Sciences et Technologies
de l´Information et
de la Communication pour
l´Éducation et la Formation
 

Volume 25, 2018
Article de recherche

Accompagner les politiques d’équipement des écoles rurales : l’exemple d’un dispositif d’acculturation des enseignants à l’intégration des TIC dans la pratique quotidienne

Karine AILLERIE (R&D Réseau Canopé – Université de Poitiers), Kadri KALDMÄE (R&D Réseau Canopé), Jean-François CERISIER (Université de Poitiers)

RÉSUMÉ : La présente recherche se situe dans le cadre d’un plan d’équipement des écoles primaires d’une communauté de communes rurale. Nous décrivons et analysons un dispositif d’accompagnement des 13 enseignants concernés, axé sur « des activités de scénarisation de l’enseignant par l’intermédiaire de l’environnement techno-pédagogique » (Poyet, 2015). A partir du cadre théorique de la médiation instrumentale de Peraya et des catégories d’interactions culturelles identifiées par Cerisier, nous interrogeons les modalités d’observation, d’analyse et de comparaison des postures des acteurs de l’école rurale avec le numérique, ainsi que les éventuelles transformations de ces postures.

MOTS CLÉS : politiques publiques, enseignement primaire, école rurale, pédagogie numérique

ABSTRACT : This research is part of an equipment plan for primary schools in a community of rural communes. We describe and analyze a support system for the 13 teachers concerned, focusing on "scriptwriting activities of the teacher through the techno-pedagogical environment" (Poyet, 2015). We also examine the methods of observation, analysis and comparison of the postures of the actors (teacher and student) of the rural school with the digital, as well as the possible transformations of these postures.

KEYWORDS : public policies, primary education, rural schools, pedagogical design

1. Introduction

Le contexte de cet article est celui d’une communauté de communes rurale, chargée de l’équipement informatique des écoles primaires du territoire. Les déploiements successifs, à l’échelle locale ou nationale, de technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les classes de l’enseignement primaire ou secondaire ont montré de façon générale leur caractère aléatoire en termes d’usages effectifs ou d’intégration dans les pratiques pédagogiques. Cette situation générale, qui cache en partie la diversité des pratiques réelles, tend à perdurer malgré les injonctions institutionnelles de ces dernières années et l’inscription des compétences numériques dans les référentiels scolaires (Béziat et Villemonteix, 2012). Dans le cas présent, les enseignants doivent préciser auprès des décideurs leurs besoins en équipement et formaliser un projet pédagogique afférent. Ainsi, pour l’année scolaire 2015-2016, 13 enseignants exerçant dans 7 écoles primaires de 5 communes, du CP au CM2, sont concernés. Dans ce cadre, la collectivité a également émis une demande de financement européen (FEDER) pour la conception d’un dispositif d’accompagnement des enseignants et la réalisation d’une étude sur les usages numériques en classe1.

Ce contexte constitue par ailleurs un des terrains d’étude du projet de recherche ORPPI (Towards an International Observatory of Pedagogical and Cultural Appropriation of ICT in the Rural Context: Culture and Public Policies), visant à créer les bases d’un observatoire de l’appropriation culturelle et pédagogique des TIC dans les écoles rurales tenant compte des politiques éducatives publiques. Les données françaises, ici présentées, seront ultérieurement confrontées à celles recueillies en Argentine, au Pérou et au Chili. Le projet ORPPI a en effet le double objectif de documenter les pratiques et les politiques publiques dans les 4 contextes identifiés et de nourrir et orienter ces dernières, au-delà de la simple acquisition de matériel.

Cette situation nous a amenés à formuler un double questionnement, qui est, d’une part, celui de la conception d’un dispositif d’accompagnement susceptible d’amener les enseignants à construire des scénarios pédagogiques mobilisant les technologies dans la pratique quotidienne de la classe, basés sur le travail en groupe et la production de contenus par les élèves. D’autre part, nous interrogeons les modalités d’observation, d’analyse et de comparaison des postures des acteurs (enseignants et élèves) de l’école rurale avec le numérique, ainsi que les éventuelles transformations de ces postures.

Nous exposerons tout d’abord le contexte précis dans lequel se posent ces questions avant de détailler nos choix méthodologiques en faveur de l’étude de cas. Nos critères d’analyse se basent sur le cadre théorique de la médiation instrumentale de Peraya (Peraya, 2008), enrichie des catégories d’interactions culturelles identifiées par Cerisier (Cerisier, 2016). C’est sur cette assise théorique que nos résultats seront ensuite rapportés.

2. L’école primaire rurale : enjeux liés au contexte

Les usages des TIC dans l’enseignement primaire ont fait l’objet de nombreuses études qu’il nous serait impossible ici de résumer. Ceci n’est pas non plus notre objet, insistant pour notre part sur la spécificité du contexte alliant enseignement primaire, usages pédagogiques des TIC et ruralité.

L’action pédagogique de l’enseignant du primaire est centrée sur l’acquisition de savoirs disciplinaires fondamentaux, auxquels viennent possiblement s’affilier des enseignements transversaux tels que l’éducation aux médias ou le recours aux outils informatiques. L’enseignement primaire constitue à ce titre le premier palier du B2I (brevet informatique et internet) et relève d’une perspective d’enseignement/apprentissage basée sur la validation de compétences grandement manipulatoires (Béziat et Villemonteix, 2012).

