Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 21, 2014
Article de recherche

Numéro Spécial
Les EPA : entre description et conceptualisation

Persister dans la conception de son environnement personnel d’apprentissage :
Contributions et complémentarités de trois théories du self (autodétermination, auto-efficacité, autotélisme-flow).

Jean HEUTTE (équipe Trigone-CIREL EA 4353, Lille1 et ESPE Lille Nord de France)

RÉSUMÉ : Cette contribution a pour objet la proposition d’un modèle sociocognitif de la persistance à développer un Environnement Personnel d’Apprentissage  (EPA) du point de vue de l’étudiant. Après avoir replacé la problématique du développement de l’EPA dans sa perspective sociotechnique, il s’agit de synthétiser les aspects essentiels de trois théories du self (cf. l’autodétermination, l’auto-efficacité et l’autotélisme - flow), en vue de mettre en exergue les complémentarités de ces trois théories pour appréhender le phénomène de la persistance, au regard du développement de l’EPA. In fine, la prise en compte de cette complémentarité ouvre des pistes originales de recherches théoriques et empiriques sur les EPA, notamment dans la perspective de mettre en lumière certains éléments constitutifs d’un environnement optimal d'apprentissage.

MOTS CLÉS : autodétermination, auto-efficacité, autotélisme – flow, environnement optimal d’apprentissage, environnements personnels d’apprentissage

ABSTRACT : This paper presents a socio-cognitive model of student’ persistence to develop a Personal Learning Environment (PLE). Following the presentation of the problematic of the PLE in its socio-technical perspective, we will endeavour to synthesize key aspects of three theories of the self (see self-determination, self-efficacy and autotelism - flow) to highlight their complementarity to better understand the phenomenon of persistence, in terms of development of the PLE. Ultimately, the inclusion of the original tracks opens complementary theoretical and empirical research on the PLE, particularly in view to highlight some elements of an optimal learning environment.

MOTS CLÉS : self-determination, self-efficacy, autotelism - flow, optimal learning environment, personal learning environment

Introduction

En 1377, à l’époque du Moyen-Âge de la société occidentale, l’historien, père de la sociologie, Abd al-Rahmân Ibn Khaldûn écrivait « le développement des connaissances et des compétences est atteint par la discussion, l’apprentissage collectif et la résolution des conflits cognitifs par le co-apprentissage1 ». Depuis la nuit des temps, de l’arbre à palabre au Massive open online course (MOOC), la construction et la diffusion sociale des connaissances est un des éléments qui fondent l’humanité via l’activité humaine. En tant que tel, ne serait-ce que de part la façon dont il est nommé, l’environnement personnel d'apprentissage (EPA) est résolument au coeur de nombreuses tensions qui concernent la dimension psychosociale de l’individu : entre le personnel et le collectif, entre environnements /espaces privés et environnements /espaces de partage, entre individu et communautés...

Dans cette perspective, empruntant à Carré (Carré, 2005), sa définition de l’apprenance, nous définissons une communauté d’apprenance comme étant une « communauté favorisant l’émergence, la croissance et/ou le maintien d’un ensemble stable de dispositions affectives, cognitives et conatives, favorables à l’acte d’apprendre, dans toutes les situations formelles ou informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite » (Heutte, 2013), p. 122. L’étude des communautés d’apprenance participe à une meilleure compréhension du déploiement de l’écologie de l’apprenance. Dans cette perspective, la construction d’un EPA par l’étudiant2 contribuerait à outiller (idéalement à fluidifier) l’articulation entre des  niveaux de réflexivité individuels et/ou collectifs entre des espaces personnels, partagés et/ou publics.

Cet article a pour objectif principal la proposition d’un cadre théorique pour l’analyse de l’EPA en tant qu’élément constitutif de l’environnement optimal d’apprentissage de l’étudiant, dans une perspective sociocognitive. La proposition est argumentée en trois parties.

La première partie souhaite éclairer certaines caractéristiques de l’EPA qui nécessitent de le penser en tant qu’outillage (à la fois processus et produit) d’une alternance entre des épisodes autodidactiques réflexifs (Cyrot, 2007) ; (Cyrot, 2009) et des temps de médiation ou d’étayage en interaction avec des autres, via des communautés d’apprenance et/ou des institutions. Cette préoccupation conduit à s’interroger sur l’importance de la part des autres dans l’agentivité de l’apprenant, notamment dans sa persistance à vouloir s’outiller pour pouvoir comprendre : seul... mais jamais vraiment sans des autres...

La deuxième partie souhaite mettre en évidence l’importance de certains déterminants de la persistance à vouloir comprendre avec des autres, en tant que « moteur » du processus de conception d’un EPA du point de vue de l’apprenant. Elle synthétise les aspects essentiels de trois théories du self (cf. l’autodétermination, l’auto-efficacité et l’autotélisme - flow), en vue de mettre en exergue, dans une troisième partie, les complémentarités de ces trois théories et de proposer un modèle sociocognitif pour appréhender le phénomène de la persistance, au regard du développement de l’EPA.

Enfin, nous conclurons cet article par l’ouverture sur des pistes de recherches concernant la contribution de l’EPA à la définition de l’environnement optimal d’apprentissage, ainsi que les rapprochements possible entre EPA et d’autres concepts , via une vision asiatique du knowledge management.

1. Perspective sociotechnique de l’EPA

1.1. Un environnement personnel pour mieux contribuer avec des autres : connexion postmoderne des hupomnêmata et des gymnásions.

Foucault (Foucault, 1983) a été l'un des premiers à réévaluer le rôle et l'importance des hupomnêmata (ὑπόμνημα : carnet de notes, carnet de travail, registre...) dont Sénèque, Epictète ou Plutarque notamment firent grand usage. Il s'agissait de dispositifs techniques d'écriture, organisé dans des formes diverses, évolutives, constitués principalement selon un principe d’accumulation sélective : un « environnement » personnel permettant l’enregistrement des savoirs glanés.

« Il ne faudrait pas envisager ces hupomnêmata comme un simple support de mémoire, qu'on pourrait consulter de temps à autre, si l'occasion s'en présentait. Ils ne sont pas destinés à se substituer au souvenir éventuellement défaillant, Ils constituent plutôt un matériel et un cadre pour des exercices à effectuer fréquemment : lire, relire, méditer, s'entretenir avec soi-même et avec d'autres, etc. Et cela afin de les avoir, selon une expression qui revient souvent, prokheiron, ad manum, in promptu. « Sous la main » donc, non pas simplement au sens où on pourrait les rappeler à la conscience, mais au sens où on doit pouvoir les utiliser, aussitôt qu'il en est besoin, dans l'action. Il s'agit de se constituer un logos bioèthikos, un équipement de discours secourables, susceptibles - comme le dit Plutarque d'élever eux-mêmes la voix et de faire taire les passions comme un maître qui d'un mot apaise le grondement des chiens3. Et il faut pour cela qu'ils ne soient pas simplement logés comme dans une armoire aux souvenirs mais profondément implantés dans l'âme, « fichés en elle » dit Sénèque, et qu'ils fassent ainsi partie de nous-mêmes : bref, que l'âme les fasse non seulement siens, mais soi. » (Foucault, 1983) p. 6.

Cependant, aussi personnels qu'ils soient, ces hupomnêmata ne doivent pas être compris comme des journaux intimes (cf. littérature chrétienne ultérieure4), car en tant que tels, ils ne constituent pas un récit de soi-même : « il s'agit non de poursuivre l'indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà-dit ; rassembler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi. » (Foucault, 1983) p. 8. L'écriture des hupomnêmata constitue selon Foucault un relais important dans la subjectivation du discours avant sa formalisation médiatisée, notamment via des interactions langagières avec des autres. Ainsi, bien qu’étant des « espaces personnels », les hupomnêmata ont aussi vocation à permettre de mieux préparer les conférences philosophiques, exercices littéraires ou autres joutes oratoires dans les portiques du gymnásion (γυμνάσιον : gymnase).

Via cette évocation, nous pouvons identifier quelques fonctions basiques, intemporelles et incontournables qui peuvent aujourd’hui motiver la construction d’EPA :

- se constituer un logos bioèthikos personnel (accumuler, collecter, organiser, sélectionner, trier...) ;

- s’outiller pour que cet « équipement de discours » soit facilement disponible, prokheiron, ad manum, in promptu, le plus souvent désormais accessible d’un clic (souris) ou d’un doigt (écran tactile) ;

- formaliser ce que l’on pense avoir compris via des espaces de médiatisation/publication sélectifs, selon un continuum de porosité de ces espaces, du plus strictement privé (réflexif et intime) au complètement public, en passant par différents espaces plus ou moins largement partageables avec des autruis significatifs (Mead, 1963).

L’EPA permet donc d’outiller l’alternance entre des épisodes autodidactiques réflexifs (Cyrot, 2007) ; (Cyrot, 2009) et des temps de médiation ou d’étayage en interaction avec des autres. Pour reprendre la métaphore du déploiement de l’écologie des communautés d’apprenance (Carré, 2005) ; (Heutte, 2011b), la construction de l’EPA va conforter l’écosystème (son biotope, comme sa biocénose) dans lequel Homo sapiens retiolus (c.f. Homme « qui pense en réseau ») va pouvoir « utiliser de façon raisonnée, toutes les technologies qui sont à sa disposition, notamment, pour créer de la valeur (information, connaissance et/ou savoir), en interaction avec des réseaux de pairs et d’experts, via les réseaux numériques » (Heutte, 2005) ; (Heutte, 2010).

