Sciences et Technologies
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l´Éducation et la Formation
 

Volume 25, 2018
Article de recherche

Numéro Spécial
Sélection de la conférence
EIAH 2017

Effet des antécédents émotionnels de contrôle et de valeur sur la résolution de problème dans un jeu vidéo collaboratif

Sunny AVRY (Université de Genève & UniDistance), Guillaume CHANEL (Université de Genève), Mireille BETRANCOURT (Université de Genève), Thierry PUN (Université de Genève), Gaëlle MOLINARI (Université de Genève & UniDistance)

RÉSUMÉ : Des feedbacks biaisés de contrôle et de valeur ont été utilisés pour influencer l’évaluation émotionnelle pendant un jeu collaboratif de résolution de problème. Nous avons étudié comment ces feedbacks ont modulé l’intensité des émotions ressenties ainsi que les relations entre les émotions, la collaboration perçue et la performance du groupe. Les résultats montrent des patterns de corrélations entre émotions, processus socio-cognitifs et performance différents en fonction des perceptions de contrôle et de valeur.

MOTS CLÉS :  Jeu vidéo collaboratif de résolution de problème, contrôle et valeur perçus, émotions, processus socio-cognitifs.

ABSTRACT : Biased feedbacks of control and value were used to influence the emotional appraisal during a collaborative problem-solving game. We investigated how these feedbacks modulate the intensity of experienced emotions as well as the relations between emotions, perceived collaboration and group performance. Different correlational patterns between emotions, socio-cognitive processes and performance occurred depending on the perceived control and value.

KEYWORDS : Collaborative problem-solving game, perceived control and value, emotions, socio-cognitive processes.

1. Introduction

La collaboration se définit comme l’interaction dynamique de plusieurs espaces : intra- et interpersonnel, cognitif et relationnel (Andriessen et al., 2011), (Barron, 2003). La qualité de la collaboration dépend de la mise en œuvre au cours de la tâche de certains processus de type socio-cognitif comme ceux grâce auxquels les membres d’un groupe construisent un terrain commun de connaissances, demandent et/ou apportent des explications, construisent sur les contributions de leur(s) partenaire(s) (Berkowitz et Gibbs, 1983) et co-construisent de nouvelles connaissances (Dillenbourg et al., 1996). Par ailleurs, des facteurs socio-émotionnels modulant la qualité de la relation interpersonnelle interviennent également dans la performance de groupe (Barron, 2003), (Dillenbourg et al., 1996), (Quintin et Masperi, 2010). En dépit du rôle non négligeable des aspects émotionnels dans la réussite de la collaboration, la relation entre les émotions et les processus socio-cognitifs reste encore peu explorée. La présente recherche propose d’étudier ces relations dans une situation de résolution collaborative de problème dans le jeu vidéo Portal 2®. Deux objectifs sont associés à cette recherche. D’une part, il s’agit d’étudier comment l’évaluation subjective de l’activité collaborative influence les émotions ressenties. D’autre part, il s’agit d’explorer comment ces émotions sont liées aux processus socio-cognitifs et à la performance du groupe. A cette fin, deux types de feedbacks biaisés concernant (1) le niveau de maîtrise du jeu et (2) la récompense pouvant être obtenue à l’issue du jeu ont été utilisés pour influencer l'évaluation de la collaboration et les émotions ressenties (Pekrun, 2006).

1.1. Émotions dans l’apprentissage individuel et collaboratif

Dans les théories cognitives actuelles (Scherer, 1999), les émotions sont décrites comme le résultat de l’évaluation cognitive (appraisal) qu’un individu fait à propos d’un événement. Cette évaluation se base sur plusieurs critères comme le fait que cet événement soit nouveau, agréable ou désagréable, pertinent au regard des buts et besoins de l’individu, ou de sa capacité à gérer les conséquences de cet événement. Les relations entre les émotions, la cognition et la motivation dans les situations d’apprentissage individuel ont été largement documentées – voir p. ex. (Pekrun, 2014). La littérature montre ainsi que les émotions influencent les ressources attentionnelles, l’effort, l’engagement, les stratégies d’apprentissage et les performances académiques. Pourtant, les apprenants n’ont que peu conscience des effets de leurs émotions (Pekrun et Linnenbrick-Garcia, 2012).

Plusieurs catégories d’émotions académiques sont distinguées comme les émotions épistémiques, les émotions sociales, les émotions liées au thème d’apprentissage et les émotions d’accomplissement sur lesquelles se focalise la présente étude. Ces dernières sont générées par l’activité elle-même ou par le résultat de cette activité, et sont classées selon deux axes, la valence et le niveau d’activation. Ainsi, elles peuvent être positives et activantes (par ex. plaisir), positives et désactivantes (p. ex. relaxation), négatives et activantes (p.ex. frustration), ou négatives et désactivantes (p. ex. ennui) (Pekrun et Linnenbrick-Garcia, 2012). La théorie Contrôle-Valeur (Pekrun, 2006) postule que ces émotions d’accomplissement sont le produit de l’évaluation par l’apprenant de l’activité et de son résultat selon deux critères subjectifs principaux, le contrôle et la valeur. Le contrôle renvoie à la perception que l’apprenant a de sa capacité à produire les actions nécessaires à la réalisation adéquate de la tâche. La valeur que l’apprenant accorde à l’activité (ou à son résultat) peut être intrinsèque (l’intérêt qu’il porte au contenu de la tâche) ou extrinsèque (le lien qu’il perçoit entre cette tâche et les buts qu’il poursuit). La théorie Contrôle-Valeur postule que l’évaluation de l’activité d’apprentissage (en termes de contrôle et de valeur) détermine les émotions d’accomplissement ressenties pendant cette activité. Par exemple, si la tâche est évaluée comme intéressante et utile (valeur subjective positive) mais trop difficile (contrôle subjectif négatif), une émotion négative et désactivante comme le désespoir pourra être ressentie.

À ce jour, les connaissances sur les effets cognitifs, motivationnels et sociaux des émotions en contexte d’apprentissage – et en l’occurrence d’apprentissage médiatisé par ordinateur – nécessitent d’être approfondies. Les émotions pourraient influencer à la fois les stratégies cognitives (facilitant la résolution de problème) et d’autorégulation (Pekrun, 2014). Par exemple, les émotions positives telles que la curiosité ou le plaisir favoriseraient la créativité et l’utilisation de stratégies d’apprentissage flexibles (Fredrickson et Branigan, 2005), (Pekrun, 2006). En revanche, les émotions négatives conduiraient à l’utilisation de stratégies plus rigides et centrées sur les détails, et induiraient un traitement plus superficiel de l’information (Pekrun et Linnenbrick-Garcia, 2012).