Quant au caractère rural de notre contexte, la spécificité de ce type de zone géographique est, en tant que telle, difficile à circonscrire au-delà des représentations communes d’un espace s'opposant à la ville (Alpe, 2012). Au vu des catégories actuelles, il est possible de définir notre contexte comme un territoire économique et social en périphérie et sous l’influence de la ville (Schmittsem et Goffette-Nagotsem, 2000). Au sein du système éducatif français, l’enseignement primaire en milieu rural répond toutefois de particularités organisationnelles, telles que les regroupements pédagogiques intercommunaux (RPI) qui visent l’optimisation des moyens et de la gestion administrative par la mutualisation. On peut également penser aux classes à plusieurs niveaux, à l’implication des parents dans la vie fonctionnelle de l’école ou aux enseignants assurant aussi des charges de direction. Une construction professionnelle propre à l’enseignement en milieu rural a par ailleurs été d’ores et déjà décrite (Rothenburger et Champollion, 2013). Des enjeux éducatifs particuliers sont également à noter, relatifs à un certain éloignement des grands centres culturels et économiques ainsi qu’à la dispersion des publics, pour lesquels le recours aux TIC représente une orientation majeure. Ce terrain a ainsi fait l’objet en France d’un plan d’équipement national « Ecoles Numériques Rurales » en 2009, qui a doté 6700 établissements (tableaux numériques interactifs et classes mobiles). Les équipements restent cependant insuffisants dans un grand nombre d’écoles et les pratiques numériques des enseignants demeurent fortement hétérogènes, en fonction de différents facteurs, formation initiale ou expérience personnelle notamment (Béziat et Villemonteix, 2012).

Malgré une érosion des effectifs, les écoles rurales constituent encore une part très importante du paysage éducatif français. Ce contexte est donc à la fois singulier et commun à l’échelle nationale. A ce titre, les questions qu’il suscite, quant aux politiques publiques et quant aux pratiques professionnelles avec les TIC, sont d’envergure. Des recherches sont ainsi toujours nécessaires pour rendre compte de cette diversité et concevoir des outils susceptibles de décrire ces pratiques dans toute leur complexité.

Les usages numériques domestiques des enseignants participent de cette complexité. En effet, les enseignants correspondent aux catégories de population pour lesquelles les usages numériques sont quantitativement importants et qualitativement diversifiés (Brice et al., 2015), (IPSOS, 2011). Ces pratiques ne se perçoivent pourtant que difficilement dans les usages scolaires. L’enquête nationale Profetic décrit ainsi des enseignants équipés et pratiquants, convaincus de l’intérêt potentiel des TIC pour l’enseignement, dont les usages professionnels restent timides. A ce titre l’enquête Profetic 2015, nouvellement élargie aux enseignants du premier degré, est parlante. Elle montre que (MEN, 2015, p. 7-9) :

- Les séquences d'activités avec manipulation sont pratiquées (avec régularité) par moins d'1/4 des répondants ;

- L'utilisation du numérique en vue de personnaliser l'apprentissage est répandue chez ± 3 répondants sur 10 ;

- Les répondants souhaitent prioritairement franchir deux caps [que sont] le travail individualisé en autonomie [et] la manipulation de matériel par les élèves ;

- Près de 4 enseignants sur 10 (39 %) exploitent le numérique exclusivement en dehors de la classe.

Parmi les facteurs limitants déclarés, si les déficiences en matière d’équipement ou de maintenance (« équipement informatique obsolète, défectueux ou inadapté », « débit réseau ou internet insuffisant », « absence d'un dispositif efficace de maintenance ») arrivent en premier lieu, la question de la formation (« une formation inexistante ou insuffisante à l'utilisation pédagogique ») arrive très vite, sachant que les déclarations pointent en grande majorité l'auto-formation au numérique, pour 90 % des répondants (MEN, 2015, p. 14). En effet, au-delà des prescriptions, l’investissement des technologies à des fins pédagogiques implique pour l’enseignant de concevoir des objectifs et des modalités d’usage spécifiques, qui font sens eu égard aux exigences disciplinaires et à sa posture d’enseignant (Baron et Bruillard, 2004).

La question de la formation des enseignants recoupe celle des politiques publiques en matière de numérique pour l’éducation. Mais d’un point de vue conceptuel tout autant qu’opérationnel, cette formation est d’autant plus délicate à mettre en œuvre qu’elle doit tenir compte de la diversité des publics et des équipements, assurer une formation de base à la manipulation des technologies tout en visant « l’intégration » du numérique dans les pratiques enseignantes et dans les processus d’apprentissage proprement dits. Tout dispositif de formation doit de plus engager l’enseignant qui seul peut décider de l’usage ou non des TIC dans sa classe (Béziat, 2012).

3. Cadre théorique

Au vu des enjeux ci-dessus exposés, la formation des enseignants de l’école rurale à la « pédagogie numérique » représente un défi majeur. Certains ressorts de l’appropriation ont été mis à jour, relatifs à la posture enseignante et ancrés dans les stratégies pédagogiques aussi bien que dans les valeurs accordées par l’enseignant à sa mission (Peraya et al., 2002). Il s’agit en effet de passer des dispositifs technologiques vus comme des moyens « auxiliaires » au statut de « technologies intellectuelles » (ibid.), de rompre avec l’opposition entre « anciennes » et « nouvelles » technologies pour intégrer « le » numérique dans le paysage des supports de mémoire et de connaissance faisant partie intégrante de l’activité humaine et du rapport au savoir (Jeanneret, 2000). Les processus d'appropriation des technologies par les enseignants ont ainsi été décrits par de multiples modèles théoriques, qui tous se rejoignent sur la prise en compte de nombreux facteurs contextuels et la juxtaposition de paliers progressifs, depuis la simple utilisation jusqu’à la transformation de l’action pédagogique (Depover et Strebelle, 1997), (Mishra et Koehler, 2008), (Puentedura, 2014).