Sans nécessairement chercher à trancher entre une conception des EPA en tant qu’assemblages de services web institutionnels, ou en tant que bricolages conçus et créés par les étudiants pour soutenir leurs apprentissages formels ou non formels, nous référant au concept d’agentivité (Bandura, 2001) ; (Bandura, 2008), nous souhaitons considérer que l’étudiant/l’apprenant est à la fois produit et producteur de son environnement d’apprentissage :

- produit, car il est tributaire des conditions institutionnelles et/ou techniques liées aux outils à sa disposition (ou institutionnellement mis à sa disposition), ce qui va nécessairement avoir un impact sur son pouvoir d’apprendre ;

- producteur, car il peut toujours détourner/déjouer/contourner les usages prescrits de ces outils, y compris par exemple pour choisir de ne pas se servir de ceux qui sont institutionnellement mis à sa disposition et d’en utiliser d’autres qui lui semblent plus pratiques (Bonfils et Peraya, 2011).

Partant du principe selon lequel la conception d’un dispositif de formation se poursuit dans l’usage qui en est fait par les apprenants (Astier et al., 2012), l’EPA n’échappe en rien aux questions concernant la porosité et la perméabilité des espaces public, privé, institutionnel (Caron et Varga, 2009) qu’il chevauche. Quelle qu’en soit la conception retenue, la tension liée à l’interconnexion entre la sphère personnelle/privée et la mise en réseau avec autrui (en tant qu’individu ou qu’institution) est clairement au cœur de l’EPA. De ce fait, la persistance du processus de construction et de révision réflexive régulière de son EPA par l’étudiant/apprenant, ne peut à l’évidence s’envisager sans la prise en compte de ses interactions avec un environnement social, lui-même lié à un contexte singulier.

1.2. Un environnement personnel connectable à des communautés

Dans le contexte d’une société dite "2.0", la capacité pour les individus, comme pour les organisations, d’identifier "qui sait quoi" et de se connecter les uns aux autres pour favoriser la création de nouvelles connaissances est devenue stratégique. Ainsi, les opportunités offertes par les réseaux numériques font la part belle aux compétences favorisant les connaissances connectives de leurs membres. De ce fait, elles bousculent les méthodes et les compétences nécessaires pour décider, pour travailler et pour comprendre "avec des autres". Elles influent aussi sur les frontières des "collectifs pour apprendre". Ce contexte offre à l’évidence un terrain pour la recherche dans le champ de l’autoformation sociale. Cette dynamique est vraisemblablement le moteur des communautés d’apprenance (cf. définition p.2).

Le passage de la notion de groupe à celle de communauté (Wenger, 2007) introduit une nuance rendant moins évidente la forme des « collectifs pour apprendre » (Heutte, 2011b). De même, le caractère formel des tâches, des pratiques ou des centres d’intérêt qui réunissent les individus, sera variable selon le type de communauté. Suivant les besoins/objectifs de son propriétaire, la construction de l’EPA consistera donc à le connecter à diverses communautés. La force du lien avec ces communautés fluctuera en fonction de ses intérêts et de ses besoins. Les différents types de communautés peuvent par ailleurs être classés selon une sorte de continuum depuis (1) celles constituées de vastes réseaux d’individus ni réellement identifiés, ni réellement choisis car ils sont principalement perçus en tant que (trans)porteurs potentiels d’information à (2) celles qui sont constituées d’individus qui sont tout à fait identifiés car clairement choisis (parfois cooptés) en tant que tel, en fonction de caractéristiques ou de compétences particulières (Heutte, 2005). Suivant le type de communauté, les contraintes fonctionnelles et techniques sont différentes : il est donc important pour les institutions souhaitant contribuer au développement d’EPA par les étudiants de bien les identifier.

Quatre types de communautés d’apprenance peuvent être distingués (Heutte, 2005) ; (Heutte, 2013) :

- Communautés d’intérêt : la dissémination de l’information.

Ce type de communauté rassemble des individus qui partagent des idées, des croyances, une cause commune ou simplement une proximité propice à l’échange. Ces communautés sont parfois implicites. Elles constituent de temps à autre des réseaux souterrains de pouvoir. Deux lois expliquent ce "pouvoir" : la loi de Metcalfe, (cité par Glider (Glider, 1993)) « l’influence d’un groupe augmente au carré du nombre de participants » ou la loi de Reed (Reed, 1999) partant du principe que les réseaux encourageant la construction de groupes qui communiquent créent une valeur qui croît de façon exponentielle avec la taille du réseau. Ces lois de croissance indiquent comment la connectivité potentielle crée la valeur d’un réseau pour ses usagers. Les communautés d’intérêt sont ouvertes, elles jouent un rôle dans la dissémination d’informations. Par ailleurs, appartenir à plusieurs communautés d’intérêt permet d’être plus réceptif aux signaux faibles annonciateurs d’innovations. Techniquement, cela se traduit par exemple par le besoin de pouvoir intégrer dans son EPA des outils de réseautage (e.g. Facebook, Tweeter, Youtube...), ainsi que des agrégateurs de flux. Cela implique aussi le cas échéant de disposer d’outils de publication permettant la syndication de contenus (cf. participation au MOOC ITYPA).

- Communautés de pratiques : l’identification des flux de connaissances.

Dans une communauté de pratique les membres s’identifient par des pratiques communes. Ils s’engagent à s’entraider, échanger de l’information, apprendre les uns des autres, construire des relations, partager leurs savoir-faire. La communauté de pratique est informelle et spontanée, mais moins ouverte qu’une communauté d’intérêt. Souvent, les individus doivent être cooptés pour en devenir membre. Ce sont essentiellement les flux de connaissances qui caractérisent les communautés de pratiques. Techniquement, cela se traduit par exemple par le besoin de pouvoir intégrer dans son EPA des alertes issues de forums (publics comme privés), mais aussi des outils de gestion de son capital social, comme ceux fournis par certains réseaux sociaux professionnel (e.g. LinkedIn, Viadeo, Xing...).

- Communautés de projet : la création collective de valeur.

Une communauté de projet est centrée sur la tâche. Le flux d’information et de connaissance y est important, mais totalement dédié au projet. Il s’agit de délivrer un rendu, un produit ou une prestation, dans un délai alloué. Les acteurs ont un rôle donné. Pour être efficace, une communauté de projet ne peut compter trop de membres. Au-delà d’une dizaine, il est généralement conseillé de créer des échelons intermédiaires. Le nombre 13 est superstitieusement souvent évoqué comme une limite à ne pas dépasser... Techniquement, cela se traduit par exemple par le besoin de pouvoir connecter son EPA à des environnements numériques de travail, des espaces de travail partageables, des outils de gestion électronique des documents, de gestion de projet (agenda partageable, gestionnaire de tâches, téléconférence...)

- Communautés épistémiques : la création collégiale de connaissances.

Une communauté épistémique est centrée sur la connaissance. Elle est constituée d'un nombre restreint de membres reconnus et acceptés, le plus souvent selon un principe de cooptation. Ces derniers travaillent sur un sous-ensemble conjointement défini de questions en lien direct avec la création de nouvelles connaissances (Cowan et al., 2000). Les membres d'une communauté épistémique acceptent de contribuer ensemble selon une autorité procédurale. Une telle autorité peut se définir comme, « un ensemble de règles ou de codes de conduite définissant les objectifs de la communauté et les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre et régissant les comportements collectifs au sein de la communauté » (Cohendet et Diani, 2003) p. 705. Cette structuration autour d’une autorité procédurale est acceptée car elle est essentielle à la création de nouvelles connaissances. Techniquement, cela se traduit par exemple par le besoin de pouvoir connecter son EPA à un système de gestion de publications collectives (workflow permettant l’édition, le commentaire, l’évaluation, la révision, la publication de contenus...).

Au-delà de ces objets communs, il convient aussi, et peut-être avant tout de garder à l’esprit que la force d’une communauté d’apprenance est liée à la force des liens qui (ré)unissent ces membres (Granovetter, 1973). Comme cela sera détaillé dans la suite de cet article, le sentiment d’appartenance sociale (lié au besoin de se sentir reconnu et accepté par des autruis significatifs) est l’un des moteurs essentiels de la persistance à vouloir contribuer avec des autres.

1.3. Un environnement personnel connectable à des institutions

Comme évoqué précédemment, en tant que tel, l’environnement d’un EPA peut être multiforme, voire très hétéroclite. Sur un plan matériel, il peut intégrer un lieu physique réel (une pièce, un bureau, un espace réservé « à soi »/préservé « pour soi »...), avec éventuellement des ouvrages et des documents divers (classés dans des étagères, selon un vrac , plus ou moins structuré en strates archéologiques...), des dispositifs « penses bêtes » (tableau, post-it®, ordinateur, accès au cloud...), des outils permettant la structuration et la médiation dans d’autres espaces (réels, comme virtuels/organisés dans une métaphore informatique), avec d’autres personnes, notamment des autruis significatifs (en présence, comme à distance). Bien entendu, qu’il soit envisagé en tant que produit, comme en tant que processus, la dynamique de la construction de son EPA par l’apprenant intéresse, ou pour le moins questionne, les institutions éducatives et les organismes de formation. Au-delà d’une problématique principalement centrée sur les outils informatiques permettant le stockage temporaire de documents, il convient désormais à l’évidence de privilégier les infrastructures et services numériques favorisant l’exploitation des flux de données et d’information entre les EPA et les espaces institutionnels, dans un écosystème aux interactions multiples, centrée autour du principe de flux persistants, activables par son propriétaire, en l’occurrence ici l’étudiant, en fonction de ses intentions et projets.

