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Volume 23, 2016 |
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Concevoir des applications sur tablettes tactiles pour stimuler l’apprentissage de la lecture : avec quelles hypothèses scientifiques ?
1. IntroductionL’introduction des nouvelles technologies dans les classes constitue un enjeu et un défi pédagogiques tant pour les enseignants en terme d’insertion dans les pratiques d’enseignement (quelle place ? pour quels profils d’élèves ? quelles modifications apporter aux pratiques ?) que pour les élèves eux-mêmes en termes d’outils mis à disposition pour apprendre ou pour renforcer des processus déficitaires. L'objectif est ici de présenter l'intérêt de l'utilisation des tablettes tactiles comme support dans l'apprentissage de la lecture. Pour illustrer notre propos, trois applications en cours d'expérimentation dans les classes auprès de jeunes enfants apprentis lecteurs sont présentées. Il s’agit d’applications dont les fondements scientifiques sont maintenant largement documentés dans la littérature internationale. Ces applications ont été conçues, développées et testées au sein de l'association Agir pour l'Ecole (www.agirpourlecole.org) et du laboratoire d’Étude des Mécanismes Cognitifs (EMC, Lyon 2). L'une porte sur les habiletés phonologiques, la deuxième est centrée plus spécifiquement sur l'apprentissage des lettres (leur tracé, leur nom et leur valeur phonémique) et la troisième sur le traitement simultané de la syllabe orale et écrite pour faciliter l'accès au code et la stimulation du décodage. La présentation du cadre théorique et des travaux de la littérature en psychologie cognitive devrait permettre de saisir les tenants de la démarche conceptuelle de chaque application. Les exercices et le principe de fonctionnement sont également décrits. 2. Les technologies informatisées comme supports d’apprentissageL’utilisation de systèmes d’aide à l’apprentissage pilotés par ordinateur (computer-assisted learning, CAL) a fait l’objet de plusieurs études qui ont montré leur efficacité dans le cadre de programmes éducatifs pour jeunes enfants (Blok et al., 2002), (MacArthur et al., 2001), (Troia et Whitney, 2003). Deux intérêts majeurs sont soulignés, les enfants peuvent travailler à leur propre rythme et recevoir une aide adaptée à leurs difficultés spécifiques. 2.1. L’apport des tablettes tactilesDepuis 2010, les tablettes tactiles et leurs applications sont très utilisées comme support d’apprentissage pour les jeunes enfants (Goodwin, 2012), (Murray et Olcese, 2011). Si l’on excepte les travaux de Falloon (Falloon, 2013) et Osmon (Osmon, 2011), l’utilisation des tablettes tactiles en tant que nouvel outil éducatif a principalement fait l’objet d’études chez des enfants de fin de primaire et chez des adolescents (Bernard et al., 2013), (Manuguerra et Petocz, 2011). Les études sur l’utilisation de la tablette tactile chez les jeunes enfants se sont principalement focalisées sur l’amélioration des capacités de communication chez les enfants à besoin éducatif spécifique dans des classes spécialisées (Chai et al., 2015), (Hager, 2010), (Kagohara et al., 2013), (McClanahan et al., 2012), sur le niveau d’engagement des enfants dans une tâche (Kucirkova et al., 2014) et sont limitées à une approche exploratoire (Hutchison et al., 2012), (Kucirkova et al., 2013). Les tablettes tactiles se caractérisent par une plus grande facilité d’utilisation et par une interface plus intuitive pour les enfants que les ordinateurs (McManis et Gunnewig, 2012). De plus, leur interface tactile, leur système de navigation et leur portabilité les rendent particulièrement bien adaptées aux jeunes enfants (Couse et Chen, 2010), (Lynch et Redpath, 2012), (O’Mara et Laidlaw, 2011). Ces qualités et leur présence dans de nombreuses familles ont conduit au développement d’applications sur tablettes visant les apprentissages scolaires (Pegrum et al., 2013). Dans certains pays (en Australie par exemple) de tels outils figurent d’ailleurs déjà dans les listes de fournitures scolaires (Ihaka, 2013). Ces cinq dernières années, différents projets de recherche se sont intéressés à l’implémentation des tablettes tactiles dans les dispositifs d’enseignement, par exemple, aux Etats-Unis : The LAUSD project in Los Angeles : (Bansavich, 2011) ; en Ecosse : IPad Scotland Project : (Burden et al., 2012) ; au Canada (Crichton et al., 2012), (Karsenti et Fiévez, 2013) ; en Australie (Jennings et al., 2010), (Manuguerra et Petocz, 2011), (Oakley et al., 