Dans l’article précédemment cité, Peraya, Viens et Karsenti nous précisent des pistes concrètes pour l’élaboration d’actions de formation, en premier lieu : « [...] il s’agit, non pas d’utiliser les technologies, mais de les intégrer ; dans cette perspective, le développement d’un scénario pédagogique constitue sans doute un moyen à privilégier » (Peraya et al., 2002, p. 253). Cette vision est soutenue et opérationnalisée par les travaux de Poyet à partir de projets de recherche menés dans le cadre de l’utilisation de la plateforme Spiral (Lyon 1) et du projet européen Hy-sup (dispositifs hybrides : nouvelle perspective pour une pédagogie de l’enseignement supérieur). L’auteure évoque plusieurs leviers sur lesquels nous nous appuyons pour élaborer notre dispositif d’accompagnement tel que décrit plus bas (Poyet, 2015). En premier lieu, elle souligne à son tour le rôle central d’un processus de scénarisation pédagogique de nature socio-constructiviste : « ce sont les activités de scénarisation de l’enseignant par l’intermédiaire de l’environnement techno-pédagogique qui permettent de faire la différence entre des dispositifs qui sont utilisés essentiellement pour leurs fonctions de mise à disposition de ressources pédagogiques et ceux qui créent des conditions d’apprentissage reposant sur le travail collaboratif et l’autonomie des apprenants » (Poyet, 2015, p. 142). A ce titre doivent être pris en compte l’activité et les interactions humaines, les éléments permanents et/ou provisoires du contexte, la dimension temporelle. Poyet et Régnier ont par ailleurs montré que la participation des enseignants à des groupes de pairs pouvait représenter un facteur de diffusion des usages numériques (Poyet et Régnier, 2013).

L’élaboration d’un scénario pédagogique incluant le recours à une ou des technologies, et donc l’éventuelle continuité entre pratiques professionnelles et pratiques domestiques, s’inscrit dans des pratiques existantes, relève d’un choix très personnel de l’enseignant et ne peut lui être imposé de l’extérieur. A la lumière des apports de la sociologie des usages, rappelons que l'appropriation est un processus complexe, intégrant différentes étapes depuis un « minimum de maîtrise technique et cognitive », jusqu’à la « possibilité de détournements, de contournements, de réinvention, de participation directe » en passant par « l’intégration de manière significative et créatrice à la vie quotidienne » (Chambat, 1994). C’est en ce sens que nous faisons principalement appel au terme « accompagnement » plutôt qu’à celui de « formation ». Dans un premier temps, le contexte du projet ne s’apparente pas à proprement parler à une « formation », au sens que peut accorder le ministère de l’éducation à ce terme comme dispositif d’apprentissage visant à l’exercice optimal du métier et au développement continu des connaissances et compétences professionnelles. Dans un deuxième temps, tout en gardant à l’esprit ce contexte, nous accordons au terme « accompagnement » la définition qu’en donne Cros quand elle parle de « processus d’émergence de ces [ses] compétences aux yeux mêmes de l’acteur pour qu’il puisse par la suite, non seulement, en prendre conscience mais les mobiliser et les développer » (Cros, 2009, p. 47). Ainsi la question essentielle n’est pas tant d’intégrer ou non les technologies dans la pratique quotidienne de tel ou tel enseignant que de comprendre comment et pourquoi elles peuvent être utilisées, dans un contexte précis et multidimensionnel, et d’expliciter le sens qu’accorde l’enseignant lui-même à cette utilisation, au risque de descriptions peu généralisables.

La nature et les objectifs des politiques publiques, ici locales, font partie intégrante des multiples dimensions qui caractérisent un contexte d’usage ou de non usage. Ces éléments doivent être mis en perspective avec ce qui se passe, du point de vue de l’enseignant et de ses élèves, lorsqu’une technologie informatisée est convoquée au service de l’action pédagogique ou en est constitutive. A ce titre, notre matériel méthodologique, à savoir grille d’observation et guides d’entretien, ainsi que l’analyse des données recueillies, s’inscrit dans un cadre théorique précis qui est celui des registres de la médiation instrumentale, tels que définis par Peraya (Peraya, 2008) et enrichis des 5 catégories d’interactions culturelles identifiées par Cerisier (Cerisier, 2016). L’approche de l’instrumentation de la communication humaine proposée par Daniel Peraya se situe dans une définition de l’objet technique comme « outil cognitif » inhérent à l’action de l’homme sur son environnement extérieur et social. Il prolonge en cela les travaux de Rabardel concernant les processus de genèse instrumentale, à savoir la transformation de l’artefact en instrument par l’utilisateur dans le cadre de son activité, en fonction des valeurs fonctionnelles et subjectives que l’artefact peut prendre au sein même de cette activité (Rabardel, 1995). Peraya souligne le fait que l’instrument contribue à déterminer et modeler les actions et les contenus qu’il médiatise. Dans cette perspective, il délimite 5 registres de la médiation technologique, c’est-à-dire 5 catégories d’effet des formes de médiatisation sur les comportements humains (registres sémiocognitif, sensorimoteur, praxéologique, relationnel et réflexif). En s’appuyant sur ces registres de la médiation instrumentale et en les couplant aux 6 dimensions descriptives de la culture selon Certeau (Certeau, 1980), Cerisier spécifie pour sa part les interactions entre culture et médiation instrumentale selon les catégories suivantes (Cerisier, 2016) :

- Rapport de l’individu à l’information et aux connaissances (interactions conceptuelles) ;

- Rapport de l’individu à l’espace et au temps (interactions spatiotemporelles) ;

- Rapport de l’individu à autrui (interactions relationnelles) ;

- Rapport de l’individu aux normes sociales (interactions sociales) ;

- Rapport de l’individu à la création (interactions poïétiques).

Ce sont ces catégories qui nous ont été utiles pour la conception de notre matériel d’observation (grille d’observation et guides d’entretien) et d’analyse.