La question de l’institutionnalisation de la construction d’EPA par les étudiants dans un processus pédagogique, comme celle de ses éventuelles connexions avec des plateformes de formation ou des systèmes d’information n’est pas sans rappeler les nombreuses questions soulevées par la problématique de l’institutionnalisation des démarches du ePortfolio. Tout d’abord parce que l’EPA de certains étudiants peut parfois se limiter à un ePortfolio, mais aussi parce que l’EPA peut le cas échéant permettre de produire des ressources en vue d’alimenter un environnement institutionnel d’apprentissage, voire un système ePortfolio5.

La synthèse des recommandations d’un grand nombre d’acteurs impliqués dans des projets ePortfolio, effectuée par Heutte et Jézégou (Heutte et Jézégou, 2012) fait apparaître trois préoccupations majeures qui semblent tout à fait applicables pour les EPA :

- La première préoccupation consiste à se centrer principalement sur la démarche EPA (intégrée dans un processus pédagogique) plutôt que sur l’outil EPA (intégré dans un système d’information) en tant que tel, tout en repérant les conditions institutionnelles et éducatives permettant de soutenir cette démarche.

- La deuxième préoccupation interroge une inversion de paradigme culturellement et institutionnellement délicate : d’une logique d’enseignement plutôt centrée sur « l’activité de transmission de savoirs par les enseignants » à « une logique de construction de compétences centrée sur l’apprentissage et la construction de connaissances par l’étudiant ». En effet, la  démarche nécessite de mieux considérer autrement les acquis de la formation, au-delà des contenus des curricula, pour davantage raisonner « compétences » et valorisation des acquis de l’éducation, de la formation et de l’expérience (cf. learning outcomes). Cette inversion de paradigme, à laquelle participe la démarche EPA, peut nécessiter une formation et un accompagnement non seulement en direction des enseignants, mais aussi des étudiants. D’une manière générale, il s’agit de développer un enseignement davantage centré sur la construction de connaissances et de compétences par l’étudiant lui-même, tout en lui mettant à disposition un ensemble de ressources éducatives qu’il devra s’approprier avec l’aide de l’enseignant. Une telle évolution induit la décentration d’un enseignement régi par la logique de transmission de contenus pour s’orienter vers un modèle centré sur l’aide à l’apprentissage. Ainsi, ce déplacement traduit une mutation pédagogique à laquelle les enseignants doivent être sensibilisés, préparés et formés.

- La troisième préoccupation est liée au fait que l’EPA est un objet personnel appartenant à son auteur, en l’occurrence l’étudiant. De plus, il doit être connectable à des systèmes institutionnels d’information, de formation et de valorisation. Il s’agit de penser la malléabilité et la porosité dans l’ensemble des dispositifs techniques afin de permettre des flux d’échanges entre la personne, les entreprises, les organismes de formation dans le contexte de la formation tout au long de la vie.

La construction et la mise à jour de l’EPA est surtout et avant tout une démarche qui doit avoir du sens pour l’étudiant. On peut d’ailleurs légitimement se poser la question de savoir si l’institutionnalisation de l’EPA est réellement pertinente. En effet, le processus perdra pratiquement toute valeur éducative s’il est perçu par les étudiants comme une activité en plus (en trop ?), ou pire encore, comme une nouvelle forme de « devoir à rendre ». Trop souvent hélas, le gouffre qui sépare les intentions du dispositif pédagogique rêvé par des enseignants-concepteurs d’un dispositif qui se veut émancipateur de celui qui est vécu ou détourné par des étudiants-consommateurs d’un service dont la seule finalité perçue est la délivrance d’un diplôme est considérable. Cela conduit parfois d’ailleurs à des situations grotesques dans lesquelles les étudiants se contentent de singer les attendus des enseignants, le temps d’obtenir une note, avec l’intention de pouvoir « passer à autre chose » dès que possible6, car cette activité exigeante demande du temps et de la persistance (Gauthier et Jézégou, 2009).

Ainsi, en sus de la difficulté de maintenir la motivation des institutions et des équipes pédagogiques impliquées dans des démarches de construction et de mise à jour d’EPA par les étudiants, il convient aussi de s’interroger sur les motivations peuvent soutenir leur persistance à le mettre à jour, indépendamment d’une démarche de formation formelle institutionnalisée, mais plutôt dans le cadre de la formation « tout au long et tout au large de la vie » (Carré, 2005). Pour notre part, nous souhaitons poursuivre notre intention d’éclairer les déterminants psychosociaux de cette persistance : « seul... mais jamais vraiment sans des autres »

2. Vers un modèle sociocognitif de la persistance : éclairer la part du rapports aux autres dans l’agentivité personnelle.

Pour le profane ou le politique, la motivation apparaît comme une « baguette magique » qui permettrait de résoudre la plupart de nos soucis individuels ou collectifs contemporains. « Pourtant, ce mot si commun n’est apparu que très récemment et son usage s’est propagé seulement à partir du milieu du vingtième siècle (Mucchielli, 1981 ; Feertchak, 1996) » (Fenouillet, 2012) p. 1. L’étude scientifique de la motivation bien que relativement récente n’est pas moins foisonnante. Fenouillet (Fenouillet, 2012) s’est arrêté au nombre « magique » de 101 théories de la motivation identifiées depuis James (James, 1890) ou McDougall (McDougall, 1908) qui peuvent être considérées comme étant à l’origine des premiers travaux scientifiques sur ce que nous appelons aujourd’hui la motivation.

S’inspirant de la définition de Vallerand et Thill (Vallerand et Thill, 1993), Fenouillet introduit une nuance entre la notion de force, qui est particulièrement bien adaptée pour qualifier la motivation d’un point de vue interne, et les déterminants de cette force qui peuvent être internes ou externes, en proposant : « La motivation désigne une hypothétique force intra-individuelle protéiforme, qui peut avoir des déterminants internes et/ou externes multiples, et qui permet d’expliquer la direction, le déclenchement, la persistance et l’intensité du comportement ou de l’action. » (Fenouillet, 2012) p. 9.

Ainsi, selon Fenouillet, il est nécessaire de distinguer la motivation qui reste un hypothétique phénomène interne, de ses déterminants qui peuvent également être internes mais aussi externes. Par exemple, si la menace d’une sanction (déterminant externe) peut expliquer le changement de comportement d’un élève, elle ne caractérise pas la nature de la force (ou motivation) qui modifie le comportement. Cette sanction doit avoir un relais interne par exemple en termes de peur, de honte ou d’anxiété pour expliquer la nature de la force (ou motivation) qui entraîne le changement de comportement. « Il n’existe pas une seule forme de motivation. La motivation est avant tout un terme générique, généralement utilisé à défaut d’une spécification plus précise sur la nature exacte de la force qui produit un comportement ou une action. En fonction du contexte, d’autres termes peuvent être utilisés pour définir plus précisément la nature de cette force. Les notions telles que "but", "besoin", "émotion", "intérêt", "désir", "envie", et bien d’autres encore, peuvent être utilisées pour une description plus précise. » (Fenouillet, 2012) p. 9.

Enfin, Fenouillet (Fenouillet, 2012) p. 4 souligne que l’introduction des modèles volitionnels (Heckhausen, 1986) ; (Achtziger et Gollwitzer, 2008) ; (Gollwitzer, 1999) ; (Kuhl, 1987) installe un changement paradigmatique : la motivation ne cherche plus seulement à expliquer le comportement mais aussi la persistance de l’action. Ainsi, l’impact de la motivation ne peut donc être restreint au seul comportement, mais doit être étendu à l’action. Cette dernière peut être envisagée comme une succession de comportements. Dans cette perspective, une action ne peut persister que si elle est entretenue et entretient en retour la motivation. Quels que soient les dispositifs pédagogiques, la question des déterminants de la persistance des étudiants est récurrente. Elle encore plus vive avec l’actualité des MOOC, dispositifs généralement en mesure de perdre, peu ou prou, la moitié des étudiants chaque semaine...

Poursuivant notre perspective d’une vision de l’EPA en tant que dispositif d’apprentissage « seul... mais jamais vraiment sans des autres », nous souhaitons tenter d’éclairer la part du rapport aux autres dans l’agentivité personnelle (Heutte, 2011b), via l’étude  des contributions et complémentarités de trois théories du self (cf. l’autodétermination, (Deci et Ryan, 2002), l’auto-efficacité (Bandura, 2005) et l’autotélisme (Csikszentmihalyi, 2006)). Pour ce faire nous devons tout d’abord présenter chacune de ces théories.

