation technologique serait porteuse d’un potentiel de transformation de l’enseignement ; d’autres tendent à relativiser cet impact, en montrant que l’innovation technologique apporterait davantage un soutien aux pratiques existantes que de la nouveauté. Notre évaluation met en évidence que les enseignants qui décident d’utiliser LabNbook ont initialement une appétence pour les pédagogies actives. Cette adhésion initiale à ce type de pédagogies, sous-tendue par une approche socio-constructiviste de l’apprentissage, agit probablement sur l’utilité perçue de la plateforme qui semble être d’abord identifiée comme un support au niveau du déroulement des activités pédagogiques (AP). Nous avons confirmé la capacité de LabNbook à soutenir les pédagogies actives déjà en place dans certains enseignements. Ce volet de notre étude semble donc corroborer les résultats des recherches qui estiment que l’introduction du numérique en classe soutient, plutôt qu’elle ne transforme, les modalités d’enseignement existantes (Cuban et al., 2001), (Zhao et al., 2002), (Hanna et Charalampopoulou, 2019), (Raby et al., 2019). Mais, en adoptant une démarche longitudinale et en intégrant la question du temps nécessaire à la transformation (Van Tassel-Baska et al., 2008), (Mendoza et al., 2010), notre évaluation propose d’aller au-delà de ce constat pour comprendre si un outil numérique comme LabNbook, suffisamment ouvert pour n’imposer aucune démarche pédagogique a priori, peut agir comme vecteur de transformation de la pédagogie des enseignants. Plus encore, elle cherche à savoir ce qui se trouve impacté dans les pratiques pédagogiques des enseignants par l’usage d’un tel outil, et ainsi caractériser la transformation pédagogique au regard de ces résultats. Nous avons vu que les intentions d’utilisation initiales des enseignants avec LabNbook ciblent peu les savoirs disciplinaires et davantage l’acquisition de compétences transversales (OAT) ou la mise en place d’activités pédagogiques (AP) nouvelles. Ceci est probablement lié au fait que les enseignants identifient, en premier lieu, les outils d’organisation, de communication, de collaboration et de suivi de LabNbook, plus que ceux destinés spécifiquement à l’enseignement disciplinaire. Nous avons cherché à savoir si, en accord avec ces intentions initiales d’utilisation, les enseignants transforment leurs pratiques au niveau des activités pédagogiques (AP) ou des apprentissages transversaux (OAT), soit les deux ingrédients de l’enseignement les plus susceptibles d’être impactés par la mise en place de pédagogies actives. Quelques enseignants rencontrés dans le cadre de notre évaluation utilisent LabNbook de façon très basique, par exemple uniquement pour récupérer les productions de leurs étudiants. Si ces modalités d’utilisation transforment la manière d’enseigner et de suivre le travail des étudiants, elles ont peu de conséquences sur les fondements de la séquence pédagogique : les objectifs d’apprentissage de ces enseignants sont restés les mêmes, tout comme la plupart des activités pédagogiques proposées aux étudiants. Ce qui était réalisé auparavant sur un autre type de support (logiciel ou papier), a simplement été transféré sur LabNbook. Ce résultat corrobore encore une fois les conclusions des études qui tendent à relativiser le lien entre innovation technologique et innovation pédagogique (Cuban et al., 2001), (Zhao et al., 2002), (Tricot, 2017). Un autre exemple est ce qui se passe au niveau des attentes initiales des enseignants en matière d’acquisition de compétences transversales par les étudiants. Nous avons vu que les intentions initiales d’utilisation des enseignants ciblaient principalement l’acquisition de ce type de compétences. Or, après deux années d’utilisation de la plateforme, nous avons pu constater qu’elles n’avaient généralement fait l’objet d’aucune