4. Précisions méthodologiques

Le protocole méthodologique imaginé et mis en œuvre, pour correspondre à la situation et être susceptible d’apporter des éléments de réponse à nos deux questions de recherche, s’articule autour d’une réflexion sur le dispositif d’accompagnement des enseignants, d’une part, et d’une réflexion sur les modalités d’analyse des situations, d’autre part. 13 enseignants se sont engagés dans le projet : 9 femmes et 4 hommes, dont 3 exerçant des fonctions de directeur d’école, enseignant dans 6 classes de cours moyens, 5 classes de cours élémentaire et 2 classes de cours préparatoire. Leur implication a consisté à participer à un entretien préliminaire, à deux séances de travail en présentiel (2 fois 3 heures), à un suivi à distance de l’activité de conception pédagogique et de mise en œuvre en classe (entretiens téléphoniques et journaux de bord). 4 de ces enseignants ont accueilli les chercheurs dans leur classe pour une étude de cas (observation critériée et captation, entretiens avec les différents types d’acteurs). A l’issue du projet, des scénarios très divers ont été élaborés, tels que : fêter les 100 jours de l'école, créer et animer un jardin, documenter et exploiter des classes découverte à la mer et à la montagne, créer un trombinoscope de l'école, concevoir une série d’exposés interactifs sur les 7 merveilles du monde, documenter la visite du musée de la Résistance ainsi que le témoignage d’une déportée, créer une bande dessinée à partir des fables de La Fontaine.

4.1. Cadrer et stimuler la scénarisation pédagogique : les activités iTEC

Pour ce qui concerne le dispositif d’accompagnement, nous avons fait le choix de proposer aux enseignants de réfléchir chacun à un scénario pédagogique intégrant les modalités concrètes et les objectifs précis d'utilisation en classe des technologies à disposition ou à venir. Afin de proposer un cadre de nature heuristique pour cette scénarisation pédagogique, nous nous sommes appuyés sur les résultats du projet européen de recherche-action, iTEC (innovative Technologies for an Engaging Classroom). Mené de 2010 à 2014, iTEC a permis de formaliser un ensemble d’activités pédagogiques, adaptables à chaque contexte ou niveau d’enseignement, visant à structurer le scénario pédagogique imaginé par l’enseignant (McNicol et Lewin, 2013)(Aillerie, 2015). La pensée créatrice (design thinking) et l’action de l’élève sont au principe de ces activités (Brown, 2008), (Cassim, 2013) : « Rêver », « Explorer », « Cartographier », « Réfléchir », « Faire », « Poser des questions », « Montrer », « Collaborer ». Elles peuvent être mises en œuvre de façon linéaire ou placées chacune à différents moments du scénario, notamment les activités « Collaborer » et « Réfléchir ». La figure 1 reprend la présentation visuelle de ces activités, telle qu’élaborée dans le cadre du pojet iTEC.

Figure 1 • Les activités iTEC

Les activités iTEC nous ont paru judicieuses, car partant précisément de l’activité de l’élève et sollicitant l’outil technique en fonction d’objectifs pédagogiques explicités. Les travaux de Poyet cités plus haut nous permettent de dégager les ambitions de ce dispositif d’accompagnement (Poyet, 2015, p. 134) :

- Entrer par la scénarisation pédagogique, « travailler les activités et ce qu’en permettent les instruments » ;

- Placer l’enseignant en situation d’apprenant ;

- Encourager la réflexion collective ;

- Susciter la réflexion de l’enseignant sur ses pratiques, ses représentations ;

- Prendre en compte la situation, les parcours personnels ;

- Susciter un sentiment d’auto-efficacité.

Les enseignants concernés ont donc imaginé des scénarios pédagogiques sur la base de ces activités lors de deux séances de conception participative de 3 heures chacune. A l’issue de ces deux séances, un suivi à distance a été aménagé, pour la finalisation du scénario et pour documenter sa mise en œuvre.

4.2. Etudes de cas

Afin de cerner la mise en œuvre de ces scénarios par les acteurs, enseignants et élèves, nous avons procédé à 4 études de cas dans 4 écoles différentes. L’étude de cas est une méthode de recherche qualitative, ne répondant pas à des objectifs de représentativité, mais visant le recueil d’un ensemble de données empiriques (Bichindaritz, 1995) sur une situation constituée comme unité d’analyse. L’objectif fondamental de l’étude de cas, de par son origine clinique, vise à approfondir des cas individuels, rapportés à des situations particulières. La dimension écologique de l’étude de cas, au sens de la prise en compte de l’environnement réel dans lequel le(s) sujet(s) évolue(nt) et mène(nt) l’activité étudiée, est cruciale. Les études de cas ici menées incluent l’observation d’une situation ainsi que des entretiens semi-directifs avec les acteurs. Ici, la situation renvoie à une séance pédagogique. Concrètement, 4 séances en classe ont été observées dans 4 classes et inscrites dans les scénarios pédagogiques suivants : concevoir une série d’exposés interactifs sur les 7 merveilles du monde (CM1/CM2), documenter la visite du musée de la Résistance ainsi que le témoignage d’une déportée (CE2, CM1-CM2), créer une bande dessinée à partir des Fables de La fontaine (CM1, CM1/CM2).

Le matériel de recueil était constitué d’une grille d’observation de la séance, d’un enregistrement, de notes libres et de photos. Basés sur deux guides d’entretien préalables, les entretiens semi-directifs individuels avec chacun des 4 enseignants et collectifs avec un petit groupe d’élèves par classe (3 à 5 élèves) ont été enregistrés puis retranscrits avant d’être analysés. Au total, pour ce qui concerne les études de cas, 4 enseignants (1 homme, 3 femmes) et 15 élèves du CE2 au CM2 ont été ainsi interrogés.