2.1. La théorie des besoins psychologiques de base : clarifier les sources du climat motivationnel

Selon Laguardia et Ryan (Laguardia et Ryan, 2000) p. 284, « la théorie de l’autodétermination adopte le concept de l’eudémonie ou de la réalisation de soi comme critère d’existence de bien-être mais, de plus, elle définit explicitement ce qu’il faut entendre par la réalisation de soi et par quels processus elle est atteinte ». En effet, la TAD soutient que les humains ont des besoins psychologiques fondamentaux et que la satisfaction de ces besoins psychologiques fondamentaux est essentielle à leur croissance, à leur intégrité et à leur bien-être. Ainsi, quand ces besoins sont satisfaits, l’organisme connaît la vitalité (Ryan et Frederick, 1997, cités par Laguardia et Ryan (Laguardia et Ryan, 2000)), la congruence interne (Sheldon et Elliot, 1999, cités par Laguardia et Ryan (Laguardia et Ryan, 2000)) et l’intégration psychologique (Deci et Ryan, 1991) : comme ces besoins fournissent une grande partie du sens et des intentions sous-jacents à l’activité humaine, leur satisfaction est ainsi vue comme un but "naturel" de la vie (Deci et Ryan, 2000). La TAD « propose une psychologie sociale du bien-être psychologique » (Laguardia et Ryan, 2000) p. 284. Elle explique les conditions sous lesquelles le bien-être d’un individu est facilité au lieu d’être entravé en spécifiant quels sont les besoins psychologiques fondamentaux :

- définir le minimum requis pour qu’une personne soit en santé ;

- prescrire ce que le milieu doit fournir pour qu’elle se développe et s’épanouisse psychologiquement.

Ainsi, la TAD maintient que, d’une façon innée, l’humain tend à satisfaire trois besoins psychologiques fondamentaux, à savoir le besoin d’autodétermination, le besoin de compétence et le besoin de relation à autrui (Deci et Ryan, 2000) ; (Deci et Ryan, 2008) ; (Laguardia et Ryan, 2000).

- L’autodétermination réfère au sentiment de se sentir à l'origine ou à la source de ses actions, de sorte qu’elle est en congruence avec elle et qu’elle l’assume entièrement (deCharms, 1968) ; (Deci et Ryan, 1985). Cependant, agir de façon autodéterminée ou de façon autonome ne veut pas dire agir seul : il convient de bien distinguer l’autonomie et l’individualisme. Nous serions même tenté de dire que paradoxalement, il est presque impérativement nécessaire d’être avec d’autres pour ressentir réellement son autonomie, notamment quand il sera possible de percevoir qu’ils respectent nos choix, même s’ils ne les partagent pas.

- La compétence réfère à un sentiment d’efficacité sur son environnement (Deci, 1975) ; (White, 1959), ce qui stimule la curiosité, le goût d’explorer et de relever des défis. À elle seule, l’efficacité ne suffit pas toutefois à susciter le sentiment d’être compétent ; elle doit comprendre aussi le sentiment de la prise en charge personnelle de l’effet à produire (Laguardia et Ryan, 2000). Là encore, il est difficile de ressentir réellement sa compétence sans quelque part sa "confirmation" par d’autres. Souvent, certaines de nos compétences sont d’abord perçues par d’autres alors que nous n’en avons même pas conscience. Cette révélation, et donc le bien-être psychologique qui en découle, ne peut s’effectuer sans eux.

- Le besoin d’être en relation à autrui implique la perception de l’affiliation et le sentiment d’être relié à des personnes qui sont importantes pour soi (Baumeister et Leary, 1995) ; (Ryan, 1991). Ressentir une attention délicate et sympathique confirme alors qu’on est quelqu’un de signifiant pour d’autres personnes et objet de sollicitude de leur part.

Dans une recherche concernant l’impact du climat scolaire sur la motivation, Leroy constate que « c’est principalement via la signification que donnent les élèves à leur environnement scolaire que les comportements de l’enseignant affectent les apprentissages » (Leroy, 2009) p. 157. Ainsi, c’est au travers de la mesure de la qualité des relations interpersonnelles et du sentiment d’acceptation (entre les étudiants, comme vis à vis des enseignants) que s’appréhende notamment le sentiment d’appartenance sociale (Heutte, 2011b).

Dans nos travaux (ibid.), nous avons eu l’occasion de souligner que des trois besoins psychologiques de base, le dernier historiquement énoncé par Deci et Ryan, à savoir l’affiliation est, sans pour autant remettre en cause la complémentarité de ces trois besoins, selon nous, certainement le plus important : c’est à l’évidence celui qui est le plus "humain", peut-être tout particulièrement parce qu’il permet d’entrevoir l’impérieuse nécessité d’une part d’humanité dans l’humain. Cela trouve tout particulièrement son sens dans le contexte de la construction d’un EPA en vue de maintenir le lien avec une communauté d’apprenance. En effet, que pourrait-il y avoir de plus satisfaisant que de sentir que l’on fait partie d’une communauté qui, tout en acceptant l’éventuel l’éclectisme de certains de nos choix dans la sélection des éléments qui nous permettent de construire nos connaissances (ce qui conforte notre besoin d’autonomie), reconnait la qualité et la pertinence de la façon dont nous articulons ces éléments pour exprimer ce que nous pensons avoir compris (ce qui conforte notre besoin de compétence). Ne serions-nous pas prêt à accomplir certaines tâches, bien au-delà d’un intérêt intrinsèque personnel, juste pour s’assurer que pouvoir continuer à faire partie de cette communauté qui satisfait tous nos besoins psychologiques de base ?

2.2. L’agentivité et l’auto-efficacité : le pouvoir de croire qu’on peut

Selon Bandura (Bandura, 2001), « l'être humain n'est pas simplement l'hôte et spectateur de mécanismes internes orchestrés par des événements du monde extérieur. Il est l'agent plutôt que le simple exécutant de l'expérience. Les systèmes sensoriels, moteurs et cérébraux constituent les outils auxquels les personnes ont recours pour réaliser les tâches et atteindre les buts qui donnent sens, direction et  satisfaction à leur vie »7.

Dans cette perspective, l’agentivité peut être définie comme :

- le fait d’exercer une influence personnelle sur son propre fonctionnement et sur son environnement (Bandura, 1986) ;

- la puissance personnelle d’agir (Ricœur, 2000) ;

- le pouvoir personnel et collectif d'agir (Nagels, 2005)

Le sentiment d'auto-efficacité constitue la croyance que possède un individu en sa capacité de produire ou non une tâche (Bandura, 1982) ; (Bandura, 2003). Plus grand est le sentiment d'auto-efficacité, plus élevés sont les objectifs que s'impose la personne et l'engagement dans leur poursuite (Bandura, 2003).

Selon Carré ((Carré, 2003), préface in (Bandura, 2003) p. IV), « d’après Bandura, le système de croyances qui forme le sentiment d’efficacité personnelle est le fondement de la motivation et de l’action, et partant, des réalisations et du bien-être humains. Comme il l’indique régulièrement, avec une clarté et une force de conviction rares, « si les gens ne croient pas qu’ils peuvent obtenir les résultats qu’ils désirent grâce à leurs actes, ils ont bien peu de raisons d’agir ou de persévérer face aux difficultés »

Les croyances d’auto-efficacité des élèves et des étudiants sont positivement associées à l’acquisition directe des apprentissages et à la réussite scolaire (Bandura, 2003) ; (Leroy, 2009), mais également via la préférence pour des tâches présentant un certain niveau de nouveauté. « Ainsi, plus l’élève aura confiance en sa capacité à exécuter les tâches scolaires, plus il s’orientera vers des activités qu’il perçoit comme des défis personnels. On voit en cela que les élèves possédant de fortes perceptions d’efficacité n’hésitent pas à exprimer des aspirations surpassant leur niveau actuel de réussite et se disent prêts à faire des efforts pour dépasser leurs performances habituelles (Bandura, 2008). Cette vision optimiste quant aux capacités scolaires s’avère ainsi une condition nécessaire à l’utilisation de stratégies d’apprentissage considérées comme adaptatives en contexte scolaire. » (Leroy, 2009) p. 158.

Le sentiment d'auto-efficacité est un construit multifactoriel. Bandura (Bandura, 2003) établit une distinction entre les résultats tangibles et les attentes d'efficacité, de telle sorte que les gens peuvent croire que certaines actions vont produire certains résultats (attentes de résultats), mais s'ils ne se sentent pas capables d'exécuter ces actions, ils ne pourront ni les initier ni persister à les accomplir (attentes d'efficacité).

Nous inspirant des propos de Bandura (Bandura, 1986), nous estimons que « l’auto-efficacité (personnelle comme collective) renvoie aux jugements que les personnes font à propos de leur(s) capacité(s), personnelle(s) comme collective(s), à organiser et réaliser des ensembles d’actions requis pour atteindre des types de performances attendus, mais aussi aux croyances à propos de leurs capacités à mobiliser la motivation, les ressources cognitives et les comportements nécessaires pour exercer un contrôle sur les événements de la vie » (Heutte, 2011b) p. 91. Ces croyances constituent le mécanisme le plus central et le plus général de l’agentivité.