2012), (Lynch et Redpath, 2012) ; en Turquie : the FATIH project (Tolu, 2014). Ces études qualitatives ont examiné les attitudes et les motivations des élèves et des enseignants et ont toutes souligné leur intérêt pour ces nouveaux outils désormais considérés comme susceptibles d’améliorer les apprentissages. Le constat est que les tablettes améliorent le niveau de motivation des élèves et conduisent les enseignants à explorer de nouvelles activités pédagogiques. La critique majeure que l’on peut faire à de tels projets est l’absence d’évaluation des applications proposées. La tablette tactile est envisagée comme un outil qui va permettre de résoudre certains problèmes d’enseignement ; les applications sont fournies sans que l’on trouve des justifications théoriques ayant conduit à leur développement (Kucirkova, 2014). Falloon (Falloon, 2013), qui étudie la conception et le contenu d’applications éducatives pour enfants de 5 ans, souligne la nécessité d’un travail commun entre chercheurs et développeurs pour améliorer la portée éducative des applications. Il existe aujourd’hui très peu d’études quantitatives recourant à une méthodologie rigoureuse permettant d’examiner le lien de cause à effet entre une intervention et les performances. Une étude récente (Neumann, 2016) de type corrélationnel menée auprès de très jeunes enfants (2 à 4 ans) fait le lien entre l’utilisation des tablettes à la maison et leur niveau de connaissances sur l’écrit (nom et son des lettres, écriture de lettres, habiletés phonologiques). Par ailleurs, on peut noter quelques études à essais contrôlés randomisés comme celles de Carr (Carr, 2012), de Haydon et al (Haydon et al., 2012) ou de Pitchford (Pitchford, 2015) portant sur les habiletés mathématiques ou celle de Jolly, Palluel-Germain et Gentaz (Jolly et al., 2013) portant sur le tracé des lettres. Toutefois, on connaît mal les effets à long terme de tels programmes d’interventions. La nécessité d’études expérimentales rigoureuses s’impose aujourd’hui afin de pouvoir éclairer les enseignants sur le réel bénéfice de ces nouveaux outils sur la lecture-écriture (Woolscheid et al., 2016) et plus généralement sur les performances scolaires. 2.2. Leur intérêt pour la lecture et son apprentissageDes études se sont spécifiquement centrées sur l’intérêt des aides à l’apprentissage de la lecture et aux compétences associées assistées par ordinateur (computer-assisted learning) (Bereiter, 2002), (Rabiner et al., 2004). Une méta-analyse portant sur quarante-deux études publiées entre 1990 et 2000 qui examinent l’efficacité de systèmes informatisés d’aide à l’apprentissage à la lecture chez des enfants de 5 à 12 ans suggère un effet positif du recours à des entraînements informatisés comparativement à des séquences d’enseignement traditionnel sans recours à l’outil informatique (Blok et al., 2002). Toutefois, cette méta-analyse révèle également une grande disparité dans les résultats obtenus rendant difficile la comparaison des différents entraînements sur leur bénéfice réel pour les enfants. Une synthèse plus récente sur le rôle des nouvelles technologies dans l’apprentissage de la lecture insiste sur l’absence d’études examinant les processus impliqués au cours de l’interaction enfant – ordinateur (Burnett, 2009). Bien que les travaux relatifs aux apports spécifiques du recours aux tablettes tactiles en lecture soient encore peu nombreux, on se centrera spécifiquement dans cet article sur le rôle des tablettes tactiles sur l’apprentissage de la lecture et plus particulièrement sur les connaissances précoces nécessaires pour apprendre à lire (les prédicteurs). Depuis environ une trentaine d’années, les chercheurs et les praticiens insistent sur la nécessité, pour les enfants d’âge préscolaire, de développer de solides connaissances dans le domaine de la litéracie (Connor et al., 2006), (Girolametto et al., 2007), (Goldstein, 2011), (Lonigan et al., 2011), (MacDonald et Figueredo, 2010). Les principaux prédicteurs de la lecture sont désormais clairement identifiés (Bauchmüller et al., 2014). Roberts, Torgesen, Boardman et Scammacca (Roberts et al., 2008) décrivent cinq compétences fondamentales (The Five Big Ideas) que l’enfant doit acquérir grâce à un apprentissage systématique et explicite : la conscience phonologique, le décodage phonologique (maîtrise des correspondances graphèmes-phonèmes) et la fluence qui vont permettre une identification des mots précise et rapide, le vocabulaire et la compréhension (compréhension littérale, inférence de cohésion, inférences