5. La réception du dispositif d’accompagnement

De manière générale, les participants n’ont initialement pas exprimé d’attentes préalables fortes à l’égard du dispositif d’accompagnement. Ils exposent des besoins de formation technique mais déclarent également souhaiter « dépasser » leurs pratiques habituelles pour réfléchir à la place des technologies, au quotidien, dans leur classe : « Moi, mon objectif, c’est de pouvoir faire vraiment entrer le numérique dans ma pratique pédagogique de tous les jours. Faire en sorte que ce soit quelque chose de naturel, et pas LA séance dans l’année, où, ô gloire, on va se servir de l’ordinateur ! »

A l’issue de sa mise en œuvre, les apports du dispositif d’accompagnement se situent en premier lieu autour de la découverte d’outils numériques directement utilisables en classe (par ex., Padlet, Vikidia, Qwant junior), palliant le manque de temps des enseignants pour effectuer ce type de veille. La participation au projet a fonctionné à ce titre comme un élément déclencheur, d’une part, pour utiliser le matériel existant ou tester le matériel récemment arrivé et, d’autre part, pour se poser la question de la pertinence pédagogique d’une technologie par rapport à une autre dans une situation d’apprentissage donnée : « Moi, ça m’a motivée, en tout cas, pour m’y mettre. Parce que, finalement, j’avais le matériel, mais là, j’ai commencé, voilà, à plus mettre le nez dedans, à entrer dedans. »

Un autre aspect positif du dispositif d’accompagnement tel qu’il a été perçu par les participants est relatif à sa dimension collective, aux échanges entre collègues.

Adapter les ressources et les outils existants en fonction des objectifs des enseignants et au sein d’un scénario structuré sur le long terme constituait l’un des objectifs initiaux du dispositif d’accompagnement. Cette perspective doit cependant tenir compte des contraintes parfois très fortes dans les écoles et qui orientent certains choix : l’équipement à disposition, le partage de ce matériel entre les classes, les contraintes de maintenance ou techniques telles que la connectivité faible ou aléatoire. C’est ici une limite imposée à la dimension créative revendiquée par notre dispositif.

L’implication des élèves est centrale dans les activités iTEC et elle est effectivement identifiée comme un objectif pédagogique notable par les participants : « Et puis surtout, là, ce qui est pour moi, entre guillemets, révolutionnaire, c’est la possibilité pour les élèves de participer. C’est-à-dire qu’avant, un site, c’était juste fait pour regarder ce qu’on avait fait et ça s’arrêtait là. Tandis que là, ils peuvent participer. » La marge de décision accordée aux élèves renvoie au sentiment d’efficacité ou de maîtrise des objets techniques par l’enseignant lui-même. Par ailleurs, la formalisation d’un scénario, telle qu’envisagée par le dispositif d’accompagnement, oblige les enseignants à expliciter les compétences qu’impliquent les activités qu’ils envisagent. Le constat est unanime quant à l’hétérogénéité des élèves en termes de compétences numériques et d’autonomie, ce qui constitue une contrainte capitale quant aux objectifs fixés par l’enseignant, susceptible de freiner la participation effective des élèves.

La formalisation d’un scénario pédagogique à partir des activités iTEC constituait un attendu important du dispositif qui n’a pas été pleinement atteint. Ce travail de formalisation, jugé chronophage et parfois inutile, ne fait pas partie des pratiques quotidiennes de tous ces enseignants. Certaines des personnes interrogées insistent pourtant sur une nécessaire mémorisation/capitalisation de l’expérience : « Et ça me sert de guide à moi pour synthétiser le projet, parce qu’on oublie souvent des choses, en fait » ; « C’est toutes les fois où... finalement, quand on fait ça, il y a énormément de ramifications auxquelles on ne pense pas et ce carnet c’est tout ce qui va me permettre à la fin de me dire “Ah ben, tiens, à tel moment, oui, j’ai raccroché dans telle matière, sur le projet...” et ça fait finalement une arborescence... »

6. Interactions conceptuelles

6.1. Les compétences et usages numériques des élèves

Les situations pédagogiques observées sont très diverses, en particulier quant à la fréquence du recours à l’outil numérique, utilisé tous les jours ou « sorti » à l’occasion d’une activité ponctuelle. Cela dit, au vu des données analysées, les activités que les élèves mènent au moyen des TIC à disposition se recoupent essentiellement autour de la production écrite, de la recherche documentaire, d’exercices de mathématiques et de l’alimentation du site internet de l’école. Ces activités se rapportent à des activités scolaires classiques et à des compétences académiques préexistantes au déploiement des technologies dans les classes.

L’activité de recherche d’information est ainsi systématiquement évoquée par les participants, enseignants et élèves. Il s’agit pour ces derniers de collecter des informations sur Internet (images et textes) qui viendront nourrir une leçon (par ex., répondre à un questionnaire) ou une production finale (par ex., exposé, billet sur le site de l’école). L’activité de recherche d’informations, si elle est envisagée comme une activité scolaire classique, mobilise toutefois des compétences exigeantes qui recoupent celles traditionnellement listées par les référentiels de maîtrise de l’information (AASL, 2007), (FADBEN, 1997). Dans les difficultés dont ils font part, enseignants et élèves font référence aux mêmes domaines de compétences : évaluer la pertinence des informations, les trier, juger de la fiabilité des sources, traiter l’information. Ainsi cette activité fait l’objet de stratégies de pré-sélection de sources par l’enseignant, ensuite mises à la disposition des élèves qui devront effectuer leurs recherches dans cet environnement dédié, via le site de l’école ou le portail de l’académie par exemple. Dans ce cas, l’aspect identification/validation des sources est minimisé au profit du traitement de l’information. Ce peut être aussi l’étape de sélection de l’information qui se trouve balisée, au moyen d’un questionnaire préétabli par l’enseignant et que l’élève devra suivre pour orienter sa recherche et son travail de restitution. Quant à cette activité courante, les enseignants émettent donc un fort besoin de baliser la démarche de l’élève. Aucun des enseignants interrogés ne considère que les élèves puissent agir en totale autonomie. Une dimension supplémentaire vient s’ajouter à ces exigences, liée à la gestion des systèmes d’information (par ex., gestion des dossiers de stockage ou de partage sur le serveur de l’établissement). L’élève doit alors organiser et gérer son environnement informationnel et de travail dans sa dimension individuelle mais aussi collective dans le cas d’un travail à plusieurs.