formalisation de la part des enseignants et n’avaient pas été transformées en objectifs d’apprentissage clairs, soutenus par des activités pédagogiques et évalués par des modalités en cohérence avec ces objectifs. La transformation pédagogique escomptée n’a pas vraiment eu lieu ou demeure, de ce point de vue, à un niveau très superficiel (Matzen et Edmunds, 2007). Certains de nos résultats permettent d’aller au-delà et montrent que la plateforme transforme parfois en profondeur les enseignements et les enseignants, quant aux objectifs pédagogiques qu’ils poursuivent. De façon assez inattendue par rapport aux intentions d’utilisations, ce sont les apprentissages disciplinaires (OAD) qui semblent essentiellement évoluer. Ce résultat tient en partie à la découverte, par les enseignants, d’outils très spécialisés pour l’apprentissage des sciences expérimentales, qui permettent de proposer de nouvelles tâches aux étudiants (écrire des protocoles d’expérience ou modéliser des données expérimentales). Cette transformation nous semble plus profonde, car à la différence des modifications qui se jouent uniquement au niveau des activités pédagogiques proposées, elle touche à l’essence même des apprentissages visés au cours de la séquence. Nos résultats semblent donc mettre en évidence que les deux orientations, apparemment opposées, issues des travaux ayant cherché à mesurer les liens entre innovation technologique et innovation pédagogique, peuvent cohabiter autour d’un même outil numérique. Celui-ci peut entraîner de profondes transformations dans l’enseignement si son usage impacte directement les objectifs d’apprentissage visés, ou ne rien changer aux pratiques antérieures. Le chemin qui sera emprunté par l’enseignant dépend probablement de multiples facteurs, comme son appétence pour le numérique ou son envie de changement, de la découverte inattendue de fonctionnalités permettant d’imaginer une autre manière d’enseigner (affordances de l’outil), etc. Mais nos résultats montrent que les intentions initiales d’utilisation ont finalement peu d’impact sur les évolutions pédagogiques qui peuvent s’en suivre. À contrario, les fonctionnalités qui apportent un soutien effectif à l’apprentissage disciplinaire semblent déterminantes pour engager une véritable transformation de l’enseignement. Ces premiers éléments de caractérisation de la transformation pédagogique en lien avec l’usage d’une technologie s’accompagnent d’une condition essentielle. La phase d’appropriation, qui suppose d’instrumenter l’activité pédagogique et d’instrumentaliser l’outil, conduit inévitablement à un travail, individuel ou collectif, réalisé autour de l’alignement pédagogique. Nous l’avons vu, l’introduction d’un nouvel outil impulse une réflexion sur la cohérence de l’approche pédagogique, ce qui peut éventuellement conduire à des transformations. Dans certaines situations, il arrive que la première phase d’instrumentation conduise les enseignants à réinterroger l’alignement pédagogique et à modifier leurs objectifs d’apprentissage en lien avec les spécificités de l’outil. Dans ce cas, le travail réalisé autour de l’alignement pédagogique participe directement à la transformation pédagogique. Mais dans d’autres situations, c’est bien la découverte de certaines spécificités de la plateforme, au cours des phases d’utilisation en séance, qui conduit les enseignants à transformer leurs objectifs d’apprentissage disciplinaires. Dans ce cas, le travail de « réalignement » pédagogique se fait, la plupart du temps, au cours d’une seconde phase d’instrumentation (généralement avant la deuxième ou la troisième année d’utilisation) et s’organise autour de l’émergence de ces nouveaux objectifs d’apprentissage. La transformation pédagogique et son corollaire, le réalignement pédagogique, apparaissent comme un facteur prédictif de l’adoption de