L’effet des émotions ne peut pas être considéré que sur le plan individuel. Les émotions sont également sociales dans le sens où elles peuvent être générées par autrui, exprimées pour autrui et régulées pour influencer autrui (Van Kleef et al., 2016). La dynamique interpersonnelle ainsi que les décisions prises au sein du groupe entretiennent donc un lien étroit avec les émotions ressenties. Dans les situations d’interactions sociales, les émotions positives comme la joie augmentent les comportements d’approche et promeuvent l’affiliation, l’engagement, la confiance interpersonnelle, la cohésion de groupe ou encore la coopération (Van Kleef et al., 2010). C’est également le cas de certaines émotions négatives comme la tristesse dont une des fonctions est de signaler un besoin d’aide. En revanche, d’autres émotions négatives comme la colère peuvent être interprétées comme de la dominance ou un manque d’affiliation, ce qui peut provoquer des comportements d’évitement, réduire la coopération et péjorer la performance de groupe (Van Kleef et al., 2010). Quintin et Masperi (Quintin et Masperi, 2010) montrent que la qualité du climat interpersonnel explique une part substantielle de la qualité des productions communes. Barron (Barron, 2003) montre également que les variables cognitives liées à la résolution de la tâche (p. ex. les connaissances préalables) échouent à expliquer les différences de performance entre groupes d’apprenants. L’auteure pointe le fait que certains types d’interactions associés à un défaut d’attention conjointe, de la compétition et des violations de tours de parole rendent les groupes moins performants. Andriessen et al. (2011) ont formalisé cette idée, et proposent que l’apprentissage collaboratif implique deux processus d’ajustement interreliés, l’un socio-cognitif dédié à la divergence et la convergence des idées, l’autre socio-relationnel dédié au maintien d’une bonne relation de travail. Dans cette approche, l’expérience d’apprentissage collaboratif est vue comme un cycle de tension et de relaxation, tant sur le plan cognitif que sur le plan relationnel. Les tensions peuvent survenir en cas de conflit socio-cognitif et/ou d'actes relationnels négatifs (p.ex. compétition, actes menaçants pour l’estime de soi). Järvenoja et Järvelä (Järvenoja et Järvelä, 2009) soulignent la nécessité pour les apprenants de réguler mutuellement ces tensions car elles peuvent générer des émotions négatives pouvant être préjudiciables à la collaboration. Il y a relaxation lorsque le conflit socio-cognitif est dépassé, et également par le biais d'actes relationnels positifs comme l'humour et le rire qui vont détendre l'atmosphère. Les phases de relaxation sont généralement associées à des émotions positives comme le plaisir et le soulagement.

1.2. Problématique

Cette étude vise à approfondir la question du rôle des émotions dans la résolution collaborative de problème. L’étude psychologique des émotions dans ce contexte est une étape primordiale dans la conception d’environnements capables de prendre en compte l’interaction entre les dimensions cognitives et émotionnelles de l’apprentissage collaboratif.

L’étude se focalise ici sur les différentes émotions d’accomplissement (positives activantes et désactivantes, négatives activantes et désactivantes) qui émergent consécutivement à l’évaluation subjective de l’activité collaborative (Pekrun, 2006). Dans cette étude, les participants travaillaient en dyades et à distance à la résolution d’une série de puzzles en 3D de la version collaborative du jeu de réflexion Portal 2®. L’originalité de cette étude repose sur la manipulation de la perception de contrôle et de valeur qui interviennent dans l'évaluation de l'activité et de son résultat et par là-même dans le déclenchement d’émotions d’accomplissement. Cette manipulation a été réalisée en donnant deux types de feedbacks biaisés tout au long du jeu : un feedback de contrôle qui informait la dyade de son niveau de maîtrise sur la tâche (contrôle haut versus bas) et un feedback de valeur extrinsèque qui l’informait – via un classement – de la récompense qu’elle devait s’attendre à recevoir en fin de partie, étant donné sa performance actuelle (valeur haute versus basse).

L’étude s’axe autour de trois questions de recherche principales. La première concerne l’effet des feedbacks biaisés de contrôle et de valeur sur les émotions ressenties. (Q1) : dans quelle mesure les feedbacks biaisés influencent-ils l’intensité des émotions ressenties ? La deuxième question concerne le lien entre l’intensité rapportée de ces émotions et la perception de la collaboration au sein du groupe. (Q2) : dans quelle mesure les émotions corrèlent-elles à la fréquence avec laquelle les participants perçoivent mettre en jeu différents comportements socio-cognitifs ? Enfin, la troisième question interroge le lien entre les émotions ressenties et la performance réelle du groupe. (Q3) : dans quelle mesure les différentes émotions ressenties corrèlent-elles à la performance réelle du groupe ?

Trois hypothèses théoriques découlent de ces questions.

H1 : les feedbacks biaisés de contrôle et de valeur modulent l’intensité des émotions d’accomplissement ressenties. De manière générale, les feedbacks positifs (maîtrise et/ou valeur haute) augmentent l’intensité des émotions positives (H1.1) alors que les feedbacks négatifs (maîtrise et/ou valeur basse) augmentent l’intensité des émotions négatives (H1.2).

H2 : il existe une relation entre la qualité perçue de la collaboration et les émotions ressenties. Plus les participants expriment ressentir des émotions positives - et en l'occurrence des émotions positives activantes (espoir, fierté, joie, plaisir, gratitude) - pendant le jeu, plus ils rapportent mettre en œuvre des processus socio-cognitifs associés à une collaboration efficace comme la mise en commun d'informations ou la transactivité (construire sur les idées du partenaire) (H2.1). En revanche, une relation négative est attendue entre les émotions négatives - et en l'occurrence les émotions négatives désactivantes (déception, désespoir, ennui, tristesse) - et la mise en œuvre perçue de ces processus socio-cognitifs (H2.2).

H3 : la performance du groupe est corrélée positivement aux émotions positives tandis qu'elle est corrélée négativement aux émotions négatives.