Selon Fontayne (Fontayne, 2007), le sentiment de contrôle que les personnes développent à propos des évènements qui jalonnent leur vie est en grande partie influencé par leur perception d’efficacité. Les croyances d’efficacité se construisent à travers différents processus cognitifs individuels qui exercent une influence unique sur le sujet : les expériences de maîtrise, les expériences vicariantes, les persuasions sociales, les états physiologiques et émotionnels (Bandura, 1997).

La théorie sociale cognitive étend le concept d'agentivité humaine jusqu'à l'agentivité collective (Bandura, 1997). La croyance qu'ont les gens de pouvoir produire collectivement des résultats souhaités est une composante essentielle de l'agentivité collective. Les réussites des groupes ne sont pas seulement générées par le partage des intentions, du savoir et des compétences de ses membres, mais également par la synergie des dynamiques interactives et coordonnées qui caractérisent leurs transactions. Étant donné que la performance collective d'un système social implique des dynamiques transactionnelles, l'efficacité collective perçue est une propriété émergente au niveau du groupe ; elle n'est pas simplement la somme des croyances des individus en leur efficacité. Cela dit, il n'existe pas d'entité émergente qui opèrerait indépendamment des croyances et des actions des individus qui composent le système social. Ce sont les personnes qui agissent conjointement à partir de croyances partagées, non pas un esprit de groupe désincarné qui réfléchit, vise des résultats, se motive et régule son action à cette fin. Les croyances d'efficacité collective servent des fonctions semblables à celles du sentiment d'efficacité personnelle et fonctionnent au travers de processus tout à fait analogues (Bandura, 1997). Des études empiriques en provenance de divers champs de recherche confirment l'impact de l'efficacité collective perçue sur le fonctionnement du groupe (Bandura, 2000). D'autres études ont examiné les effets qu'exercent des croyances d'efficacité collective développées naturellement sur le fonctionnement de divers systèmes sociaux. Dans leur ensemble les résultats montrent que plus l'efficacité collective perçue est forte, plus les aspirations d’un groupe et son investissement dans ses projets sont élevés, plus il résiste face aux obstacles et aux revers, meilleurs sont son moral, sa résilience face au stress et ses performances.

Dans le contexte de la construction d’un EPA au sein d’une communauté d’apprenance, les expériences vicariantes (notamment le fait de pouvoir observer les réussites des pairs dans la maîtrise des outils), la multiplication des occasion d’expériences de maîtrise (de part la diversité et la sophistication incrémentale des activités à accomplir), les persuasions sociales (notamment encouragements des enseignants), peuvent provoquer des états physiologiques et émotionnels qui vont contribuer à renforcer le sentiment d’efficacité personnelle comme collective. 

2.3. L’autotélisme : l’émotion de l’expérience optimale (état de flow)

Dans les années 1970, au cours de ses études doctorales, le psychologue hongrois Csikszentmihalyi étudie plus particulièrement ce que ressentent de nombreuses personnes (artistes, sportifs, joueurs d’échec...) qui consacrent beaucoup de temps et d’énergie à des activités pour le simple plaisir de les faire sans recherche spécifiques de gratifications conventionnelles comme l’argent ou la reconnaissance sociale. Ainsi progressivement, Csikszentmihalyi (Csikszentmihalyi, 1990) identifie les conditions de l’expérience optimale liée à un état psychologique subjectif spécifique qu’il appelle "flow". Le flow se manifeste souvent quand il y a perception d’un équilibre entre les compétences personnelles et les exigences de la tâche (la "demande" (Engeser et Schiepe-Tiska, 2012)). En contexte éducatif, le flow est, par exemple, ressenti quand l’ensemble des actions à réaliser pour comprendre, notamment celles qui réclament une attention particulièrement soutenue, semblent "couler de source", avec une telle fluidité telle qu’à aucun moment l’apprentissage ou la compréhension ne seront interrompus par une quelconque inquiétude concernant ce qu’il faut faire pour y parvenir ou ce que les autres pourraient en penser. Bien que la définition du concept ait légèrement évoluée depuis les années 70 (pour revue voir (Heutte, 2011b) ; (Heutte et al., 2014c)), celle-ci fait actuellement l’objet d’un large consensus (Engeser et Schiepe-Tiska, 2012). Selon Nakamura et Csikszentmihalyi (Nakamura et Csikszentmihalyi, 2009), le flow est caractérisé par : (1)  concentration intense et focalisée sur l’instant présent, (2) fusion de l’action et de la conscience, (3) absence de préoccupation à propos du soi et dilatation de l'ego - épanouissement de la dimension sociale du soi, (4) contrôle de l'action (5) altération de la perception du temps et (9) bien être procuré par l’activité en elle-même (activité autotélique).

L’expérience optimale apparaît lorsqu’il y a une correspondance adéquate (un équilibre optimal) entre le défi (les exigences de la tâche) et les compétences. Par nature, l’expérience optimale exige une concentration totale de l’attention sur la tâche en cours, de sorte qu’il n’y a plus de place pour la distraction. Cette concentration va temporairement occulter les aspects déplaisants de la vie, les frustrations ou les préoccupations quotidiennes. Dans le cadre d’un apprentissage, l’expérience optimale est plus particulièrement ressentie dans les phases qui nécessitent une importante mobilisation de compétences : le flow est un état psychologique dans lequel le sujet se sent simultanément cognitivement efficace, motivé et heureux de progresser. Moneta et Csikszentmihalyi (Moneta et Csikszentmihalyi, 1996) évoquent la métaphore d’une action se déroulant sur le faîte d’un toit en pente : l’échec ou la réussite tiennent à peu de choses (incertitude/risque), cependant compte tenu de l’équilibre optimal entre le défi et ses compétences, ainsi que de son expérience, l’apprenant perçoit progressivement que l’objectif est probablement accessible. Ainsi, au cours d’une phase d’apprentissage, au fur et à mesure que l’apprenant s’aperçoit qu’il progresse dans la compréhension de ce qu’il souhaitait étudier, ce sentiment le portera et le poussera à s’appliquer de plus en plus, en lui procurant un tel bien-être, qu’il souhaitera que cette expérience (émotion liée à la perception de cette progression) se prolonge. C’est d’ailleurs pour continuer à ressentir le flow qu’il persistera dans l’apprentissage, y compris parfois en se fixant lui-même de nouveaux objectifs, afin de maintenir le sentiment de progresser sur une ligne de faîte de plus en plus haute (cf. Figure 1) : faire plus vite ou faire mieux, par exemple en optimisant ses actions ou les ressources à sa disposition.

Figure 1 •  Représentation tridimensionnelle du flow d’après(Moneta, 2012)) traduction personnelle.

L’expérience optimale entraîne des conséquences très importantes : meilleure performance (Jackson et Csikszentmihalyi, 1999), créativité, développement des capacités, estime de soi et réduction du stress (Csikszentmihalyi, 2006). Un ensemble d’études (pour revue, voir (Delle Fave et al., 2011)) apportent des résultats concourants et montrent l’importance d’autres concepts dans l’expérience du flow. Comme, par exemple, des liens positifs entre la motivation et le flow, ainsi que des liens négatifs entre le flow et l’anxiété ou le désengagement (Asakawa, 2004).

2.3.1. Le flow dans les environnements numériques

Des travaux récents font état du grand intérêt et du caractère prometteur des recherches concernant le flow dans les environnements numériques (Choi et al., 2007) ; (Pearce et al., 2005). En effet, le flow est une variable explicative très régulièrement évoquée pour comprendre les expériences positives avec les ordinateurs (pour revue, voir (Heutte, 2011b)), et plus récemment, pour ce qui concerne l'usage d'internet (Chen, 2006) ; (Novak et al., 2000). Cette théorie a notamment été utilisée afin de mieux appréhender l'absorption cognitive (Agarwal et Karahanna, 2000) pendant les activités d'exploration (Ghani, 1995); (Webster et al., 1993), de communication (Trevino et Webster, 1992), d'apprentissage (Ghani, 1995), d’utilisation de serious game (Fu et al., 2009) ; (Heutte et al., 2014c).

2.3.2. Le Flow en contexte éducatif

Un nombre grandissant de recherches s’intéressent à l’impact du flow en contexte éducatif, par exemple pour étudier la motivation des élèves de collèges (Rathunde et Csikszentmihalyi, 2005) ; (Fenouillet et al., 2014) ou dans des lycées (Peterson et Miller, 2004) ; (Fenouillet et al., 2014) ou dans des universités (Caron et al., 2014) ; (Heutte, 2011b) ; (Heutte et al., 2014a) ; (Heutte et al, 2014b) ; (Heutte et al, 2014c) ; (Heutte et al., 2014d) ; (Shernoff et al., 2003). Turner et Meyer (Turner et Meyer, 2004) ont notamment étudié l’impact du soutien et de l’étayage des étudiants par les enseignants sur le flow. Il est parfois courant d’observer dans des espaces virtuels de formation formels comme informels, des hyperconnectants enthousiastes capables de catalyser une dynamique collective positive (Heutte et Casteignau, 2006) donnant l’impression qu’ils le font sans revendication ou attente de gratification particulière : comme s’il le faisait juste pour le plaisir (Heutte, 2010). L’intérêt de ces personnes pourrait parfois juste être guidé par l’envie de vivre des temps forts collectifs pour « apprendre » et « connaître » (Heutte, 2011b).