S’il est admis que les technologies numériques ont considérablement augmenté le nombre d’informations à disposition du public, la question de la possibilité cognitive d’en tirer bénéfice reste très prégnante (Brotcorne et al., 2010). Ainsi, dans le discours des enseignants interrogés, la question du rapport à l’information et au savoir est rapidement abordée en termes de compétences ou de capacités. Or, il paraît difficile pour ces enseignants d’estimer le réel niveau de maitrise des TIC par les élèves, au-delà du constat d’une grande hétérogénéité des compétences et des contextes d’acquisition : « ils se débrouillent », « mais, ça [un logiciel de carte heuristique], eux, ils ne l’utiliseront peut-être pas forcément, parce que je ne sais pas si c’est vraiment utilisable par les gamins facilement, ça, je n’en sais rien... ». La représentation des enfants « natifs du numérique » demeure paradoxalement très présente : « Les gamins, tout ce qui est tablettes, ordinateurs, ils connaissent. »

Les compétences numériques que les élèves doivent acquérir sont essentiellement énoncées par les enseignants interrogés en référence aux items du B2I. Ces compétences sont dépendantes, dans les discours recueillis, d’une compétence plus globale, un savoir-être qui est l’autonomie, la capacité à utiliser tout seul les outils ou à solliciter de l’aide. Ainsi, les enseignants interrogés décrivent des séances pédagogiques avec le numérique, conçues et menées en fonction du degré d’autonomie qu’ils perçoivent chez les élèves. Dans le même ordre d’idées, ils constituent les équipes d’élèves, dans le cas de travaux de groupes, en fonction de cette autonomie perçue, veillant à associer des élèves perçus comme autonomes et d’autres perçus comme l’étant moins. Avec la réactivité ou l’état du matériel, c’est ici une des contraintes essentielles des activités pédagogiques impliquant le numérique.

Cette question des compétences, nous l’avons vu, ne concerne pas uniquement les élèves. Les enseignants eux-mêmes affirment avoir besoin au préalable d’acquérir des compétences suffisantes pour aider les élèves : « Et donc, moi, je vais utiliser des choses que je maîtrise. Et donc, après, je pourrai aider les enfants quand ils sont en difficulté. »

6.2. Primauté des disciplines

Une certaine prévalence des savoirs disciplinaires, tant en termes d’objectifs pédagogiques que de critères d’évaluation, est à noter là où il est rarement fait mention de l’objet technique comme objet d’apprentissage. Les technologies viennent en appui, au service des disciplines, tel que cela est énoncé dans les instructions officielles (Béziat et Villemonteix, 2012), ou parfois assimilées au jeu, à une forme de récompense après l’effort que représente l’acquisition de savoirs disciplinaires. L’utilisation des objets techniques par les élèves dans certaines situations ou à certains moments de l’activité peut être parfois considérée par l’enseignant comme un obstacle à l’attention des élèves et donc aux acquis disciplinaires. C’est en ce sens que peut être fait le choix de ne pas laisser les élèves manipuler par eux-mêmes les outils, au risque que leur attention ne privilégie la seule dimension technique : « J’avais mon appareil photo, moi, j’ai pris des photos, et... non, en fait, je voulais qu’ils soient attentifs à ce qui se disait » ; « [...] j’avais un dictaphone, que j’ai mis en place pour pouvoir faire ma trace écrite aussi, puisque j’écoutais mais je photographiais en même temps, donc... Déjà, c’était difficile pour moi de tout faire, donc, je me dis que pour les enfants, ça n’aurait pas été possible, si je voulais qu’ils soient attentifs, surtout. »

6.3. Interactions spatiotemporelles

Les situations de collaboration/coopération, lorsque les élèves sont amenés à utiliser un objet technique (tablette ou ordinateur) à plusieurs, peuvent amener l’enseignant à modifier les espaces physiques d’apprentissage (Brown, 2005). A ce titre, il est notable de constater que les 4 études de cas rendent compte de 3 dispositions spatiales différentes. Une enseignante différencie ce temps de travail par projet des autres séances de cours plus traditionnelles en demandant aux élèves de positionner deux tables en face à face de façon à pouvoir travailler par groupe de 4 élèves, en respectant un espace suffisant pour la circulation entre les îlots. Dans une autre classe, les tables restaient disposées en îlots en permanence et ce sont les élèves qui se déplaçaient pour le temps de travail collectif. Dans les deux salles de classes restantes, les élèves travaillaient par deux sur les tables situées en rangées, sans déplacement particulier.

L’utilisation d’un ordinateur ou d’une tablette à plusieurs peut induire des postures différentes des élèves (face à l’écran, sur le côté, derrière l’écran). En fonction de la position physique et symbolique dans le groupe, les élèves n’ont pas forcément les mêmes informations (derrière l’écran par exemple) ou le même rôle au sein du groupe (celui qui tape au clavier, par exemple). En parallèle, ils doivent gérer la multiplicité des supports de travail, par exemple un cahier de brouillon ou des feuilles volantes, souvent positionnés à côté de l’ordinateur, des fichiers de traitement de texte pour les questionnaires ou les consignes, des ressources en ligne, voire un affichage au tableau blanc interactif. Cette dimension est observée mais n’est pas évoquée lors des entretiens.