2. Méthode

2.1. Participants

Quatre-vingts participants, majoritairement étudiants en informatique à l’Université de Genève (18 femmes et 62 hommes ; M = 22.02 ans, SD = 3.49 ans) regroupés en 40 dyades de même sexe ont volontairement participé à cette étude1. La plus faible proportion de femmes reflète le déséquilibre retrouvé dans la population utilisée. Les dyades étaient de même sexe afin de contrôler les différences inter-sexe en termes d’expressivité émotionnelle. Chaque dyade était rémunérée 50 CHF. Les membres de chaque dyade se connaissaient préalablement. Ils n’avaient jamais joué au jeu vidéo proposé durant la tâche.

2.2. Design expérimental

Les dyades étaient assignées aléatoirement et en nombre égal à l’un des 5 groupes, à savoir les 4 conditions expérimentales et la condition contrôle. Dans les conditions expérimentales, les participants de chaque dyade recevaient à intervalles réguliers deux types de feedbacks biaisés, l’un donnant une information, sous la forme d’un pourcentage, sur le niveau de maîtrise actuel de leur dyade vis-à-vis de la résolution de la tâche (feedback de contrôle), l’autre portant sur la récompense estimée de leur dyade étant donné son classement actuel parmi 14 dyades aléatoires supposées avoir réalisé précédemment la tâche (feedback de valeur). Ces deux types de feedback de groupe visaient à influencer le contrôle perçu sur la tâche et la valeur extrinsèque attribuée à la tâche. Selon la condition, les participants recevaient un feedback biaisé de contrôle indiquant un niveau de maîtrise de la tâche faible couplé à un feedback biaisé de valeur indiquant une faible rémunération (condition Contrôle bas/Valeur basse), un niveau de maîtrise faible couplé à une rémunération élevée (condition Contrôle bas/Valeur haute), un niveau de maîtrise élevé couplé à une rémunération faible (condition Contrôle haut/Valeur basse) et un niveau de maîtrise élevé couplé à une rémunération élevée (condition Contrôle haut/Valeur haute). Le niveau de maîtrise indiqué aux participants variait de 10 à 20% pour les conditions de contrôle faible et de 80 à 90% pour les conditions de contrôle élevé. La rémunération variait de 10 à 12 CHF pour les conditions de valeur faible, et de 46 à 50 CHF pour les conditions de valeur élevée. Dans la condition contrôle, les participants ne recevaient aucun feedback. A l’issue de l’expérience, il était précisé que les feedbacks étaient biaisés et chaque dyade recevait le montant maximal de 50 CHF.

2.3. Précautions méthodologiques

Afin de limiter le fait que le feedback biaisé de maîtrise puisse apparaître en contradiction avec la propre impression de maîtrise des participants, plusieurs précautions méthodologiques ont été prises. Premièrement, les participants étaient tous novices dans le jeu considéré. De ce fait, ils ne possédaient pas de connaissances préalables leur permettant de savoir objectivement s’ils maîtrisaient le jeu ou non. Il leur était cependant indiqué qu’à l’issue de la phase d’entraînement, ils possédaient à ce stade toutes les compétences requises pour pouvoir résoudre la tâche, afin qu’ils ne se considèrent pas automatiquement comme mauvais du seul fait qu’ils soient novices. Deuxièmement, les participants n’étaient pas informés de leur progression dans la tâche afin de ne pas pouvoir déduire leur degré d’avancement dans le jeu. Troisièmement, les participants ne connaissaient pas les types d’actions prises en compte dans l’évaluation par le système de leur niveau de maîtrise. Ainsi, une progression jugée par les participants comme lente n’était pas forcément considérée comme un défaut de maîtrise. Elle pouvait par exemple signifier une meilleure observation des indices environnants, ce qui pouvait être considéré comme positif par le système d’analyse. Ainsi les dyades les moins rapides pouvaient considérer qu’un niveau de maîtrise affiché élevé et allant à l’encontre de leur impression subjective était dû aux types de critères pris en compte par le système. Enfin, les dyades ayant un degré d’avancement très faible ou nul ont été tout de même exclues. Ces différentes précautions visaient à ce que le feedback de maîtrise soit considéré par les participants comme crédible, quelle que soit leur performance objective.

Concernant le feedback de valeur, il était indiqué aux participants que d’autres participants avaient préalablement réalisé la même tâche et que, considérant leur niveau de maîtrise au moment de l’apparition des différents feedbacks, le logiciel leur indiquait un classement provisoire parmi 14 anciennes dyades sélectionnées de façon aléatoire. Il était également précisé que ces dyades aléatoires restaient les mêmes pour chaque apparition du feedback de valeur au cours du jeu. Ainsi, par exemple, un feedback de valeur élevée donné conjointement à un feedback de maîtrise faible signifiait que la majorité des dyades sélectionnées aléatoirement maîtrisaient moins bien le jeu que la dyade en question, même si son propre niveau de maîtrise indiqué par le système était faible.

2.4. Matériel

2.4.1. Équipement

Deux ordinateurs, chacun équipé d’un écran de 19 pouces, d’une webcam et d’un système de mesures électrophysiologiques BioSemi® ont été utilisés. Les membres de chaque dyade ne se voyaient pas, mais pouvaient communiquer oralement grâce à des casques avec microphones. Les échanges verbaux et le visage des participants ont été enregistrés durant la tâche. Le système BioSemi® a été utilisé pour la mesure des données physiologiques suivantes : le niveau de conductance de la peau, le rythme cardiaque, la pression sanguine et l’amplitude de la respiration. Les données physiologiques et audio-visuelles ne sont pas traitées dans cet article.

2.4.2. Jeu vidéo

Une carte collaborative du jeu vidéo de résolution de problèmes en 3 dimensions en vue subjective Portal 2® a été utilisée (figure 1). Dans ce jeu, les joueurs devaient trouver un moyen pour sortir de plusieurs salles fermées. Pour cela, ils pouvaient manipuler les objets présents dans leur environnement afin d’ouvrir des passages et avancer vers la salle suivante jusqu’à la sortie. Les joueurs devaient donc trouver une solution par une réflexion commune puis, lorsqu’une solution possible était trouvée, mettre en place des actions coordonnées pour les réaliser en prenant en compte la position courante du partenaire. Ce jeu a été choisi pour 2 raisons. Premièrement, Portal 2® répond particulièrement aux critères d’une tâche collaborative telle que décrite par Rochelle et Teasley (Rochelle et Teasley, 1995). En effet, la collaboration implique l’engagement mutuel des participants dans un effort coordonné pour résoudre le problème ensemble. Deuxièmement, Portal 2® met en jeu des compétences sollicitées dans le domaine académique telles que des compétences de résolution de problème, de cognition spatiale ou de persistance à l’effort – voir (Shute et al., 2014) pour une description complète des compétences cognitives et motivationnelles sollicitées par le jeu Portal 2®.