Afin de pouvoir mieux appréhender le flow en contexte éducatif (via la construction de l’échelle de mesure EduFlow), Heutte et ses collègues (Heutte et al, 2014b) retiennent 4 dimensions : (1) l’absorption cognitive, (2) l’altération de la perception du temps, (3) l’absence de préoccupation à propos du soi, et (4) le bien-être procuré par l’activité en elle-même. Ces quatre dimensions éclairent remarquablement la persistance du comportement des apprenants en contexte de formation.

2.3.3. L’absorption cognitive : quand plus rien ne peut perturber.

L’expérience de flow est décrite par de nombreuses personnes comme un des meilleurs moments de leur vie au cours duquel les actions se déroulent avec une extraordinaire impression de fluidité, en ayant le sentiment d’être très à l’aise, sans avoir l’impression de devoir faire un effort pénible. Dans cet état, ils étaient tellement complètement impliqués dans l’activité que plus rien d’autre ne pouvait les perturber. Au-delà du plaisir lié à l’activité et de la persistance liée à l’intérêt intrinsèque pour l’activité, l’immersion totale dans l’activité est un aspect central de l’expérience de flow (Csikszentmihalyi et al., 1993) ; (Ellis et al., 1994) ; (Ghani et Deshpande, 1994) ; (Heutte et al, 2014b).

Après échanges avec Agarwal et Karahanna, et avec leur accord, nous suggérons d’en étendre et d’en revoir la définition originale (Agarwal et Karahanna 2000), pour proposer de définir l’absorption cognitive (AC) comme un état de profond engagement focalisé sur la volonté de comprendre avec, comme sans, l’usage des technologies numériques. Cet état est  «  lié à un épisode d'attention totale (expérience optimale d’apprentissage) qui ‘absorbe’ (qui focalise) entièrement les ressources cognitives au point que plus rien d'autre n’importe que de comprendre, ce qui a notamment pour conséquence immédiate que pratiquement plus rien ne peut effectivement perturber la concentration exclusivement centrée sur la compréhension » (Heutte, 2011b) p. 105. Ainsi, nous considérons l’AC comme « une focalisation exclusive, extrême et apaisante, liée à un état de concentration totale dans une activité » (Heutte, 2011b) p. 107. Trivialement, nous sommes tenté de dire, qu’à ce moment-là, le sujet "fait le vide autour de lui/est dans sa bulle", alors que le plus souvent, il serait certainement plus juste de dire que "le vide/la bulle se fait autour de lui" car, l’AC est liée à un intérêt intrinsèque "envahissant" pour l’activité et se produit à certains égards aux dépens du sujet, en dehors de sa volonté : quand le sujet est en quelque sorte pris au piège de son propre intérêt pour l’activité ! » (Heutte, 2011b) p. 105. Dans les activités induites par la motivation intrinsèque à comprendre, l’AC est l’un des éléments fondamental du rapport au savoir et de la motivation à apprendre : un état dans laquelle l’ensemble des ressources cognitives du sujet sont exclusivement mobilisées autour de la cognition (Heutte et al., 2014b).

Dans la contexte de la construction d’un EPA au sein d’une communauté d’apprenance, l’absorption cognitive va provoquer l’altération de la perception du temps (ce qui va prolonger la persistance des étudiants dans la construction et la mise à jour de leur EPA, ainsi que dans l’interconnexion avec les autres), une absence de préoccupation à propos du soi (ce qui va faciliter la demande d’explication ou d’aide en cas de manque de compétence ou d’incompréhension). Enfin, cette expérience optimale va provoquer un bien-être qui incite à augmenter le défi pour ressentir à nouveau l’état de flow. En tant que tel, un environnement d'apprentissage qui soutient le flow (l'expérience optimale) est un environnement optimal d'apprentissage (Heutte, 2014).

3. Proposition d’un modèle sociocognitif de la persistance : contribution et complémentarité de l’autodétermination, de l’auto-efficacité et de l’autotélisme.

Bien que chacune des trois théories évoquées dans les lignes précédentes contiennent une prise en compte de la dimension sociale de l’individu, en tant que telles, elles ne permettent pas réellement d’éclairer la persistance de l’étudiant à construire et à mettre à jour de son EPA, en tant que dispositif d’apprentissage personnel, mais qui ne peut se concevoir pleinement « sans des autres ». C’est dans cette dernière partie que nous souhaitons proposer un modèle sociocognitif de la persistance via les contributions et complémentarités de trois théories du self (cf. l’autodétermination, (Deci et Ryan, 2002), l’auto-efficacité (Bandura, 2005) et l’autotélisme (Csikszentmihalyi, 2006)).

D’un point de vue sociocognitif, il est en effet possible de se sentir littéralement porté par le contexte collectif, boosté par le flow et le sentiment de vivre une expérience optimale d’apprentissage, notamment du fait que nos choix sont respectés ou suivis (ce qui conforte notre besoin d’autodétermination), ainsi que par des feedbacks positifs quant à la qualité de nos contributions (ce qui conforte notre besoin de compétence (Deci et Ryan, 2000)). La conjugaison de ces besoins psychologiques de base a une incidence sur le bien-être et le sentiment d’efficacité personnelle, comme collective. Il s’agit-là de conditions essentielles à la persistance dans les efforts pour partager, acquérir et construire des connaissances, dans la mesure où elle pousse à s’impliquer bien souvent au-delà de ce qu’il est possible de réaliser seul. Ainsi, les contributions et complémentarités de ces trois théories du self offrent un cadre d’analyse pertinent pour éclairer l’implication (motivation) et la persistance (volition) de l’étudiant dans le désir de progresser, d’acquérir de nouvelles compétences, de comprendre et donc de vouloir, via le développement d’un EPA, se former et apprendre par soi-même et à certains égards pour les autres, afin de pouvoir être reconnu et accepté dans une communauté, en tant que sujet sachant. Cette expérience est si gratifiante, elle procure une telle émotion, qu’elle justifie à elle seule que ceux qui l’ont vécu (au moins une fois) se donnent parfois beaucoup de mal pour réunir toutes les conditions afin de pouvoir la revivre à nouveau. Ainsi, pouvons-nous considérer que le sentiment d’acceptation est l’un des déterminants essentiels de la persistance à vouloir s’outiller afin de pouvoir contribuer dans des communautés d’apprenance, notamment via la construction et la mise à jour de son EPA.

C’est dans le but d’éclairer la construction dynamique, de ces communautés d’apprenance que nous avons suggéré le Modèle heuristique du collectif individuellement motivé (MHCIM, cf. Figure 2) développée selon l’hypothèse que le bien-être psychologique est une des conditions du développement optimal des individus, des groupes et des organisations (Heutte, 2011b). Élaboré et validé initialement dans le cadre d’une étude impliquant plus de 700 étudiants, nous en avons envisagé l’extension pour étudier la persistance à vouloir travailler et apprendre avec des autres dans des contextes variés (Heutte, 2012). Les résultats de cette étude (Heutte, 2011b) sont conformes à tous les travaux concernant le climat motivationnel (pour revue (Tessier et al., 2006)) : ils mettent en évidence l’importance de la perception de l’affiliation sur le bien-être psychologique (Deci et Ryan, 2000), notamment que la qualité des relations interpersonnelles (QRI), tout particulièrement avec les enseignants (QRIp), est un antécédent du bien-être (FlowD4) des étudiants.

Nos résultats (Heutte, 2011b) p. 191 mettent en évidence :

- La très forte contribution de la perception de la qualité des relations interpersonnelles (QRI) au sentiment d’acceptation (ACC) que ce soit respectivement avec les enseignants ou avec les étudiants.

- La contribution des perceptions de l’affiliation avec les enseignants sur celles concernant les étudiants est plus élevée pour la qualité des relations interpersonnelles (QRI) que pour le sentiment d’acceptation (ACC).

- La contribution de la perception du sentiment d’acceptation (ACC) au bien-être (FlowD4) est plus marquée avec les enseignants qu’avec les étudiants.

La qualité des relations interpersonnelles avec les enseignant (QRIp) est pour ainsi dire le point de départ d’une sorte dynamique positive qui impacte la qualité des relations interpersonnelles entre les étudiants (QRIe), ainsi que sur leur sentiment d’acceptation avec les enseignants (ACCp) comme avec les étudiants (ACCe) et leur bien-être (FlowD4). Il apparaît ensuite (Heutte, 2011b) p. 196, d’une part (1) que le sentiment d’efficacité personnelle (SEP) des étudiants est davantage lié à la perception de la qualité des relations interpersonnelles avec les enseignants (QRIp) qu’avec les étudiants (QRIe), d’autre part (2) que le sentiment d’efficacité collective des étudiants (SEC) est davantage lié au sentiment d’acceptation par les étudiants que par les enseignants. Enfin, dans le modèle testé (Heutte, 2011b) p. 194, il apparaît que l’auto-efficacité a un pouvoir explicatif élevé (50% de la variance) de l’absorption cognitive. L’examen du niveau de signification associé aux coefficients de régression met par ailleurs en évidence que la contribution du SEC à l’absorption cognitive (FlowD1) est nettement plus importante que celle du SEP.