basées sur les connaissances) qui vont permettre la construction du sens du texte lu. Hisrich et Blanchard (Hisrich et Blanchard, 2009) signalent qu’il existe peu d’applications spécifiquement dédiées à l’entraînement des habiletés en lecture. Plus récemment, Murray et Olcese (Murray et Olcese, 2011) ont recensé les types d’applications disponibles sur tablettes tactiles pour les jeunes enfants et remarquent que, sur 315, seulement 56 sont catégorisées comme relevant du domaine éducatif. Peu d’applications actuellement disponibles pour les jeunes enfants sont réellement innovantes pour l’apprentissage des connaissances précoces liées à la lecture (Murray et Olcese, 2011). Une étude quasi-expérimentale effectuée sur 90 enfants de 3 à 7 ans qui ont utilisé pendant deux semaines deux applications, Super Why qui consiste à apprendre les relations lettres-sons, les rimes, l’orthographe, l’écriture de mots et de phrases et Martha Speaks : Dog Party, qui porte sur l’apprentissage de connaissances lexicales, montre une amélioration des performances entre le pré- et le post-test dans des tâches de recherche du son des lettres, de rimes et de vocabulaire et particulièrement chez les enfants de 3 ans (Chiong et Schuler, 2010). L’absence de groupe témoin constitue une limite importante à l’interprétation de ce résultat. Peu de travaux se sont intéressés aux effets de l’écran tactile pour l’apprentissage du tracé de lettres alors que certaines applications ont explicitement pour objet un tel apprentissage (e.g., ABC letter tracing, word writing apps). Une étude portant sur 41 enfants âgés de 3 à 6 ans montre que très rapidement les enfants sont capables d’utiliser une tablette tactile et sont capables de dessiner (Couse et Chen, 2010). Deux études expérimentales portent sur la comparaison de l’apprentissage du tracé de lettres dans une situation habituelle papier/crayon et en utilisant un écran d’ordinateur tactile sur lequel on écrit directement à l’aide d’un stylo adapté. La caractéristique principale de l’entraînement sur tablette est qu’il inclut des démonstrations du tracé des lettres sous forme de vidéos, que l’enfant peut visionner plusieurs fois. Jolly et al. (Jolly et al., 2013) ont appris à des enfants de Grande Section de maternelle à reproduire des lettres selon un modèle statique (sur papier/sans vidéo) ou selon un modèle dynamique (sur tablette/avec vidéo). Les résultats montrent une amélioration de la fluidité d’écriture plus importante pour les enfants entraînés sur la tablette tactile par rapport aux enfants ayant réalisé des entraînements classiques sur papier. De plus, les auteurs observent chez les enfants entraînés sur tablette une diminution du temps de crayon en l’air, une diminution de la durée des tracés, ainsi qu’une augmentation de la vitesse moyenne d’écriture. Ce type d’entraînement sur tablette tactile pourrait aider le système moteur à intégrer les règles de production motrice. Dans une seconde étude menée auprès d’enfants de CP présentant des difficultés en écriture, Jolly et Gentaz (Jolly et Gentaz, 2013) ont évalué les effets d’entraînements avec tablette tactile sur la fluidité des tracés de lettres cursives isolées. Les résultats montrent une amélioration significative de l’écriture des lettres uniquement chez les enfants entraînés sur tablette tactile et une diminution de la taille des lettres et de la vitesse moyenne d’écriture. Les auteurs remarquent également une augmentation du nombre de pics de vitesse moins importante que celle observée auprès du groupe d’enfants entraînés sur papier. Dans ces deux études l’analyse des caractéristiques cinématiques de l’écriture avant et après entraînement a montré une amélioration significative des performances et principalement de la fluidité des tracés, des enfants entraînés sur tablette tactile comparativement à ceux entraînés sur papier ou non entraînés. Enfin, dans une autre étude récente, des enfants de CM1 à la 3ème ayant des troubles de la production écrite (dysgraphiques, dyslexiques) ont été entraînés à écrire des lettres, des mots et des phrases sur tablette (Berninger et al. 2015). Les auteurs relèvent que les performances en production écrite ont augmenté significativement après 18h d’entraînement. Ils concluent à l’efficacité de ce type d’intervention sur tablette et à sa capacité à offrir une approche pédagogique différenciée en fonction des troubles. L’utilisation des tablettes tactiles pour favoriser les connaissances liées à la lecture-écriture chez les jeunes enfants suppose que les