2.4.3. Logiciel de feedback

Une fenêtre disposée à droite de l’écran (figure 1), à côté de la fenêtre de jeu, permettait d’indiquer le temps écoulé depuis le début de la tâche ainsi que les feedbacks biaisés : le degré de maîtrise du jeu pour le feedback de contrôle (haut), le classement et la rémunération associée pour le feedback de valeur (bas). Ces feedbacks apparaissaient 6 fois au cours de la tâche, et étaient mis à jour toutes les 5 minutes. Un signal sonore signalait l’apparition de la mise à jour des feedbacks. Les participants étaient invités à en prendre connaissance à chaque signal sonore. Dans la condition contrôle, le logiciel était présent mais n’indiquait que le temps écoulé.

Figure 1 • Le jeu collaboratif Portal 2® (à gauche) et la fenêtre indiquant les feedbacks (à droite)

2.4.4. Questionnaires

Avant l’expérience, les participants répondaient individuellement à 24 questions tirées du test des matrices de Raven PM38 (Raven et al., 1998). Ce test évalue l’intelligence fluide (capacité à formuler de nouveaux concepts face à de nouvelles informations, à extraire du sens de situations ambigües et à penser les évènements complexes de façon claire). Ce test était soumis aux participants afin de contrôler qu’il n’existait pas de différence significative entre les groupes concernant ces capacités, ce qui a été effectivement retrouvé : F(4, 64) = 0,972, p = 0.43 > .05.

Juste après la phase de jeu collaboratif, 4 questionnaires constitués d’échelles de Likert à 7 points étaient proposés. Le questionnaire « Emotions ressenties pendant le jeu » (Q1, Annexe 1) demandait aux participants d’évaluer l’intensité (de 1 : pas du tout à 7 : très fortement) de leurs propres émotions et de celles de leur partenaire pendant le jeu sur la base d’une liste de 16 émotions issues du Achievement Emotions Questionnaire (Pekrun et al., 2011) : 4 émotions négatives activantes (anxiété, colère, frustration et honte), 4 émotions négatives désactivantes (déception, désespoir, ennui et tristesse), 5 émotions positives activantes (espoir, fierté, joie, plaisir, gratitude) et 3 émotions positives désactivantes (relaxation, soulagement, satisfaction).

Le questionnaire « Qualité perçue de la collaboration » (Q2, Annexe 2) a été inspiré de celui utilisé dans (Molinari et al., 2013) ainsi que du schéma de codage développé par Meier et al. (Meier et al., 2007) pour évaluer les processus socio-cognitifs qui participent à la qualité de l'apprentissage collaboratif médiatisé par ordinateur. Le questionnaire 2 demandait aux participants d’évaluer leur perception de la fréquence (de 1 : jamais à 7 : très souvent) avec laquelle ils avaient mis en œuvre les processus collaboratifs appartenant à 6 dimensions socio-cognitives : 1) maintenir une compréhension partagée, 2) mettre en commun et donner des explications, 3) construire sur les idées du partenaire (transactivité), 4) argumenter et rechercher un consensus, 5) gérer la tâche, et 6) gérer le temps. Chacune de ces dimensions comportait entre 2 et 5 items. Les questionnaires 3 et 4 évaluaient les processus relationnels et le flow perçus. Les réponses à ces deux derniers questionnaires n’ont pas été analysées dans le cadre de cette étude.

2.5. Performance

La tâche a été préalablement divisée en 28 étapes correspondant à une difficulté à résoudre dans le jeu collaboratif, telle que le déclenchement d’une action suite à une manipulation d’objets ou le franchissement d’un palier. La performance correspond ainsi au ratio du nombre de ces étapes réalisées par le temps de résolution de la tâche en secondes.

2.6. Procédure

Après avoir équipé les participants avec des capteurs physiologiques, un entraînement individuel était proposé afin de les familiariser avec l’environnement et les bases du jeu. Cette phase durait environ 15 minutes. Les participants réalisaient ensuite la tâche collaborative qui consistait à sortir de la salle en résolvant les problèmes leur permettant de franchir chacune des pièces et cela durant 30 minutes. À l’issue de la phase de jeu collaboratif, les participants complétaient sur ordinateur les 4 questionnaires. Le but de l’expérience leur était ensuite expliqué, et ils recevaient leur rémunération.

3. Résultats

Quatre dyades ont été exclues des analyses. Une dyade possédait un niveau de maîtrise des jeux vidéo trop faible et est restée bloquée au tout début de la première salle. Une dyade a été exclue à cause d’un dysfonctionnement du jeu. Après l’expérience, il était explicitement demandé aux participants dans quelle mesure ils avaient cru aux feedbacks biaisés. Tous les participants ont répondu avoir cru aux feedbacks à l’exclusion de deux dyades pour lesquelles au moins l’un des participants a révélé avoir compris que les feedbacks fournis étaient biaisés. Ces deux dyades ont donc été exclues des analyses.

3.1. Effet des feedbacks biaisés sur les émotions ressenties (Q1)

D’un point de vue descriptif, le tableau 1 montre l’intensité moyenne de chacune des émotions considérées pour chaque condition expérimentale (moyenne la plus haute en gras, la plus basse en italique). Les intensités rapportées des émotions négatives et désactivantes (ennui, désespoir, tristesse et déception) apparaissent systématiquement les plus élevées dans la condition Contrôle bas/Valeur basse et les plus basses dans la condition Contrôle haut/Valeur haute.  Les intensités de la plupart des émotions positives et activantes (en l’occurrence ici plaisir, fierté et gratitude) apparaissent, quant à elles, les plus élevées dans la condition Contrôle haut/Valeur haute. Ce n’est cependant pas le cas dans la condition Contrôle bas/Valeur basse où ces émotions ne sont pas systématiquement les moins ressenties. Enfin, les intensités maximales des émotions négatives activantes et positives désactivantes sont réparties de façon plus équilibrée entre les différentes conditions.