Ainsi, ces résultats mettent en évidence l’impact essentiel, du soutien des besoins d’appartenance sociale des étudiants par les enseignants. Il s’agit de l’une des conditions nécessaires pour qu’au sein de la communauté d’apprenance les liens entre les étudiants et leur SEC soient suffisamment forts pour induire leur absorption cognitive (FlowD1). Nous pouvons formuler l’hypothèse que l’altération de la perception du temps (FlowD2), l’absence de préoccupation à propos du soi (FlowD3), ainsi que le bien-être (FlowD4) provoqué par l’absorption cognitive (FlowD1) vont avoir un impact respectifs sur la persistance dans la création ou la mise à jour de l’EPA (du fait de la perte de la notion du temps), la qualité de l’apprentissage (du fait qu’en état de flow, faire appel à la communauté pour comprendre n’a pas d’impact sur l’ego) et l’intention de maintenir les conditions du renouvellement de cette expérience émotionnelle liée au plaisir de s’apercevoir que l’on comprend.

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Figure 2 Modèle heuristique du collectif individuellement motivé (MHCIM) : Les influences de l’affiliation, de l’auto-efficacité et du flow sur le bien-être. (Heutte, 2011a) p. 239

QRIr : qualité des relations interpersonnelles avec ceux qui sont responsables du dispositif

QRIa : qualité des relations interpersonnelles avec ceux qui travaillent ou apprennent dans le dispositif

ACCr : sentiment d’acceptation avec ceux qui sont responsables du dispositif

ACCa : sentiment d’acceptation avec ceux qui travaillent ou apprennent dans le dispositif

SEP : sentiment d’efficacité personnelle

SEC : sentiment d’efficacité collective

FlowD1 : absorption cognitive

FlowD2 : altération de la perception du temps

FlowD3 : absence de préoccupation à propos du soi / dilatation de l’ego

FlowD4 : bien-être

Ce modèle qui se veut aussi dynamique considère que la boucle volitionnelle du SEC (SEC à absorption cognitive à bien-être à SEC à absorption cognitive à bien-être à...) est pour ainsi dire alimentée par deux flux complémentaires (cf. Figure 2) :

- l’ensemble des variables qui renforcent les conditions du flow (notamment l’absorption cognitive), à savoir, le SEP et le SEC ;

- l’ensemble des variables qui renforcent les caractéristiques (les effets) du Flow (notamment le bien-être), à savoir, le sentiment d’affiliation avec ceux qui travaillent et apprennent dans le dispositif (QRIa/ACCa), ainsi qu’avec ceux qui sont responsables de l’organisation du dispositif (QRIr/ACCr).

Ces flux se combinent entre eux pour renforcer le bien-être et la persistance à vouloir contribuer avec des autres : la boucle volitionnelle du SEC serait ainsi l’un des constituants essentiels de cette spirale positive et optimale à mettre en œuvre.

La proposition du MHCIM permet d’envisager le principe d’une ingénierie de formation autotélique dont l’énergie principale est co-produite par les interactions et surtout les contributions des membres de la communauté d’apprenance. S’appuyant sur le principe de l’apprentissage en tant que participation légitime périphérique (Lave et Wenger, 1992), la prise en compte incrémentale de l’expertise des membres de la communauté peut permettre aux créateurs/concepteurs de la communauté de changer le statut des novices afin de pouvoir les intégrer progressivement, de façon incrémentale, dans des groupes en charge de la régulation de la communauté. Dans l’absolu, un système autotélique massivement multiapprenants (couplage idéal d’EPA et de communautés d’apprenance, à mi chemin entre un jeu massivement multi-joueurs en ligne et un MOOC) peut même échapper au système d’éducation formel ayant été le cas échéant à l’origine de sa conception : le système devient autopoïétique dans la mesure où il auto-produit sa propre gouvernance.

4. Eclairer certains éléments constitutifs d’un environnement optimal d'apprentissage : quelques pistes de recherches originales et prometteuses.

Reprenant le fil de nos propos, les premières pistes de recherche auxquelles nous pensons concernent plus particulièrement les EIAH. Nous avons évoqué dans la première partie de ce texte de nombreuses fonctionnalités qui nous semblaient constitutives d’un EPA en tant que dispositif d’apprentissage permettant de s’outiller pour pouvoir mieux comprendre « seul... mais jamais vraiment sans des autres... ». Cependant, nous sommes loin d’avoir cerné l’ensemble des besoins, et surtout des contraintes institutionnelles, pédagogiques et techniques. Nous avons laissé de nombreuses questions en suspend, comme par exemple : Comment résoudre la tension entre la perspective d’un EPA dont la construction et la mise à jour relèvent exclusivement de la responsabilité de l’étudiant, tout en s’assurant que cet EPA sera à la fois potentiellement connectable à des communautés d’apprenance et à des systèmes d’information, des infrastructures et services numériques institutionnels ? Quelle(s) porosité(s) et quelle(s) malléabilité(s) prévoir entre les systèmes institutionnels et l’écosystème de l’EPA ? Comment outiller la transformation d’un flux d’information en une connaissance construite et objectivée en interaction avec des autres ?

Sans minorer ces questions fondamentales concernant le biotope des communautés d’apprenance, nous souhaitions surtout attirer l’attention sur l’importance des interactions nécessaire à la persistance à vouloir comprendre « seul... mais jamais vraiment sans des autres... » : la biocénose des communautés d’apprenance. En effet, au-delà de la qualité des infrastructures numériques, nous soutenons que la persistance des étudiants dans la construction et la mise à jour de leur EPA repose en grande partie sur des déterminants psychosociaux.

Compte tenu de très nombreux relatifs échecs concernant l’introduction d’innovations sociotechniques dans les dispositifs pédagogiques, il conviendra dans un premier temps d’étudier les représentations des étudiants : Quel(s) sens donnent-ils à la construction d’un EPA ? Cette construction est-elle réellement perçue comme une occasion de développement personnel, ou plutôt comme un exercice scolaire ? Comment faire en sorte que l’étudiant soit concepteur d’un environnement qui réponde à ses besoins ? A quelles conditions est-ce possible ?

Bien entendu, l’étude de l’évolution des perceptions des enseignants offre également de nombreuses pistes de recherche : Quelles sont leurs conceptions de l’EPA ? Comment conçoivent-il l’intérêt de la construction d’un EPA par l’étudiant ? Comment prennent-ils en compte cette démarche dans leurs actes pédagogiques ? Comment les accompagner (le cas échéant, les former) pour renforcer la réussite de leurs initiatives ?

Concernant notre proposition d’un modèle sociocognitif de la persistance de la construction d’un EPA par l’étudiant, les premières pistes de recherche concernent tout d’abord l’étude de ses éventuels effets sur l’évolution de la satisfaction des besoins psychologiques de base : Les étudiants développent-ils des compétences qui les rendent plus autonomes ? Se sentent-ils académiquement/professionnellement plus compétents ? Quels sont les effets du soutien de la construction d’EPA sur la qualité des relations interpersonnelles entre étudiants comme avec les enseignants ? Les étudiants développent-ils le sentiment d’appartenance à des communautés d’apprenance ?

La théorie sociale cognitive offre des perspectives de recherche qui peuvent par exemple se center plus particulièrement sur l’auto-efficacité des étudiants, comme des enseignants : Quelle est l’évolution du sentiment d’efficacité personnelle de l’ensemble des acteurs dans l’usage des outils nécessaires à la construction de l’EPA ? Quels sont les déterminants du renforcement du sentiment d’efficacité personnelle et/ou collective des étudiants comme des enseignants ? Comment accompagner (le cas échéant, former) l’ensemble des acteurs ?

Pour sa part, l’autotélisme suggère plus particulièrement l’étude des éventuels effets de la construction d’un EPA sur le flow des étudiants : La démarche renforce-t-elle l’absorption cognitive des étudiants ? L’altération de la perception du temps prolonge-elle la persistance des étudiants dans la construction et la mise à jour de leur EPA ? L’absence de préoccupation à propos du soi favorise-t-elle l’interconnexion avec les autres ? Quels sont les liens entre les dimensions du flow et l’auto-efficacité personnelle comme collective ?

Enfin, nous souhaitons inscrire nos propos dans le champ de la psychologie positive (Seligman et Csikszentmihalyi, 2000) ; (Gable et Haidt, 2005). Dans la mesure où l’intention de la construction d’un environnement optimal d’apprentissage est de contribuer au flow (à l’expérience optimale) en contexte éducatif, cette préoccupation constitue un axe spécifiquement dédié à la recherche en psychologie positive dans le champ de l'éducation et de la formation (cf. psychologie de l'éducation positive), à savoir, selon Heutte et ses collègues (Heutte et al., 2013), l'étude scientifique des conditions et des processus qui contribuent à l’épanouissement et/ou au fonctionnement optimal :

-  des apprenants, personnels de l'éducation ou de la formation et autres acteurs de la communauté éducative ;

-  des communautés (réelles, comme virtuelles) dans lesquelles ils travaillent ou apprennent ;

-  des systèmes, organismes ou dispositifs d'éducation et de formation.

Ce triple niveau d’interrogation (individu, groupe et organisation) semble ouvrir sur de nombreuses pistes de recherches originales, prenant pleinement en compte la dimension à la fois intime et sociale de l’émotion liée au plaisir de comprendre, laissant ainsi entrevoir des rapprochements féconds entre EPA et ePortfolio (Gauthier et Pollet, 2013), elearning (Downes, 2009) ; (Jézégou, 2012a) ; (Jézégou, 2012b), gestion personnelle des connaissances (McFarlane, 2011), connectivisme (Siemens, 2005), auto-formation éducative (Poisson, 1997) ; (Jézégou, 2006) ; (Jézégou, 2008) ou encore intelligence collective (Levy, 1997).