l’outil à long terme. À ce jour, nous savons que les enseignants qui ont transformé leurs objectifs d’apprentissage grâce à la plateforme, et qui avaient travaillé l’alignement pédagogique en lien avec ces nouveaux objectifs, continuent à l’utiliser pour leur enseignement. À contrario, ceux pour lesquels les discussions n’avaient pas permis de déboucher sur une mise en cohérence des activités pédagogiques proposées, des objectifs d’apprentissage visés et des modalités d’évaluation, ont généralement abandonné leur utilisation de la plateforme. S’il y a transformation des objectifs d’apprentissage sans qu’un « réalignement pédagogique » soit considéré, le risque d’abandon de l’outil – et, de fait, du nouvel objectif d’apprentissage né de son utilisation – devient fort. C’est tout l’équilibre de la séquence pédagogique qui est alors mis en danger. À l’inverse, lorsque l’usage d’un EIAH conduit les enseignants à transformer leurs objectifs d’apprentissage et que cette transformation s’accompagne d’un travail de réalignement pédagogique des trois ingrédients fondamentaux de la séquence pédagogique, une forte dépendance à l’outil semble se créer et présager de son utilisation à long terme. 8. ConclusionÉvidemment, introduire un nouvel outil dans une pratique d’enseignement peut être considéré comme une première démarche de transformation (Sandholtz et al., 1997), (Matzen et Edmunds, 2007). Mais les résultats de notre recherche montrent que, lorsque le temps de l’appropriation est accordé aux enseignants, la transformation pédagogique va au-delà de la simple introduction de l’outil numérique : elle peut concerner la modification de l’organisation des activités pédagogiques (AP) ou des objectifs d’apprentissages visés, qu’ils soient au niveau transversal (OAT) ou disciplinaire (OAD). Notre étude n’a pas permis de mesurer en quoi l’utilisation de l’outil numérique a impacté le contenu de l’évaluation dans les enseignements que nous avons étudiés, mais il apparait que, lorsque les activités pédagogiques ou les objectifs d’apprentissage ont été modifiés, l’alignement pédagogique entre ces deux ingrédients et le troisième, l’évaluation, a dû être réinterrogé. Il serait donc intéressant d’étudier spécifiquement dans quelle mesure l’introduction de LabNbook dans un enseignement modifie le contenu de l’évaluation. Ceci sera facilité par le développement d’un outil d’évaluation qui sera prochainement mis à disposition des enseignants dans la plateforme. Nous pouvons envisager que l’importance de la transformation pédagogique dépende des types d’ingrédients de l’alignement pédagogique (AP, OA, évaluation) qui sont modifiés dans la séquence d’enseignement avec l’introduction de l’outil numérique. Dans notre étude, ce qui semble avoir le plus d’impact sur une appropriation à long terme de la plateforme par les enseignants est une modification des objectifs d’apprentissages disciplinaires. Il est possible que cet effet ne vienne pas tant de l’aspect disciplinaire des objectifs d’apprentissage modifiés que de l’évaluation effective de ces objectifs d’apprentissage dans l’enseignement. Dans ce cas, nous pourrions proposer un modèle de la transformation pédagogique suite à l’introduction d’un outil numérique comme suit : - Niveau 0 - aucune modification des trois ingrédients de l’alignement pédagogique ; - Niveau 1 - modification des activités pédagogiques (AP) proposées dans l’enseignement ou des modes d’évaluation de l’enseignement, sans que les objectifs d’apprentissage ne soient modifiés ; - Niveau 2 - modification des objectifs d’apprentissage non évalués dans l’enseignement (dans notre étude cela concernait les OAT), ce qui implique quasi automatiquement une modification des activités pédagogiques, mais pas forcément du contenu de l’évaluation ; - Niveau 3 - modification des objectifs d’apprentissage évalués dans