Tableau 1 • Intensité des émotions positives (activantes et désactivantes) et négatives (activantes et désactivantes) dans les différentes conditions expérimentales

Si le plaisir apparaît être l’émotion la plus fortement ressentie dans toutes les conditions à l’exception de la condition Contrôle bas/Valeur basse, où elle est légèrement devancée par la frustration, on peut toutefois noter des patterns émotionnels assez différenciés en dehors de cette émotion dans chacune des conditions expérimentales (voir figure 2). Dans cette figure, les émotions positives et activantes sont représentées en vert, les émotions positives et désactivantes en bleu, les émotions négatives et activantes en rouge et les émotions négatives et désactivantes en violet ; les émotions dont l’intensité est proche ont été regroupées dans les mêmes bulles.

De manière générale, les conditions où le contrôle est bas sont caractérisées par une dominance de frustration. Les conditions où le contrôle est haut sont quant à elles caractérisées par une dominance de joie et de satisfaction. En outre, les conditions où la valeur est haute semblent se distinguer de celles où la valeur est basse par l’émergence d’émotions négatives et désactivantes (déception et désespoir). Ainsi, la joie, l’espoir et la satisfaction semblent remplacer la déception, le désespoir et la relaxation quand le contrôle est bas mais que la valeur augmente, malgré un niveau de frustration maintenu élevé de part et d’autre. La fierté quant à elle, semble remplacer la déception quand le contrôle est haut mais que la valeur augmente. Enfin, la condition Contrôle (sans feedback) semble révéler un pattern intermédiaire entre les conditions Contrôle bas/Valeur basse et Contrôle haut/Valeur haute, avec une prédominance de joie et d’espoir mêlées à de la frustration et de la relaxation.

Figure 2 • Patterns émotionnels représentant les 5 émotions les plus intensément ressenties dans chaque condition expérimentale

D’un point de vue inférentiel, une série d’ANOVA à un facteur a été conduite afin de comparer l’effet du facteur expérimental sur l’intensité rapportée des émotions d’accomplissement. Un test de Levene d’homogénéité des variances a été réalisé pour chacune des variables dépendantes considérées. Ces tests se sont avérés tous non significatifs à l’exception du test concernant l’émotion fierté, F(4,66) = 2.65, p = .04. Un test non-paramétrique de Kruskal-Wallis a donc été réalisé dans ce cas. Un effet significatif global a seulement été retrouvé pour l’émotion de honte, F(4, 66) = 4.95, p = .001, eta2 = 0.22. La comparaison post hoc montre que l’intensité moyenne de la honte dans la condition Contrôle bas/Valeur basse (M = 3.58, ET = 1.97) est significativement supérieure à celles observées dans les conditions Contrôle bas/Valeur haute (M = 2.25, ET = 1.29), Contrôle haut/Valeur basse (M = 1.41, ET = 0.66), Contrôle haut/Valeur haute (M = 1.5, ET = 0.89) et sans feedback (ou condition Contrôle : M = 2.12, ET = 1.70).  

3.2. Corrélations entre les émotions rapportées, les processus collaboratifs socio-cognitifs et la performance du groupe (Q2)

3.2.1. Processus collaboratifs socio-cognitifs

Une analyse de corrélation a été effectuée entre l’intensité des émotions d’accomplissement (moyenne de l’intensité rapportée des deux participants de la dyade) et la fréquence rapportée de l’utilisation des processus socio-cognitifs (moyenne de la fréquence rapportée des deux participants de la dyade) pour chaque condition expérimentale. Un test de permutation pour corrélations multiples a été effectué et seules les corrélations dont la valeur p est inférieure au seuil .05 sont rapportées ici. Les émotions n’entretenant aucune corrélation avec les processus collaboratifs ne sont pas rapportées pour des raisons de lisibilité.

3.2.1.1. Contrôle bas/Valeur basse

Comme présenté dans le tableau 2, c’est dans cette condition que le nombre de corrélations significatives entre les émotions et les processus socio-cognitifs perçus est le plus important (16) ; 7 émotions et 5 processus sont concernés ici. C’est également dans cette condition que les corrélations sont les plus fortes (entre .51 et .86). Parmi les 7 émotions, 6 sont positives et entretiennent des relations positives avec la qualité perçue de la collaboration. La fierté et la satisfaction s’avèrent toutes deux les plus corrélées avec les processus socio-cognitifs (corrélations les plus fortes avec 5 des 6 processus étudiés). Le processus de maintien d’une compréhension partagée est quant à lui le plus corrélé avec les émotions. Par ailleurs, la déception est la seule émotion négative qui soit significativement et négativement corrélée avec deux processus socio-cognitifs, à savoir rechercher un consensus et maintenir une compréhension partagée.

Tableau 2 • Corrélations entre les émotions et les 6 processus socio-cognitifs étudiés dans les différentes conditions expérimentales

3.2.1.2. Contrôle bas/Valeur haute

Contrairement à la condition précédente, les corrélations significatives entre les émotions et les processus collaboratifs perçus sont beaucoup moins nombreuses (6) (Tableau 2). Trois émotions activantes, dont 2 négatives, sont concernées ici et sont positivement corrélées avec 4 processus socio-cognitifs perçus. Il est à noter que ces 3 émotions – plaisir, frustration et anxiété – sont différentes de celles qui corrèlent avec les processus collaboratifs dans la condition Contrôle bas/Valeur basse. Ainsi, la frustration est corrélée avec la recherche d’un consensus, la transactivité (construire sur les contributions du partenaire) et la gestion de la tâche. L’anxiété est également corrélée avec la transactivité et la mise en commun des informations. Enfin, le plaisir est la seule émotion positive qui corrèle avec la perception que les participants ont de leur collaboration et en l’occurrence des processus qu’ils mettent en œuvre pour partager des informations.

3.2.1.3. Contrôle haut/Valeur basse

Cette condition est quasiment équivalente à la condition Contrôle bas/Valeur haute en termes de nombre de corrélations significatives (5), de nombre d’émotions (3) et de processus socio-cognitifs perçus concernés (4) (tableau 2). Ces derniers sont toutefois uniquement corrélés à des émotions positives – espoir, joie et satisfaction – lesquelles sont différentes de celles observées dans la condition Contrôle bas/Valeur haute. Il est également à noter que parmi ces 3 émotions, l’espoir est la seule qui n’entretient pas de relation avec les processus collaboratifs dans la condition Contrôle bas/Valeur basse. L’espoir semble donc jouer ici un rôle prépondérant en corrélant positivement avec la recherche du consensus, la transactivité et la mise en commun des informations. De façon intéressante, la satisfaction apparaît négativement corrélée avec la gestion du temps. Les émotions négatives ne montrent ici aucune corrélation significative avec les processus socio-cognitifs.