En guise d’ouverture conclusive, nous souhaitons attirer l’attention sur la pertinence de la vision asiatique du knowledge management. Celle-ci considère en effet que les connaissances les plus stratégiques sont souvent collectives et tacites. Ainsi le "savoir qui" pourrait être encore plus stratégique que le "savoir quoi". Là où certains imaginent que pour pouvoir résoudre un problème inconnu, il suffit de "stocker la connaissance de ceux qui savent" pour maîtriser leur savoir afin de trouver la solution, d’autres préfèrent "favoriser les flux d’échanges entre ceux qui savent" et leurs faire confiance pour les laisser co-construire de nouveaux savoirs afin de trouver la solution. Cela revient à dépasser la logique des infrastructures et services, pour penser les TIC en termes de déploiement des technologies de l’intelligence collective (Heutte, 2005), au service du fonctionnement optimal des communautés d’apprenance qui composent l’organisation et ses dispositifs de travail ou de formation.

Nonaka et Konno (Nonaka et Konno, 1998) proposent ainsi un modèle de création spiralaire des connaissances (cf. Figure 3) qui intègre quatre modes de conversion du savoir selon les trois niveaux (individu, groupe et organisation) dont l’articulation permet d’entrevoir de nombreuses interactions fécondes entre EPA et communautés d’apprenance, au service de l’intérêt mutuellement bénéfique des individus, des groupes et de l’organisation dans laquelle ils travaillent ou apprennent :

- Tacite vers tacite : socialisation (entre des individus = connaissance « sympathique », liée à l’empathie) ;

- Tacite vers explicite : extériorisation (entre des individus au sein d’un groupe = connaissance « conceptuelle », liée à l’articulation) ;

- Explicite vers explicite : combinaison (entre des groupes au sein d’une organisation = connaissance « systémique », liée aux connexions) ;

- Explicite vers tacite : intériorisation (individu au sein de son groupe et de l’organisation = connaissance « opérationnelle », liée à l’incarnation).

Figure 3 Modèle de la création spiralaire des connaissances (Nonaka et Konno, 1998)) p. 43, traduction personnelle.

Cela nous permet de venir réinterroger l’environnement optimal d’apprentissage, avec un autre éclairage : celui de la logique du lieu8. Selon Nonaka et ses collègues (Nonaka et al., 2000), l’environnement optimal serait le “Ba” : un espace social partagé qui transcende les frontières cognitives, sociales ou organisationnelles en permettant la confrontation des idées pour faire émerger de nouvelles connaissances (cf. Figure 4).

La conjonction de tous ces éléments est un événement qui transforme le rapport au savoir et à la connaissance. Quant à l’émotion ressentie à ce moment-là, elle constitue l’un des moteurs de la persistance : si apprendre est rarement une partie de plaisir, comprendre (faire comprendre, se faire comprendre, être compris...) peut être totalement jubilatoire. Cette expérience est si gratifiante qu’elle justifie à elle seule que ceux qui l’ont vécu (au moins une fois) se donnent parfois beaucoup de mal pour réunir toutes les conditions afin de pouvoir la revivre à nouveau. Ainsi, est-il possible de considérer que certains (cf. l’épicurien de la connaissance (Heutte, 2010)) se régalent du savoir, de la connaissance et surtout de la compréhension (du plaisir de s’apercevoir que l’on comprend) dans un rapport presque charnel au savoir.

Figure 4 : Concept de Ba (Nonaka et Toyama, 2003 traduction Heutte(Heutte, 2014)))

A la lumière des différents éléments qui viennent d’être détaillés dans les lignes précédentes, il est possible d’ouvrir la réflexion sur ce qui semble caractériser cet écosystème. A l’évidence, l’environnement optimal d’apprentissage doit a minima permettre de conforter :

- le besoin d’autodétermination, de compétence et d’appartenance sociale de l’ensemble des acteurs ;

- leur sentiment d’efficacité personnelle, comme collective ;

- leur persistance à vouloir comprendre, apprendre et travailler ensemble, en assurant leur bien-être psychologique.

Cela revient à inventer une pédagogie de l’innovation en privilégiant une approche à la fois systémique (partant du principe que l’innovation institutionnelle est un préalable à l’acceptation de l’innovation pédagogique et/ou technologique) et socio-cognitive, pour tenter de co-construire collégialement cet environnement avec l’ensemble des acteurs : ceux qui doivent apprendre et travailler ensemble, comme ceux qui sont responsables (directement, comme indirectement) de leurs conditions de travail ou d’étude. Dans la mesure où ils favorisent un climat motivationnel de nature à renforcer le flow des apprenants (cf. Figure 2), tous ces éléments sont des variables contributives de la conception d’un environnement optimal d’apprentissage.

L’étude scientifique des conditions et des processus qui contribuent à l’émergence, la croissance et/ou le maintien d’un environnement optimal d’apprentissage ouvre de nombreuses pistes de recherche (dans des champs disciplinaires et interdisciplinaires variés) qui confortent la posture systémique de la psychologie de l’éducation positive.

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1 « ......      (sauf erreur de notre part...)

2 Dans ce document, la forme masculine est utilisée sans aucune discrimination et uniquement dans le but d'alléger le texte.

3 Plutarque, De tranquillitate, 464e. (De la tranquillité de l'âme, trad. J. Dumortier et J. Defradas, in Oeuvres morales, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des universités de France », 1975, t. VII, 1re partie, p. 98 [N.d.E.].)

4 Dans la Vita Antonii, Anastase (Anastase, 357/1989) présente la notation écrite des actions et des pensées comme un élément indispensable de la vie ascétique, de même qu’« on ne forniquera pas devant témoin [...], l'écriture remplace les regards des compagnons d'ascèse : rougissant d'écrire autant que d'être vus, gardons-nous de toute pensée mauvaise... », ainsi, « ce que les autres sont à l'ascète dans une communauté, le carnet de notes le sera au solitaire. »

5 Selon Ravet (2009), le dispositif technique ePortfolio doit être réfléchi en tenant compte de ces trois niveaux d’organisation :

- Le système de gestion de ePortfolios (SGeP) est un dispositif technique permettant à une organisation de gérer un ensemble de ePortfolios en adéquation avec le système d’information et la gestion du dispositif, telle qu’elle sera définie au préalable par l’organisation.

- Le système ePortfolio (SeP) est un ensemble de services numériques institutionnels permettant à une personne (ou une organisation) d'archiver les résultats de ses apprentissages, de les relier entre eux et à d'autres sources d'informations (autres documents, bases de données de compétences) et de publier des portfolios adaptés aux besoins d'audiences particulières. C’est également dans le SeP que s’organisent les échanges entre les acteurs (étudiants, enseignants, tuteurs, maîtres de stage, administration...).

- Le ePortfolio (eP) est un espace personnel de l’étudiant/apprenant avec un ensemble de services lui permettant d’organiser ses données.

6 Dans un établissement où en Master 1 il était proposé un temps de formation/accompagnement pour la création ou la mise à jour de son porte-feuille d’expérience et de compétence (PEC), une étudiante de répondre : “Moi je n’en ai pas besoin, le PEC je l’ai déjà, je l’ai passé l’année dernière : on n’avait pas le choix, c’était obligatoire dans mon ancien établissement...Ça prend du temps, je n’ai vraiment pas compris à quoi ça peut servir...Je me suis fais avoir une fois, ça m’a suffit...”

7 Adaptation par S. Brewer et P. Carré de l’article : Social cognitive theory : An agentic perspective, Annual Review of Psychology, 2001. 52 : 1-26, publiée dans (Carré & Fenouillet, 2008)

8 La logique du lieu (場所的論理 bashotekironri), si chère au philosophe japonais Nishida, permet de donner un sens philosophique à une certaine capacité mimétique propre à la culture japonaise, consistant notamment à se vider de son soi propre pour mieux comprendre la connaissance de l’autre

A propos des auteurs

Régulièrement missionné depuis plus de 20 ans afin de favoriser le déploiement des usages pédagogiques des technologies numériques, expert auprès du ministère de l'éducation nationale, puis de celui de l'enseignement supérieur et de la recherche français, chargé du pilotage de projets nationaux pendant une dizaine d’années, Jean Heutte est actuellement responsable de l’évaluation de la qualité des formation, des enseignements et du fonctionnement (EQFEF) de l’ESPE Lille Nord de France et chercheur permanent au sein de l’équipe Trigone du laboratoire CIREL de l’université de Lille1. Ses travaux s’inscrivent dans le champ de la psychologie de l’éducation positive, ils  sont principalement consacrés à l’étude des déterminants motivationnels de la persistance de l’apprentissage humain dans des communautés de travail ou de formation.

Adresse : équipe Trigone-CIREL EA 4353, Lille1 et ESPE Lille Nord de France, CUEEP, Cité scientifique (Bureau B6-209)
59 655 Villeneuve d'Ascq CEDEX -

Courriel : jean.heutte@univ-lille1.fr