l’enseignement (dans notre étude cela concernait les OAD), ce qui implique quasi automatiquement une modification des activités pédagogiques et du contenu de l’évaluation, soit un réalignement complet de l’enseignement. Cette proposition de modèle demande à être confirmée par des études supplémentaires, notamment concernant l’impact de l’introduction de notre outil numérique sur le contenu de l’évaluation mise en place par les enseignants. À propos des auteursMaëlle Planche est ingénieure en recueil, analyses et traitements de données au Centre des Nouvelles Pédagogies (équipes DAPI et PerForm) et au Laboratoire Informatique de Grenoble (équipe MeTAH). Docteure en sociologie et ethnologue de formation, elle a travaillé sur divers projets de recherche, d’abord dans le domaine de la santé, puis dans le domaine des environnements informatiques pour l’apprentissage humain. Ses travaux explorent les questions touchant aux processus d’appropriation des EIAH et des plateformes LMS, mais aussi aux méthodes de conduite de la recherche. Depuis 2017, elle a rejoint l’équipe conceptrice de LabNbook et contribue à l’évaluation des usages de cette plateforme. Adresse : Université Grenoble Alpes, LIG-MeTAH, Bâtiment IMAG - CS 40700 - 38058 GRENOBLE CEDEX 9 Courriel : maelle.planche@grenoble-inp.fr Toile : https://cv.archives-ouvertes.fr/maelle-planche Cédric d’Ham est maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes (LIG-MeTAH) dans le domaine des Environnements Informatiques pour l’Apprentissage Humain. Ses travaux explorent la transposition des démarches expérimentales en enseignement avec un focus particulier sur les tâches de conception d’expériences par les apprenants (connaissances mises en jeu, étayages nécessaires et apprentissages). Il a conçu et développé plusieurs environnements informatiques pour étayer les activités d'apprentissages en sciences expérimentales : labnbook.fr, titrab.imag.fr, copex-chimie.imag.fr. Adresse : Université Grenoble Alpes, LIG-MeTAH, Bâtiment IMAG - CS 40700 - 38058 GRENOBLE CEDEX 9 Courriel : cedric.dham@univ-grenoble-alpes.fr Toile : https://cv.archives-ouvertes.fr/cdham Christian Hoffmann est maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes. Depuis 2018, il effectue ses recherches dans l'équipe MeTAH (Modèles et Technologies pour l'Apprentissage Humain) du Laboratoire d'Informatique de Grenoble. Physicien de formation, il mène actuellement des travaux concernant les processus d’apprentissage et d’enseignement des sciences avec des environnements informatiques. Il s’intéresse notamment aux mécanismes d’appropriation de plateformes numériques par leurs utilisateurs et aux modalités d’apprentissage collaboratives entre apprenants. Adresse : Université Grenoble Alpes, LIG-MeTAH, Bâtiment IMAG - CS 40700 - 38058 GRENOBLE CEDEX 9 Courriel : christian.hoffmann@univ-grenoble-alpes.fr Nadine Mandran est ingénieure de recherche au Laboratoire Informatique de Grenoble/CNRS. Elle s’intéresse aux méthodes de recherche dont l'objectif est de créer des connaissances scientifiques et des outils associés qui doivent être évalués avec des humains. Elle a proposé la méthode THEDRE, conçue sur la base de la démarche qualité en recherche et de l'approche centrée sur l'utilisateur, dans le but d’accompagner le travail des doctorants et de faciliter leur autonomie. Elle enseigne cette méthode dans différentes écoles doctorales en France et en Suisse et est responsable du groupe épistémologie et conduite de la recherche au sein de l’ATIEF. Adresse : Université Grenoble Alpes, LIG-PIMLIG, Bâtiment IMAG - CS 40700 - 38058 GRENOBLE CEDEX 9 Courriel : Nadine.Mandran@univ-grenoble-alpes.fr Toile : https://hal.archives-ouvertes.fr/search/index/?q=mandran&sort=producedDate_tdate+desc Isabelle Girault est maître de conférences en didactique des sciences à l’université Grenoble Alpes, dans