3.2.1.4. Contrôle haut/Valeur haute

Cinq corrélations significatives, toutes positives et concernant 3 émotions positives (dont 2 activantes et une désactivante, à savoir l’espoir, la fierté et le soulagement) et 4 processus socio-cognitifs perçus, sont observées ici. L’espoir est l’émotion commune aux conditions Contrôle haut/Valeur basse et Contrôle haut/Valeur haute. L’espoir est corrélé avec la transactivité, la fierté avec la gestion de la tâche et du temps, le soulagement avec la gestion du temps et la mise en commun des informations. Dans cette condition également, aucune émotion négative n’entretient de relations significatives avec les processus collaboratifs.

3.2.1.5. Contrôle (sans feedback)

Comme présenté dans le tableau 2, seule l’anxiété, qui est une émotion activante, corrèle avec la transactivité dans cette condition.

3.2.2. Performance

L’analyse des corrélations (tableau 3) indique que les émotions positives sont positivement corrélées avec la performance réelle du groupe, des corrélations négatives étant observées avec les émotions négatives. L’ennui, désactivante (dans la condition Contrôle bas/Valeur basse) et la frustration, activante (dans la condition Contrôle bas/Valeur haute) sont les seules émotions négatives corrélées négativement avec la performance. Par ailleurs, le soulagement et la satisfaction, toutes deux désactivantes, sont très fortement et positivement corrélées avec la performance dans les conditions Contrôle bas/Valeur basse (soulagement) et Contrôle haut/Valeur basse (satisfaction). La condition Contrôle haut/Valeur basse est la seule où la performance corrèle avec les émotions activantes de plaisir et de joie. La gratitude, également activante, n’intervient que dans la condition Contrôle haut/Valeur haute. Dans la condition Contrôle (sans feedback) enfin, seule l’émotion activante de fierté entretient un lien positif avec la performance.

Tableau 3 • Corrélations entre les émotions et la performance réelle de groupe dans les différentes conditions expérimentales *

4. Discussion

Dans le contexte de la résolution collaborative de problème médiatisée par ordinateur, cette recherche visait à rendre compte de la façon dont des feedbacks biaisés destinés à influencer l’évaluation subjective de l’activité collaborative en termes de contrôle et de valeur peuvent moduler l’intensité des émotions d’accomplissement ressenties. Il s’agissait également d’explorer les relations entre ces émotions, la perception des processus socio-cognitifs mis en œuvre et la performance du groupe.

4.1. Les émotions ressenties reflètent des stratégies de régulation émotionnelle distinctes

Il apparaît des différences d’intensité rapportée des émotions notables sur le plan descriptif. L’analyse des patterns émotionnels des 5 émotions les plus ressenties dans les différentes conditions expérimentales révèle que le jeu semble générer avant tout du plaisir, quelques soient les feedbacks. Mis à part cette émotion, la frustration semble intervenir de façon plus intense lorsque le feedback de contrôle est bas plutôt que haut alors que la déception semble intervenir plus fortement quand la valeur est basse plutôt que haute. Ces différents patterns semblent également pouvoir mettre au jour différentes stratégies de régulation émotionnelle. Par exemple, dans la condition Contrôle bas/Valeur basse, une intensité similaire est rapportée pour la relaxation et le désespoir. On peut ainsi imaginer que dans cette condition, ces émotions puissent distinguer les participants déçus mais se faisant une raison de cet état de fait, et qui ainsi se relâchent, de ceux qui voient la situation comme désespérée. De façon similaire, dans la condition Contrôle bas/Valeur haute, on peut également penser que certains participants éprouvant de la joie puissent être simplement satisfaits puisque la récompense espérée est haute, alors que d’autres éprouvent davantage l’espoir d’améliorer leur contrôle sur la tâche. Des analyses complémentaires permettront de vérifier si ces patterns distinguent effectivement certains participants.

D’un point de vue inférentiel, seule l’émotion de honte s’avère significativement plus ressentie dans la condition Contrôle bas/Valeur basse que dans les autres conditions. L’hypothèse H1 n’est donc que très partiellement validée. Si le Tableau 1 montre bien que certaines émotions sont plus ou moins fortement ressenties selon le groupe expérimental, les différences s’avèrent trop faibles pour que l’analyse inférentielle le confirme. Un nombre plus important de participants par groupe expérimental aurait sans doute pu permettre de valider plus largement l’hypothèse H1.

4.2. Les émotions ressenties reflètent la mise en jeu de processus socio-cognitifs distincts

Toutefois, des différences sont retrouvées entre les différents groupes expérimentaux concernant les corrélations entre émotions, processus socio-cognitifs perçus et performance. C’est dans la condition qui pourrait être perçue comme la plus défavorable par les participants, à savoir la condition Contrôle bas/Valeur basse, que beaucoup d’émotions, principalement positives, corrèlent fortement avec différents processus socio-cognitifs. Dans cette condition particulièrement défavorable, le fait de ressentir des émotions positives, en l’occurrence de la fierté et de la satisfaction, pourrait s’accompagner de la mise en œuvre de processus comme le maintien d’une compréhension partagée ou de la transactivité (construire sur les contributions du partenaire) reconnus comme étant déterminants dans le succès de la collaboration. A contrario, ressentir de la déception pourrait décourager les collaborateurs à élaborer un terrain commun et un espace de négociation. Ce résultat amène à poser l’hypothèse que la capacité collective à réévaluer positivement une situation d’apprentissage négative (donc à éprouver davantage d’émotions positives concernant l’accomplissement de la tâche) pourrait s’avérer essentiel à l’établissement et au maintien d’échanges collaboratifs efficaces. A contrario, un échec du groupe à réévaluer positivement une tâche négative (augmentation de la déception) pourrait conduire à une diminution des échanges collaboratifs. Par ailleurs, et au contraire de toutes les autres conditions, il semble exister un lien particulièrement prégnant entre le ressenti de certaines émotions positives ou négatives et la perception de la mise en jeu du processus de maintien de la compréhension partagée, c’est-à-dire d’échanges visant à comprendre son collaborateur et à se faire comprendre de lui. Enfin, le soulagement et l’ennui semblent être les émotions les plus prédictrices de la performance finale du groupe bien qu’elles ne semblent pas intervenir dans la perception des processus socio-cognitifs.