enseignants et les parents soient informés de l’efficacité réelle des applications disponibles (literacy apps) susceptibles d’être utilisées en classe ou dans le cadre familial (McManis et Gunnewig, 2012), (McMunn Dooley et al., 2011). Une évaluation de telles applications mériterait d’être réalisée. Les entraînements expérimentaux conçus par des chercheurs à l’instar de ceux présentés par Jolly et al. (Jolly et al., 2013) ou Berninger et al. (Berninger et al., 2015) restent encore insuffisamment développés et surtout trop rarement diffusés. L’urgence aujourd’hui est d’une part, de concevoir des entraînements reposant sur des hypothèses scientifiques sérieuses et d’autre part, d’en tester les effets dans des situations à essais contrôlés randomisés. Des exemples d’applications, destinées à stimuler les compétences associées à la lecture dans le cadre d’action de prévention des difficultés de lecture à l’école, sont présentés dans les chapitres suivants. Pour chaque application, les hypothèses sous-tendant la construction de l’application seront présentées. 3. Quelques exemples d’applications sur tablette (literacy apps)Selon notre point de vue, avant le développement d’applications sur tablettes, se pose la question du type d’exercices qu’il faut proposer. La recherche scientifique apporte aujourd’hui un certain nombre de réponses sur les mécanismes cognitifs mis en œuvre au cours de l’apprentissage de la lecture — pour une synthèse, voir (Ecalle et Magnan, 2015). Pour résumer, dans le cadre d’activités préventives, on peut repérer quatre grands domaines constituant des prédicteurs de la réussite ultérieure en lecture : la connaissance des lettres, les habiletés phonologiques, le vocabulaire et la compréhension orale. On considère que les deux premiers sont plutôt liés au développement ultérieur des processus d’identification de mots écrits et les deux derniers aux processus de compréhension en lecture. Les trois applications proposées ci-dessous visent à développer l’apprentissage du code alphabétique nécessaire pour apprendre à lire les mots. La première, de façon classique s’attache à développer les habiletés phonologiques dont l’aboutissement est la prise de conscience des phonèmes. La deuxième vise à stimuler l’apprentissage des lettres en particulier via un apprentissage multi-sensoriel par le tracé des lettres et l’écoute de leurs sons. Enfin, la troisième application teste l’hypothèse selon laquelle l’accès au code peut se réaliser, en français, en passant par le traitement conjoint de la syllabe orale et de la syllabe écrite. 3.1. Autophono : pour stimuler les habiletés phonologiques3.1.1. Arguments expérimentauxLes habiletés phonologiques constituent l’un des prédicteurs les plus puissants de l’apprentissage de la lecture. Leur développement est dépendant (Anthony et Francis, 2005) : - du type d’unité traitée : les unités larges comme les syllabes, en français, sont plus faciles à manipuler que les phonèmes, unités discrètes de la langue orale dont le degré d’abstraction est très élevé (Morais, 2003), - de la complexité de la tâche demandée (par ex. une tâche d’inversion d’unité est beaucoup plus difficile qu’une tâche d’extraction d’unité). Les diverses tâches phonologiques constituent autant d’exercices qui peuvent être proposés pour accéder à la conscience phonémique, dont on a pu relever à l’issue d’un très grand nombre de travaux le rôle causal dans le développement des processus d’identification de mots écrits (Melby-Lervåg et al., 2012). C’est dans cette perspective qu’a été développée l’application Autophono. 3.1.2. Caractéristiques d’AutophonoCette application est conçue et développée au sein de l'association Agir pour l'Ecole et est testée dans le cadre d’un contrat de thèse CIFRE (Lab EMC/Association Agir pour l’école). Elle comporte cinq « chapitres » (ensembles d’exercices) qui vont du traitement de la syllabe au traitement des phonèmes à l’oral. Le premier « Segmenter les syllabes » vise à repérer et à comptabiliser les syllabes dans les mots (Figure 1). Le deuxième, « Manipuler des syllabes », propose des exercices, notamment de localisation de syllabes dans les mots, de suppression, d’association, etc. Le troisième chapitre permet de « Discriminer les phonèmes » via des exercices de localisation, d’identification, de comptage (Figure 2), etc. Les quatrième « Ajouter des phonèmes » et cinquième chapitres « Combiner des phonèmes » visent à renforcer la prise de conscience phonémique via divers types d’opérations mentales portant sur ces unités réduites.