Lorsque la séance implique des outils synchronisés en ligne ou du matériel sans fil, les élèves peuvent prendre la main sans se déplacer. Les enseignants formulent à ce sujet beaucoup de remarques, évoquant les déplacements, qui prennent du temps et de l’attention : ceux des élèves qui peuvent se trouver fluidifiés par l’informatique et ceux de l’enseignant qui au contraire, et en particulier dans le cas de travaux de groupes, peuvent se multiplier : « Je dois toujours me déplacer de groupe en groupe pour les re-guider... voilà, leur redonner des précisions, sur ce qu’ils doivent écrire, ce qu’ils doivent chercher. »

Dans cette gestion des groupes, dans la sollicitation de l’attention de tous les élèves pour reformuler des consignes par exemple, on peut noter une dimension physique et corporelle importante, dimension plutôt décrite comme une contrainte et qui n’est sans doute pas inhérente aux technologies informatisées en tant que telles. On peut toutefois déceler là une situation paradoxale, entre les facilités permises par l’informatique et des contraintes matérielles très fortes, à la fois dans la manutention physique des machines, à la place qu’elles occupent physiquement dans la classe, et dans la circulation des personnes dans l’espace.

Du point de vue de la temporalité, les enseignants soulignent de manière générale la nécessité de délimiter un temps dédié à l’utilisation des technologies, temps incluant la préparation (sortir les machines, vérifier l’état des batteries, connecter les périphériques, etc.). Mais ils émettent aussi le souhait d’y recourir de manière plus constante, voire tout le temps, et de façon transversale, dans toutes les matières. La phase d’installation/désinstallation peut faire l’objet de responsabilités partagées avec les élèves et délimiter les temps d’apprentissage, de manière parfois très structurée (la durée d’une chanson diffusée sur l’ordinateur du professeur, par exemple).

Les activités impliquant une production à long terme par les élèves peuvent entrainer un allongement des temps de travail au-delà du temps de classe, ce que Rinaudo désigne par « l’extension du domaine de l’action pédagogique » (Rinaudo, 2013). Les élèves continuent leur projet lors des récréations ou à la maison, mais cette décision est laissée à leur initiative. Dans le temps proprement imparti pour la classe, ces activités peuvent bouleverser l’organisation et le déroulé habituels des séances (par ex., mise en place d’ateliers tournants en fonction des tâches ou des équipements disponibles) et se poser potentiellement en concurrence avec les apprentissages disciplinaires. Nous l’avons évoqué pour ce qui concerne la logistique, mais les enseignants soulignent aussi le temps de prise en main et le temps de gestion de l’hétérogénéité constatée des compétences des élèves : « Si on fait la carte heuristique après tout ça, avec les enfants, c’est moi qui vais le faire, parce que le temps qu’ils maîtrisent... »

6.4. Interactions relationnelles

Les séances observées et les entretiens permettent de faire état de nombreux temps de travail individuels avec les technologies ou par binômes. Le travail en équipes n’est pas directement lié à l’usage de technologies informatiques, mais demande à l’enseignant des compétences en gestion des groupes et en régulation des apprentissages individuels et collectifs. La responsabilité revient à l’enseignant quant à déterminer des groupes suffisamment hétérogènes en termes de compétences ou de profils des élèves comme gage de réussite de l’activité. A ce titre, l’enseignant peut choisir d’attribuer des tâches à chaque membre des groupes ou laisser les élèves se répartir librement le travail. La gestion des travaux de groupes et la régulation des dynamiques sont énoncées en termes de personnalités ou d’attitudes, même si cela implique pour les élèves de progresser en termes d’autonomie, d’organisation, de prise de décision ou d’écoute par exemple : « Mais justement, ça, ça fait partie des compétences à acquérir, être capable de travailler en groupe et d’écouter les autres, de prendre en compte ce qu’ils ont dit, ce n’est pas facile pour tout le monde. »

6.5. Interactions sociales

La situation scolaire est associée au respect des normes sociales en vigueur dans l’école en tant qu’institution, liée au respect des statuts et des fonctions de chacun. L’usage des TIC en général et d’internet en particulier, peut venir bousculer le positionnement du maître devant ses élèves. L’enseignant met ainsi en place des stratégies pour garder le contrôle sur le déroulement de la classe (avoir la main, avoir les codes, maîtriser les outils avant que les élèves ne soient amenés à les utiliser, regarder ce qu’ils font, contrôler les sources). Le rôle assuré ici par l’enseignant relève en partie d’une dimension éducative qui, dans le discours des élèves, rejoint celui du parent : les garder d’un usage excessif ou irraisonné des technologies, contrer leur penchant « naturel » à en abuser. Les élèves sont en effet tout à fait conscients de ce contrôle exercé par l’enseignant, qui dans l’exemple ci-dessous consiste à maintenir les élèves concentrés sur l’activité en cours. A ce titre, nous retrouvons l’objet technique comme interférant potentiellement avec les objectifs disciplinaires : « Oui, il [le maître] passe derrière les tables et il regarde. Surtout pour voir si on ne va pas sur d’autres sites. Par exemple, comme d’autres... Il y en a qui sont allés sur des jeux. Minecraft. Oui. Qui regardent des vidéos. Sur Youtube, ils regardent les vidéos. Au lieu de... par exemple, de chercher des images sur Jean de la Fontaine, ils regardent des voitures... »

Relativement au fait de travailler en groupes et à la gestion de l’hétérogénéité des élèves, le rôle du pair peut apparaître comme tout à fait important et prolonger ou compléter l’action de l’enseignant. Ainsi, la nécessité pour l’enseignant de maintenir sa position s’accompagne de la volonté de faire participer les élèves, de leur laisser une part d’initiative, de prendre en compte ce qu’ils sont susceptibles d’apporter à la classe, même si c’est en dernier lieu lui qui valide. L’enseignant peut aussi considérer que le chemin à parcourir en matière de numérique en classe est un parcours effectué avec les élèves, l’objet technologique obtenant ici le statut d’outil de travail commun : « Et puis, [...] pouvoir facilement manier l’outil numérique, que ça devienne assez... enfin, que ce ne soit pas exceptionnel et que ça devienne un outil de travail aussi [...] ».