La condition Contrôle bas/Valeur haute diffère significativement de la précédente. Dans ce cas, ce sont cette fois-ci deux émotions négatives et activantes, à savoir la frustration et l’anxiété qui sont positivement associées de façon prédominante à la perception de la mise en œuvre de processus socio-cognitifs cruciaux pour la collaboration. Concernant ces émotions, la littérature rapporte que la frustration est généralement ressentie dans une tâche non suffisamment contrôlable (Pekrun, 2006) ou lorsqu’aucun plan n’est disponible pour résoudre le problème (Lehman et al., 2012). Cette émotion aurait également tendance à réduire la coopération, diminuer la mémoire de travail, l’attention, la créativité ou encore la recherche de stratégies efficaces (Lehman et al., 2012). L’anxiété, par ailleurs, diminuerait les performances cognitives mais augmenterait les tendances affiliatives (Fredrickson et Branigan, 2005). Ce dernier résultat semble être cohérent avec le fait que les groupes les plus anxieux sont également ceux qui utilisent davantage les propositions de leur partenaire (transactivité) et partagent davantage les informations pertinentes à la résolution de la tâche. La tendance à rechercher et à utiliser davantage les conseils donnés sous l’effet de l’anxiété a été rapportée dans la littérature (Gino et al., 2015). Le résultat concernant la frustration, cependant, semble à première vue contradictoire avec ceux provenant de la littérature. Dans la présente étude en effet, la frustration est positivement corrélée avec la perception de la mise en jeu de processus comme la gestion de la tâche, la transactivité et la recherche d’un consensus. Dans cette situation particulière où la récompense espérée est haute, mais la maîtrise du jeu basse, le fait de ressentir de la frustration s’accompagne d’un renforcement de ce type d’échanges collaboratifs, lesquels pourraient apparaître comme un moyen d’améliorer la maîtrise du jeu afin d’éviter la diminution de la récompense espérée. Toutefois, la frustration s’avère négativement corrélée avec la performance du groupe. Il semble ainsi exister une contradiction apparente entre une augmentation de l’intensité de la frustration corrélée d’une part à une augmentation de la qualité perçue de la collaboration et de l’autre à une diminution de la performance réelle du groupe. Une hypothèse pourrait être que cette émotion pousse les participants à surévaluer la fréquence ou la qualité réelle avec laquelle ils ont mobilisé les processus collaboratifs en question.

Dans la condition Contrôle haut/Valeur basse, l’émotion associée à la mise en œuvre perçue des processus comme la mise en commun des informations, la transactivité et la recherche d’un consensus est l’espoir. Dans cette condition, le fort contrôle perçu sur la tâche pourrait au contraire de la condition précédente, entretenir l’espoir d’une récompense espérée haute, même si celle-ci s’avère faible au moment de la présentation du feedback biaisé. Ainsi, plus les participants auraient l’espoir d’une récompense haute, plus ils s’engageraient dans la mise en œuvre d’échanges socio-cognitifs. De façon intéressante, on peut noter que dans cette condition, ressentir de la satisfaction s’accompagne d’une perception moindre de la gestion du temps bien que cette même émotion soit positivement corrélée à la performance du groupe. On peut rapprocher ce résultat de celui relatif à l’état de flow, état de bien-être et de performance optimale observé dans des situations où les individus ont le sentiment de contrôler totalement leurs actions et dont la distorsion du temps est l’une des conséquences (Csikszentmihalyi, 2014). Tout comme la satisfaction, le plaisir et la joie, toutes deux activantes, semblent également être des émotions fortement prédictrices de la performance du groupe dans cette condition.

Dans la condition Contrôle haut/Valeur haute, les émotions associées à la mise en œuvre perçue des processus socio-cognitifs, à savoir l’espoir, la fierté et le soulagement, sont celles prédites par la théorie Contrôle-Valeur de Pekrun (2006) dans les situations où les apprenants sentent qu’ils ont un certain contrôle et accorde une grande valeur à ce qu’ils font. Dans cette condition, la certitude du succès de la tâche, tant en termes de contrôle sur la tâche qu’en termes de récompense espérée, est forte ce qui peut expliquer que les émotions impliquées soient toutes positives et positivement corrélées à la perception de la collaboration. Deux de ces émotions, à savoir la fierté et le soulagement, sont également fortement et positivement corrélées à la performance du groupe, cela avec la gratitude et la satisfaction.

Enfin, les résultats concernant la condition Contrôle (sans feedback) révèle une quasi-absence de corrélation entre les processus collaboratifs perçus et les émotions. Seule l’anxiété s’avère positivement corrélée avec le processus de transactivité dans cette condition. Ce résultat laisse à penser que dans les autres conditions, les corrélations observées entre les émotions et la perception de la qualité de la collaboration ont bien pour antécédents les feedbacks d’accomplissement biaisés. En l’absence de feedback concernant leur niveau d’accomplissement, les participants pourraient ressentir de l’anxiété qui pourrait les inciter à renforcer la qualité de leurs échanges.

L’hypothèse H2 (relation entre émotions et qualité perçue de la collaboration) est donc également partiellement validée.

4.3. Les émotions positives plus impliquées que les émotions négatives

Mis à part la frustration et l’anxiété, ce sont bien des émotions positives qui corrèlent avec la perception des processus socio-cognitifs pendant le jeu. En revanche, les émotions négatives ne corrèlent pas avec ces mêmes processus. Ainsi, deux explications peuvent être proposées à ce résultat. Dans un contexte émotionnel positif, les processus socio-cognitifs pourraient être plus facilement mis en jeu, ce qui ne serait pas le cas dans un contexte émotionnel négatif. A contrario, les émotions positives pourraient influencer la perception de la collaboration, sans toutefois se traduire par un nombre plus important d’actes collaboratifs émis. Des analyses futures permettront de dissocier la perception des processus de leur mise en jeu effective au cours de la collaboration. L’hypothèse H3 (relation entre émotions et performance de groupe) est également partiellement validée. Certaines émotions positives corrèlent positivement avec la performance réelle alors que d’autres émotions négatives (en l’occurrence l’ennui et la frustration) sont corrélées négativement avec celle-ci.