Figure 2 • Exemple d’écran Autophono (trouver le phonème commun et savoir le situer au début ou en fin de mot) 3.1.3. Intérêts et limitesStimuler les habiletés phonologiques précocement constitue un atout pour faciliter l’apprentissage de la lecture. Nous avons par ailleurs souligné le fait que manipuler de façon intentionnelle les unités phonologiques dans les mots constituent une activité mentale nécessitant une capacité de décentration, le langage n’étant plus un outil de communication mais un objet de réflexion (Sanchez et al., 2007). Les travaux montrent que l’accès aux unités et leur manipulation dans diverses tâches restent problématiques pour un peu plus de 10 % d’enfants de grande section de maternelle (5ans) — voir (Labat et al., 2014). Ce type d’application pourrait être efficace pour stimuler les habiletés phonologiques auprès d’enfants repérés en difficulté dès la maternelle. C’est dans ce contexte que des travaux ont été menés. Les analyses sont en cours. Toutefois, les limites apparaissent dans ce que dit la littérature en matière d’intervention précoce et d’enseignement. En effet, il est maintenant clairement défendu que l’effet d’un entraînement phonologique sur les habiletés en lecture est plus important quand il porte sur les relations entre orthographe et phonologie. La méta-analyse de Ehri et al. (Ehri et al., 2001) vise à évaluer l’effet d’un entraînement des capacités d’analyse phonémique sur l’apprentissage de la lecture dans cinquante-deux études expérimentales. Les auteurs montrent que l’effet le plus notable est obtenu quand les enfants manipulent les lettres correspondant aux phonèmes, ce qui suggère qu’une information visuo-orthographique couplée à une information phonologique facilite l’acquisition de la conscience phonémique. L’efficacité d’un entraînement phonologique semble donc accrue si celui-ci est associé à l’apprentissage des règles de correspondances grapho-phonologiques. C’est dans cette perspective qu’une nouvelle application a été développée en intégrant en plus une dimension grapho-motrice à l’apprentissage des lettres. 3.2. Du Son au Mot : une application intégrant habiletés phonologiques, connaissances des lettres et lecture3.2.1. Pour une approche multi-sensorielleLes travaux scientifiques dans le domaine apportent de solides arguments expérimentaux en faveur d’une approche multi-sensorielle. D’une part, il a été montré qu’un apprentissage haptique des lettres contribue à mieux accéder à la compréhension du principe alphabétique — voir par ex. (Bara et al., 2004). D’autres travaux ont mis en évidence l’importance de l’écriture lors de l’apprentissage de la lettre : la trace grapho-motrice semble également contribuer à un meilleur stockage de la représentation des lettres dans le système cognitif (Labat et al., 2011), (Labat et al., 2015). Enfin, les travaux actuels sur le stockage des connaissances en mémoire et sur les apprentissages apportent un éclairage théorique plus large insistant sur l’importance de l’ancrage sensoriel des expériences. Ainsi, Barsalou (Barsalou, 2008) propose une approche incarnée de la cognition et souligne que l’expérience du corps, du monde et de l’esprit implique une capture des propriétés perceptives, motrices et introspectives, via les modalités sensorielles, pour favoriser l’émergence d’une représentation multi-modale. En d’autres termes, la cognition est incarnée (embodied cognition), car il s’agit d’une intégration d’états externes (perception) et internes (proprioception, émotion), via l’action, laquelle implique la simulation des expériences passées (Kiefer et Trumpp, 2012). Dans ce cadre, l’apprentissage des lettres (forme, nom et valeur phonémique) devrait être facilité avec une approche multi-sensorielle. L’utilisation des tablettes tactiles pourrait constituer dès lors un atout supplémentaire notamment auprès d’enfants éprouvant des difficultés d’apprentissage. Des travaux expérimentaux sont en cours. 3.2.2. Caractéristiques de l’application Du Son au MotCette application, en cours de finalisation par l'association Agir pour l'Ecole, sera testée dans le cadre d’une thèse CIFRE (Lab EMC/Association Agir pour l’école). Elle est composée à nouveau de six « chapitres » comportant différents exercices. Dans le premier « Trace », chaque lettre est introduite avec un apprentissage multimodal impliquant son tracé sur la tablette réalisé au doigt par l’enfant et l’écoute du phonème correspondant pendant le tracé. Le deuxième chapitre « Trouve » propose des exercices d’identification de lettres. Le troisième chapitre « Lis », propose des mots ou pseudomots à l’oral et l’enfant doit dire si le mot ou pseudomot écrit correspond à ce qu’il entend (Figure 3). Dans le quatrième chapitre « Ecris », l’enfant doit écrire des mots ou des pseudo-mots à l’aide de cartes-lettres disponibles sur la tablette. Le cinquième chapitre est un jeu de Memory (impliquant de la lecture) où l’enfant doit retrouver et associer un mot-outil écrit (tel que « mais », « alors », « après », etc.) et sa correspondance orale. Enfin, une répétition du troisième chapitre, présentée comme un chapitre supplémentaire « Lis encore », est proposée à l’enfant.
Le chapitre 1 comporte une originalité avec la composante multi-sensorielle qui est proposée. En effet, après un exemple du tracé de la lettre qu’il observe sur l’écran (Figures 4), l’enfant place son doigt à l’endroit indiqué et il doit écrire la lettre dont il entend en même temps le nom et la valeur phonémique. En d’autres termes, la lettre est apprise avec un ancrage multi-sensoriel : grapho-moteur et auditif et visuel.