6.6. Interactions poïétiques

Les activités iTEC visent à optimiser les tâches de gestion de projet et de création assumées par les élèves. Cette dimension est toujours liée, dans les activités iTEC, à la valorisation des productions au sein de la classe ou hors de l’école. Ce sont les productions finales essentiellement qui ont été ici valorisées, même si tout un cheminement (brouillon, mise au propre, validation, publication) se met en place au cours de l’activité et qu’un certain nombre de traces ou de productions intermédiaires sont collectées.

La participation des élèves est souvent décrite relativement aux travaux de groupes. Sont aussi évoquées là des compétences quant à la prise de décision, quant à la répartition des tâches et à l’organisation, dans leur dimension collective.

Les participants expriment le souci de multiplier les supports de communication. Susciter la créativité des élèves, par le biais d’exemples, constitue ainsi un objectif pédagogique sous-jacent : « En fait, j’ai fait exprès de leur montrer quelque chose où on a de tout, où on peut avoir du son, de la vidéo, des images, pour essayer que ça leur vienne à l’esprit. »

Et nous retrouvons pour ces enseignants la maîtrise préalable nécessaire des outils de création (logiciels en ligne par exemple) avant d’envisager concrètement la participation des élèves et de leur déléguer des tâches précises. Il y va du rôle de l’enseignant qui doit être en mesure d’aider les élèves et de leur donner des instructions claires, de pallier leurs difficultés ou d’étayer leurs tâtonnements. Il y va également de la qualité des productions finales, a fortiori lorsqu’elles sont destinées à être « montrées ». Ainsi, la participation réelle des élèves et leur contribution effective dans l’accomplissement de productions, depuis leur conception initiale jusqu’au produit fini, le « faire faire aux élèves », semble constituer un pallier réflexif important pour ces enseignants et qui dépasse largement la simple maitrise technique des outils : « [...] parce que je sais utiliser Internet, mais après comment le faire utiliser dans le quotidien par les enfants, là... voilà, c’est un peu plus... Faut y penser, quoi ».

7. Conclusion

Les choix d’équipement des écoles primaires dépendent de décisions extérieures (communes ou communauté de communes) et auxquelles les enseignants ne peuvent être associés que de façon marginale. L’expérience de gestion publique ici décrite est à ce titre singulière, car elle a permis la conception d’un dispositif d’accompagnement, centré sur la scénarisation pédagogique et les activités de production des élèves, au-delà d’une liste de compétences à acquérir ou de la simple utilisation des outils informatiques. Ce dispositif révèle de forts besoins de formation technique complémentaire, mais il permet bien de travailler l’inscription des technologies numériques et des enjeux sociaux qu’elles posent au cœur des objectifs d’enseignement.

Du point de vue des pratiques de classe, les spécificités de ce dispositif (implication des élèves et formalisation notamment), permettent d’éclairer des zones d’ombres telles que les compétences et usages réels des élèves et les dynamiques de groupes. Nous constatons ainsi que les scénarios pédagogiques mis en place sont basés sur le profil scolaire des élèves et ce qu’ils savent faire, ou plus exactement sur ce que les enseignants imaginent que leurs élèves savent faire. Cette représentation des capacités des élèves vient enrichir les descriptions de la culture numérique enseignante en termes de « savoirs flottants » (Béziat et Villemonteix, 2012), c’est-à-dire de conceptions inexactes du fonctionnement des outils. Le degré de compétence des élèves et la nature de leurs usages quotidiens constituent dès lors une sorte de « boite noire » qui, associée à une conscience toute relative de ses propres capacités par l’enseignant, gêne la mise en place des apprentissages et d’activités d’autonomisation des élèves.

À propos des auteurs

Karine Aillerie est chargée d’études à la Direction de la recherche et du développement sur les usages du numérique éducatif de Réseau Canopé (DRDUNE) et chercheure associée au laboratoire TECHNÉ (EA 6316) de l’université de Poitiers. Elle est docteur en sciences de l’information et de la communication.

Adresse : Téléport 1 Bât. @4 BP 80158 - 86961 Futuroscope cedex France

Courriel : karine.aillerie@reseau-canope.fr

Toile : http://techne.labo.univ-poitiers.fr/non-classe/karine-aillerie/

Kadri Kaldmäe est chargée d’études à la Direction de la recherche et du développement sur les usages du numérique éducatif de Réseau Canopé (DRDUNE). Elle est titulaire d’un double master de Sciences du Langage et Sémiotique à l’Université Lumière Lyon 2 et Université de Limoges. Kadri Kaldmäe coordonne au sein de Réseau Canopé des études d’usages portant sur des outils de préparation de cours, de réseaux sociaux professionnels pour l’éducation et de déploiement d’outils informatiques dans les écoles.

Adresse : Téléport 1 Bât. @4 BP 80158 - 86961 Futuroscope cedex France

Courriel : kadri.kaldmae@reseau-canope.fr

Jean-François Cerisier est professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université de Poitiers dont il est vice-président et où il dirige le laboratoire TECHNÉ (EA 6316). Après avoir travaillé sur l’impact de certains services numériques sur les interactions entre les différents acteurs d’un dispositif de formation (chats, forums, portfolios numériques, environnements numériques de travail), il mène actuellement des recherches sur les processus d’acculturation numérique et sur le rôle des systèmes éducatifs dans le développement de la culture numérique des jeunes.

Adresse : Laboratoire TECHNE -  UFR Lettres et Langues - Bâtiment A3
1 rue Raymond Cantel - TSA 11102 - 86073 POITIERS CEDEX 9

Courriel : cerisier@univ-poitiers.fr

Toile : http://techne.labo.univ-poitiers.fr/non-classe/jean-francois-cerisier/

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1 À l’issue de l’appel d’offre, Réseau Canopé, opérateur public de l’éducation nationale, a été retenu pour concevoir et mettre en œuvre cet accompagnement ainsi que cette étude. Ce travail a été mené en partenariat avec l’équipe d’accueil Techne (6316) de l’université de Poitiers.