le domaine des EIAH. Dans le cadre de l'apprentissage des sciences expérimentales par la démarche d'investigation, ses travaux de recherche sont centrés sur la conception expérimentale. Ses études impliquent d'une part la modélisation de la tâche de conception expérimentale en sciences et d'autre part la conception et l'évaluation d'environnements informatiques pour l'apprentissage humain (EIAH) pour étayer cette conception expérimentale. Adresse : Université Grenoble Alpes, LIG-MeTAH, Bâtiment IMAG - CS 40700 - 38058 GRENOBLE CEDEX 9 Courriel : isabelle.girault@univ-grenoble-alpes.fr Toile : https://cv.archives-ouvertes.fr/isabelle-girault Claire Wajeman est enseignant-chercheur à l'Université Grenoble Alpes, dans l'équipe MeTAH (Modèles et Technologies pour l'Apprentissage Humain) du Laboratoire d'Informatique de Grenoble. Elle s'intéresse à la conception d'EIAH dédiés et à l’étude de leurs usages par les enseignants. Ses recherches portent sur l’apprentissage des démarches expérimentales et sur le guidage du travail des étudiants dans ces activités complexes avec des EIAH. Adresse : Université Grenoble Alpes, LIG-MeTAH, Bâtiment IMAG - CS 40700 - 38058 GRENOBLE CEDEX 9 Courriel : claire.wajeman@univ-grenoble-alpes.fr Nicolas Balacheff est directeur de recherche CNRS émérite au laboratoire d’informatique de Grenoble (LIG). Ses travaux, depuis le début des années 70, en didactique des mathématiques et sur la conception d'EIAH, portent principalement sur l'apprentissage de la preuve en mathématique (p. ex. projet Baghera) et la modélisation des connaissances (p. ex. modèle cK¢). Il a dirigé l’équipe EIAH de Grenoble au milieu des années 90, inaugurant alors l’usage de cette désignation du domaine de la recherche sur la conception et l’usage des environnements informatiques pour l’éducation et la formation. Responsable du réseau thématique pluridisciplinaire RTP39 « apprentissage, éducation et formation » à la fin des années 90, il fut l’initiateur du réseau d’excellence Kaleidoscope (2004-2007). Adresse : Université Grenoble Alpes, LIG-MeTAH, Bâtiment IMAG - CS 40700 - 38058 GRENOBLE CEDEX 9 Courriel : nicolas.balacheff@imag.fr Toile : https://nicolas-balacheff.blogspot.com Patricia Marzin-Janvier est Professeure des Universités à l’Université de Bretagne Occidentale (UBO) et à l’INSPÉ de Bretagne. Elle est co-Directrice du Centre de Recherche sur l’Éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD) et référente égalité Femmes-Hommes pour l’UBO. Les recherches qu’elle mène sont centrées sur les mécanismes de transmission et d’appropriation de savoirs en sciences, principalement en biologie. Un autre aspect de son travail concerne la conception et l’évaluation d’outils technologiques pour l’apprentissage. Ses problématiques actuelles sont dans le champ de l’éducation au développement durable et des sciences participatives. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Recherche en Didactique des Sciences et des Technologies, de comités de lecture de plusieurs revues (IJSE, RSSE, Éducation et Didactique, RFP) et du conseil d’administration de l’ARDIST. Adresse : 8, rue d’Avranches-29200 Brest Courriel : patricia.marzinjanvier@univ-brest.fr Toile : https://cv.archives-ouvertes.fr/patricia-marzin-janvier RÉFERENCESAmadieu, F. (2021). 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Référence de l´article :
Maëlle PLANCHE, Cédric d'HAM, Christian HOFFMANN, Nadine MANDRAN, Isabelle GIRAULT, Claire WAJEMAN, Nicolas BALACHEFF, Patricia MARZIN, Caractérisation des transformations pédagogiques impulsées par une plateforme numérique , Revue STICEF, Volume 29, numéro 2, 2022, DOI:10.23709/sticef.29.2.1, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 16/10/2022, http://sticef.org © Revue Sciences et Technologies de l´Information et de la Communication pour l´Éducation et la Formation, 2022 |