3.3. Une application basée sur le traitement syllabique : SyllaboCodCette application a pour objectif de faciliter la découverte du code alphabétique à partir des syllabes orales, pour ensuite le maîtriser et utiliser les syllabes écrites correspondantes pour identifier les mots écrits. Elle s’adresse à des enfants pré-lecteurs et apprentis lecteurs en difficulté. 3.3.1. Quels sont les arguments en sa faveur ?Trois types d’arguments scientifiques viennent soutenir le principe de cette application : - l’importance de la conscience phonémique dans l’apprentissage de la lecture et la difficulté à traiter le phonème, - la saillance de la syllabe orale en français et l’importance de la syllabe écrite comme unité fonctionnelle de reconnaissance de mots écrits, - l’hypothèse du « pont syllabique ». Nous allons reprendre ces trois points. D’origine multimodale (auditive par la perception des signaux acoustiques de parole, visuelle par la lecture labiale et motrice via les programmes nécessaires à sa prononciation), le phonème est une unité phonologique à haut degré d’abstraction (Morais, 2003). Paradoxalement, si la catégorisation phonémique est réalisée par le bébé très tôt, la prise de conscience des phonèmes s’avère plus tardive, stimulée sous l’effet de l’apprentissage du code alphabétique (Castles et Coltheart, 2004). Cette difficulté d’accès s’explique notamment par le phénomène de coarticulation, la prise de conscience des phonèmes consonantiques restant particulièrement problématique pour un certain nombre d’enfants. En effet, il est impossible d’isoler le phonème/p/dans la prononciation de/pə/ même si le/ə/ est très court. Ce projet d’application devrait permettre d’affronter directement la prise de conscience phonémique (coûteuse en temps pour y accéder chez un certain nombre d’enfants) en passant par la syllabe, unité disponible à l’oral très tôt chez l’enfant français. En français, la syllabe est une unité fonctionnelle saillante de reconnaissance de mots, de très nombreux arguments expérimentaux en attestent. L’étude princeps de Mehler, Dommergues, Frauenfelder et Segui (Mehler et al., 1981) montre que la syllabe est une unité de segmentation à l’oral. En effet des adultes français détectent plus rapidement/ba/dans BALANCE que dans BALCON et inversement,/bal/est détectée plus rapidement dans BALCON que dans BALANCE. En adaptant ce paradigme pour traiter des mots écrits, ce phénomène de congruence syllabique est retrouvé chez des adultes et chez des enfants de CP (Colé et al., 1999). Les bons lecteurs de CP détectent plus rapidement so dans SOLEIL que dans SOLDAT et plus rapidement sol dans SOLDAT que dans SOLEIL. Les enfants semblent construire progressivement un syllabaire mental qui se développe en fonction de la fréquence syllabique (Maïonchi-Pino et al., 2010). Les enfants de CP reconnaissent les mots écrits à partir des syllabes plus fréquentes et ceux de CM2 utilisent les syllabes quelle que soit leur fréquence. L’utilisation d’autres paradigmes expérimentaux, comme la détection de lettre en situation de conjonctions illusoires (Doignon et Zagar, 2006), (Maïonchi-Pino et al., 2012) ou la décision lexicale avec la syllabe colorée dans les mots (Chetail et Mathey, 2009) ont confirmé qu’en français la syllabe est une unité phonologique pré-lexicale et segmentale rapidement disponible chez les apprentis-lecteurs. Cette unité est contrainte par la fréquence syllabique et les profils de sonorité en frontière syllabique. Ces travaux vont dans le sens d’une étude exploratoire montrant que lorsque des enfants de CP lisent des pseudomots, ils cherchent à extraire des configurations orthographiques correspondant à des syllabes orales (Bastien-Toniazzo et al., 1999). Il faut rappeler ici que la syllabe orale est disponible très tôt chez l’enfant (Goslin et Flocchia, 2007), en particulier chez l’enfant français — voir l’étude inter-langues de (Duncan et al., 2006). Lorsque l’enfant développe ses habiletés phonologiques, la syllabe est une unité qui est traitée plus précocement que le phonème (Ecalle et Magnan, 2007). L’une des hypothèses avancée ici est la suivante : la prise de conscience phonémique dont on connaît la difficulté pourrait être facilitée via le traitement syllabique à l’oral avec pour appui les lettres constituant la syllabe orale. 