5. Limites et conclusion

La présente contribution se veut apporter une compréhension plus fine du rôle des émotions sur les comportements collaboratifs dans le domaine de la résolution de problème en situation médiatisée (à distance via une interface de jeu partagée). Globalement, les résultats mis au jour ici montrent que des feedbacks d’accomplissement de la tâche différenciés amènent à l’établissement de liens préférentiels entre certaines émotions et la perception par les participants de la mise en jeu de certains processus collaboratifs de type socio-cognitifs. Selon les feedbacks fournis aux participants, certaines émotions seront également plus à même de prédire la performance du groupe.

L’expérience proposée ici présente toutefois plusieurs limites. Premièrement, bien que plusieurs précautions méthodologiques aient été prises afin de garantir la prise en compte des feedbacks par les participants et de maximiser leur croyance en la véracité de ceux-ci, il peut subsister un conflit entre le contrôle réel sur la tâche tel qu’il est perçu par le participant et tel qu’il est donné par le feedback. Deuxièmement, le profil des joueurs, selon qu’ils soient davantage motivés intrinsèquement (but de maîtrise) ou extrinsèquement (but de performance) pourrait influencer la prise en compte des feedbacks par les participants et demanderait à être évalué pour permettre une meilleure mise en perspective des résultats. Enfin, on peut penser que la perception subjective de la qualité de leur collaboration n’est pas totalement corrélée à la qualité réelle de la collaboration. Des phénomènes de préservation de l’estime de soi ou l’état émotionnel du moment peuvent en effet biaiser la perception et le jugement de ce que les participants ont réellement fait. L’encodage et la classification de l’ensemble des échanges verbaux sont en cours afin d’apporter une réponse à cette question.

Nombre de questionnements s’avèrent également en suspens. Par exemple, le caractère exploratoire de cette étude ne permet pas de fournir des explications convaincantes concernant le lien privilégié de certaines émotions avec certains processus socio-cognitifs. L’approfondissement de ce lien causal (entre les émotions ressenties et les actes de collaboration qui en découlent) pourrait permettre 1) de mieux comprendre comment les émotions interfèrent de façon positive ou négative sur la dynamique collaborative et 2) de développer des outils permettant l’utilisation optimisée (Mikolajczak et Quoidbach, 2009) des émotions en situations d’apprentissage et de résolution de problèmes collaboratifs.

À propos des auteurs

Sunny AVRY est doctorant à l'Université de Genève et travaille dans le cadre du projet EATMINT du Pôle de Recherche Nationale en Sciences Affectives. Ses recherches concernent le rôle des émotions sur les dynamiques collaboratives dans l’apprentissage et la résolution de problème.

Courriel : sunny.avry@unige.ch

Guillaume CHANEL est maître-assistant et chargé de cours à l’université de Genève (Computer Vision and Multimedia Laboratory et centre Suisse en sciences affectives). Ses intérêts de recherches concernent le développement de machines pouvant adopter des comportements affectifs et sociaux. Il est particulièrement intéressé par l’utilisation de mesures multimodales (signaux physiologiques, expression faciales, voix...) pour l’amélioration des interfaces hommes-machine et des interactions humaines. Il travail par exemple sur l’ajustement dynamique de jeux en se basant sur les émotions des joueurs et sur l’inclusion d’indices émotionnels et physiologiques dans les interactions sociales.

Courriel : Guillaume.chanel@unige.ch

Mireille BÉTRANCOURT est professeur en sciences de l’information et processus d’apprentissage à la faculté de psychologie et de sciences de l’éducation de l’Université de Genève, où elle dirige l’unité académique TECFA (Technologies de Formation et d’Apprentissage). Ses recherches actuelles portent sur deux axes. Le premier axe étudie l’impact de facteurs de conception des ressources numériques pédagogiques (multimédia, logiciels éducatifs, rééducation) sur les processus d’apprentissage dans une perspective cognitive et ergonomique. Le deuxième axe explore les usages des technologies numériques dans des situations de formation et d’enseignement, en documentant leurs effets (perçus et observables) et leur appropriation par les acteurs.

Courriel : mireille.betrancourt@unige.ch

Toile : http://tecfa.unige.ch/perso/mireille/

Thierry PUN est professeur au Département d'informatique et au Centre Suisse de Sciences Affectives, Université de Genève. Ses intérêts de recherche actuels se situent en informatique affective et analyse des émotions, traitement des signaux sociaux et interaction multimodale. Il est impliqué dans des projets touchant au rôle des émotions dans le travail collaboratif, au développement de jeux affectifs, à l'analyse des émotions esthétiques générées par des films, et à l'analyse des impressions créées auprès d'un humain par un personnage virtuel. Il est auteur ou coauteur de plus de 350 publications, et membre de l'Académie Suisse des Sciences Techniques.

Courriel : thierry.pun@unige.ch

Gaëlle MOLINARI est professeure assistante conjointe à l’Université de Genève (Unité TECFA centrée sur les technologies éducatives) et à la Formation Universitaire à Distance Suisse (UniDistance). Ses travaux de recherche s’inscrivent principalement dans le domaine de l’apprentissage collaboratif médiatisé par ordinateur (Computer-Supported Collaborative Learning). Elle s’intéresse actuellement à la dimension affective de l’apprentissage en situation médiatisée, notamment aux questions relatives aux émotions et à l’engagement dans les dispositifs de formation en ligne à distance. Elle travaille de concert avec des chercheurs en Informatique pour comprendre comment concevoir des EIAH affectifs.

Courriel : gaelle.molinari@unidistance.ch

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ANNEXE 1 : Questionnaire émotionnel

Lisez attentivement chacune des émotions proposées et répondez, sur l’échelle située en face, en entourant un nombre correspondant le mieux à ce que vous pensez.
Tout au long de la tâche que j’ai accomplie avec mon partenaire, avec quelle intensité j’ai ressenti les émotions suivantes lorsque j’ai reçu les différentes informations concernant la performance de notre groupe ?

ANNEXE 2 : Processus socio-cognitifs


1  L’étude a été préalablement validée par la commission d’éthique de la faculté de Psychologie et de Science de l’Education de l’Université de Genève.