3.3.2. De la syllabe orale à la syllabe écrite via le code alphabétiqueSelon l’hypothèse du « pont syllabique » (Doignon-Camus et Zagar, 2014), avant d’apprendre à lire, l’enfant possède un stock de représentations lexicales associées à des représentations infra-lexicales de type syllabique. Puis, sous l’effet de l’enseignement, l’apprentissage progressif des lettres (leurs formes et dénomination) se développe. Les premières connexions lettres-syllabes sont réalisées entre des groupes de lettres et des syllabes orales déjà disponibles puis ces connexions s’automatisent progressivement. La construction des correspondances lettres-sons est le produit d’une segmentation à la fois de la syllabe orale en unités réduites et des unités écrites correspondantes, les graphèmes : c’est à ce moment que se construisent les représentations phonémiques au cours de l’établissement du lien graphème-phonème. En effet, la représentation du phonème se construit via la visualisation de l’unité visuelle correspondante, le graphème. Puis, par un mécanisme de concaténation qui permet un moindre coût cognitif pour récupérer les unités lors de l’identification de mots écrits, une séquence de lettres est associée à une séquence de sons. On assiste ici à la construction progressive d’unités ortho-phonologiques de type syllabique, stockées dans un « syllabaire mental » sur lequel le lecteur et, très tôt, l’apprenti lecteur s’appuient pour identifier les mots écrits. On remarquera que l’on retrouve trace de la description de ce mécanisme de regroupement de lettres associées à des sons dans la phase alphabétique consolidée du modèle développemental de reconnaissance de mots écrits de Ehri (Ehri, 2005). Pour synthétiser, le « pont syllabique » signifie le passage d’unités syllabiques orales vers des unités syllabiques orthographiques et retour, tout en ayant permis et facilité l’accès aux représentations phonémiques et à leurs correspondants graphémiques. C’est dans ce contexte théorique que le projet de l’application SyllaboCod est proposé. 3.3.3. Caractéristiques de SyllaboCodL’application a été conçue au sein du laboratoire EMC (Lyon2). Le développement a été assuré par l’éditeur de logiciels et applications « Adeprio » (www.adeprio.com). Elle est constituée de 34 séries (2*17 consonnes), composées chacune de 20 mots sélectionnés en fonction de la fréquence des graphèmes consonantiques étudiés, des correspondances graphèmes-phonèmes (CGP), des syllabes et des mots. Par ailleurs, on a distingué, associés aux consonnes, les graphèmes vocaliques simples (par ex. a, i), soit 17 séries de 20 mots, et les graphèmes vocaliques complexes (seuls ceux composés de deux lettres ont été retenus, par ex. an, ou) composant les 17 autres séries de 20 mots. Seules les syllabes phonologiques et orthographiques les plus fréquentes CV et CVC sont proposées — voir InfoSyll de (Chetail et Mathey, 2010) et Manulex-Infra de (Peereman et al., 2007). Enfin, les mots répondant aux critères ci-dessus avec une fréquence élevée ont été sélectionnés à partir de l’indice U G1-G5 de Manulex (Lété et al., 2004). Chaque série de 20 mots est composée de 5 listes de 4 mots (par ex., pour l →/l/, la première liste est : lire, lunettes, lever, lavabo) à partir desquels l’enfant va réaliser plusieurs tâches : - segmenter des mots selon leur syllabe orale, - retrouver les lettres pour reconstruire la syllabe écrite du mot écrit (Figure 5), - reconstituer la première syllabe du mot entendu. Figure 5 • Captures d’écran : toucher les lettres pour commencer à écrire « lire» (écran de gauche) et feedback (écran de droite) À l’issue de la présentation des 5 listes de 4 mots, une 4ème tâche est proposée où il s’agit de retrouver les mots de la série. L’enfant entend un mot et il doit toucher le mot écrit correspondant parmi quatre mots tests : le mot cible, un autre mot de la série et deux autres mots d’autres séries. L’utilisation de l’application permet deux progressions possibles : soit toutes les listes des 17 consonnes avec graphème vocalique simple sont proposées à l’enfant, soit chaque consonne est traitée en deux séries, d’abord avec graphème vocalique simple suivi de la série avec le graphème vocalique complexe. Il est recommandé de proposer les listes par ordre décroissant de fréquence de la consonne. Une étude expérimentale est en cours auprès d’enfants de CP éprouvant des difficultés pour apprendre à lire. 4. ConclusionCette contribution vise à présenter des exemples d’applications sur tablettes tactiles dont l’objectif est de réduire les difficultés des jeunes enfants qui ont été détectées avant et pendant l’apprentissage de la lecture. La construction et le développement de tels outils doivent, selon nous, répondre à certains critères tant sur le plan scientifique, avec des arguments issus de la littérature que sur le plan ergonomique. Sur ce dernier point et plus précisément, la question de l’introduction des outils numériques dans les classes peut se poser à trois niveaux, leur ergonomie propre, leur utilisation réelle en classe et leur efficacité. Pour le premier niveau, la conception de l’interface utilisateurs des logiciels et des applications doit s’appuyer sur un certain nombre de critères — voir (Ros et Rouet, 2006) — pour faciliter leur utilisation par l’enfant et notamment éviter toute charge cognitive inutile liée à la manipulation de l’interface du logiciel ou de l’application et qui viendrait entraver l’objectif pédagogique visé. Par exemple, avec quelle facilité l’utilisateur va apprendre à utiliser le logiciel ? Quelles informations sont présentes sur l’écran ? Comment les erreurs sont-elles gérées par l’interface ? Quelle satisfaction en retirent les utilisateurs ? Le deuxième niveau renvoie à leur usage dans les pratiques des enseignants. Cette question a été examinée dans une étude exploratoire menée en 2010-11 en France et portant spécifiquement sur l’introduction de tablettes dans différentes classes en primaire, collège et lycée. à l’issue de l’analyse de questionnaires et d’observations de pratiques en classe, Villemonteix et Khaneboubi (Villemonteix et Khaneboubi, 2013) montrent à la fois un attrait indéniable pour ce type d’outils de la part des élèves, des enseignants et des parents, et des contraintes inhérentes à leur utilisation dans les dispositifs d’enseignement (Villemonteix et Nogry, 2016). Ce qui conduit les auteurs à relever que « faute de dispositif d’accompagnement particulier, l’expérimentation n’incite que modérément les enseignants à utiliser les tablettes » (p. 12). Il convient donc de considérer le contexte d’utilisation de tels outils numériques, en d’autres termes, la qualité et le suivi de l’équipement mis à disposition dans les classes et la mobilisation des enseignants sur l’insertion du numérique dans leurs pratiques (au-delà des contraintes ressenties). Le troisième niveau concerne la question de l’efficacité de ces outils numériques sur les performances scolaires. Quatre méta-analyses (Andrews et al., 2007), (Kulik, 2003), (Slavin et al., 2009), (Torgeson et Zhu, 2004) effectuées sans différencier les outils ICT (information communication technology) et CAI (computer-assisted instruction), révèlent des tailles de l’effet parfois non significatives, n’apportant ainsi pas de conclusion consistante. De même que, selon Cheung et Slavin (Cheung et Slavin, 2012), l’introduction de nouvelles technologies n’a pas un rôle « magique » dans les performances en lecture mais c’est leur utilisation dans un dispositif d’enseignement construit par l’enseignant qui pourrait apporter une contribution significative. La méta-analyse « tertiaire » de Archer et al. (Archer et al., 2014) renforce ce point de vue en précisant que lorsque les personnes ayant mis en place l’étude impliquant l’outil numérique en classe ont bénéficié d’une formation initiale et d’un soutien sur le dispositif utilisé, les tailles d’effet sur les performances des élèves augmentent significativement. Dans le même registre, lors d’une revue de questions portant sur les serious games utilisés dans le cadre des apprentissages, il a été relevé que leur impact sur les performances scolaires restait à ce jour relativement limité (Girard et al., 2013). Bref, l’aspect novateur, attrayant et motivant des outils numériques n’est pas suffisant pour déclarer de facto un impact sur les performances. Il reste donc à réaliser des études expérimentales dans le domaine pour déterminer dans quelles conditions leur utilisation pourrait être efficace. Pour conclure, (au moins) trois questions préalables doivent présider à l’utilisation d’un logiciel ou d’une application à des fins éducatives : Quels sont ses fondements théoriques sous-jacents ? A-t-il été validé expérimentalement ? Pour quels profils cognitifs d’enfants ou d’adolescents ? Quelles sont les qualités ergonomiques de l’interface ? On voit ainsi apparaître toute la complexité d’une telle problématique, l’utilisation des outils numériques en classe, qui vient s’insérer régulièrement depuis quelques décennies dans les pratiques pédagogiques sous l’impact de politiques éducatives portées sur les programmes innovants de type « e-éducation ».
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Référence de l´article :
Jean ECALLE, Marion NAVARRO, Hélène LABAT, Christophe GOMES, Laurent CROS, Annie MAGNAN, Concevoir des applications sur tablettes tactiles pour stimuler l’apprentissage de la lecture : avec quelles hypothèses scientifiques ?, Revue STICEF, Volume 23, numéro2, 2016, DOI:10.23709/sticef.23.2.2, ISSN : 1764-7223, mis en ligne le 10/02/2017, http://sticef.org © Revue Sciences et Technologies de l´Information et de la Communication pour l´Éducation et la Formation |